Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes : sens et échec du décisionnisme politique (original) (raw)
Résumé
Présenté en 1938, le Der Leviathan de Carl Schmitt clos un ensemble de réflexions que le juriste et politologue allemand a consacré au décisionnisme politique. Au long de son commentaire sur Hobbes, Schmitt aboutit toutefois à un résultat inattendu. Naguère loué comme « le cas classique de la pensée décisionniste », Hobbes s’est métamorphosé à son insu en « ancêtre spirituel » de l’État législateur et libéral-constitutionnel. Schmitt a trouvé chez son allié le plus précieux les germes d’une pensée qu’il n’a cessé d’éreinter sous toutes ses formes, qu’on la décline dans sa version techniciste, positiviste, constitutionnaliste bourgeoise et libérale, individualiste ou pluraliste. C’est en ce sens que le Der Leviathan résume à bien des égards le sens et l’échec du décisionnisme politique.
Entrées d’index
Texte intégral
1Carl Schmitt (1888-1985) publie Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes1 en 1938, l’année de ses cinquante ans, à la veille de la Seconde Guerre mondiale et au lendemain d’une tentative malheureuse d’engagement politique aux côtés du parti national-socialiste (1933-1938). La carrière du « juriste engagé »2 est sur le point de s’interrompre ; celle du politiste est en revanche à son apogée, et l’on est tenté de penser sur ce point que le commentaire du Léviathan représente à certains égards un de ces textes où se ramasse, dans le temps long de l’aventure intellectuelle, un ensemble de pensées, d’observations, de conclusions, débarrassées des scories des circonstances et réduites à une épure – parfois obtient-on même, lorsque la décantation a bénéficié d’une atmosphère favorable, une telle impression d’ordre et de cohérence que l’on incline à parler de doctrine ou de système de pensée. Der Leviathan suggère à cet égard deux appréciations divergentes.
2L’essai constitue indéniablement l’aboutissement d’un cheminement intellectuel inauguré au début des années 1920, par deux œuvres inaugurales de la pensée schmittienne : la Dictature (1920), d’une part, où Schmitt s’essaye pour la première fois à l’exercice périlleux de l’archéologie d’une notion politique ; suivie de peu par Théologie politique (1922), qui offre la première et la plus claire formulation du paradigme décisionniste (« est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »). Les œuvres successives exploiteront pleinement les ressources conceptuelles fournies par ces deux textes programmatiques. Ainsi, nul doute que la notion de « pouvoir constituant » exploitée dans la Théorie de la Constitution (1933) ne soit une amplification et, si l’on peut dire, une « juridicisation » de la notion de « dictature souveraine » développée dans la Dictature ; de même, on ne peut que souligner les convergences d’appréciation entre la doctrine de la souveraineté, exposée en 1922, et la reformulation de la théorie décisionniste qui s’opère en 1927 et 1932 dans les deux premières éditions de la Notion de politique3. Dans ce continuum théorique, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes vient en quelque sorte opérer la synthèse d’une méthode et d’une ambition.
3S’agissant de la méthode, il est clair que Schmitt prolonge ici un travail amorcé en 1921 par son étude sur la dictature, qui consiste à dégager des catégories ou des invariants conceptuels de la pensée politique qui puissent servir de points d’articulation à une véritable « philosophie de l’histoire » à laquelle solidariser un présent problématique : le destin des démocraties libérales occidentales, l’occultation de la souveraineté au fondement de l’État, la gestion des situations de crise ou de guerre, le déclin de l’ancien Jus publicum europeum, etc. La dictature, l’exception, le décisionnisme, constituent autant de catégories en mesure d’éclairer le présent dans un mouvement introspectif, par lequel le penseur politique cherche les soubassements de l’armature conceptuelle qui structure l’État moderne et justifie l’exercice du pouvoir politique4. Dans cette remontée ad fontes, le passage par Hobbes est pour ainsi dire un passage obligé, et la référence au Léviathan doit s’entendre relativement à ce projet théorique : il est une pierre de touche centrale dans l’histoire des concepts de la théorie générale de l’État, et ne peut se comprendre qu’à l’aune de l’évolution générale de ces concepts – entendons-la à travers le prisme du « théorème de la sécularisation » (Blumenberg) énoncé par Schmitt dans les pages célèbres de Théologie politique : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. »5 Dans la filiation des « grands exégètes de l’humanité », Vico, Condorcet, Comte, qu’il cite volontiers, Schmitt reprend donc à son compte cette vieille idée selon laquelle il convient de faire de la philosophie de l’histoire pour penser philosophiquement le politique. Dans la réalisation de cette tâche, la référence à Hobbes se présente comme un incontournable, presque un exercice de style.6 Mais elle est loin de n’être que cela du point de vue de Schmitt.
