Unités et diversités : la place des berbèrophones (original) (raw)
1L’unité culturelle de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc est fondée en partie sur leur proximité géographique. Frontalières les unes des autres, les populations d’Afrique du Nord sont confrontées aux mêmes aléas climatiques, aux mêmes reliefs géographiques (paysage montagneux de l’Atlas, déserts…) ; et ont en commun un passé historique marqué par la présence initiale de populations berbères (Moatassime, 1992).
Cette situation géographique propre à l’Afrique du Nord a influencé le cours de son histoire. Les chaînes de montagne, le désert ou les cours d’eau ont rendu plus difficiles certaines invasions et ont permis aux autochtones de se retrancher en ces lieux infranchissables pour les envahisseurs. C’est ainsi, par exemple, que les populations montagnardes berbérophones ont pu maintenir certains aspects de leurs modes de vie et notamment leur langue. Qu’il s’agisse de la conquête arabe ou d’autres dominations étrangères plus tardives subies par ces trois pays, leur configuration géographique a constitué une ressource pour préserver en partie des pans de leur civilisation. A contrario, cette même terre devient aussi pour les ruraux l’une des principales raisons de leur venue en Europe au xxe siècle. Exploitant une terre devenue peu fertile (sous l’Empire romain, l’Afrique du Nord était une terre fertile appelée « le grenier à blé » de Rome), et pourtant densément peuplée, les agriculteurs doivent en grand nombre trouver du travail hors de leur village, de leur région et même de leur pays (Lacoste C. et Y., 1995).
Comme on l’a vu au chapitre précédent, les populations d’Afrique du Nord ont aussi comme substrat commun leurs langues, à savoir, chronologiquement : le berbère, l’arabe classique, l’arabe dialectal ainsi que le français importé plus tardivement.
Constamment, à travers l’histoire de l’Afrique du Nord, il y a eu une unité complexe de ces trois pays associée à des divergences d’évolution. Il existe donc une réelle proximité entre eux qui s’est en partie maintenue au fil des époques. On peut citer à titre d’exemple la lutte commune contre la domination coloniale française avec notamment, en 1926, la constitution en métropole de l’Étoile nord-africaine (ENA) ou, plus tard, en février 1958, l’aide de la Tunisie aux combattants et réfugiés algériens à la frontière, qui se solde par le bombardement du village de Sakiet-Sidi Youssef, faisant plus de 70 morts (Belkhodja, 1998), pour ne citer que ces deux exemples. En Tunisie comme au Maroc, les régions frontalières de l’Algérie ont apporté leur soutien aux indépendantistes.
Mais au-delà de cette proximité complexe et plurielle, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie sont à maints égards singuliers ce qui se comprend historiquement puisque la tripartition de l’Afrique du Nord est ancienne et date du xiiie siècle, suite au démembrement de l’Empire almohade. Les Abdalwadides s’établissent à Tlemcen, les Mérinides à Fès et les Hafsides à Tunis.
Actuellement, d’un point de vue linguistique, s’ils ont effectivement la même et unique langue officielle, l’arabe classique, les autres langues que sont l’arabe dialectal et le berbère utilisées quotidiennement se déclinent en plusieurs variétés et l’intercompréhension d’un pays à l’autre ne va pas toujours de soi. De même, s’ils ont tous trois vécu l’occupation de la France, et s’ils ont de ce fait des liens étroits mais complexes avec la langue française, cette présence a pris des formes différentes, s’est faite plus ou moins violente, plus ou moins longue et du même coup, les nouveaux États constitués ont pris des chemins quelque peu éloignés. Dans l’ensemble, cette occupation coloniale n’a pas été propice à une unité de l’Afrique du Nord. Dès 1830, l’Algérie est occupée, puis vient le tour de la Tunisie, en 1881 et c’est, enfin, au tour du Maroc de subir cette invasion, en 1912. Les prises d’indépendance respectives se font au milieu des années 1950 pour le Maroc et la Tunisie et seulement en 1962 pour l’Algérie qui se déclare alors « République démocratique et populaire ». Le Maroc établit une monarchie constitutionnelle tandis que la Tunisie met en place un État républicain. Ces événements auront des répercussions importantes dans les rapports aux langues.
En Algérie comme au Maroc, la langue berbère est, de toutes, la plus dominée. Les locuteurs sont majoritairement originaires de milieux ruraux et ils ont en commun d’avoir souvent mandatés un homme de la famille à venir travailler en France pour une durée déterminée. Toutefois, les trajectoires des berbérophones algériens et marocains ne sont pas en tous points semblables et de même, il apparaît des différences notables qu’il convient d’explorer dans ce chapitre dans leur rapport à la langue berbère et aux langues, arabe et française (Filhon, 2007).
