Nécessité des réservoirs et exigence des flux : vers une néo-bibliothéconomie (original) (raw)

La présente réflexion tente de redéfinir de façon active et moderne la belle notion de « conservation ». Elle montre d’abord que, dans le langage des réseaux, la bibliothèque est tout autant un lieu de redistribution qu’un espace de rétention. Elle est tout autant un « circulateur » qu’un « réservoir ». Il en résulte que les problèmes de traitement des flux d’informations (les coûts de maintenance et de recherche de documents, notamment) doivent être traités dans un contexte réticulé et non statique. Dès lors, comme dans les sciences mathématico-physiques, la « conservation » ne peut plus être qu’une invariance par transformation.

Present thinking attempts to redefine in an active and modern way the beautiful notion of “conservation”. It shows firstly that, in the language of networks, the library is as much a place for redistribution as a space for retention. It is as much a “circulator” as a “reservoir”. As a result, the problems of processing the flow of information (notably the costs of document maintenance and searching) must be treated in a context that is networked and not static. Therefore, as in the mathematical-physical sciences, “conservation” can be no more than invariance under transformation.

Die gegenwärtige Studie versucht den Begriff “Konservierung” auf aktive und moderne Art neu zu definieren. Sie zeigt vorerst, dass die Bibliothek in der Netzwerksprache, sowohl ein Ort der Verteilung als auch der Speicherung ist. Sie ist also ebenso “Zirkulator” wie “Speicher”. Daraus folgt, dass die Probleme rund um den Informationsfluss (vor allem die Erhaltungskosten und die Kosten der Dokumentarrecherchen) in einem vernetzten und nicht in einem statischen Zusammenhang behandelt werden müssen. Wie in den Naturwissenschaften kann die “Konservierung” infolgedessen nur eine Invariante in Umformung sein.

La presente reflexión trata de definir de nuevo de manera activa y moderna la bella noción de “conservación”. Ésta muestra primeramente que, en el lenguaje de las redes, la biblioteca es tanto un lugar de redistribución como un espacio de retención. Ella es tanto un “circulador” como un “reservorio”. De ahí resulta que los problemas de tratamiento de los flujos de informaciones (los costos de mantenimiento y de investigación de documentos, entre otros) deben ser tratados en un contexto reticulado y no estático. Desde entonces, como en las ciencias matemático-físicas, la “conservación” no puede ser más que una invariencia por transformación.

Avec le développement des nouveaux moyens de communication téléinformatiques, l’accroissement des débits et la diminution du coût de revient de l’information, la mise en mémoire du savoir, qui était l’une des facettes les plus importantes de l’activité bibliothéconomique, change de forme, et peut-être de nature. Il y a quelques années, dans un livre où nous tentions de dégager les linéaments d’une philosophie de ces nouveaux médias 1, nous posions deux questions, qui nous semblaient essentielles : comment l’immense et implicite réticulation des données engrangées devait-elle être traitée ? Et s’il est vrai qu’on ne concentre et accumule des flux de savoir que pour mieux les répandre et les redistribuer, comment pouvait-on concevoir cette nouvelle irrigation ?

La fonction de la bibliothèque nous semblait d’ailleurs tout autant tenir dans une aide à l’orientation, et même à la détermination de la recherche, que dans son glorieux passé d’archivage. Nous souhaitons seulement, dans les pages qui suivent, prolonger et développer quelque peu ces réflexions.

