Une curieuse pâtisserie en forme de semelle / A Mongolian pastry (original) (raw)
Les données ont été récoltées, entre 1999 et 2003, dans un quartier de yourtes de la capitale de la province du Hentij (nord-est du pays) et dans la steppe, sur le territoire de la préfecture de Mörön, à trente-trois kilomètres à l’Ouest d’Öndörhaan. La République de Mongolie est majoritairement peuplée de Mongols Halh, dont l’idiome est la langue officielle. Le bouddhisme, issu du bouddhisme réformé Gelugpa auquel les Mongols ont été convertis à la fin du XVIe siècle, a été officiellement réhabilité en 1990.
Les mots mongols, exceptés les noms propres, sont translittérés de l’alphabet cyrillique selon un système semblable à celui adopté par les Études mongoles & sibériennes. Le h de halh se prononce comme le j espagnol.
- 1 Le terme sar désigne le mois et la lune. La fête du Mois blanc se déroule sur trois jours : le jou (...)
1Il est une pâtisserie, en Mongolie, qui est offerte et consommée à l’occasion de la fête du nouvel an lunaire, le Mois blanc (cagaan sar)1. Les familles célèbrent la bonne fermeture de l’ancienne année et la bonne ouverture de la nouvelle année, qu’elles appellent à être heureuse et prospère. Dans le cadre d’une anthropologie des techniques et des pratiques alimentaires, à partir de l’étude des étapes de confection, de préparation et de consommation de cette pâtisserie, nous proposons de comprendre en quoi sa forme est particulière et quel sens elle recouvre, chez un peuple qui se définit comme mangeur de viande. Car, en effet, tout repas qui nourrit comporte nécessairement de la viande, même si aujourd’hui elle est d’ordinaire présente en plus petite quantité que les pâtes alimentaires, celles-ci n’étant pas considérées comme étant de la nourriture (Ruhlmann, 2006 : 86-129). Le rôle de la viande est important dans les domaines de la cuisine et de la parenté, et c’est d’ailleurs l’étude du partage de la viande remontant au XIIIe siècle qui permet de saisir le rôle que la pâtisserie du nouvel an revêt au sein de la société mongole contemporaine.
Préparation
L’« huile » animale de cuisson
- 2 À l’occasion de l’abattage automnal d’approvisionnement en viande fraîche pour l’hiver, la graisse (...)
2Deux mois à l’avance, en prévision de la cuisson d’un très grand nombre de gâteaux, les maîtresses de maisons transforment une grande quantité de graisse dure de mouton (ööh) en graisse liquide ou « huile » (tos)2. Cette opération se fait par chauffage de la graisse préalablement hachée.
Photo 1 : Pressage de la graisse animale chauffée / Pressing of the heated animal fatPhoto 2 : Liquéfaction de la graisse purifiée / Liquefaction of the purified fat
3La marmite en fonte ôtée du feu, la graisse est malaxée des deux mains pour en extraire le sang et l’eau. Ce pressage dure en moyenne trois heures. La graisse pressée, déposée au fur et à mesure dans une autre marmite en fonte posée sur le feu, ramollit et se liquéfie. Tous les cercles concentriques de cuisson du fourneau ont été ôtés, pour bénéficier d’une chaleur très forte. La maîtresse du foyer filtre la graisse liquide pour la débarrasser des impuretés restantes (résidus, petits caillots de sang, herbe). Le filtrage se fait avec une grande cuiller dont le fond, percé de petits trous, est couvert d’un fin tissu blanc en guise de filtre. L’« huile » est recueillie dans un récipient en aluminium rangé dans l’entrepôt extérieur, où elle va geler au contact des basses températures hivernales et se conserver congelée un mois, jusqu’à la période de fabrication des gâteaux du nouvel an. Cette « huile » animale sert exclusivement à faire cuire ces gâteaux, parce qu’elle symbolise la prospérité du bétail, gras, en bonne santé.
Pétrissage, moulage et cuisson
4Si la cuisine est l’affaire des femmes, comme la préparation de la graisse pour faire cuire les gâteaux du nouvel an, la confection de ces gâteaux de fête incombe exceptionnellement aux hommes. Le moment de préparation est également inhabituel. En temps ordinaire, la préparation et la cuisson des repas se font après le lever et avant le coucher du soleil, « pour ne pas attirer l’attention des esprits néfastes et des âmes errantes de morts affamées qui rôdent la nuit autour des yourtes », dit-on. Pourtant, un mois avant la célébration du nouvel an, autant de fois dans la semaine qu’il y a de yourtes sur le campement, les hommes se lèvent au milieu de la nuit et se rassemblent sous une yourte pour confectionner les gâteaux d’un foyer domestique.