I. Une émigration en deux temps
2Les langues citées, dans lesquelles les migrants interrogés ont baigné durant leur enfance, permettent de cerner les principales variétés linguistiques avec lesquelles ils sont familiers à leur arrivée en France et de comprendre comment leurs pratiques linguistiques ont pu évoluer à travers les langues et parlers qu’ils transmettent à leurs enfants. Mais si les réponses qu’ils donnent rendent compte des principales langues en présence en Afrique du Nord, la répartition ne reflète pas nécessairement la situation effective de ces trois pays. N’importe qui ne migre pas et les personnes installées en France ne sont pas nécessairement représentatives des populations restées « au pays ».
1. Berbérophones et arabophones : des profils migratoires proches
3Les migrations des berbérophones vers la France ont précédé temporellement celles des populations arabophones. Pourtant, la coupe transversale fournie par l’enquête Étude de l’histoire familiale de 1999 ne donne plus à voir de contrastes forts entre ces deux populations, qu’il s’agisse de leur année d’arrivée en France, de leur âge à l’arrivée ou encore de leur situation matrimoniale.
a. Les premiers migrants sont Algériens
4L’étude des pratiques linguistiques nécessite de prendre en considération l’année d’arrivée en France, afin de ne pas imputer à des pratiques culturelles ce qui pourrait être le résultat de l’ancienneté de présence en métropole (figure 3). Pour les adultes socialisés en arabe au moins, l’année médiane d’arrivée en France est, pour les hommes, 1971 et pour les femmes, 1977. Quant aux personnes ayant reçu au moins le berbère de leurs parents, les hommes sont arrivés légèrement plus tôt en métropole que leurs semblables arabophones, alors qu’inversement, les femmes arrivent plus tardivement que leurs homologues arabophones : la moitié des hommes se sont installés avant 1969 et la moitié des femmes avant 1978. Les dispersions sont plus marquées d’un pays d’origine à un autre. Les migrants venus d’Algérie figurent parmi ceux qui, en moyenne, ont migré le plus tôt, et d’autant plus tôt pour les hommes berbérophones, qui se sont établis en France avant 1964 pour la moitié d’entre eux, alors que l’année médiane se situe en 1967 pour les Algériens arabophones. Dans l’ensemble, les vagues migratoires tunisiennes ont précédé celles des Marocains. Le premier quart de migrants arabophones tunisiens arrivent même aussi précocement que les Algériens socialisés dans la même langue. En revanche, ceux encore présents sur le territoire ont connu une période migratoire plus longue, s’étalant sur plus de 20 ans. Les populations marocaines sont des trois, celles qui ont migré le plus tardivement, et contrairement aux Algériens, les berbérophones marocains présents actuellement en France ne se sont pas installés plus tôt1. Ainsi, dans l’ensemble les écarts au niveau des périodes d’arrivée en France entre berbérophones et arabophones sont à présent minimes, les principales distinctions se situent au niveau du pays d’origine et du sexe du migrant.
Figure 3 • Années d’arrivées en France selon la langue reçue et le pays d’origine
Champ : Adultes nés dans l’un des trois pays d’Afrique du Nord, ayant des enfants et ayant reçu d’un de leurs parents le berbère ou/et l’arabe.
Lecture : Parmi les hommes algériens ayant reçu l’arabe dans leur enfance, 25 % (Q1, 1er quartile) sont arrivés en France avant 1962, 50 % (Q2, 2e quartile) avant 1967 et 75 % (Q3, 3e quartile) avant 1976.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
b. Les hommes migrent avant les femmes
5Les profils migratoires des hommes et des femmes venus d’Afrique du Nord diffèrent sensiblement. Les hommes sont généralement arrivés en France à des âges assez proches de ceux des femmes bien que plus dispersés pour ces dernières. Pour autant, lors de la migration, leurs profils sont assez distincts puisque ces derniers sont arrivés plus tôt en France que les femmes. Les femmes algériennes arrivent, par exemple, en moyenne près d’une dizaine d’années après. Pour ces dernières, les différences sont moindres entre les arabophones et les berbérophones. La période migratoire de ces femmes algériennes est très étendue, oscillant entre 1963 (25 % des femmes sont arrivées avant cette date) et 1983 (75 % des femmes sont arrivées avant cette date). Pour les populations marocaines, des différences entre les parcours migratoires des hommes et des femmes sont également visibles, et ces différences sont d’autant plus marquées pour les berbérophones. Enfin, parmi les Tunisiens, les femmes arrivent en moyenne 7 ans après leurs congénères masculins.
Ces éléments sont essentiels pour comprendre la transmission différenciée des langues entre les pères et les mères à leurs enfants vivant en France. Durée de vie en France, statut matrimonial à l’arrivée, présence d’enfants et, indirectement, statut professionnel sont autant de facteurs à prendre en compte pour analyser la transmission intergénérationnelle des langues parentales.