La bibliothèque mythique

Chassons d’abord un mythe, même s’il a fait long feu. Aux yeux du public ou, comme on dit aujourd’hui, des « usagers », la bibliothèque présente encore trop souvent une image tronquée d’elle-même. Longtemps – comme le musée 2, du reste –, elle fut réduite, à tort, à une pure fonction de réceptacle. Pour le plus grand nombre, en effet – les « conservateurs », eux, savaient de quoi il retourne et n’étaient pas dupes de cette image – l’un et l’autre étaient proches de ce qu’on appelle, en matière de gestion de flux, des puits perdus. Ou, pour varier la métaphore et en changer le registre, on peut encore dire qu’en allant se ranger dans la bibliothèque, le savoir et les ouvrages où il se sédimentait semblaient s’engouffrer dans une sorte de trou noir. Cimetière du savoir, quand ce n’était pas son « enfer », la bibliothèque était ce disque d’accrétion où convergeait finalement toute l’information à grande distance. Tout ce qui était produit se retrouvait quelque part en elle. Non pas complètement en pure perte, certes. Non pas en vrac évidemment : on indexait, on fichait, on codait et on classait, naturellement, pour mieux retrouver, voire pour inventer. Mais l’écart entre la dimension du thésaurus et son usage effectif paraissait immense. Seuls quelques « happy few » – ceux pour qui, du reste, écrivaient les romanciers, les philosophes et les savants, fréquentaient ces éminents lieux du savoir, austères et fermés. Tout était fait, au fond, pour que tout y rentre et que rien n’en sorte. Umberto Eco, avec la verve qui est la sienne, n’a pas manqué de stigmatiser cette dérive, décrivant une anti-bibliothèque mythique, cauchemar du chercheur, dans laquelle le pire ennemi de la bibliothèque est l’étudiant qui travaille et son meilleur ami l’érudit local, « celui qui a une bibliothèque personnelle, qui n’a donc pas besoin de venir à la bibliothèque et qui, à sa mort, lègue tous ses livres 3 ».

Bien entendu, il s’agit d’une caricature : et même si chacun a pu avoir connaissance, ici où là, de quelques manquements, aucune bibliothèque de cette nature n’a jamais réellement existé. Il reste que le mythe de l’anti-bibliothèque a la vie dure, alors même que la bibliothèque – depuis longtemps maintenant – a fait peau neuve. Du moins ce mythe a-t-il le mérite de faire apparaître, par contraste, quelques-unes des fonctions majeures de celle-ci, que ses plus lointains théoriciens, d’ailleurs, n’avaient pas manqué de mettre en lumière, fût-ce au prix de quelques projets un peu utopiques.

Ars inveniendi 4

C’est à l’âge classique, comme on le sait, c’est-à-dire en ce temps où le savoir, déjà, allait proliférant, mais où – c’était là la spécificité de cette époque – tout donnait encore l’impression de pouvoir s’inscrire dans une mathesis universalis 5 cohérente, que naquirent de grands projets d’indexation et de mise en carte du monde. Naudé, nous le savons grâce au beau livre de Robert Damien 6, préconisait non seulement le recueil (celui de l’optimum des livres) mais la synopsis, qui saura discerner « les accords sous-jacents, les ressemblances patentes, les cohérences partageables 7 » et plus encore la régulation normative 8, c’est-à-dire la pratique d’une méta physique concrète, volontariste, universaliste, et déjà presque pré-républicaine dans sa visée. Un peu plus tard, Leibniz, lui-même bibliothécaire et grand promoteur de l’Ars combinatoria 9, poursuivra, malgré les faibles moyens de son siècle, cet idéal encyclopédique. Si sa philosophie et ses projets nous sont si proches, c’est qu’ils s’inscrivent, de fait, dans une ouverture essentielle où se révèle la fécondité de l’instrument. Dans les couches sédimentées de la bibliothèque, certes, comme dans les moindres replis du monde, le réel se résume et se récapitule – ici de façon dense, organique, dans ce que le physicien David Bohm appellera un jour un « ordre impliqué ».

Mais l’essentiel n’est pas dans cette récollection. La bibliothèque est vivante. Elle ne se contente pas d’engranger : elle produit. Contre les virtuosi de la Royal Society, qui bornaient leur programme scientifique à colliger et à décrire les faits, Leibniz envisage une encyclopédie à statut instrumental et heuristique. Herbert Knecht, l’un de ses grands commentateurs, l’atteste : « L’encyclopédie leibnizienne présente toujours un double prolongement : prolongement sur le vecteur du temps, d’une part, puisqu’elle n’est jamais achevée mais en perpétuelle évolution, au rythme où la science elle-même évolue. Prolongement sur la pratique ensuite : l’encyclopédie doit être, en même temps qu’un instrument dans l’ordre de la connaissance théorique, une invitation aux chercheurs à approfondir et à élargir leur savoir et un outil destiné à faciliter leur travail 10. » Cette conception bibliothéconomique n’est donc pas nouvelle et s’imposait déjà à un esprit pénétrant au XVII e siècle. Comme le rappelle fort opportunément Knecht, « pour n’être pas aussi catastrophique qu’aujourd’hui, l’état des connaissances au temps de Leibniz n’en était pas moins chaotique ». Et pour bien montrer l’inefficacité d’un savoir dispersé, Leibniz a d’ailleurs recours à des images significatives : celle d’un marchand qui ne tiendrait aucun livre de compte, d’une armée en déroute, d’un magasin regorgeant de marchandises dont l’inventaire ne serait pas dressé et, enfin et surtout, d’une bibliothèque dépourvue de catalogues 11.