5Le maître du foyer, à défaut l’aîné du campement si celui-ci est décédé, commence la préparation de la pâte. Dans un tub en zinc, au moyen d’un rouleau à pâtisserie en bois, il mélange dix kilogrammes de farine avec de l’eau tiédie, dans laquelle du sucre en poudre a préalablement été délayé. Quatre bols de beurre rance ou « beurre jaune » (šar tos), fondu, sont ajoutés au mélange homogène. Les hommes du campement se joignent au maître du foyer et chacun pétrit un gros pâton sur une planche en bois posée sur le sol. Ce travail de la pâte se fait par pressions exercées des deux mains, poings serrés, sur l’une et l’autre moitié du pâton, jusqu’à l’obtention d’une pâte lisse et molle. La pâte doit présenter une ductilité particulière pour pouvoir être modelée et épouser la forme du moule sans se rompre. Précisément, le dosage à l’œil nu des ingrédients, la qualité et la compacité du mélange pétri doivent présumer du moulage, du démoulage et de la cuisson. Le pétrissage de la totalité de la pâte nécessaire à la confection de trois cents à cinq cents gâteaux dure deux heures. Les gros pâtons sont divisés en plus petits, de la taille de deux poings fermés. Bien pétris, ils parviennent aux aînés du bout de la chaîne de travail, sous la forme de boules. À partir d’une boule, deux boudins de même taille sont façonnés. Un aîné les roule à leur milieu et les transforme chacun en deux gouttes identiques. Les gouttes sont lissées avec les doigts pour obtenir deux boules qui, roulées en deux nouveaux boudins, plus petits, atterrissent dans les mains du dernier homme de la chaîne de confection chargé du moulage. Le boudin est posé au centre du moule ovale en bois, préalablement enduit de beurre rance. Des deux pouces, la pâte est délicatement aplatie sur toute la surface du moule pour que les motifs décoratifs taillés dans le bois – fleurs ou croisillons – s’impriment correctement sur la face interne du gâteau, sans se déchirer. Enfin, le moule étant dépourvu de rebord, le bord de la face décorée du gâteau présente un bourrelet de pâte qu’il faut lisser et entailler pour empêcher la déformation du gâteau à la cuisson. À mesure que les hommes démoulent les gâteaux, la maîtresse du foyer les pose délicatement par tas de trois, chiffre faste, sur les lits recouverts de papier journal.
Photo 3 : Formation des gouttes de pâte – Moulage des gâteaux.Shaping of the drops of dough – Molding cakes
Photo 4 : Chaîne masculine de travail / The male working chainPhoto 5 : Entaillage des gâteaux moulés / Notching moulded cakes
6Pour les opérations de pétrissage et de moulage-démoulage, les hommes s’installent au nord, à l’arrière de la yourte, un genou à terre, du plus âgé au plus jeune, les aînés au nord-est se positionnant « au-dessus » des cadets situés au nord-ouest, le nord-est étant plus valorisé que le nord-ouest. Selon la hiérarchie de l’espace domestique, la partie s’étendant du nord-est au sud-ouest constitue la partie honorifique (hojmor) de la yourte réservée aux hommes – les aînés. La partie sud ou avant, réservée aux femmes et aux enfants (les cadets) - concrètement le sud-est, est la partie la moins noble de l’habitat. Les femmes expliquent que le pétrissage de la grande quantité de pâte des gâteaux du nouvel an échoit aux hommes, parce que ce long et pénible travail nécessite d’avoir de la force et d’avoir la peau des mains durcie par les travaux masculins d’extérieur. Elles n’expliquent cependant pas pourquoi les hommes les moulent et les font cuire, certaines veuves insistant pour les faire cuire à la place du maître d’un autre foyer du campement, qui remplace de coutume leur défunt mari dans cette tâche.
7Traditionnellement, les hommes abattent et dépècent le bétail, les femmes s’occupent de la cuisson de la viande. Le seul cas où les hommes interviennent au quotidien dans la cuisson, c’est pour faire cuire une soupe composée de morceaux hiérarchiques de viande, la soupe de viande rattachée à l’os. La soupe ordinaire est, quant à elle, composée de morceaux indifférenciés de chair détachée des os. Ainsi, au quotidien, les hommes font cuire la soupe de viande distinctive, tandis que les femmes font cuire la soupe de viande égalitaire.
8Dans les deux situations, festive et quotidienne, les hommes ne se tiennent pas dans la partie féminine dévalorisée, où les femmes font la cuisine, mais dans la partie masculine honorifique, où l’on reçoit les visiteurs, comme montré dans la figure 1 ci-dessous.
Figure 1 : Hiérarchisation de l’espace domestique selon l’âge, le sexe et le statut parental.Grading of domestic space according to age, gender and parental status
9Pour la cuisson des gâteaux d’exception, incombant aux hommes, un fourneau cylindrique transportable, en fer, est installé provisoirement au sud-ouest, à côté du fourneau central fermé, rectangulaire ou carré, en fonte. Ce même fourneau cylindrique sert généralement l’été aux hommes, pour faire cuire, à l’extérieur de la yourte, les marmottes qu’ils ont chassées, m’explique-t-on. Enfin, l’ouverture du fourneau ordinaire donne en direction du sud-est, tandis que l’ouverture du fourneau de cuisson des gâteaux donne en direction du sud-ouest, où se tiennent respectivement les femmes et les hommes pour faire cuire les aliments. La cuisson et les fourneaux sont en quelque sorte sexués et fonction des aliments et des plats préparés pour un événement particulier ou dans une situation donnée (voir figure 2).
Figure 2 : Cuisson des gâteaux avec le fourneau cylindrique ajouté au sud-ouest de la yourte / Cooking cakes in the cylindrical kitchen furnace added to the south-west of the yurt.
Photo 6 : Cuisson des gâteaux par une veuve dans la partie féminine de la yourte / Cooking cakes by a widow in the female side of the yurt
10La cuisson des centaines de gâteaux du foyer domestique nécessite de maintenir le feu à une très haute température pendant deux heures. Les gâteaux sont délicatement plongés de la main droite, la main « avec de la grâce » (hišigtej), dans l’« huile » en ébullition par lots de neuf, multiple du chiffre faste trois. Ils frisent pendant quelques minutes. Ils sont retirés dorés de la marmite, à l’aide d’une palette en bois et de la pince du feu, puis ils sont mis à égoutter sur deux lattes en bois posées en parallèle sur les bords de la marmite.