La dernière différence entre hommes et femmes est le statut matrimonial détenu à leur arrivée sur l’hexagone : les premiers s’installant en métropole plus souvent lorsqu’ils sont encore célibataires alors que les secondes arrivent plutôt après l’officialisation de leur union. Cette tendance concerne principalement les populations berbérophones, et en particulier les femmes marocaines. Moins d’un tiers d’entre elles sont arrivées célibataires contre nettement plus de Marocaines arabophones. Ainsi, les trois cinquièmes des femmes sont déjà en couple avant leur migration contre moins des deux cinquièmes des hommes. Cette forte proportion de femmes socialisées au moins en langue berbère, originaires du Maroc et en couple lors de leur venue en métropole, s’explique par un âge de première mise en couple précoce, avec une moyenne de 20 ans pour ces dernières et de 21 ans pour leurs homologues d’Algérie. Pour celles qui ont reçu l’arabe dans leur enfance, la moyenne est d’environ 22 ans et varie peu d’un pays à l’autre. Dans la population masculine, quel que soit le pays dont ils sont originaires, la première mise en couple se fait vers l’âge de 27 ans, ou un peu moins pour les berbérophones. L’écart d’âge à la mise en union entre hommes et femmes s’observe pour l’ensemble de la population (Galland, 1995), mais est d’autant plus fort pour les hommes migrants car l’instabilité professionnelle à laquelle ils sont soumis repousse leur entrée en union (Borrel et Tavan, 2003 ; Tavan, 2004).
En résumé, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les profils migratoires des berbérophones et des arabophones ne sont plus très dissemblables. Entre hommes et femmes et suivant le pays d’origine les différences sont parfois plus marquées. Toutefois, l’analyse des niveaux d’études révèle des taux de non scolarisation encore élevés parmi les migrants natifs du Maroc et berbérophones. L’effet du milieu de vie, rural ou urbain, est en ce cas déterminant, et l’est d’autant plus pour les femmes.
2. Une migration des populations berbères plus ancienne
6Lorsqu’on aborde la question des migrations, on parle souvent d’immigration dite maghrébine ou nord-africaine. Pour qualifier ces populations installées en France, on parle des « Arabes », des « arabo-musulmans ». Au mieux, on prend en compte le critère de nationalité et l’on distingue la vague migratoire algérienne, de la marocaine ou de la tunisienne. Les travaux sociologiques ou démographiques ont rarement été plus loin et la complexité des aspects identitaires et culturels est largement méconnue. La référence aux langues n’étant que peu prise en compte, les populations algériennes, marocaines ou tunisiennes sont perçues à travers leurs appartenances et leurs caractéristiques nationales, mais populations « arabophones » et « berbérophones » ne sont pas distinguées les unes des autres. Or, en étudiant plus précisément les flux migratoires, il apparaît très clairement que les migrants « berbérophones » sont arrivés avant leurs homologues « arabophones ». Le « portrait » précédemment dressé de ces populations en rend compte encore quelque peu, mais de moins en moins. L’enquête Étude de l’histoire familiale de 1999 donne nécessairement une vision déformée des « flux » migratoires. Même en adoptant une démarche rétrospective, les personnes remplissant le questionnaire constituent le « stock » des personnes vivant en France et donc, plus les migrations sont anciennes moins il y a de concordance entre les « flux » et les « stocks ».
Les premiers immigrants en France venus d’Afrique du Nord furent les berbères d’Algérie, et essentiellement les Kabyles. La répression de l’insurrection kabyle de 1871 marque le début de leur émigration massive qui se déploie dans un premier temps principalement vers la Tunisie et la Syrie et dans une moindre mesure vers le Maroc et les pays du Moyen-Orient (Kateb, 2001b) ; puis dans un second temps vers la France métropolitaine. La rébellion kabyle fut lourde de conséquences. Spoliée de ses terres et redevable d’un impôt de guerre particulièrement élevé, privée de ressources et sans emploi, la population pourtant dense se voit contrainte de migrer. Les colons français prennent en main les institutions, et l’organisation des structures sociales et politiques est fortement bouleversée (Simon, 2000). Voyant leurs modes de vie et leurs valeurs perturbés, les Kabyles se tournent vers des pays musulmans frontaliers et entrent en opposition politique, ce que Talha Larbi qualifie « du refus et de l’exil » (1981).