4Ce qui est plus profondément en jeu à travers la figure de Hobbes, c’est l’ambition à peine voilée de Schmitt d’y mettre à l’épreuve sa propre pensée, dans l’assomption et la reformulation qu’elle propose de ces catégories intangibles de la théorie politique. La notion de décisionnisme est ici concernée au premier chef : Schmitt nous dit en effet qu’elle est un « type éternel »7 de la pensée politique – dans la mesure certainement où elle se rattache à la tradition d’une formulation théologico-politique des doctrines de la souveraineté – et qu’elle trouve de surcroît sa formulation la plus emblématique dans le système de Hobbes. Ainsi, dès 1922, dans la première version de Théologie politique, l’auteur du Léviathan est présenté comme « le représentant classique de la théorie décisionniste » ; en 1934 encore, dans l’opuscule sur Les trois types de pensée juridique, Schmitt réaffirmera sans ambiguïté cette parenté thématique entre sa doctrine et celle de Hobbes8. Situées dans son contexte, les denses réflexions du Léviathan dans la théorie de l’État de Thomas Hobbes s’attacheront à préciser cette filiation, manifestant en cela deux objectifs implicites : afficher son ambition d’être le continuateur et peut-être le dernier promoteur de la longue tradition juridico-politique occidentale9, dont il soupçonne l’épuisement dans le cours du siècle dernier, à la faveur de la domination d’une idéologie parlementaire-libérale que Schmitt juge être « impolitique » ; préciser d’autre part dans quelle mesure Hobbes est le type idéal du penseur décisionniste et, partant, en quoi une théorie de la décision est prégnante dans l’évolution de la théorie générale de l’État. Sur ces deux points, nous verrons que Der Leviathan met d’avantage en lumière les difficultés et les contradictions de la théorie schmittienne du politique qu’elle ne vient lui fournir un brevet de légitimité, en dépit des multiples contorsions que Schmitt fait subir à la théorie hobbesienne pour la faire entrer dans son propre système
5Habermas estimait que Der Leviathan est l’« œuvre fondamentale » de Schmitt10. Est-ce en raison de la nouveauté ou de l’originalité des thèses énoncées sur Hobbes ? Ou faut-il considérer cette affirmation du point de vue de l’évolution intellectuelle personnelle de son auteur ? Qu’il y ait un tournant dans la pensée schmittienne à partir de 1938, cela est incontestable. Qu’il s’agisse en revanche d’un texte majeur du fait de son achèvement, de son systématisme ou de sa rigueur intellectuelle, le lecteur aura plus d’une raison d’en douter. D’abord, mais est-il encore besoin de le rappeler, parce que Schmitt y sacrifie encore à plusieurs reprises à la phraséologie nauséabonde du national-socialisme, jetant du même coup une lumière très crue sur l’ensemble de ses analyses11. Ensuite, c’est un trait que les commentateurs ont souvent souligné, l’essai se présente sous un aspect quelque peu baroque, souvent confus et parfois contradictoire, qui contraste avec l’enchaînement très rigoureux qui s’y opère entre des thèmes que Schmitt avait développés de façon plus éparse dans les décennies précédentes : le décisionnisme, l’ami et l’ennemi, la technicisation du politique, etc. Il semble que Schmitt procède encore par tâtonnements ou hésitations. Ces flottements paraissent imputables à la réelle difficulté qu’il a à se situer par rapport à Hobbes et réciproquement à opérer la jonction des thèses hobbesiennes à ses propres thèses juridico-politiques. Nous soulèverons ici celles qui nous paraissent les plus importantes : la question du prétendu décisionnisme de Hobbes et celle de l’articulation, dans la théorie hobbesienne de l’État, entre le motif décisionniste et celui de la technicisation de l’État.
6Qu’en est-il, en premier lieu, du décisionnisme de Hobbes ? Si l’on se réfère aux premiers développements que Schmitt lui consacre dans Théologie politique, il apparaît que deux éléments lient Hobbes à la problématique décisionniste : premièrement une conception de la souveraineté qui opère la jonction entre ses deux composantes traditionnellement distinctes : la summa potestas et la summa auctoritas, la première n’étant qu’un pouvoir formel et abstrait si elle n’est pas remplie par l’autorité du souverain qui lui confère la plénitude de sa puissance. Nul besoin, donc, de quelque contenu axiologique tiré d’une connaissance rationnelle ou révélée de quelque vérité morale ou tirée d’un droit naturel supposé pour justifier la souveraineté du Léviathan. Schmitt reprend ici la formule hobbesienne « auctoritas, non veritas, facit legem »12, dont la reprise incantatoire tout au long de son œuvre en fera l’axiome de principe du décisionnisme. Cette indifférence de la décision souveraine à l’égard de son contenu, de sa valeur rationnelle ou morale, s’exprime en second lieu dans une « conception personnaliste du pouvoir souverain » : la force et la légitimité de la décision souveraine trouvent dans le sujet déterminé qui l’édicte sa raison d’être et son effectivité. Autrement dit, c’est parce que la souveraineté hobbesienne est personnelle qu’elle se dispense de toute justification rationnelle ou morale. Elle est « dictatoriale » au sens où l’entendait Schmitt dans son texte de 1921. Cela signifie, pour résumer l’intuition décisionniste de Hobbes, que « le sujet dispense du contenu » : la question n’est pas de savoir quelle valeur fonde le pouvoir souverain (au titre du jusnaturalisme classique par exemple, qui revient in fine à affirmer que « celui qui dispose du pouvoir doit être soumis à celui qui possède l’autre pouvoir »), pas plus que de déterminer les matières sur lesquelles statue la souveraineté en vertu d’une compétence exclusive (conception matérielle de la souveraineté, héritée pour partie de Bodin, à partir d’un ensemble de prérogatives : détermination de la loi et des moyens de son exécution, droit de déclarer la guerre, compétence juridictionnelle de dernier ressort, droit de battre monnaie et de prélever l’impôt, institution des offices et charges publiques, etc.) mais qui dispose, en dernière instance, du « monopole décisionnel » : qui juge ?, quis judicabit ?, enrichi chez Hobbes d’un « monopole interprétatif » des textes normatifs, profanes et sacrés : quis interpretabitur ? En substance : est souveraine la personne dont la manifestation de volonté fonde l’ordre juridico-politique et n’est pas assujettie à cet ordre établi. C’est ainsi que le décisionnisme se voit reversé au compte d’un personnalisme et ce faisant libère l’autorité souveraine de toute obligation normative sous-jacente : la décision vaut pour elle-même, elle est wertfrei, indépendante d’un contenu de valeur prédéterminé, du seul fait qu’elle émane d’un sujet « autonome » – mais, dans une acception profondément antikantienne, dans la mesure où il n’obéit à aucune détermination rationnelle. C’est pourquoi, selon Schmitt, la doctrine hobbesienne exhibe plus que toute autre ce trait de la souveraineté : « dans la signification autonome de la décision, le sujet de la décision a une signification autonome à côté de son contenu »13. Aussi est-il fondé à en faire un représentant majeur d’un mode de pensée décisionniste.