Photo 7 : Cuisson des gâteaux par le maître du foyer / Cooking cakes by the home masterPhoto 8 : Egouttage des gâteaux / Draining cakes
11Sur les lits couverts de papier journal absorbant l’excédent de graisse de cuisson, les gâteaux égouttés et tiédis sont empilés cinq par cinq, les chiffres impairs étant des chiffres « bonheur », à l’inverse des chiffres pairs « malheur ». La maîtresse du foyer casse le premier gâteau cuit en morceaux dans une assiette. Elle pose l’assiette sur l’autel domestique en offrande aux âmes des défunts récents de la famille, matérialisées par des portraits photographiques, ainsi qu’aux divinités, représentées par des images ou des statuettes. Chaque membre du campement consomme sur place un gâteau et en emporte un autre, qu’il partagera sous peu dans sa yourte avec les membres de son foyer. Les centaines de gâteaux frits refroidis sont serrés dans des sacs de toile de jute et rangés dans les entrepôts extérieurs. La congélation dans le froid hivernal conservera leur fraîcheur jusqu’au nouvel an.
- 3 L’expression hevijn boov est parfois employée pour faire référence au moule (hev) à motifs.
12Les gâteaux du nouvel an n’épousent pas simplement la forme ovale particulièrement allongée de leur moule. Ce sont des pâtisseries en forme de semelle (ul) appelées « gâteaux semelle » (ulyn [ulny] boov)3. Dans la glose, les maîtresses de foyer les identifient comme des empreintes de pas, celles des visiteurs du nouvel an dans la neige. Dans leurs discours, ils relèvent de la propitiation comme de la prédiction : ce sont aussi bien les empreintes de pas des visiteurs appelés à venir nombreux, que celles des visiteurs attendus chaque année. La forme des gâteaux évoque donc la pratique de l’hospitalité.
Présentation et consommation
La pyramide des gâteaux-semelle
- 4 Pour les détails de la visite d’hospitalité, voir Ruhlmann, 2006 : 199-223.
13Au quotidien, les visites d’hospitalité relèvent d’une obligation allant de soi, intériorisée dès le plus jeune âge. Plus qu’une tradition nomade, les visites structurent la vie sociale des habitants de la steppe. Les hôtes doivent tout mettre en œuvre pour bien recevoir leurs visiteurs : les nourrir jusqu’à ce qu’ils se déclarent repus, l’offrande minimale d’hospitalité consistant en un bol de thé au lait, accompagné de la présentation de l’assiette d’hospitalité. Cette assiette est toujours prête et de nouveaux aliments sont ajoutés pour chaque nouveau visiteur. Elle est composée de produits laitiers appelés « aliments blancs » (cagaan idee), frais sur le dessus mais secs dans le fond de l’assiette, ainsi que de gâteaux, faits maison ou industriels, placés sous les laitages frais ou sur le bord de l’assiette. La pratique de l’hospitalité est sexuée et les rôles sont ainsi répartis : la maîtresse demeure au foyer, pour entretenir le feu en prévision de la venue de visiteurs ; le maître s’en va rendre des visites. L’hôtesse souhaite à l’homme sur le départ de « bien (s’en) aller » (_sajn java_-), à quoi il lui répond de « bien rester » (_sajn suu_-). Ce sont les tâches essentielles de la journée d’une femme et d’un homme. L’hospitalité se situe entre le quotidien et la fête : elle se pratique au quotidien et consiste à partager des nourritures non pas ordinaires, non pas festives, mais à caractère d’exception. Enfin, l’hospitalité se situe entre le travail, caractéristique du quotidien (économie domestique), et le plaisir, caractéristique des fêtes (temps de loisir). Les règles et les manières de bienséance, plus ou moins respectées au quotidien par les membres du foyer, sont strictement appliquées en situation d’hospitalité. Pour présenter ou offrir la nourriture, l’hôtesse doit notamment soutenir sa main droite « avec de la grâce » (hišigtej), en plaçant sa main gauche sous le coude du bras droit. Le visiteur doit recevoir la nourriture en lui rendant le même geste. Les bols de thé offerts doivent être bus entièrement. Par contre, le visiteur ne peut en aucun cas manger tout le contenu de l’assiette d’hospitalité : il se contente de prélever un ou quelques petits morceaux des laitages frais, nourritures dites « du dessus » (deež)4.
- 5 Roberte Hamayon précise que la fête du Mois blanc fut déplacée à la fin du XIIIe siècle, quand l’e (...)
14Le deež est considéré comme le meilleur, le supérieur, le premier au sens de prémices, et il est offert en marque de respect. Le terme deež comporte le caractère symbolique et originel, faste, des produits laitiers, parce que la nouvelle année était antérieurement célébrée à la jonction de l’été et de l’automne, et coïncidait avec la période de reprise de la lactation, au sens de prémices et d’abondance (Hamayon, 1978 : 219)5. À l’opposé, le doož, « du dessous », constitue le fond de l’assiette d’hospitalité, le fond d’un plat ou de la marmite, comme les restes et les morceaux dépréciés du repas quotidien, qui sont destinés aux cadets, soit les femmes et les enfants, servis en dernier – ce n’est plus systématiquement vrai pour les femmes qui, dans certains foyers, mangent avec leur époux les y invitant. Au quotidien, en recevant des visiteurs seuls ou en petits groupes, les maîtresses de foyer s’assurent d’entretenir un réseau de relations sociales créé et maintenu par les visites rendues par les hommes. Les foyers se constituent un stock de visiteurs. Cette notion traduit une conception du social et de l’hospitalité. Chaque famille possède son propre stock qui (peut) se transmet(tre) d’une génération à l’autre.