En revanche, la migration vers la France est davantage le résultat de la conjoncture démographique et économique. Avant la première guerre mondiale, les premiers flux vers la métropole se concentrent essentiellement dans la région marseillaise, mais certains remontent ensuite vers les mines du Nord ou encore dans les régions industrielles de Paris, Lyon ou Clermont-Ferrand (Simon, 2000). Ces Algériens sont d’origine rurale et pour la plupart analphabètes. La prolétarisation de la paysannerie les mène en France dans l’espoir d’acquérir un statut social et un salaire plus élevés, mais ces jeunes hommes venus seuls se caractérisent par leurs « va-et-vient », un courant continu entre le pays d’origine et la France appelé noria. À partir de 1914, l’immigration algérienne va s’amplifier. Les besoins de l’armée, mais aussi d’une main-d’œuvre ouvrière la justifient, incitant les autorités à supprimer le « permis de voyage » institué en 1874. Comme avant la guerre, la population recrutée reste très majoritairement kabyle et Meynier (1981) estime qu’en 1923, ils représentent 84,1 % des ouvriers émigrés. Progressivement, la Grande Kabylie va cesser d’être la seule pourvoyeuse d’hommes (Simon, 2000, p. 64) et la Petite Kabylie va même devenir la principale région d’émigration. En 1938, le rapport de Laroque et Ollive mentionne : « La Kabylie est le centre d’émigration essentiel. De là, viennent en effet, la grande majorité des indigènes qui se dirigent vers la métropole et on compte à près de 150 000 les Kabyles émigrés en France avec une supériorité de la Petite Kabylie avec la région de Bougie. »2 (Laroque et Ollive, 1938.) Progressivement, d’autres populations algériennes s’inscrivent dans un processus migratoire, les migrants « arabophones » davantage issus de milieux urbains s’installent en France à partir des années 1940, mais surtout dans les années 1960.
La primauté de l’émigration berbère se retrouve également dans l’immigration marocaine vers la France bien qu’elle fut plus tardive. Dans les années 1950, 95 % des travailleurs venus du Maroc (soit environ 20 000) viennent principalement de Souss, mais aussi du Rif et du Moyen Atlas, c’est-à-dire des régions berbérophones (Direche-Slimani, 1997). Durant l’entre-deux-guerres, l’immigration marocaine se limite quasi-exclusivement au Sud du pays (Souss). De nombreuses sources historiques l’attestent. L’enquête du lieutenant colonel Justinard, menée durant les années 1927 et 1928, indique la prégnance des Chleuhs en cartographiant dans le détail la répartition des Marocains dans la région parisienne en fonction de leur localité d’origine (Atouf, 2002). De même, le rapport Laroque et Ollive (1938) confirme que la région administrative d’Agadir (Souss) est le principal foyer d’émigration vers la France, mais ils sont à cette époque encore peu nombreux, les auteurs les estimant à moins de 10 000. Contrairement à la Kabylie densément peuplée, l’émigration du Sud marocain n’est pas principalement liée à la conjoncture démographique. D’autres régions sont à l’époque plus massivement peuplées sans pour autant être des foyers d’émigration. En fait, au Maroc ce serait surtout la violence de la colonisation qui aurait incité ces populations à partir : « La paupérisation continue, la déstructuration des infrastructures liées à la violence militaire imposée au sud du Maroc, notamment pour disloquer et briser la résistance la plus acharnée de cette région, ont joué un rôle primordial pour spécialiser voire institutionnaliser les premières vagues migratoires en provenance du Sud marocain. » (Atouf, 2002, p. 118.) Compte tenu de l’opposition persistante dans cette région, Lyautey, premier Commissaire Résident général de France au Maroc (1912-1925), a décidé que seules les personnes de 25 à 50 ans et exclusivement originaires de Souss auraient le droit d’émigrer vers la France. Cette mesure visait deux principaux objectifs : d’une part, laisser partir les hommes de cette région afin de disloquer la résistance, d’autre part, conserver les populations des autres régions pacifiées. En effet, les colons ne souhaitaient pas voir partir les Marocains vers la métropole pour la simple raison qu’ils représentaient une main-d’œuvre bon marché, leur maintien sur le territoire permettant par la même occasion de conserver les salaires à un niveau bas.
Ce n’est qu’à partir des années 1950 que l’émigration rifaine (Nord du Maroc) vers la France va débuter. Jusque-là, les Rifains se rendaient principalement en Algérie. Mais le début de la guerre d’Algérie a pour conséquence la fermeture des frontières algéro-marocaines. En outre, la population rifaine se soulève en 1958 pour manifester son mécontentement face à la situation économique de la région, de plus en plus précaire. Le soulèvement, réprimé par l’armée, se transforme en tragédie sanglante et fait plusieurs milliers de morts. Dans un second temps, les instances au pouvoir favorisent, comme à Souss, l’émigration vers la France pour pacifier la région. Le Rif devient le deuxième foyer d’émigration.
La généralisation de l’immigration marocaine et l’arrivée croissante de migrants arabophones, a lieu plutôt au milieu des années 1970, comme on a pu le constater précédemment sur la figure 3. Les migrants ne sont plus seulement des ruraux, mais de plus en plus souvent des citadins : « au Maroc, Casablanca et Fès sont devenues des pôles très importants de départs alors que la part des foyers traditionnels d’émigration (Souss, Rif oriental) décroissait régulièrement. La Kabylie n’envoie plus que 20 % environ des émigrés algériens en France contre 50 à 60 % au début des années cinquante » (Simon, 1996, p. 30).