7Cet argument sera repris et amplifié en 1934 dans la section des Trois types de pensée juridiques consacrée au type décisionniste. Le texte mérite ici d’être rappelé, parce qu’on en retrouvera de larges échos avec, au surplus, des inflexions notables dans Der Leviathan :
Le cas classique de la pensée décisionniste apparaît seulement au XVIIe siècle, avec Hobbes. Tout droit, toute norme et toute loi, toute interprétation des lois, tout ordre constituent essentiellement, à ses yeux, des décisions du souverain : est souverain non point un monarque légitime ou une instance compétente mais, précisément, celui qui décide souverainement. Le droit est loi et la loi est le commandement qui décide du droit dans le conflit : auctoritas, non veritas, facit legem. Dans cette phrase, l’auctoritas ne signifie pas, par exemple, une autorité d’ordre préétatique ; de même, la distinction qui demeurait encore en vigueur à l’époque (par exemple chez Bodin), entre auctoritas et potesta_s, se perd dans la décision souveraine. Elle est en même temps summa auctoritas et summa potestas. Celui qui instaure la tranquillité, la sécurité et l’ordre est souverain et possède toute l’autorité. […] C’est la décision qui fonde la norme et l’ordre. La décision souveraine est commencement absolu, et le commencement (y compris au sens d’_arkhè) n’est rien d’autre qu’une décision souveraine. Elle jaillit d’un désordre normatif et d’un désordre concret14.
8Ce texte est remarquable pour deux raisons à la fois contradictoires et solidaires. D’abord en ce qu’il atteste la remarquable continuité doctrinale dont Schmitt fait preuve en confiant la primeur du décisionnisme moderne à Hobbes, ne varietur par rapport à Théologie politique15. Ce décisionnisme est typiquement celui dont se réclame Schmitt en 1922, conformément à la célèbre formule qui ouvre le texte précité : « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »16. L’extremus necessitatis casus (cas d’exception, état d’urgence, état de guerre) exhibe le cœur décisionnel de la souveraineté dans la mesure où elle avère dans sa plus grande clarté le primat de la décision sur la norme, à laquelle l’exception fait échec :
L’exception, c’est ce qu’on ne peut subsumer ; elle échappe à toute formulation générale, mais simultanément elle révèle un élément formel spécifique de nature juridique, la décision dans son absolue pureté17.
9En d’autres termes, l’exception dévoile tout à la fois le caractère non déductible et non subsumable de la décision souveraine, qui ne peut reconduire à la normativité de droit commun qui préside aux situations ordinaires, et sa capacité de fonder ex nihilo l’ordre juridico-politique sur un désordre ou une anomie initiales :
Il n’existe pas de norme qu’on puisse appliquer à un chaos. Il faut que l’ordre soit établi pour que l’ordre juridique ait un sens. Il faut qu’une situation normale soit créée, et celui-là est souverain qui décide définitivement si cette situation normale existe réellement. […] Le souverain établit et garantit l’ensemble de la situation dans sa totalité. Il a le monopole de la décision ultime18.
10Or, cette dialectique de la décision et de l’extremus necessitatis casus épouse très exactement le mouvement qui caractérise chez Hobbes le passage de l’état de nature, situation originelle de désordre complet, d’anarchie et de guerre, bellum omnium contra omnes, à l’état civil, état de tranquillité, de sécurité et d’ordre, moyennant la décision d’un souverain qui donne une forme stable aux relations politiques. Cette mise en ordre du réel, répétera Schmitt en 1934, ne repose pas sur le contenu de la décision (celle-ci n’est fondée selon Schmitt sur aucune norme préétablie) mais sur la décision elle-même : « le décisionnisme pur présuppose un “désordre” qui n’est mis en ordre que par le fait “que” l’on décide (et non pas comment) »19.
11Le deuxième trait remarquable de ce texte est qu’il réaffirme la solidarité du décisionnisme avec la pensée hobbesienne au moment même où Schmitt semble lui-même prendre ses distances par rapport à ce paradigme juridico-politique. En effet, sans véritablement renoncer au cadre général du décisionnisme, mais plutôt à ses composantes tout à la fois étatiste, absolutiste et personnelle, Schmitt semble désormais accorder sa faveur à une théorie de l’« ordre concret » (konkretes Ordnungsdenken), inspirée de l’institutionnalisme de Santi Romano et de Maurice Hauriou, qui apparaît comme une forme de « décisionnisme suprapersonnel » (Dominique Séglard)20 fondé sur la volonté d’un peuple d’habiter sur un territoire et de donner un ordre à sa propre vie collective21. Cette évolution de la pensée schmittienne, qui a suscité d’innombrables commentaires, pose la question du rapport de Schmitt au décisionnisme après 1934. Der Leviathan appelle ainsi une double interrogation : comment Schmitt interprète-t-il encore le décisionnisme de Hobbes en 1938 ? Comment se situe-t-il lui-même par rapport à cette doctrine juridico-politique ?
12On est d’abord frappé par l’éclipse de l’identification Hobbes = décisionnisme, qui ne réapparaît que tardivement, au chapitre V, au cours d’une réflexion sur le thème de la sécularisation prégnante dans l’« agnosticisme radical » de la pensée de Hobbes : à propos du débat théologico-politique sur la croyance aux miracles et de son impact sur le gouvernement des hommes, celui-ci est présenté comme un précurseur des Lumières, aux accents voltairiens dans sa défiance à l’égard des phénomènes surnaturels, au nom précisément de la neutralité axiologique du mode de pensée décisionniste :
Hobbes le grand décisionniste accomplit un tournant typiquement décisionniste : Auctoritas, non veritas. Rien ici n’est vrai. Tout est commandement. Est un miracle ce à quoi la puissance étatique souveraine ordonne de croire comme étant un miracle ; mais à l’inverse aussi – et c’est là l’ironie particulièrement sensible –, les miracles cessent lorsque l’État les interdit22.
