La difficulté de classer (original) (raw)

In : Mathématiques et existence. Ordres. Fragments. Empiètement / Daniel Parrochia.
Seyssel : Editions Champ Vallon, 1991. - p. 101-159 ; 16 x 21 cm. - (Collection Milieux, ISSN 029171576)
ISBN 2-87673-125-8 : 155 F

L'auteur de cet ouvrage, Daniel Parrochia, professeur d'épistémologie à la faculté des Lettres de Toulouse, fut intervenant le 7 avril 1992 à une journée d'études : « Théorie et pratique des classifications », co-organisée par l'ENSSIB et l'ADBU à Villeurbanne.

Taxinomie et arborescence

Daniel Parrochia mène, depuis une quinzaine d'années, et à travers différents ouvrages, une réflexion sur les structures ordonnées, leurs réalisations empiriques et leurs modèles mathématiques, les grands problèmes de taxinomie et de correspondances et les difficiles questions touchant aux liaisons et aux relations, explorant tour à tour leurs différents traitements : constructions arborescentes, formes réticulaires, panoplie des structures de l'organisation en général (arbres, treillis, graphes, réseaux, agencements, etc.).

Le problème central du livre évoqué ici surgit de lui-même : la mathématique, qui, dans le sillage du leibnizianisme, devient peu à peu une mathématique qualitative et une science générale des situations, tend à s'emparer du monde qu'elle exprime et résume dans les structures fondamentales du « bourbakisme » (structures algébriques, espaces topologiques, structures ordonnées). La réalité, cependant, se défend - et doublement : non seulement l'existence, dans sa fluidité et ses débordements, ne se laisse pas du tout réduire à la logique des classes et à la figure de l'appartenance (il faudra inventer une autre « logique » pour la saisir), mais l'opération même de classer, appliquée aux êtres les plus banals, rencontre en fait d'emblée de multiples difficultés.

La seconde partie de l'ouvrage les énumère, en montrant aussi comment la raison, malgré tout, parvient à les vaincre, ouvrant la porte, dans les sciences, à des rangements de plus en plus vastes, pertinents et maîtrisés, dans le prolongement desquels se situent les opérations bibliothéconomiques.

La raison difficile

Ces difficultés sont de plusieurs ordres :

Dès l'antiquité, l'opération mythique, qui découpe et hiérarchise, rencontre des obstacles. Aristote, dans les Seconds Analytiques comme dans les Parties des animaux, n'a pas de mots assez durs pour les bibliothèques, syllogisme impuissant, aboutissant toujours à des prédicats supérieurs à ce qu'on attend, et manquant, d'une façon générale, de démonstrativité.

Si le philosophe, d'Aristote à Diderot, critiquera toujours la mise en ordre, préférant à l'objet enserré dans une classe et prisonnier d'une structure, la chose hors d'ordre, « atopique », libre et infinie, le logicien, lui, poursuivra longtemps l'espoir de découvrir une « logique du monde sensible ». La structure classificatoire de la réalité ne se laisse pas « déduire » de la réalité elle-même. Aucun langage primordial, aucune grammaire pure, aucune théorie des nombres ne saurait fonder une ontologie vraie sur quoi s'appuieraient les découpages. On en est réduit à améliorer progressivement les classifications, en fonction de critères le plus souvent pragmatiques. On peut tout au plus espérer que, peu à peu, à travers bien des essais et des errements, les « bonnes » similarités s'imposent.

Trois opérations

Ces difficultés, les grands taxinomistes du XVIIIe et du XIXe siècles les ont parfois perçues, et aussi dominées : botanistes et zoologistes d'abord, chimistes et cristallographes ensuite, ont fini par dresser des tableaux qui, peu à peu, se sont imposés. François Dagognet a exploré en pionnier cette naissance des ordres vrais, à une époque où le courant irrationaliste de la philosophie française frappait d'ostracisme toute réflexion sur les invariants de cette nature. L'expérience des anciens classificateurs, pourtant, n'a cessé d'animer la pensée modeme.

C'est que trois opérations, bien connues du bibliothécaire, ont toujours caractérisé la raison au travail : collecter les données ; les inscrire ; les traiter. Les taxinomistes du XVIIIe siècle ont réussi parce qu'ils ont su trouver le « bon » indice taxinomique, suffisamment rigide pour isoler les genres les uns des autres, mais suffisamment fin et souple pour différencier les espèces à l'intérieur d'un même genre. Cette victoire (celle des Jussieu, Cuvier, Haüy, Lavoisier, etc.), a été possible parce que flores, faunes, cristaux et substances chimiques, collections certes, parfois importantes, ne sont toutefois pas en nombre illimité. L'ensemble est bien circonscrit, à peu près fixe, et les objets, en général, sont bien définis.

Classification bibliothéconomique

On conçoit donc que le bibliothécaire trouve dans cette histoire un réconfort et d'évidentes suggestions : que devraient être les classifications bibliothéconomiques, sinon de telles réussites ? Si elles parvenaient à l'être, le rôle du bibliothécaire n'en serait-il pas éminemment reconnu et rehaussé ? Qui contestera qu'enregistrer et tabuler le savoir n'est pas cette activité simplement méticuleuse de celui que sa tendance naturelle porte à collectionner par goût du passé ? Les classifications bibliothéconomiques, prolongements des anciens « arts de la mémoire » (Frances Yates) et des premiers rangements des naturalistes et des chimistes, s'inscrivent dans cette perspective générale d'une maîtrise de l'information. Les classifications bibliothéconomiques, comme l'avait vu Borgès, ne sont donc qu'un autre nom pour le monde (souvenonsnous des premiers mots de La Bibliothèque de Babel : « L'univers (que d'autres appellent la bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec un centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses... »).

Le problème, cependant, rebondit : cette bibliothèque, vu sa taille, est-elle ordonnable ? Quelle est la forme de cet espace que plus personne ne peut voir ? Si Leibniz, en effet, assignait un géométral à toutes les perspectives, une perspective cylindrique redoublant les multiples perspectives coniques et à distance finie, structurant ainsi à bon marché l'espace du savoir, il est clair aujourd'hui que nul regard panoptique n'habite plus l'espace encyclopédique : comme dans Vingt mille lieux sous les mers, le seul « sous-marin » qui le traverse est piloté par le capitaine Nemo, c'est-à-dire personne.

Des problèmes spécifiques

En réalité, les classifications bibliothéconomiques doivent maîtriser des problèmes spécifiques : celui de la collection, qui est toujours non statique : d'où la création d'interfaces prenant en compte l'extériorité, l'information nouvelle, le « vrac » qui viendra perturber les rangements qu'on aura faits, induisant des topologies particulières. Corrélativement, le nombre et le type des liaisons étant plus important dans l'espace du sens que dans l'espace concret, de subtiles logiques, mises en avant par l'intelligence artificielle devront animer les langages documentaires et les thésaurus.

Il reste les problèmes-limites auxquels se heurte toute entreprise classificatoire. De tels problèmes sont abordés par Daniel Parrochia dans le seul chapitre un peu technique de son livre. Le problème encore plus vaste de la classification des théories logiques et de la complexité logique en général n'admet pas, pour l'instant, de solution. On en est là. C'est, par conséquent, aux frontières du savoir actuel que mène cette réflexion sur la difficulté de classer.