Quant aux migrants venus de Tunisie, quasi exclusivement arabophones, leur venue en France précède globalement celle des natifs du Maroc, mais est postérieure à celle des migrants d’Algérie, les hommes arrivant vers la fin des années 1960. La première convention bilatérale de main-d’œuvre fut signée avec la France en 1963, mais n’a été mise en application qu’à partir de 1969 (Taamallah, 1987).
Berbérophones et arabophones ont donc vécu des trajectoires migratoires assez différentes du fait de leurs origines (notamment rurales versus citadines), de leur date d’arrivée et de leur processus d’installation en France. Dans son article sur les « trois âges » de l’émigration, Sayad (1977) retrace les différentes trajectoires des migrants algériens selon leur période de migration. L’évolution des itinéraires de ces générations se comprend au regard des profondes transformations de la société d’origine, et notamment au sein de la société rurale. Ce que l’auteur appelle le premier « âge » renvoie à une émigration ordonnée au cours de laquelle, l’homme est missionné par sa famille de venir en France pour un temps limité afin de pourvoir aux besoins de ceux restés au pays.
Les allers-retours entre la France et le pays sont rythmés, organisés en fonction des travaux agricoles à effectuer, et le groupe d’appartenance veille à ce que la personne mandatée pour séjourner en France ne perde pas de vue ses origines et garde son mode de vie et les valeurs propres à ce groupe. Durant cette période, les conjointes ne rejoignent pas leur mari. Mais progressivement, la généralisation de cette migration et le temps de plus en plus long passé à l’extérieur de la famille ont eu des répercussions sur le milieu rural, entraînant ce que Bourdieu et Sayad (1964) ont appelé la « dépaysannisation ». Au paysan « authentique » du premier « âge » de l’émigration succèdent des hommes qui vont se défaire de leur ethos paysan, aspirant davantage au salariat. L’itinéraire des nouveaux migrants ne renvoie plus à une mission d’ordre collectif, il s’agit cette fois d’un acte individuel qui va même les isoler de leurs pairs.
Cette émancipation vers la France est liée également à l’urbanisation progressive de l’Algérie. Ainsi, les allers-retours pour s’occuper des activités agricoles ne sont plus nécessaires, et progressivement, la durée du séjour en France s’allonge jusqu’à devenir permanente même si, comme le dit l’auteur, « le sentiment du provisoire » persiste. C’est en partie pour cela d’ailleurs que les épouses et les enfants rejoignent ces « travailleurs », souvent de nombreuses années plus tard. Enfin, lors du troisième « âge » la migration est davantage vécue comme définitive, l’organisation autour de réseaux est plus rapide, ainsi que le regroupement familial.
Ces trois « idéaux-types » énoncés par Sayad relativisent la vision d’une immigration algérienne ou nord-africaine homogène. Le parcours du Kabyle venu durant la première moitié du xxe siècle ou du Chleuh (berbère de Souss) venu à partir de l’entre-deux-guerres est peu semblable à celui de son congénère arabophone arrivé plus tardivement. Cependant, les « trois âges de l’émigration » ne constituent pas une spécificité algérienne dans la mesure où ces différentes étapes dans le processus migratoire se retrouvent pour d’autres pays (Taïeb, 1998).
La mise au jour des différentes périodes migratoires des populations natives d’Algérie, du Maroc et de Tunisie permet de saisir la baisse significative des migrants berbérophones en France, estimée à partir de l’enquête Étude de l’histoire familiale de 1999. Si dans les années 1960, ces populations étaient sans doute majoritaires, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En 1992, déjà, les résultats fournis par l’enquête MGIS rendaient compte de cette évolution (Tribalat, 1995). Toutefois, les écarts observés entre le Maroc et l’Algérie ne sont pas liés uniquement à ces flux car il existe aussi des différences de déclaration, de valorisation des différentes langues.
II. La visibilité des berbérophones en Algérie, au Maroc puis en France
7L’association des langues arabe et berbère au français est plus marquée en Algérie qu’en Tunisie et surtout qu’au Maroc (tableau 3, p. 57). En outre, la part respective de migrants berbérophones diffère sensiblement selon leur origine. Les migrants ayant reçu, dans leur enfance, de leur(s) parent(s) le berbère représentent près d’un quart des migrants algériens et environ un sixième des migrants marocains ce qui ne correspond pas à leur répartition dans chacun de ces pays.