13C’est dire qu’il ne convoque pas tant le décisionnisme dans son sens usuel, désignant la puissance souveraine capable de fonder ex nihilo un ordre juridico-politique donné, mais dans la signification beaucoup plus étroite de « privilège véridictionnel du souverain », dont la puissance confère à sa parole l’autorité de chose jugée relativement au vrai et au faux, à ce qui est susceptible de croyance ou ce qui doit être déclaré nul et non avenu. Ainsi, en l’espèce, est miracle ce qui est interprété tel par le souverain, dès lors qu’il y trouve un intérêt pour légitimer l’État et affermir l’obéissance de ceux qui y sont assujettis. On retrouve là une conception beaucoup moins « schmittienne » et beaucoup plus « hobbesienne » du décisionnisme, dans la mesure où celui-ci renvoie davantage à l’horizon nominaliste du Léviathan, par lequel les normes du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du mien et du tien, n’acquièrent leur force et leur signification qu’au terme d’une convention qui délivre au tiers souverain l’autorité requise pour leur assigner un contenu déterminé23. En déroulant le fil d’une telle interprétation, qui, disons-le d’emblée, n’est pas celle vers laquelle incline la lettre du Léviathan, le souverain n’est rien moins qu’un nomothète aux desseins arbitraires, qui décide de donner force de loi à ses volontés les plus contingentes et subjectives en vertu d’une décision purement discrétionnaire – « Car tel est mon bon plaisir. » Or, c’est précisément contre ce genre de lectures de la doctrine décisionniste que Schmitt a toujours voulu se prémunir, en montrant bien en quoi la fonction « dictatoriale » de la souveraineté ne signifie pour autant pas qu’elle soit dans son essence « tyrannique » ou « despotique »24. On trouve là significativement une difficulté à laquelle Hobbes dut naguère répondre, à travers la théorie du pacte, en conciliant dans son concept de souveraineté l’idée qu’elle puisse être absolument legibus soluta et néanmoins téléologiquement orientée vers le bien commun.
14Mais il ne s’agit là que de la première et la moindre des inflexions que Schmitt fait subir au « décisionnisme de Hobbes » et à travers lui, au crédit qu’il faut porter à la solution décisionniste elle-même. Si l’on veut déterminer un tournant dans Der Leviathan, celui-ci s’énonce de manière incontestable au chapitre V :
Pour la neutralité présentée comme technique, il est décisif que les lois de l’État soient indépendantes de toute vérité et de toute justice substantielle, qu’elles soient religieuses ou juridiques, et ne valent plus comme normes de commandement qu’en conséquence de la détermination positive de la décision étatique. « Auctoritas (au sens de summa potestas) non veritas ». Cette phrase, souvent citée depuis 1922, est tout, dans la bouche de Hobbes, sauf le mot d’ordre d’un arbitraire irrationaliste. Tout aussi peu, comme elle est par incroyable souvent mal comprise, est-elle un genre de Credo quia absurdum. Il est essentiel pour Hobbes de ne plus distinguer entre auctoritas et potestas et de faire de la summa potestas la summa auctoritas. Ainsi, la phrase devient la simple expression objective d’une pensée technique et positiviste, neutre quant aux valeurs et à la vérité, et qui a désolidarisé le contenu de vérité religieux et métaphysique de la valeur de fonction et de commandement, et autonomisé cette dernière25.
15L’occurrence de la formule décisionniste par excellence (auctoritas, non veritas) s’insère ici dans un double contexte. Comme dans le passage précité, Schmitt accentue ici le caractère de neutralité axiologique de la décision souveraine, indifférente à l’égard de tout contenu de valeur déterminé, en vertu de l’assimilation qu’opère Hobbes entre la summa auctoritas et la summa potestas. Jusqu’ici, le propos est familier aux lecteurs de Théologie politique I et des Trois types de pensée juridique, qui ont à l’esprit le caractère d’« absolue pureté » de la décision souveraine, celle-ci ne se laissant subsumer sous aucune norme ou ordre préétablis, et se manifestant dans la plénitude de sa puissance précisément parce qu’elle « jaillit d’un néant normatif et d’un désordre concret »26. Pour le dire selon la vulgate hobbesienne, il ne peut y avoir aucune normativité infrajuridique et pré-étatique : la norme ne peut donc se départir de l’auctoritas et de la potestas souveraines, la première lui imprimant son caractère obligatoire, la seconde son effectivité. Partant de ces prémisses, Schmitt peut tirer la conclusion que la formule hobbesienne « est tout sauf le mot d’ordre d’un arbitraire irrationaliste » – soupçon légitime à l’égard du paradigme décisionniste – mais une nécessité inscrite au cœur de la structure positive du droit, qui commande la monopolisation du pouvoir de contrainte et l’identification de l’autorité normative avec la puissance exécutive, afin de mettre un terme à l’affrontement chaotique des puissances non contraintes de l’état de nature. Comme le dit Schmitt dans la suite du passage, « ce n’est pas le fait d’affirmer que l’on a raison qui conduit à la paix, c’est uniquement la décision impérative d’un système coercitif légal au fonctionnement sûr qui met un terme au conflit27. »
16Si ces quelques éléments d’explication ne sont guère dépaysants, la situation doctrinale que Schmitt leur assigne est en revanche véritablement déroutante : au lieu d’inscrire les développements du Léviathan dans le cadre de pensée décisionniste, le juriste allemand fait désormais de la formule auctoritas non veritas « la simple expression objective d’une pensée neutre et positiviste ». Hobbes le décisionniste est soudainement devenu penseur positiviste, conformément à une lecture beaucoup plus traditionnelle de sa pensée28, c’est-à-dire, si l’on reprend les catégories schmittiennes29, que l’élément décisionniste de sa pensée se voit subordonné à un normativisme. Autrement dit, puisqu’il n’existe aucune norme extralégale, le droit est certes soumis à la décision du législateur qui détient le pouvoir étatique (composante décisionniste), mais il exige que cette décision continue d’être valide à titre de loi autonome, objective et universelle, qui tire sa force de sa seule légalité (« un système coercitif légal au fonctionnement sûr » : composante normativiste). La norme impersonnelle et abstraite prime la décision dès lors que le fiat souverain a institué l’ordre juridico-politique, de sorte que la « domination de la loi » trouve désormais à s’exercer indépendamment de toute situation concrète et particulière30.