Arrangements divers des mêmes vérités

Échappant à l’esprit de système cartésien, cette encyclopédie leibnizienne, modèle d’un monde nécessairement inachevé, était bien aussi un modèle moderne de bibliothèque. Alors même que, d’accord avec Locke, le philosophe savait l’impossibilité d’une science parfaite, achevée et totale, il ne voyait pourtant aucune raison de renoncer à toute systématisation. Ainsi, dans le chapitre XXI de la IV e partie des Nouveaux essais sur l’entendement humain, envisageait-il trois dispositifs précis d’ordonnancement des connaissances : l’un synthétique et théorique, rangeant les vérités selon l’ordre des preuves, l’autre analytique et pratique, commençant par le but des hommes, c’est-à-dire par les biens, et cherchant par ordre les moyens nécessaires pour les acquérir, le troisième suivant les termes, formant ainsi une sorte de répertoire, soit systématique, soit alphabétique, suggérant du même coup des conversions entre les uns et les autres, et dépassant l’idée d’une classification des sciences au profit d’ « arrangements divers des mêmes vérités 12 ». Contre les divisions stériles des universités et des bibliothèques, de Draudius et de son continuateur Lipenius 13, Leibniz préférait celles du traité des Pandectes, de Conrad Gesner 14 (1516-1565), qu’il encensait. Nul doute qu’à l’horizon de ses projets de langue et de caractéristique universelles – dont nous ne pouvons parler ici 15 – il n’y ait eu, fondamentalement, la bibliothèque, comme encyclopédie ouverte et ars inveniendi.

Ces projets de réforme, comme on le sait, devaient tomber dans un certain discrédit. Au début du XX e siècle, dans ce grand roman d’Hermann Hesse qu’est Le Jeu des Perles de Verre, la mathesis universalis et ses projets bibliothéconomiques et encyclopédiques se referment sur l’univers étouffant de Castalie, dans un leibnizianisme en déréliction. Le héros, Joseph Valet, Magister Ludi, s’enfuira pour y échapper, préférant s’attacher à un disciple réel de chair et d’os plutôt qu’à la poursuite de rêves esthéticologiques d’un autre temps, que leurs raffinements castaliens rendaient vides de sens. Pourtant, depuis le début de ce même XX e siècle au moins, la configuration du savoir nous a à nouveau immergés dans un univers métaleibnizien dont il faut au bibliothécaire d’aujourd’hui, désormais, prendre toute la mesure.

Fonction de la bibliothèque nouvelle et gestion des flux

Pour aider à clarifier ces questions, nous repartirons ici de la fonction initiale de la bibliothèque, en tâchant de mieux comprendre son sens. Nous vivons aujourd’hui dans un monde de changements rapides, où la relation a définitivement pris le pas sur la substance et où la circulation d’objets s’est substituée à la présence d’entités fixes et immuables.

Partout l’individu disparaît dans des trames, et la matière, sans se résorber dans l’information pure, se donne surtout à connaître dans ce qu’on peut savoir d’elle en la sollicitant par des voies multiples autant que ténues. Resituée dans le contexte de ce monde infiniment réticulé, dans lequel la circulation de l’information elle-même s’est encore récemment accélérée, la conservation ne peut plus être qu’une rétention provisoire. Du reste, comme nous le faisions remarquer dès le départ, en matière institutionnelle, on ne prend que pour mieux rendre : c’est précisément là la différence entre la fonction de l’État, nécessairement régulatrice, et le jeu des intérêts mondains qui, poursuivant principalement le bénéfice personnel, autorise tous les déséquilibres. Cependant, du point de vue d’une théorie comme celle des graphes et des réseaux de transport 16, la rétention d’un flux s’avère rationnelle, et se justifie d’abord par des raisons économiques. N’hésitons pas à prendre ici des exemples concrets et – quitte à susciter quelque étonnement – à rapprocher la gestion du savoir de celle des réserves énergétiques 17 : comment gérer des ensembles de flux ? Depuis plus d’un siècle, maintenant, les mathématiciens, les physiciens et les chimistes y réfléchissent. Trois exigences méritent, en particulier, d’être satisfaites :