15Au quotidien, les « prémices » ou le « dessus » (deež) des nourritures préparées sont offerts aux divinités, aux âmes des morts, aux mânes des ancêtres, à l’esprit-maître du feu et aux esprits-maîtres de la nature. De la même manière, au nouvel an, les gâteaux-semelle dits « du dessus » (deež), ceux moulés et cuits parmi les premiers et rangés dans les sacs de conservation sur le dessus pour être sortis en premier, sont posés sur l’autel domestique en offrande aux divinités et aux âmes de morts récents. Devant les images de divinités et les portraits photographiques des défunts, sur une grande brique de thé dans son papier kraft d’emballage enroulée dans une feuille de papier blanc, sont empilés trois à cinq gâteaux-semelle formant trois tours accolées, décorées de bonbons déposés sur et entre les gâteaux.
Photo 9 : Les gâteaux-semelle sur l’autel domestique / The soleshoe-cakes on the domestic altar
- 6 Pâte compacte blanche obtenue par mélange, à feu moyen dans la marmite, de farine grillée et de la (...)
16Les gâteaux-semelle du haut sont surmontés d’une série d’« aliments blancs » (cagaan idee). Une motte de « beurre blanc » (cagaan tos)6 est ajoutée au sommet de cette structure pyramidale. Parce qu’il est cuisiné à base de différents laitages, ce « beurre » constitue le « dessus » ou « meilleur » (deež) de l’offrande aux divinités. Enfin, trois grands bonbons sont posés sur le « beurre blanc », mais des familles préfèrent parfois y planter une sucette, représentant un pic d’élévation vers le ciel, telle une montagne, qui permet de communiquer avec les ancêtres ou les divinités.
17Les gâteaux-semelle destinés à être consommés par les visiteurs sont, quant à eux, disposés en une pyramide de trois ou cinq étages dits « bonheur » présentée dans un plat rond, sur la table basse réservée aux « aliments blancs » [2]. Cette table se situe devant la table basse du plat festif de viande [1] placée devant le meuble de l’autel domestique [3].
Figure 3 : Positionnement des tables des plats de viande et de laitages / Positioning of tables for meat and dairy products dishes
Photo 10 : La pyramide de gâteaux-semelle sur la table basse / The soleshoe-cakes’ pyramid on the coffee table
18Selon l’âge du maître du foyer ou, à défaut, de la maîtresse veuve, et selon son statut au sein du campement et au sein de la famille étendue, les pyramides comptent trois, cinq ou sept étages de gâteaux. Les gâteaux du bas sont disposés dans leur longueur sur le tour du plat. Pour chaque étage supérieur, ils sont disposés sur les extrémités jointes de deux gâteaux de l’étage inférieur. La pyramide est indifféremment désignée par les expressions « gâteaux semelle » et « assiette de gâteaux semelle ». Le terme descriptif de pyramide que nous employons exprime l’idée selon laquelle le plat se compose d’étages de gâteaux, avec un sommet honorifique. Dans sa structure et dans son principe, l’assiette pyramidale s’apparente à l’assiette d’hospitalité : il ne faut que goûter, prélever des petits morceaux du « meilleur » – laitages frais et gras – posé sur le dessus du plat, qui renferme la notion de prémices, d’abondance et de prospérité. L’assiette pyramidale et celle d’hospitalité doivent toujours être pleines et du « meilleur » doit être rajouté sur le dessus pour que chaque visiteur ne consomme que du « dessus ».
Les morceaux prélevés – La part rapportée
19Deux modalités d’usage des gâteaux-semelle, consommation et offrande, se distinguent, chacune correspondant à un mode spécifique de partage des nourritures : ce qui est prélevé et ce qui est rapporté. De la main droite toujours, chaque visiteur prélève quelques morceaux d’un gâteau du plat collectif de gâteaux-semelle, qu’il consomme immédiatement chez son hôte. Ces morceaux prélevés, consommés sur place, correspondent en quelque sorte à un partage collectif de morceaux indifférenciés et égalitaires. La part rapportée est le gâteau-semelle solennellement offert au visiteur au moment même où il quitte la yourte. Rempli de bonbons et enveloppé dans une feuille de papier journal, le gâteau est offert et réceptionné des deux mains portées au front, en marque de respect. Chaque visiteur reçoit la même part, un même gâteau, qu’il rapporte chez lui. La part sera consommée ultérieurement, partagée entre les membres du foyer : la maîtresse cassera le gâteau en plusieurs morceaux, le présentera sur la table basse pour que chacun se serve à tout instant de la journée. Sa provenance est clairement identifiée : on sait quel foyer a offert quel gâteau. Ainsi, le gâteau rapporté constitue la part de l’unité que représente le foyer domestique. Les morceaux prélevés proviennent de la pyramide de gâteaux-semelle présentée devant l’autel domestique, tandis que la part rapportée est un gâteau entier extrait de la réserve de gâteaux-semelle, les gâteaux étant sortis par multiples de trois au fur et à mesure des visites.