17Incroyable revirement de Schmitt qui, en affirmant le positivisme de Hobbes, renonce du même coup à une référence historique éminemment légitimante pour sa propre pensée. En faisant de Hobbes le promoteur d’un décisionnisme authentique puis en prenant acte de son involution dans le positivisme juridique, Schmitt n’est-il pas en train d’imputer à son illustre prédécesseur l’échec de sa propre doctrine, dont les apories paraissent insurmontables ? Cette supposition a d’autant plus lieu de convaincre que cette lecture de Hobbes ne semble nullement se justifier à s’en tenir à la lettre du Léviathan : elle s’obtient au prix d’une distorsion étonnante ou à tout le moins de l’occultation d’un certain nombre d’aspects déterminants de sa pensée. En particulier, comment adosser Hobbes à la tradition positiviste sans négliger du même coup l’horizon jusnaturaliste de sa doctrine31 ? Certes, les lois naturelles ne sont pas suffisantes pour l’entretien de la paix, parce qu’elles n’obligent que devant le tribunal de la conscience et qu’elles requièrent une garantie extérieure pour se réaliser (prémisse positiviste)32, mais rien n’indique chez Hobbes que la loi positive est appelée à s’autonomiser et à trouver en elle-même son principe de légitimité (conclusion normativiste). Le Léviathan ne prête guère à telle lecture, dans la mesure où Hobbes explique que le contenu des lois positives est déductible du corpus des lois naturelles33 – autrement dit qu’il n’y a qu’une solution de continuité formelle (institution artificielle et ex nihilo de l’unité politique) et non matérielle (pas de rupture axiologique : les lois civiles subsument le contenu des lois naturelles) entre l’état de nature et l’état civil. C’est pourquoi le Souverain est tenu au respect des lois naturelles conformément au principe de son institution34.
18Schmitt n’a pas vu ou plus vraisemblablement n’a pas voulu voir que l’état de guerre de tous contre tous n’est que la « cause occasionnelle » de la constitution de l’état civil et que le véritable fondement de l’unité politique est le choix rationnel effectué par les individus forcés de concilier leur droit naturel et les lois naturelles préexistant à toute institution, qui obligent sans contraindre à la recherche de la paix et de la sécurité. Ainsi, que l’on s’oriente vers une lecture décisionniste ou positiviste du Léviathan, toutes deux découlent d’une prémisse contestable qui consiste à inférer du « désordre » initial de l’état la nature (« un désordre concret », un « état d’insécurité anarchique ») la conclusion qu’il s’agit d’un état de pure « anomie » (« un néant normatif »). Conclusion au vrai fort opportune pour Schmitt, qui s’est évertué à retrouver chez Hobbes, dans le passage de l’état de nature à l’état civil, la logique conceptuelle qui préside à la dialectique de l’ordre et de l’exception dans sa théorie décisionniste35.
19Mais, à rebours, cette liberté désinvolte dont Schmitt fait preuve dans son interprétation du Léviathan, les multiples déformations qu’il peut lui faire subir, sont tout à fait symptomatiques de la nature profondément ambivalente de la pensée même de Thomas Hobbes. Elle suggère en particulier que Schmitt a très bien compris que le potentiel absolutiste, décisionniste, voire « totalitaire »36 de la conception hobbesienne de l’État coexiste avec une toute autre dimension de sa doctrine, tout à la fois individualiste et libérale37. Celle-ci s’atteste en particulier dans les aspects jusnaturalistes et contractualistes du Léviathan, tenus opportunément sous le boisseau dans le commentaire schmittien, qu’il s’agisse de la « fondation individualiste du droit naturel », s’exprimant à l’état de nature comme liberté absolue et indivisible des hommes, aussi bien que de la « doctrine de la représentation » au principe de l’institution du Souverain, laquelle ne laisse pas d’exhiber, derrière la figure terrible et écrasante du Léviathan, la multitude des individus qui le composent et lui confèrent puissance et légitimité.
20Or, c’est peut-être là que résident la grandeur et l’originalité de l’essai de Schmitt : ne s’être pas engouffré dans une critique immédiate et forcément insatisfaisante du fondement libéral du droit naturel et de la théorie de l’autorisation-représentation qui en est son corollaire immédiat. Il ne mobilise pas le concept de droit naturel ni sa logique argumentative pas plus qu’il ne fait pièce à la doctrine de la représentation en lui opposant par exemple le paradigme du pouvoir constituant, qu’il utilise par ailleurs pour critiquer la démocratie représentative-parlementaire. Si Hobbes est bien le père spirituel du libéralisme38, et s’il ne peut sans contradiction incarner adéquatement la solution décisionniste, il faut en trouver la raison ailleurs, en amont des solutions jusnaturaliste et représentative qui ne sont, au total, que des fictions juridiques accessoires dans la construction systématique d’une théorie générale de l’État. C’est à ce point qu’intervient la véritable inflexion dans la pensée de Schmitt quant à la situation du moment hobbesien dans l’histoire des doctrines politiques modernes : sous l’angle de la philosophie de l’histoire, il appartient à Hobbes d’avoir initié le processus de « mécanisation de l’État » qui s’accomplira au cœur du XIXe siècle libéral par la « neutralisation technique du politique », à la faveur du triomphe de l’« État législateur ». Dans ce contexte, la référence au normativisme n’exprime rien d’autre au niveau juridique que cette technicisation du droit lui-même, devenu pur mécanisme formel, fonctionnel et procédural d’édiction et d’application des normes, aveugle quant à leur contenu et oublieux de la légitimité qui les fonde39.