– il faut naturellement que le flot qui circule sur le réseau soit compatible avec les capacités de celui-ci, qui sont généralement bornées inférieurement et supérieurement : ni trop faible, ni trop intense, il doit donc se tenir dans des limites précises en rapport avec les infrastructures sur lesquelles il se déplace (théorème du flot compatible) ;

– on a, de plus, intérêt à faire en sorte que tout s’écoule sans heurt ni interruption. Ce qui circule doit se mouvoir librement, sans rencontrer d’« embouteillages » ni créer d’« effets de bélier ». Cette exigence de fluidité suppose donc que la dimension du flot n’excède pas les possibilités du réseau, et donc, celles de son arc de plus faible capacité ou coupe minimale (théorème du flot maximum) ;

– au besoin, il convient donc, pour faciliter la circulation, tantôt de retenir, tantôt d’accélérer le flot circulant. Deux opérateurs assurent ces fonctions : les réservoirs, qui calment les flux ; les circulateurs, qui les revivifient.

Dans les réseaux de transports ou de transmission, on connaît beaucoup d’exemples de tels « opérateurs ». Ainsi, un barrage sur une rivière est à l’évidence un réservoir. Mais une gare de triage sur le réseau ferroviaire ou un itinéraire-bis sur le réseau routier jouent le même rôle. En matière d’électricité, vu la difficulté à stocker cette énergie à la source, c’est le réseau lui-même qui, par le biais des transports de compensation, ventile et distribue l’énergie disponible aux particuliers et aux entreprises. À l’inverse, une station de pompage sur un oléoduc, un agent de police à un carrefour, un relais de télévision sur une montagne, une antenne-satellite dans l’espace intersidéral, la Bourse elle-même au cœur de l’immense marché financier international, tous ces opérateurs accomplissent en fait une fonction semblable : faire en sorte que les flux qui, dans leurs transports, s’affaiblissent nécessairement à proportion de l’espace parcouru ou des vicissitudes de leurs parcours, soient, de fait, périodiquement relancés, accélérés, stimulés.

La bibliothèque doit jouer le double rôle de réservoir et de circulateur

Bien sûr, la bibliothèque doit continuer de conserver, retenir, thésauriser, accumuler, certes, car le « multiflot » des connaissances est aujourd’hui si diffus, ses sources si multiples, ses chemins si divers et sa durée si « volatile » que le laisser à lui-même conduirait non seulement à sa dispersion ou à son « évaporation » mais, localement même, à l’impossibilité de sa propre circulation.

Comme on le sait, la croissance du nombre de documents mis en parution chaque mois, liée à la concentration des réseaux de distribution et aux difficultés économiques de la librairie, amène une réduction du cycle de vie des livres, les invendus étant rapidement retirés du commerce et envoyés au pilon. Ainsi, les documents, perdus dans un flot débordant et incontrôlé, voient-ils leur circulation vite interrompue. L’absence de structuration de cet espace informationnel marchand, qui n’est guère qu’un chaos non créateur, justifie a contrario la fonction de réservoir (rétention provisoire, archivage momentané – car destiné, comme on le verra, à être constamment repris) de la bibliothèque. Nombre de publications, du reste, ont pour principaux acheteurs les bibliothèques, qui absorbent ainsi une partie non négligeable du flux informationnel 18 (revues, journaux, ouvrages, etc.). Internet, qui joue aujourd’hui, en matière de savoir, un rôle comparable à celui du réseau électrique en matière énergétique, assure, certes, des transports de compensation, mais qui connaissent aussi des limites. L’un des gros problèmes d’aujourd’hui est que le débit du réseau téléphonique est trop lent pour véhiculer à une vitesse convenable les informations denses et coûteuses en mémoire qui circulent désormais sur le « Net » (images). Partout se pose donc, comme on le voit, des questions de flot compatible ou maximum.

Mais la bibliothèque doit aussi assurer, selon nous, une fonction de circulateur. Elle doit être, comme nous l’avons déjà suggéré, un accélérateur du savoir et de la recherche. Tel l’Ars inveniendi leibnizien, elle doit pouvoir stimuler le développement des connaissances, favoriser les rencontres, les télescopages d’idées nouvelles et, par conséquent, l’interaction et la combinaison des savoirs existants. Concentrant localement les flots d’information, elle doit être ainsi capable de favoriser leur mixage, afin de susciter de nouvelles ressources, et de relancer ainsi la machine informationnelle. Sans cette activation, on pourrait bien risquer ce qu’on appelle en informatique un « dead-lock » : toutes les ressources accessibles étant épuisées, la machine ne peut traiter que des informations déjà exploitées, de sorte qu’elle « tourne en rond » (comme ces enseignants vieillissants qui finissent par raconter toujours la même chose !).