1. Les berbérophones au Maroc et en Algérie
8De 1936 à 1947, la population marocaine a crû continûment, mais les profils linguistiques se sont peu modifiés. Les adultes arabophones et monolingues ont légèrement augmenté, représentant à peu près les trois cinquièmes de la population et, en contrepartie, la part des berbérophones s’est légèrement amoindrie. Dans l’ensemble, deux cinquièmes de la population sont berbérophones en 1936 et près des deux tiers ne parlent que cette langue. Au recensement de 1947, proportionnellement moins d’adultes déclarent maîtriser la langue berbère mais la part de monolingues reste inchangée. Ils sont donc à cette époque largement représentés dans la population marocaine (tableau 4).
En Algérie comme au Maroc, les colons français ne se sont pas opposés aux Berbères et n’ont pas cherché à limiter cette pratique linguistique. Au contraire, persuadés qu’ils pourraient plus facilement asseoir leur pouvoir en divisant les populations, ils ont utilisé la présence d’arabophones et de berbérophones pour affaiblir l’opposition à la présence française. C’est pourquoi, dès 1911, les recensements de la population comportaient des questions sur les langues parlées. Après l’indépendance, seuls les recensements algériens de 1966 et 1998 ont conservé ces questions, et aucune exploitation sur les langues du recensement de 1998 n’a été publiée à ce jour.
Tableau 4 • Proportions de berbérophones dans la population marocaine sous le protectorat français
Source : Recensements de la population du Maroc de 1936 et 1947.
Auparavant, la répartition de la population algérienne a été faite dès 1860 par Hanoteau qui comptabilisait à l’époque plus de 800 000 berbérophones, soit près de 37 % de l’ensemble de la population (Kateb, 2006). En 1910, ils sont plus de 1,3 million, soit plus de 29 % de la population ; et, enfin, à la veille de l’indépendance, au recensement de 1954, bien que la population ait crû, l’effectif des berbérophones est stable : ils sont proportionnellement moins présents, avec un taux de 20 %. En un siècle, la part des berbérophones en Algérie aurait donc quasiment chuté de moitié.
Qu’en est-il après l’indépendance ? Les politiques d’arabisation instaurées ont-elles renforcé cette baisse des parlers berbérophones ? Le recensement de la population du Maroc de 1960 est le premier après la prise d’indépendance. On y apprend qu’un tiers des hommes parlent au moins le berbère, dont près de la moitié de façon exclusive. Parmi les femmes, la part de berbérophones est la même, mais elles sont un peu plus nombreuses à ne parler que cette langue. Symétriquement, les quatre cinquièmes des hommes parlent l’arabe contre seulement trois quarts des femmes, mais alors que seuls la moitié des hommes en ont un usage exclusif, celles-ci sont nettement plus fréquemment monolingues. Ainsi, de façon générale, le bilinguisme ou le plurilinguisme est moins répandu chez les femmes, quelle que soit la langue.
Les pratiques linguistiques diffèrent aussi d’un milieu à l’autre. En milieu rural, plus des deux cinquièmes de la population parlent au moins berbère et dans certaines provinces telles que Agadir, Ouarzazate ou Nador, les taux s’élèvent à plus de 85 %, dont environ 55 % comme langue unique chez les hommes et 70 % chez les femmes. À l’inverse, en milieu urbain, le berbère est quasiment absent comme langue unique, et seule 10 % de la population se déclare bilingue arabe/berbère. Alors qu’elles parlent souvent uniquement le berbère en milieu rural, lorsqu’elles vivent dans les grandes villes, la grande majorité des femmes parlent exclusivement l’arabe. Près d’un quart des hommes sont bilingues arabe/français.
En bref, quatre ans après l’indépendance, un tiers de la population du Maroc maîtrise un parler berbère, c’est-à-dire très légèrement moins qu’au précédent recensement, treize ans plus tôt. Les parlers berbères au Maroc semblent donc se maintenir relativement bien, mais la politique d’arabisation n’en est qu’à ses prémices et il est encore trop tôt pour mesurer l’impact qu’elle pourrait avoir. Par la suite, les recensements de la population marocaine de 1971, 1982 et 1994 continuent de poser des questions sur les langues parlées, mais seuls paraissent officiellement les chiffres sur les langues lues et écrites permettant de mesurer la part d’analphabétisme. Ce n’est qu’au recensement de 2004 que paraissent à nouveau les principaux résultats sur les « langues locales » utilisées. Parmi la population marocaine, 28,3 % utilise la langue amazighe soit environ 8,5 millions de locuteurs actuels, et sans différence entre hommes et femmes puisque les taux s’élèvent respectivement à 28,2 % et 28,4 %. Ainsi, en plus de quarante ans, la pratique du berbère semble avoir relativement peu fléchi, ce qui s’explique en partie, compte tenu de sa reconnaissance croissante. Son statut de langue scolaire est sans doute un facteur favorable au maintien de cette langue pour les années à venir. Mais ce n’est pas la seule explication. Le maintien du berbère témoigne également d’une certaine revendication identitaire et d’un moyen de protestation pour des populations qui se sentent opprimées. Certes, la domination symbolique de l’arabe est bien réelle, mais cette imposition d’une langue légitime n’a pas a priori modifié radicalement les pratiques linguistiques quotidiennes.