21Hobbes aurait ainsi franchi selon Schmitt une étape métaphysique décisive en développant une conception artificialiste de l’État : celui-ci est désormais pensé comme un produit proprement humain, où le matériau et l’artiste, materia et artifex, la machine et le constructeur sont les mêmes, à savoir les hommes. La novation principale du Léviathan est d’avoir ainsi reversé le mode de penser des sciences de la nature au compte d’une théorie politique, qui s’émancipe ce faisant de toute référence théologique ou morale40. C’est ainsi que l’État devient, selon une expression empruntée à Hugo Fischer, une machina machinarum, un gigantesque mécanisme qui réalise l’autonomisation et la clôture de la sphère politique que tous les modèles théologico-politiques antérieurs ne pouvaient réaliser : la machine vaut pour elle-même, dans son fonctionnement neutre, sûr et prévisible, qui réalise inexorablement la seule fin qui lui a été assignée, c’est-à-dire la sauvegarde de l’existence physique des hommes :
Sa valeur, sa vérité et sa justice résident dans sa perfection technique. Toutes les autres conceptions de la vérité et de la justice sont absorbées par la décision du commandement légal, et leur prise en compte dans l’argumentation juridique ne ferait qu’engendrer de nouveaux conflits et une nouvelle insécurité. La machine étatique fonctionne ou ne fonctionne pas. Dans le premier cas elle assure la sécurité de mon existence physique, et en retour elle exige une obéissance absolue à ses lois de fonctionnement41.
22C’est donc ce caractère aveugle et incoercible qui fait la force de la grande machine étatique : nulle impulsion extérieure ne vient troubler son fonctionnement précis et régulier qui met fin aux conflits, résout les antinomies des valeurs puisqu’elle n’en véhicule aucune, et réalise in fine le bouclage entre protection et obéissance qui constitue selon Schmitt la seule raison d’être du pouvoir42. Par cette transformation du rôle et de la signification de l’État, le droit devient loi positive, la légitimité devient légalité, la légalité devient le mode de fonctionnement positiviste de la machinerie étatique, et la machinerie étatique devient une instance purement administrative, technique et impersonnelle :
Ainsi est conquis un terrain nouveau dans la pensée du droit et de la théorie de l’État : celui du positivisme juridique. […] L’État de droit positiviste n’a été développé comme type historique qu’au XIXe siècle. Mais la pensée de l’État comme magnum artificium, techniquement accompli et créé par des hommes, comme machine ne trouvant son « droit » et sa « vérité » qu’en elle-même, c’est-à-dire dans son efficacité et sa fonction, Hobbes est le premier à l’avoir conçue et à l’avoir systématiquement conceptualisée43.
23Il n’est pas dans notre propos d’apprécier ici la justesse ou la pertinence d’une telle filiation, qui prêterait naturellement le flanc à d’innombrables objections du point de vue d’une histoire raisonnée des idées politiques. Il est beaucoup plus intéressant d’en mesurer les conséquences quant à l’évolution de Schmitt sur la question du décisionnisme de Hobbes. Elle permet d’abord de comprendre pourquoi la solution décisionniste ne trouve pas à se réaliser dans le Léviathan : le paradigme mécaniste acquiert un tel empire dans l’horizon conceptuel hobbesien, que la dimension décisionniste à l’œuvre dans sa théorie de la souveraineté en vient à être absorbée dans la logique techniciste qui commande la transformation de l’État en une totalité artificielle :
Chez Hobbes, ce n’est pas l’État comme tout qui est une personne ; la personne représentative-souveraine n’est que l’âme de l’« homme en grand » de l’État. Seulement, cette personnalisation ne freine pas le processus de mécanisation mais au contraire l’accomplit. En effet, cet élément personnel est lui-même absorbé par le processus de mécanisation et y sombre44.
24La dimension volontariste et personnaliste du décisionnisme devient superfétatoire dès lors que la logique mécaniste investit la totalité de la réalité politique. La transformation de l’État en instrument techniquement neutre (un stato neutrale ed agnostico comme se plaît à dire Schmitt) conduit inéluctablement à l’extinction de la problématique de la décision souveraine : la machine étatique n’a plus besoin d’une impulsion venue de l’extérieur, car elle s’est autonomisée et s’autoentretient dans son mouvement sans âme. Le paradigme techniciste a primé historiquement le paradigme décisionniste.
25À cet égard, le décisionnisme schmittien formulé dans la décennie 1920-1930 apparaît comme une tentative désespérée de rétablir la suprématie de la décision sur les mécanismes neutralisants de l’État moderne. À la question « quelle politique sera assez forte pour s’assujettir la technique moderne ? » posée en 1932 dans l’opuscule sur « L’ère des neutralisations et des dépolitisations »45, à une époque où Schmitt espérait encore rédimer le politique par la puissance salvatrice de la décision, le Léviathan semble donc offrir une réponse déceptive : l’histoire nous enseigne avec Hobbes que la neutralisation technique a englouti dans son principe même la composante volontariste et humaine du politique ; que la rationalité instrumentale, la ratio qui trouve à s’imposer dans la « rationalisation technique administrative de l’État »46, a absorbé la voluntas qui s’exprime dans le cœur décisionnel de la souveraineté. Les XVIIIe et XIXe siècles, le passage de la monarchie absolue à l’État de droit libéral sont la confirmation exemplaire de ce processus par lequel l’État s’est de plus en plus transformé en un mécanisme et en une machine : la loi, dans sa dimension rationnelle et procédurale, s’est transformée en moyen technique pour « dompter le Léviathan » et occulter le véritable fondement de légitimité du pouvoir politique, à savoir la manifestation de volonté souveraine. Au cours de cette évolution, « le legislator humanus est devenu une machina legislatoria »47, dont le Léviathan est devenu le symbole involontaire. Telle est la saisissante conclusion à laquelle Schmitt est parvenu au terme de cet essai : Hobbes, naguère loué comme le « cas classique de la pensée décisionniste », s’est métamorphosé à son insu en « ancêtre spirituel »48 de l’État législateur et libéral-constitutionnel. Le juriste allemand a trouvé chez son allié le plus précieux les germes d’une pensée qu’il n’a cessé d’éreinter sous toutes ses formes, qu’on la décline dans sa version techniciste, positiviste, constitutionnaliste bourgeoise et libérale, individualiste ou pluraliste, etc. C’est en ce sens que Der Léviathan représente à bien des égards le sens et l’échec du décisionnisme politique, qui apparaît, sous ce nouvel éclairage, comme une tentative profondément (et délibérément) réactionnaire de réactiver le vieux paradigme théologico-politique de la décision souveraine dans un univers conceptuel où le processus de sécularisation devait accomplir un destin contraire, dès lors que le « Dieu mortel » s’était substitué au Dieu immortel, le gigantesque mécanisme aveugle au Dieu dont le fiat avait la faculté souveraine de créer ex nihilo le monde des hommes et de le maintenir sous son autorité et sa puissance.