Semelles et empreintes
Les repas funéraires et la tombe
- 7 Entre ces repas, deux repas funéraires de commémoration interviennent à intervalles de sept jours (...)
- 8 L’expression désigne les hommes choisis par les lamas, selon leur bon signe astrologique, pour met (...)
- 9 Pour la composition détaillée et l’analyse du repas et de la soupe des funérailles, voir Ruhlmann, (...)
20Si les gâteaux-semelle sont les gâteaux spécifiques du nouvel an, ils figurent également au menu du repas des funérailles, ouvrant le deuil, et au menu du repas de consolation, clôturant les quarante-neuf jours de deuil7. Les premières personnes à consommer le repas des funérailles sont les « porteurs d’os » (jas barih hümüüs)8 et les parents proches et éloignés du mort. Par vagues successives, trois à cinq cents visiteurs sont ensuite reçus et nourris. Le repas se clôt avec des jeunes enfants venus de tout le voisinage, informés par le bouche-à-oreille. Tous les plats des repas funéraires sont appelés « mérites » (bujan), terme d’origine tibétaine, qu’il s’agisse de la soupe de viande9, des plats de laitages ou de crudités, ou des pyramides à cinq étages de gâteaux-semelle. C’est moins le volume de nourriture qui importe que la multitude des « aliments blancs » et la grande variété ou la présence en grand nombre (découpage menu) d’autres aliments associés au caractère faste d’abondance des « aliments blancs ». Si au retour de l’enterrement la famille nourrit un nombre très important de vivants, elle a auparavant nourri, sur la tombe, l’âme du défunt enterré.
21Dans l’au-delà, le défunt conserve son mode de vie et les rapports sociaux connus de son vivant. Il est donc doté sur sa tombe, depuis le XIIIe siècle au moins, de biens matériels culturels humains, pour les posséder dans l’autre monde (Plan Carpin, 1965 : 40). Devant la stèle funéraire, installée au niveau de la tête du défunt enterré, des familles déposent une yourte miniature en fer blanc pour pourvoir l’âme du défunt d’une maison, où elle est censée loger pendant le deuil. Cet objet évoque l’ancienne pratique chamanique du nourrissement de l’âme du défunt sur la tombe (Ruhlmann, 2006 : 452-468). Au niveau de son seuil, dans la dalle en ciment où elle est scellée, les « porteurs d’os » font des empreintes au moyen d’un objet rituel rond. Ces supposées traces de pas de visiteurs matérialiseraient la venue et la réception de visiteurs dans l’au-delà. C’est dans le dépôt de cette yourte que se retrouvent les pratiques de l’hospitalité et du partage des nourritures, soit le lien des empreintes de pas avec les gâteaux-semelle. Cette âme de mort récent nourrie est en proie aux âmes de morts errantes qui n’ont jamais rejoint l’au-delà et qui, de fait, jamais nourries par les vivants de nourritures humaines, sont affamées. Les visiteurs, qui sortent de leur maison pour visiter le veuf et sa famille, sont également au contact des dangers de la nature sauvage habitée par ces mauvaises âmes et ils font dès lors peser sur eux un soupçon. En préparant des gâteaux-semelle en nombre, les hôtes assurent la venue de nombreux visiteurs. En les nourrissant de ces gâteaux, ils s’assurent de leur identité d’humains vivants grâce à leurs empreintes de chaussures – les âmes errantes ont besoin d’un support pour se déplacer, le corps des animaux sauvages, et leurs empreintes laissées sont identifiables comme celles de pattes d’animaux. Les hôtes s’assurent aussi du départ des visiteurs – les âmes errantes, affamées, ne repartiraient pas – et de leur retour dans leur foyer domestique.
22Un terrain de Claudine Vassas, anthropologue spécialiste de l’alimentation, nous ouvre les yeux sur l’importance de la question de l’identification des visiteurs nourris à l’occasion des funérailles. En Roumanie, le repas funéraire réunit le plus grand nombre de visiteurs connus ou de passage, parce qu’en chacun d’eux les Roumains voient une âme défunte (Vassas, 2001). En Mongolie, comme en Roumanie, les frontières floues entre vivants et morts sont clarifiées à tout instant du rituel funéraire, pour rassurer les vivants qui entretiennent la mémoire du mort tout en s’évertuant à l’oublier, et pour attribuer une place à l’âme à chacun des stades de son parcours pour rejoindre l’au-delà. Les âmes errantes ne sont pas nourries de nourritures humaines cuites, tels les gâteaux-semelle, parce qu’elles n’ont plus de vie sociale comme les humains sur terre et comme les âmes de morts récents ou les âmes d’ancêtres dans l’au-delà. Par contre, nourrie de gâteaux-semelle sur l’autel funéraire, l’âme du défunt est traitée de manière propitiatoire comme une âme d’ancêtre en devenir, ce que les empreintes de pas sur la tombe signifient en montrant qu’elle recevra des visites. Ces empreintes faites « pour la mémoire du mort », dit-on, distinguent l’âme du défunt des mauvaises âmes et l’identifient comme une bonne âme, une âme à renaître.
Les gâteaux-semelle, les enfants et la bonne renaissance des âmes des morts
- 10 La yourte du défunt sert d’abord de yourte mortuaire, dans laquelle le cadavre est isolé jusqu’à l (...)