N’oublions pas, en outre, qu’un réservoir (par exemple, un barrage, sur une rivière) assume également des fonctions de production énergétique : sous le barrage, il y a l’usine hydroélectrique et la conduite forcée qui fait tourner la turbine. Similairement, la bibliothèque est cet opérateur néguentropique qui, concentrant et comprimant le savoir, le rend aussi plus productif, plus efficace. De son traitement bibliothéconomique, par les langages classificatoires et d’indexation 19, celui-ci doit non seule ment sortir fiché, réparti, ventilé, mais, par l’espace des renvois possibles, potentiellement « chaotisé », bouleversé, dynamisé. Il reste que ce « chaosmos » voulu est bien différent du désordre subi du fait des nécessités du marché. Il ne s’agit plus d’une désorganisation entropique mais d’une contre-organisation néguentropique.

Répartition des flux de savoirs

Mais la bibliothèque – comme le musée, du reste – ne s’adresse pas seulement aux élites. Il est plusieurs formes de bibliothèques et tout devrait donc être fait pour que des flux bien différenciés puissent être judicieusement répartis. Le bibliothécaire occupe alors la place du partiteur (de partiri, partager, dispositif autrefois destiné à répartir entre divers usagers l’eau d’un canal d’irrigation). Et comme dans les anciens systèmes de distribution romains, où le trop-plein des thermes et des maisons particulières alimentait les fontaines publiques, les flux de savoir doivent aussi pouvoir être mêlés, et irriguer démocratiquement les espaces publics. Les anciennes partitions et classifications, qui ont d’ailleurs évolué, au fil du temps, dans un sens combinatoire 20, ne doivent donc pas seulement stimuler des interférences tendues. Aux « conduites forcées » destinées à dynamiser la recherche devrait se surajouter un système d’écluses, qui, graduellement, pourrait faire franchir à celui qui en a le désir les degrés du savoir. Contrairement à ce qu’on croit, Internet, dans son désordre, et à cause du manque de fiabilité des informations transmises comme de l’amateurisme présidant à la constitution de la plupart des sites, ne peut avoir cette vocation pédagogique que la bibliothèque, précisément parce qu’elle est prise en main par des professionnels, doit pouvoir assumer. Il est possible qu’une telle redistribution à grande échelle passe par une extension des possibilités d’accès 21. L’économie peut y gagner car il est prouvé qu’un stock en rotation plus rapide abaisse les coûts de maintenance : les livres s’abîment d’autant plus qu’ils sont utilisés, certes, mais l’espace de stockage n’a plus besoin d’être aussi grand si la circulation devient permanente, et les recettes s’accroissent aussi en proportion du nombre des lecteurs.

Traitement économique de l’information

On jugera probablement les propos que nous avons tenus jusqu’ici quelque peu métaphoriques. Et ils pourraient aussi passer pour des vœux pieux. N’hésitons donc pas à entrer maintenant dans l’examen de quelques conditions concrètes de réalisation de la nouvelle « conservation », que nous préconisons. On se bornera ici à examiner la fonction de recherche et de récupération de documents 22.

Critère d’efficience

Ce n’est pas un problème récent que celui du traitement économique et efficace de l’information en bibliothèque. B.C. Vickery, parmi bien d’autres, a consacré son ouvrage Classification and Indexing in Science à cette question, et Léo Apostel, dans un article remarquable 23, n’a pas manqué d’en saisir la pertinence épistémologique. La situation concrète, généralement, est la suivante : une bibliothèque contient un certain nombre de documents dont les coûts de conservation, de location, de déplacement et de replacement sont connus. Elle reçoit des lecteurs cherchant des informations dont ils connaissent seulement approximativement la place mais que, grâce aux catalogues (informatisés ou non) que la bibliothèque met à leur disposition, ils doivent parvenir à retrouver. Les opérations de recherche comportent donc essentiellement la recherche du sujet, sa localisation, sa découverte et l’utilisation des documents. L’organisation des informations est bien adaptée si elle permet d’exécuter, avec un maximum d’efficacité, ces diverses opérations. Pour définir l’efficience de la bibliothèque, les paramètres suivants peuvent être pris en compte :

– maximiser le nombre de documents pertinents pour un nombre aussi grand que possible de recherches faites ;

– maximiser également le nombre des documents pertinents récupérés dans la recherche ;

– minimiser, en conséquence, le nombre des documents récupérés au cours de cette même recherche, mais non pertinents par rapport à ses buts ;

– minimiser le coût de conservation des documents, ainsi que le coût de construction et de maintenance des index et des catalogues ;

– satisfaire, enfin, toutes les contraintes précédentes en maximisant la vitesse de récupération des documents.