Notes
1 C. Schmitt. Le Léviathan dans la doctrine de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, trad. D. Trierweiler, Paris, Éditions du Seuil (coll. « L’ordre philosophique »), 2002, désormais cité Der Leviathan.
2 J’emprunte l’expression à O. Beaud, dans sa très dense introduction à la_Théorie de la constitution de Carl Schmitt_ (trad. L. Deroche), Paris, PUF (coll. « Léviathan »), 1993, p. 5-113.
3 Sur ce point, voir E. Tuchscherer, « Le décisionnisme de Carl Schmitt : Théorie et rhétorique de la guerre », Mots. Les langages du politique. « Les discours de la guerre », n° 73, nov. 2003.
4 Voir « L’ère des neutralisations et des dépolitisations », in La notion de politique, (trad. M.-L. Steinhauser), Paris, Flammarion (coll. « Champs »), 1992, p. 131 : « Tout ce qui vaut la peine d’être dit concernant la civilisation et l’histoire exige que l’on prenne d’abord conscience de sa propre situation dans cette civilisation et dans cette histoire. Toute connaissance de l’histoire est connaissance du présent, sa clarté et son intensité lui viennent de ce présent et c’est en lui qu’elle sert en dernière analyse. »
5 Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »), 1988, p. 46.
6 Symptomatique est à cet égard la remarque que le juriste formule dans sa recension de The Divine Politics of Thomas Hobbes de F. C. Hood (1965) : « On ne saurait comprendre ni le sens des questions que Hobbes lui-même s’est posées ni le sens de ses réponses indépendamment de l’histoire de la philosophie. » Voir Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, p. 150.
7 C. Schmitt, Les trois types de pensée juridique, trad. D. Séglard, Paris, PUF (coll. « Droit, éthique, société »), 1995, p. 81.
8 Voir Les trois types de pensée juridique, op. cit., p. 83: Hobbes est « le cas classique de la pensée décisionniste ».
9 Voir Ex Captivitate Salus, le « testament » intellectuel de C. Schmitt, tout empreint de la « sagesse de la cellule » qu’il eut tout loisir de mûrir pendant les quelques vingt mois qu’il passa dans les geôles alliées à partir de septembre 1945 : « Je suis le dernier représentant conscient du Jus publicum europaeum, le dernier à l’avoir enseigné et réfléchi en un sens existentiel. »
10 Voir C. Galli, Genalogia della politica, Bologne, Il Mulino, p. 785.
11 Elle explique en partie les réactions passionnées et épidermiques, de certains chercheurs et universitaires dont la presse s’est récemment fait l’écho à l’occasion de la parution de la traduction française du Léviathan. Deux questions se sont posées : faut-il ne lire Schmitt qu’à titre de « document » historique à verser au dossier de la littérature national-socialiste ou est-on en droit de le « discuter » comme tel, philosophiquement ? Était-il en outre pertinent d’en proposer une traduction au public français ? S’agissant de la première question, nous renvoyons à la mise au point faite par Étienne Balibar dans la préface du Léviathan. Sur le deuxième point, le jeune chercheur, soucieux d’un accès plus aisé aux sources, voudrait suggérer qu’il était grand temps que la communauté scientifique française entreprenne ce travail, accompli de longue date en Italie et dans les pays anglo-saxons. Les milieux autorisés y sont-ils moins prévenus contre la pensée de Schmitt ou bien moins versés dans l’art de la controverse ? Ils disposent en tout cas d’excellentes traductions du Léviathan depuis plus d’une décennie.
12 Voir Hobbes, Léviathan, trad. G. Mairet, chap. XXVI, « Des lois civiles », Paris, Gallimard (coll. « Folio Essais »), 2000 : « Dansune cité constituée, l’interprétation des lois de nature ne dépend pas des docteurs, des écrivains qui ont traité de philosophie morale, mais de l’autorité de la cité. En effet, les doctrines peuvent être vraies : mais c’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi. »
13 Théologie politique, op. cit., p. 45.
14 Les trois types de pensée juridique, op. cit., p. 83.
15 Au vrai, Schmitt perçoit déjà les linéaments d’une doctrine décisionniste dans la théorie des « marques de la souveraineté » de Bodin, sans toutefois l’impatroniser comme penseur décisionniste authentique. Voir Théologie Politique I, p. 18 : « son apport scientifique et la raison de son succès viennent donc de ce qu’il a introduit la décision au cœur de la notion de souveraineté ». Der Leviathan ira plus loin en ce sens, en affirmant que Bodin est « devenu un décisionniste, dans le sens d’une décision émanant d’une puissance d’État souveraine », p. 104.
16 Théologie Politique, p. 15. « Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet.»
17 Ibid., p. 23.
18 Ibidem.
19 Les trois types de pensée juridique, op. cit., p. 84.
20 Voir sa présentation des Trois types de pensée juridique, op. cit., p. 55.
21 Voir ibid., p. 106 : « Selon le mode de pensée institutionnaliste [qui n’est autre que la version « latine » de la pensée de l’ordre concret], l’État n’est plus une norme ou un système de normes, pas plus qu’il n’est qu’une pure décision souveraine, mais l’institution des institutions, et c’est au sein de l’ordre de celle-ci qu’un grand nombre d’autres institutions, en elles-mêmes autonomes, trouvent protection et peuvent déployer leur ordre propre. » En 1933, une première version de l’Ordnungsdenken, encore teintée de personnalisme, est mise au service de l’idéologie national-socialiste : celle-ci se définit par la correspondance de l’ordre juridico-politique concret et de la communauté du peuple, intégrés par le « mouvement » (Bewegung) et dont la figure charismatique du « Führer » est le point ordonnateur. Voir État, mouvement peuple, trad. A. Pilleul, Paris, Kimé, 1997.