23Pour les funérailles comme pour le nouvel an, les gâteaux-semelle sont offerts en grand nombre. Les gâteaux du repas des funérailles présentent cependant une particularité : ils ne sont pas de confection maison, mais achetés dans une des boutiques d’objets rituels du temple, parce qu’ils sont consacrés. Après l’enterrement, sous la yourte funéraire où est partagé le repas des funérailles10,une pyramide de trois étages de gâteaux-semelleest présentée en offrande aux divinités bouddhiques et à l’âme du défunt. Elle est posée sur l’autel domestique momentanément aménagé en autel funéraire. Ces nourritures offertes rendent enviable à l’âme du défunt son départ pour un séjour dans l’au-delà. Nourrir l’âme du défunt pendant le deuil ne doit pas l’associer aux vivants, mais l’agréger à l’au-delà. Son âme est donc nourrie à la même table que les divinités et non à la table des vivants. Comme pour le nouvel an encore, tous les visiteurs, attablés, prélèvent des petits morceaux de gâteaux-semelle des pyramides disposées sur les tables, dressées pour le repas des funérailles, et rapportent à la maison un gâteau-semelle. De même, à l’occasion du repas de clôture du deuil, des morceaux de gâteau-semelle consommés sur place sont prélevés d’une pyramide et un gâteau-semelle est rapporté à la maison par tous les enfants de la famille et des voisins. Le repas est dit être consacré aux enfants et aux chiens. S’il apparaît comme une survivance de la conception chamanique du nécessaire nourrissement de l’âme du défunt (Even, 1999 : 190), ce repas offert est aujourd’hui présenté comme une action méritante au bénéfice de l’âme du défunt. Les chiens, ordinairement mal traités et affamés pour assurer la garde du campement, sont bien traités et bien nourris pendant le deuil, particulièrement le dernier jour, afin d’éviter la renaissance de l’âme du défunt dans un chien. Cette renaissance est considérée mauvaise par les Mongols, parce qu’elle représente la perte d’une âme (ou unité de vie) pour les humains, selon d’anciennes croyances chamaniques prébouddhiques subsistant dans les esprits. Par contre, l’offrande aux enfants de gâteaux-semelle, consommés sur place par petits morceaux prélevés, favorise la renaissance de l’âme du défunt dans le corps d’un futur nouveau-né, perpétuant la lignée. Les corps des enfants sont, par analogie, les corps des nouveaux-nés qui sont des supports pour les âmes à renaître.
- 11 Pour les croyants bouddhistes les plus fervents, l’âme sort du cycle des renaissances et va au par (...)
24La notion mongole traditionnelle de l’âme (süns) est aujourd’hui floue, parce qu’elle est entremêlée d’éléments de pensée populaire tibétaine et d’éléments doctrinaux parfois contradictoires véhiculés par le clergé bouddhique (Even, 1990 : 177-178). Les Mongols disent distinguer trois âmes ou entités après la mort, qui se succèdent sur un axe temporel cyclique selon des représentations chamaniques prébouddhiques. Une âme reste près de la tombe, une âme rôde autour de la maison pendant la durée bouddhique de deuil de quarante-neuf jours, soit jusqu’à son jugement, et une âme renaît. Selon des conceptions chamaniques, pendant le processus de désintégration de la chair et des os, cette dernière entité peut être nuisible pendant trois ans, à l’issue desquels elle rejoint l’au-delà, sorte de pays des âmes que les familles ne savent pas localiser. L’âme du mort est traitée comme une âme de mort récent jusqu’au jour où elle est traitée comme une âme d’ancêtre. Elle peut alors renaître11. Le clergé bouddhique, qui ne pouvait asseoir son pouvoir qu’en anéantissant l’organisation sociale clanique des Khan Mongols, a imposé une morale selon laquelle la bonne renaissance – sous-entendu, pour les Mongols, dans un humain – se mérite. Le jour de fermeture du deuil, Erlig, souverain des Enfers bouddhiques, juge les actions du défunt de son vivant et décide du sort de son âme (Even, 1990 : 181). En offrant une multitude de nourritures fastes, la famille accomplit des « mérites » qui infléchissent favorablement le sort de l’âme à la mort. Du bon jugement de l’âme du défunt dépend aussi la tranquillité des vivants. Écartée de la société pendant le deuil, la famille du défunt agit pour sa réintégration dans la société, correspondant concrètement à la reprise du travail, au retour à la vie sociale avec la reprise des visites quotidiennes et des salutations, et la participation aux célébrations de fêtes.
25L’article de Claudine Vassas (2001), consacré aux offrandes pâtissières funéraires en Roumanie, apporte un éclairage comparatiste intéressant sur le rôle rituel dévolu aux enfants qui, à la fin du cycle funéraire, se partagent un gâteau en forme d’oiseau appelé « l’oublié », confectionné pour le mort qualifié de « blanc voyageur », mis sur la « table du mort » rassemblant toutes les nourritures qui lui sont offertes. Si en Roumanie, « les enfants à naître viennent de “l’autre monde“ », en Mongolie, le partage des pâtisseries avec les enfants symbolise et promeut la bonne renaissance de l’âme du défunt. C’est l’accent définitivement mis sur le partage des nourritures avec les vivants, qui emporte la conviction des familles. Les gâteaux-semelle, qui matérialisent et fixent la relation avec les foyers des visiteurs reçus, jouent un rôle dans l’agrégation de l’âme à l’au-delà et la resocialisation de la famille du mort ici-bas.