Là encore, ces problèmes ne sont pas spécifiquement bibliothéconomiques et ont un sens épistémologique générique : comme le remarque Léo Apostel, quel que soit le domaine d’action pratique auquel on se trouve confronté, « le but est toujours d’ordonner des instruments d’action de façon à ce qu’on puisse les utiliser aussi vite, aussi correctement et aussi économiquement que possible dans la poursuite d’une multiplicité d’actions différentes 24 ». Dès les années 1960, la solution bibliothéconomique de ce problème impliquait des sélecteurs mécaniques, capables d’effectuer des opérations complexes et de poser le problème de l’index chaque fois qu’une fiche était examinée. À cette fin, toute information complexe devait être judicieusement décomposée en un certain nombre d’informations indépendantes, de telle sorte que :

1. Toute information conservée soit une combinaison unique des informations de base.

2. Toute information cherchée soit également une combinaison unique des informations de base.

3. La traduction des informations conservées en fonction des informations de base permette la reconstitution précise, dans le langage du système, du concept d’abord exprimé de façon approximative dans le langage du chercheur.

La formalisation d’un tel problème est assez complexe, mais on peut se la représenter de façon simplifiée de la manière suivante :

Supposons une information demandée qui est une fonction f1(x1,...,xn). Et supposons encore que les informations contenues dans les documents soient classées comme des fonctions g1(x1,...,xn). Donnons-nous alors l’existence d’une fonction H telle que :

a) H = 0 si, pour aucune valeur de y, la fonction g ne devient équivalente à f ;

b) H[f1(x1,...,xn)] = g(y’1,....,y’n), s’il existe une valeur particulière y’ des y qui rend g équivalente à f.

Les restrictions sur les H seront naturellement données par la nature du sélecteur, tandis que les restrictions sur les f seront fournies par la nature de l’information demandée. Quand aux restrictions sur les g, elles seront imposées par la nature du système classificateur. Formellement parlant, il s’agit de trouver H récursif et avec un algorithme bien optimisé, c’est-à-dire tel que la décision puisse être prise en un nombre d’étapes aussi petit que possible.

Adaptabilité au développement

Comme le remarque encore Apostel, la variable dépendante de ce problème est le schéma logique des indices qui représenteront chaque information dans le catalogue- index. Le problème se complique évidemment du fait que le nombre des documents est en constante variation et que la composition statistique des demandes l’est aussi. Le critère d’efficience doit donc comporter un facteur d’adaptabilité au développement. Insistons sur le fait que cette modélisation très générale, en soi, est neutre. Elle n’a pas, par elle-même, de caractère politique particulier. Elle peut servir des buts démocratiques comme des buts élitistes, des buts technocratiques comme des buts « citoyens ».

La question essentielle est : que va-t-on permettre d’exprimer comme requête ? Comment le moteur de recherche va-t-il pouvoir éliminer les informations parasites ? Comment les documents élémentaires vont-ils être structurés dans la base pour pouvoir se prêter avec un égal bonheur à des recompositions multiples fertilisant le champ social ? En théorie, tous les regroupements sont possibles et, formellement parlant, pour des raisons dans lesquelles nous ne pouvons entrer ici, l’ensemble des recherches s’identifie à l’ensemble des sous-ensembles ouverts d’un espace topologique 25. En pratique, il est clair que certains parcours sont tout de même plus probables que d’autres. Faut-il, dès lors, que la topologie de base du rangement suggère déjà certains rapprochements ? N’y a-t-il pas là quelque danger, étant donné l’évolution incessante du savoir ?