22 Der Leviathan, p. 115.
23 Voir Léviathan, chap. XIII : à l’état de nature « rien ne peut être injuste. Les notions du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste n’ont pas leur place ici. Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » (op. cit., p. 227-228) ; chap. XVII : « Les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots, et sont sans force aucune pour mettre qui que ce soit en sécurité. » (Covenants without the sword are but words and of no strength to secure men at all), p. 282 ; Voir également chap. XVIII, p. 293.
24 Pour une telle interprétation, voir B. Iorio, Analisi del decisionismo. Carl Schmitt e la nostalgia del tiranno, Naples, Giannini Editore (coll. « Quaderni della Facoltà di Scienze politiche »), 1987.
25 Der Leviathan, p. 105.
26 Les trois types de pensée juridique, p. 83.
27 Der Leviathan, p. 105.
28 Schmitt rejoint ici les positions de Léo Strauss, comme le fait justement remarquer D. Séglard dans son introduction aux Trois types de pensée juridique.
29 Selon Schmitt, le positivisme juridique est un mixte de décisionnisme et de normativisme : voir Les trois types de pensée juridique, p. 84-92.
30 Voir Les trois types de pensée juridique, p. 89 : le positivisme « fonde d’abord sa position sur une volonté (celle du législateur ou celle de la loi) puis, contre cette volonté, sur une loi « objective ». Il est possible de constater, dans le cours du développement historique des formules, la série qui va de la volonté du législateur à la loi elle-même, en passant par la volonté de la loi. Un développement, obéissance à une logique interne, allant de la volonté à la norme, de la décision à la règle, du décisionnisme au normativisme pourrait être aisément concevable. Mais au lieu de résulter de la logique interne d’un certain mode de pensée, cet ordre n’est devenu possible que par la combinaison, propre au positivisme, du décisionnisme et du normativisme, et qui, selon les circonstances, lui permet d’apparaître tantôt comme décisionniste, tantôt comme normativiste afin de satisfaire le besoin positiviste, seul déterminant, de sécurité et de prévisibilité. »
31 La lecture décisionniste du Léviathan est justiciable d’une objection analogue : la doctrine hobbesienne du droit naturel exclut eo ispo l’idée même du caractère « autonome » ou « non subsumable » de la décision souveraine. Sur ce point, voir la mise au point de J. A. Barash, « Carl Schmitt et les apories du décisionnisme politique », in Le droit, le politique, autour de Max Weber, Hans Kelsen, Carl Schmitt, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 273 : « Loin d’être le précurseur du décisionnisme de Schmitt, pour qui le fondement de la souveraineté repose sur une décision ex nihiloet n’a besoin d’aucun appui naturel, l’idée de la loi naturelle chez Hobbes montre l’abîme qui sépare sa théorie politique de l’entreprise schmittienne. »
32 Voir Léviathan, chap. XV : « Les lois de nature obligent in foro interno, autrement dit, elles nous forcent à désirer qu’elles se réalisent ; mais in foro externo, c’est-à-dire dans leur mise en œuvre, elles n’obligent pas toujours. »
33 Voir Léviathan, chap. XXVI, op. cit., p. 410 : « La loi de nature et la loi civile se contiennent l’une dans l’autre et sont d’égale étendue » ; op. cit., p. 408 ; « La loi civile et la loi naturelle ne sont pas d’autres sortes de lois, mais des parties différentes de la loi, dont la partie écrite est appelée loi civile, et l’autre, non écrite, loi naturelle. »
34 Voir par exemple le chap. XXI du Léviathan, op. cit. p. 340-341 : « Il n’est rien que le représentant souverain ne puisse faire à un sujet […] en sorte que celui-ci n’est jamais privé d’aucun droit que ce soit, si ce n’est qu’étant lui-même le sujet de Dieu, il est, par cela même, tenu d’observer les lois de nature. ».
35 Voir le passage précité note 14 : « La décision jaillit d’un néant normatif et d’un désordre concret. »
36 Voir Der Leviathan, p. 132.
37 Comme sur bien d’autres points, Schmitt se rapproche ici des positions de L. Strauss, qui a fait de Hobbes, dès 1932 et dans un registre polémique, le « fondateur du libéralisme » : voir son Commentaire de la “ notion de politique ” de Carl Schmitt, traduit dans H. Meier, Carl Schmitt, Léo Strauss et la notion de politique, Paris, Julliard, 1990, p. 140.
38 Voir Der Leviathan, p. 134-135, 145, 160.
39 Ces développements sont à mettre en regard avec l’essai de 1932, « Légalité et légitimité », in Du politique, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 39-79.
40 On trouve une première formulation de cette problématique technico-mécaniste dans un article paru en 1937, « L’État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », trad. D. Séglard et M. Köller, in Temps modernes n° 664, nov. 1991, p. 1-14 (1937).
41 Der Leviathan, p. 105.
42 Sur ce point, voir C. Schmitt, « Entretien sur le pouvoir », trad. F. Manent, in Commentaire, n° 32, hiver 1985-1986, p. 1113-1120.
43 Der Leviathan, p. 106.
44 Ibid., p. 96-97.
45 C. Schmitt, « L’ère des neutralisations et des dépolitisations », in La notion de politique, op. cit., p. 150.
46 Der Leviathan, p. 104.
47 Ibid., p. 125.
48 Ibid., p. 127.
Pour citer cet article
Référence électronique
Emmanuel Tuchscherer, « Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes : sens et échec du décisionnisme politique », Astérion [En ligne], 2 | 2004, mis en ligne le 29 juin 2011, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/93 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.93
Droits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.