Les parts du bonheur
Les supports de bonheur : la viande et les farineux
26Pour le nouvel an et les funérailles, les gâteaux sont aujourd’hui l’aliment clé au détriment du plat festif de viande sur l’os. Mais c’est pourtant dans la terminologie du partage traditionnel de la viande sacrificielle et dans sa consommation que se trouvent, en vérité, les éléments de compréhension du partage, de la consommation et de la considération des pâtisseries en forme de semelle.
- 12 « Sous prétexte que Neuvain-le-Preux [Yesügei] est mort, et parce que mes fils ne sont pas des gra (...)
- 13 Selon Antoine Mostaert (1968 [1941]), les parts huv’ et hešig sont indiscutablement liées puisqu’e (...)
- 14 Dans les sociétés mongoles d’éleveurs nomades bouddhisés, la notion de bonheur ou de grâce portée (...)
27Les termes heseg « morceau » et hešig « part » renvoient à une pratique du partage de la viande sacrificielle mentionnée dans un passage de l’Histoire secrète, se situant au XIIIe siècle. C’est précisément la réplique de la veuve Hö’elün (mère de Temüjin, futur Gengis Khan) qui, peu après la mort de Yesügei (lignée aînée, héritière du trône royal), protesta contre les veuves d’Ambaqai (lignée cadette) voulant les exclure du clan, elle et sa descendance, en ne les conviant pas à une cérémonie de sacrifice, offert au printemps aux ancêtres claniques12. L’offrande aux mânes des ancêtres était littéralement désignée par l’expression « part des aînés » (ih hešig [ik kesig dans le texte] )13. Une partie de cette part était brûlée au feu, tandis que l’excédent, composé de viande sacrificielle et de boisson alcoolique, était distribué aux participants à la cérémonie (Ligeti, 1973 : 145-161). Les ancêtres étant les garants du bonheur et de la prospérité de leurs descendants, cette « part [individuelle] » (_huv_’), devenue par le rituel porteuse de la « grâce » (hišig) ancestrale, réaffirmait l’appartenance au clan et permettait de tirer bénéfice des solidarités inhérentes au clan14.
- 15 L’interdit bouddhique de sacrifice porte sur l’abattage et la consommation de viande en associatio (...)
- 16 Sur le clan, l’évolution de l’organisation de la société mongole, la perte de la fonction d’identi (...)
- 17 Even et Pop, 1994 : 263 note 2 et Hamayon, 1990 : 629, 627-643.
- 18 Nous nous intéresserons à la terminologie du partage de la viande chez les Mongols halh, avec pour (...)
28Interdits dès la fin du XVIe siècle par les lois anti-chamaniques du clergé bouddhique (Riazanovski, 1965 : 83, 190), les sacrifices claniques n’existent plus15. Dans le domaine de la parenté, la référence n’est plus le clan agnatique, mais les parents proches, en lignée paternelle et/ou maternelle selon les situations et les exigences rituelles – depuis la moitié du XXe siècle, les Mongols ne connaissent plus, ni leur clan d’origine, ni leurs ancêtres proches, qu’ils connaissaient auparavant sur au moins quatre générations16. Quant aux offrandes rituelles, il se dégage des discours qu’elles sont aujourd’hui offertes à une masse d’ancêtres où sont confondus ancêtres mythiques, gengiskhanides et familiaux. Enfin, dans le domaine des représentations, l’au-delà n’est plus un pays des âmes d’ancêtres claniques clairement identifiés. Le système clanique et la société mongole étant bouleversés, la sémantique du morceau et de la part s’est transformée. Elle s’est spécialisée pour ne plus référer au partage fermé du sacrifice clanique, mais au partage alimentaire entre membres du foyer domestique, entre membres de la parenté élargie, entre plusieurs foyers apparentés par le sang, l’alliance et l’élection en fonction de critères objectifs (travail, entraide, voisinage). Concrètement, le terme heseg, « morceau », venant d’une vieille racine turco-mongole _hese_- signifiant couper, a donné le mot hešig, « part », et le mot hešig a développé parallèlement le sens de « [part de] prospérité, grâce » (hišig)17, rejoignant le sens de hešig originellement propre à qualifier la part [individuelle] (_huv_’) de viande de sacrifice. Le terme hešig cumule donc aujourd’hui les notions de part et de grâce contenues dans le mot huv’, tandis que la chose signifiée a changé. Il nous fallait remonter au XIIIe siècle pour le comprendre sans confondre les signifiants et les signifiés pour chacune des époques, médiévale et contemporaine18.
29En mongol contemporain, au sens profane du terme, heseg est plutôt un morceau de nourriture, viande ou autre, généralement de petite taille, tels les morceaux de viande détachée des os découpés pour la soupe ordinaire et les morceaux de viande lancés dans le feu en offrande à l’esprit-maître du feu. Dans le langage courant, le terme hešig s’emploie pour désigner une part de nourriture. Et, aujourd’hui, le terme _huv_’ renvoie couramment à la notion de part au sens de lot individuel de nourriture, attribué selon l’âge, le sexe et le degré de parenté. Ces parts individuelles sont des parts sociales distinctives, hiérarchiques, dites « revenues » (nogdson huv’), parmi lesquelles figurent les « parts de la maison » (ger huv’), réservées aux membres du foyer domestique, et celles revenant à un parent spécifique, comme l’omoplate, attribuée préférentiellement à l’oncle maternel.