Fort de cette remarque, on devrait en tout cas éliminer les rangements trop rigides, les structures trop hiérarchisées, quitte à perdre ce qui faisait leur avantage : proposer un début de structuration. Avec le temps, en effet, cette organisation finira par agir à contre-emploi, induire des rapprochements qui n’existent plus, et que le chercheur passera du temps à déconstruire. À la limite, les siècles passant, ils ne seront même plus compris. Du fait de la dynamique temporelle, à toute topologie de base, il conviendrait donc d’intégrer, comme Hillmann l’a jadis suggéré 26, une dimension évolutive, de façon à adapter les modèles aux problèmes des collections non-statiques. Le « non-encore classé » venant toujours modifier la topologie de base, il convient de lui ménager une place dans la structure. On préférera, par conséquent, des algèbres « multicomplémentées » (par exemple, des algèbres et des treillis d’Heyting-Brouwer, cf. encadré) à des structures booléennes.

Illustration

Algèbres multicomplémentées à usage topologique

Précisons, pour finir, que le bibliothécaire et l’usager ne sont pas ennemis : ils sont plutôt pris dans une sorte de jeu coopératif où l’un est supposé définir une stratégie de parcours et l’autre dessiner l’arbre ou le graphe sur lequel le parcours a lieu. Le bibliothécaire joue sur l’hypothèse que l’usager va désirer une certaine information encodée dans l’index et l’usager joue également sur l’hypothèse que telle information est pertinente pour son sujet. Tous deux pratiquent, par conséquent, un jeu contre la nature, c’est-à-dire contre les coûts en erreur et les efforts pour parcourir les arbres ou graphes selon tel procédé de construction et tel procédé de parcours.

Une autre représentation de la situation, proche de celle en encadré, peut être aussi adoptée. Selon Claude Berge 27, la classification est typiquement un problème de transport, formellement similaire au problème de l’affectation optimale du personnel. Soit à répartir n ouvriers x sur n machines y. Un nombre d(i,j) détermine le rendement de l’ouvrier i sur la machine j. On posera k(i,j) = 0 si on se propose de ne pas affecter l’ouvrier i à la machine j et k(i,j) = 1 dans le cas contraire. Dès lors, le problème consiste à maximiser d(i,j) x k(i,j) sous les contraintes suivantes :

a) Chaque ouvrier doit être affecté à une machine ;

b) Chaque machine doit être utilisée. Ce problème est formellement semblable au problème bibliothéconomique qui nous occupe : remplaçons les ouvriers par des documents, les machines par des classes de classification, le coefficient de rendement par la probabilité d’utilisation du document dans cette classe. Le problème d’affectation du personnel se transforme alors en un problème de récupération de l’information. Celui-ci devient traitable en théorie des graphes, via la théorie du couplage et la théorie des jeux sur les graphes.

Conservation et invariance dans le multi-espace informationnel

On doit sans doute aller beaucoup plus loin, car l’idée de conservation ne se réduit ni à la thésaurisation fixiste, ni à la rétention provisoire des flux et à leur redistribution. Avec la télé-informatique et les grands réseaux comme Telenet, Tymnet et, aujourd’hui, Internet, nous sommes entrés dans une ère nouvelle.

Un portail de l’espace informationnel mondial

La bibliothèque est moins un trésor qu’un portail pour accéder à un espace informationnel mondial, un espace multidimensionnel inouï dont on n’aura jamais qu’une conscience projective et perspectiviste. Le bibliothécaire n’y occupe plus la place de Dieu, le géométral du Sens ou le fameux « zéro » du savoir des anciennes classifications.

Non seulement, à l’image du philosophe, il ne peut plus prétendre tout savoir – de fait, il a toujours eu la sagesse, lui, de renoncer à cette prétention – mais il ne peut plus non plus prétendre détenir le savoir du savoir, ce savoir si utile qui lui permettait, sur des critères en partie extérieurs mais souvent efficaces, de ventiler et distribuer de façon heuristique les documents qui lui parvenaient. Aujourd’hui, avec Internet, une sorte de réservoir informel s’est créé, une bibliothèque sauvage et bariolée, souvent faite en dépit du bon sens, dans un total narcissisme (puisque chacun peut créer un site), et constituée d’une multitude de « dépôts de savoir et de technique » de qualité fort inégale.