En Algérie, au recensement de 1966, soit quatre ans après la fin de la colonisation, le taux de berbérophones est estimé à un quart de la population algérienne, un taux stable depuis le précédent recensement de 1954. En 1977 et 1987, les recensements de la population algérienne évacueront les questions permettant de dénombrer les populations berbères. Elles seront réintroduites au recensement de 1998, mais sans qu’aucune exploitation ne soit faite ni aucun chiffre publié (tableau 5). Kamel Kateb (2004) a estimé par extrapolation l’effectif actuel des berbérophones à environ 4,7 millions personnes, soit 17 % de l’ensemble de la population ce qui supposerait qu’en trente ans, la part des locuteurs d’un parler berbère en Algérie ait peu bougé3.
Tableau 5 • L’évolution de la part des berbérophones en Algérie et au Maroc (en % pour un total de 100)
Sources : recensements successifs au Maroc et en Algérie excepté pour le résultat de l’année 2003 en Algérie qui ne représente qu’une hypothèse.
En définitive, les populations berbérophones d’Algérie sont légèrement surreprésentées en France par rapport à la situation effective en Algérie, alors qu’inversement, les berbérophones du Maroc sont a priori sous-représentés dans l’immigration marocaine en France.
Reste à savoir si ce constat est un fait objectif qui pourrait s’expliquer, par exemple, par une migration plus massive de la part des berbérophones d’Algérie par rapport aux berbérophones du Maroc ; ou bien si ce résultat dépend davantage de déclarations subjectives, c’est-à-dire d’une interprétation ou d’une valorisation différente de la transmission de la langue berbère d’un pays à un autre.
2. Sentiments d’appartenance, affiliations, identifications
9En France métropolitaine, la déclaration d’une langue berbère est donc plus fréquente parmi les Algériens, comparée aux populations du Maroc alors que dans les pays respectifs, d’après les recensements de populations, la situation est inverse. En Algérie comme au Maroc, les émigrants vers la France ont été en premier lieu des ruraux berbérophones, et cela, sans doute dans des proportions assez proches. Il importe dès lors de chercher à comprendre les facteurs de cette surreprésentation de berbérophones algériens. Peut-on parler d’une revendication ethnique ?
a. Berbérophones et arabophones : une définition en termes d’ethnies ?
10Pourquoi une telle préoccupation ? La question des statistiques ethniques est actuellement en France un sujet à controverses qui occupe largement le champ de l’immigration. Mais, ce n’est pas en ces termes que nous avons choisi d’orienter cet ouvrage. Si les discriminations subies par les migrants arabophones et berbérophones peuvent se répercuter sur le choix de transmettre ou pas leur langue natale à leurs enfants, la ou les langues premières ne renvoient pas directement à une origine ethnique.
Avant tout, il convient d’expliquer la notion d’ethnie, vague, souvent imprécise et employée de plus en plus fréquemment dans le discours commun. On entend couramment parler d’ethnicité, de groupes ethniques, de relations inter-ethniques lorsqu’on aborde les « problèmes des banlieues », des questions touchant à la religion et notamment à l’islam et, plus généralement, à tout ce qui touche à l’immigration, sans que cela fasse réellement référence au sens premier de ce terme.
D’un point de vue anthropologique (Bonte-Isard, 2000), l’ethnie renvoie à un groupe de taille plus importante que la tribu, qui n’a pas de reconnaissance au niveau national et qui ne s’est pas constitué en État. Une ethnie possède un territoire, une langue, une histoire qui lui est propre, des traits culturels qui peuvent la distinguer des autres et une identité collective revendiquée. Pour qu’un groupe, une collectivité devienne une ethnie, il faut donc qu’un certain nombre de ces caractéristiques soient présentes, sans pour autant qu’elles le soient toutes. Si cette construction peut provenir d’une revendication propre au groupe, la notion d’ethnie a aussi, à de maintes reprises, été utilisée par les colonisateurs dans l’objectif de diviser les peuples afin d’asseoir leur domination politique, économique et idéologique (Amselle et M’Bokolo, 1985).
Toujours est-il que la référence à une ethnie n’est en rien une appartenance figée, immuable et qui se transmettrait de génération en génération quel que soit le contexte de vie. En contexte migratoire, il convient de se demander si cette appartenance a encore un sens.