- 19 Si les sources écrites renseignent peu ou pas sur l’organisation de la société mongole médiévale, (...)
30Dans le domaine de la cuisine, c’est encore aujourd’hui l’os qui est au centre du marquage social définissant le mode de distribution de la viande : suivant l’usage mongol, il donne son nom à la part de viande consommée sur l’os ou non, il confère un caractère distinctif au plat et il appuie le statut distinctif du convive. Mais dans le domaine de la parenté, l’os représente aujourd’hui le père, la filiation patrilinéaire, tandis qu’il représentait au XIIIe siècle l’ensemble des descendants en ligne paternelle d’un ancêtre commun, soit le clan agnatique19. Malgré l’importance sociale de l’os et de la viande subsistant aujourd’hui, en contexte pastoral bouddhisé contemporain, la viande (sur l’os ou non) n’est plus l’unique aliment qui permet de se lier à autrui et de (se) garantir le (du) bonheur. Elle est assortie d’un nouveau support de bonheur, une pâtisserie appropriée de forme significative. Fait pour le moins déconcertant puisque les familles dévalorisent la catégorie des farineux, d’un usage plus récent, auxquels on attribue non pas la fonction de nourrir, mais de donner une consistance au repas – les farineux ne peuvent pas constituer à eux seuls un repas, à l’inverse de la viande. Dans le cas des gâteaux-semelle, l’accent est mis sur le caractère faste de l’élément de cuisson et le caractère exceptionnel de préparation par les hommes, signifiant la visite et les visiteurs appelés à venir. L’accent est également mis sur les morceaux (heseg) et la part (hešig) dispensateurs et garants de bonheur (hišig). Dans les discours, si la viande rattachée à l’os constitue toujours le support de bonheur de référence, les gâteaux-semelle sont eux aussi des garants du bonheur : les morceaux de gâteaux prélevés et le gâteau rapporté sont, dit-on, « hišigtej », littéralement « avec de la grâce ». Enfin, ils font l’objet d’un partage, qualifié de « hišig », parce que le bonheur est un bien collectif à partager.
31Depuis toujours, quand les hommes font cuire des nourritures, ce sont des nourritures supports de bonheur, dans le langage courant des « mérites avec grâce » (bujan hišig), que sont la viande sur l’os et les gâteaux-semelle, mais ces derniers occupent aujourd’hui une position privilégiée. Les gâteaux-semelle sont très clairement la matérialisation d’une relation entre foyers, ainsi qu’une garantie de bonheur pour chaque foyer qui les offre en multitude et qui en reçoit un de chaque foyer visité. Ils sont aujourd’hui la seule part rapportée en gage d’hospitalité et de bonheur, ceci témoignant d’une bouddhisation des supports de bonheur.
Le bonheur des hommes
32Le bonheur est régulièrement avancé comme l’objectif et le bénéfice du partage des nourritures, des gâteaux-semelle en particulier. Les enjeux sont majeurs : appeler le bonheur à son foyer, pour que la nouvelle année se déroule bénéfiquement, ou pour rétablir l’ordre social perturbé par la mort d’un parent en rappelant le bonheur. Dans les deux cas, le bonheur s’obtient par le biais de nourritures « mérites » (bujan) offertes en parts coupées en morceaux (diviser) et en parts préparées en grand nombre (multiplier). Collectés, multipliés et répandus par le partage avec des petits groupes de visiteurs au quotidien, avec un très grand nombre de visiteurs au repas du nouvel an, avec le plus grand nombre de visiteurs aux repas funéraires, ces « mérites » sont perçus comme une sorte de bien collectif. Plus l’événement représente un danger pour les hommes et la société, plus le nombre de visiteurs requis est important. Chaque foyer, simultanément offrant et visitant, acquiert et répand du bonheur . « Faire des mérites » (bujan hij-) réaffirme l’appartenance du foyer et de ses membres à un réseau de relations et, par extension, à la société. Les hommes en retirent tous les bénéfices: la société et son ordre sont préservés quotidiennement, entretenus périodiquement (fêtes cycliques), reconquis exceptionnellement (événement du temps linéaire de la vie d’un individu, ici la mort). Plus que l’organisation de la société contemporaine capitaliste et le bonheur des hommes, les « mérites » assurent aujourd’hui la sauvegarde du peuple mongol, puisque l’essentiel du principe de la vie est préservé : la renaissance des âmes (unités de vie) dans un humain.
33L’étude des gâteaux-semelle manifeste les changements intervenus dans le mode d’organisation sociale et économique de la société mongole aristocratique, à l’origine basé sur le clan et l’élevage nomade extensif sur son territoire, dont le clergé bouddhique puis l’administration mandchoue, dès la fin des XVIe et XVIIe siècles, et le socialisme de type soviétique, au XXe siècle, ont tour à tour eu raison à leur profit. Bien que la viande reste l’aliment socialement valorisé, l’analyse des gâteaux en forme de semelle a ouvert une double réflexion, mettant en lumière des changements profonds d’ordre structurels de la culture mongole : au-delà d’une modification du système de classification des aliments par catégories signifiantes, les gâteaux-semelle sont investis d’un rôle social bouleversant le mode traditionnel de représentation de soi aux autres et au monde. L’existence des gâteaux est liée à la nouvelle organisation de la société avec, comme unité économique, sociale et parentale, le foyer domestique en remplacement du clan et avec, comme entité supérieure, les divinités bouddhiques, et une masse d’ancêtres, en substitution aux ancêtres claniques.