Un jour, sans doute, des moteurs de recherche plus performants que ceux dont nous disposons aujourd’hui permettront au chercheur d’éviter de se perdre dans ce labyrinthe. Il serait important, cependant, que le bibliothécaire y mette aussi un peu d’ordre, qu’il aide les chercheurs à coordonner leurs perspectives selon de bonnes lois conservatives. Dans ce fatras monumental où coexistent le pire et le meilleur, il importerait que les sites des bibliothèques, qui sont les seuls sous-espaces à peu près fiables, filtrent les informations et continuent à susciter des parcours et des modes d’exploration gradués. Comme nous le suggérions plus haut, Internet n’est pas la merveilleuse encyclopédie que d’aucuns se plaisent à imaginer. Sur cet espace parasité par les marchands, la redondance est non seulement extrême mais les « chemins qui ne mènent nulle part » sont légion. L’amateur a, certes, le droit de se promener, ou, comme le disait autrefois McLuhan à propos de Heidegger, de « surfer » sur la vague électronique. Mais le chercheur, généralement, a peu de temps. La bibliothèque, jusqu’ici, lui en faisait gagner. Elle devrait continuer à accomplir cette fonction heuristique. Il ne s’agit pas seulement de conserver l’essentiel. Il faut aussi pouvoir mettre en relation les différentes composantes d’une information, et dès lors, appliquer des référentiels perspectivistes les uns sur les autres. La structure des réseaux sémantiques actuels reste la plupart du temps fondée sur des logiques assez pauvres. La combinatoire des connaissances passe encore par des opérateurs ensemblistes (intersection, réunion...) ou des opérateurs logiques simples (et, ou, implique...) et les requêtes continuent d’être truffées d’intrus. Qui tape aujourd’hui « algèbres de Clifford » sur « Excite » voit surgir 265000 sites répétitifs qui vont des présentations informelles les plus triviales aux congrès de mathématiques les plus pointus, en passant par nombre de journaux mathématiques électroniques on line parfaitement inaccessibles hors abonnement. Le tout dans le désordre. On réclame une armée de bibliothécaires compétents pour gérer l’archivage du savoir sur Internet. Si la bibliothèque, aujourd’hui, comme le musée, n’est plus cet espace fermé, quasiment tabou, où seuls circulaient, à pas feutrés, dans des silos déserts, bibliothécaires et érudits, si elle doit large ment s’ouvrir au public, à d’autres bibliothèques, mettre en communication des sites et des perspectives, il ne s’ensuit pas que tout cela doive se faire sans ordre. On préconiserait donc ici une prise de conscience, et peut-être aussi la construction d’un modèle de l’actuel espace du savoir. Sachant que les objets de savoir sont mouvants, que les domaines eux-mêmes se déforment et qu’aucune entité ne demeure aujourd’hui longtemps identique à elle-même, il faut abandonner toute croyance substantialiste sur l’information, au profit d’un point de vue relationnel et transformationnel.

Vers une nouvelle science de l’ordre

Mais il faut bien conserver, dans le même temps, une invariance. L’évolution de la physique, dans le courant du dernier siècle, peut, de ce point de vue, servir de phare. Face aux objets les plus fuyants de la nature, les fameuses « particules », qu’ils ont progressivement renoncé à appeler « élémentaires », les physiciens se sont guidés sur des structures mathématiques puissantes (les groupes, en particulier), qui leur ont permis de dégager un ordre dans cette jungle, essentiellement fondé sur des symétries. Déjà, la théorie dite « de la relativité » n’avait rien de relativiste. Dans les référentiels d’Einstein, tout est relatif à un observateur, mais l’ensemble des repères observationnels sont liés par des transformations (les transformations de Lorentz) qui laissent constante la description des lois universelles de la nature.

Dans un livre récent, nous avons montré qu’il était parfaitement possible de transposer cette méthode dans l’univers informationnel, sous des hypothèses relativement peu coûteuses 28. Il est intéressant, de ce point de vue, que le plus petit groupe qui contient le groupe de Lorentz, le groupe inhomogène de Poincaré et la plupart des groupes agissant en physique soit le groupe des transformations de deux variables complexes, ou groupe conforme. Bachelard, jadis, préconisait de fonder les consensus de la cité savante sur un tel groupe 29, qui ne conserve pas les distances, mais les angles, c’est-à-dire les reliefs, les arêtes vives des esprits, des pensées, et, pourquoi pas, des livres, autant dire, pour utiliser une expression de René Thom, leurs « saillances ». Dans ce contexte, nous estimons qu’il n’est pas utopique d’envisager à terme, la naissance d’une nouvelle mathesis dont la bibliothèque, et ses transformations conservatives, qui pourraient être des transformations conformes, seraient la clé.