La comparaison est souvent faite avec les pays anglo-saxons qui utiliseraient avec succès ces catégories statistiques. Effectivement, aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada, les recensements de la population ont progressivement introduit la notion d’origine « ethno-raciale » (Simon, 1997) afin de catégoriser les migrants, leurs enfants, mais aussi, plus largement, d’autres populations « visibles ». Aux États-Unis, les données ethno-raciales sont anciennes puisque depuis le recensement de 1790, au moins une question est posée sur l’appartenance « raciale ». Toutefois, il convient de rappeler que cette pratique administrative s’est mise en place dans un dessein ségrégationniste et que d’autres types de données existent également (Richomme, 2007). Or, ces classifications ne sont pas centralisées, et varient d’un État à l’autre. Elles ne sont pas non plus toutes issues d’une auto-identification et même lorsqu’elles le sont, un reclassement est ensuite souvent effectué.
D’un pays à l’autre, les objectifs divergent et la mesure de ces « groupes ethniques » peut varier également. Au Canada, à partir de 1980, le recensement ne se limite plus à classer les individus selon leur lieu de naissance et nationalité, on introduit la notion d’ascendance pour dénombrer les groupes ethniques, sachant toutefois qu’il s’agit d’auto-désignation. Un petit-fils d’immigrant italien peut très bien se déclarer de cette origine ethnique, par simple revendication identitaire. On est très éloigné de la définition anthropologique énoncée précédemment.
Par ailleurs, un problème majeur réside dans le fait que les résultats obtenus divergent fortement d’un recensement à l’autre, le sentiment d’appartenance semblant évoluer au gré des contextes conjoncturels extérieurs. Ainsi, l’ethnicité est susceptible d’évoluer au gré des interactions sociales et fait également référence à la vision de l’autre sur soi, c’est-à-dire à la distance plus ou moins marquée « existant » entre les groupes. Cette mesure des groupes dits ethniques est donc globalement insatisfaisante (Réa et Tripier, 2003). Se pose notamment la question du nom à attribuer à ces catégories construites, de leur nombre ou encore des critères qui serviront à différencier les déclarations les unes des autres. Ces affiliations résultant d’une auto-désignation à un moment t, les données recueillies ne peuvent constituer des variables objectivables ni même permettre la comparaison d’un contexte à un autre. En outre, dans les pays ayant recours à ces classifications, il apparaît que cette reconnaissance de groupes qualifiés d’ethniques a pour conséquence l’institutionnalisation de différences entre des populations. Si les auto-désignations en rapport avec une couleur de peau, une origine nationale, une religion, etc., expriment des sentiments d’appartenance, des revendications identitaires, sociales voire politiques, leur dénombrement par la statistique publique légitime et véhicule une image de la société qui n’est pas sans conséquence sur les rapports sociaux.
En France, on parle aisément de groupe ethnique « arabe » ou « maghrebin », mais pas d’ethnie « corse » ou « bretonne ». En ce sens, comme le dit Max Weber, une « communauté de relations sociales » peut provenir de « l’hérédité raciale » mais pas seulement. Le seul fait d’afficher des différences de comportements ou de modes de vie peut, par la répulsion qu’elles provoquent chez les uns, entraîner une attraction vers d’autres et devenir même un « agent de communalisation » (Weber, 1995 [1922], p. 128). Mais en même temps, cette appartenance n’a pas nécessairement de fondement objectif et ne découle pas toujours de mœurs communes.
_Nous appellerons groupes « ethniques », quand ils ne représentent pas des groupes de « parentage », ces groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’_habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation – peu importe qu’une communauté de sang existe ou non. (Weber, 1995 [1922], p. 130).
Les populations berbérophones installées en France ne constituent donc pas en soi une communauté ethnique car la pratique linguistique n’est pas nécessairement un marqueur identitaire revendiqué4, la croyance subjective du groupe n’étant pas forcément construite autour du critère linguistique.
De même, plus largement, les populations berbères, définies dans leur pays respectif en partie par le territoire qu’elles occupent, ne constituent plus, objectivement, des communautés ethniques en situation migratoire car la cohésion du clan prenait sens dans un contexte historique qui a été bouleversé par la migration. Enfin, si « ethnicité » il peut y avoir, rappelons encore une fois la multiplicité des relations et des univers sociaux dans lesquels les individus évoluent. S’identifier à un moment donné en tant que « musulman », en fonction des interlocuteurs n’est pas antinomique avec une revendication parallèle de « Marocain » ou encore de « chleuh ».
S’il apparaît ici difficile de parler de communauté ethnique pour mentionner les Berbères, pour autant un certain nombre d’éléments rendent compte de la revendication d’une affiliation kabyle et a contrario de la plus faible conscience collective des Berbères du Maroc.
b. Une appartenance kabyle revendiquée5
11Dans l’enquête Étude de l’histoire familiale de 1999, le répondant cite les langues qu’il a reçues dans son enfance de ses parents, mais on ne sait pas s’il s’agit des seules langues connues des transmetteurs ou bien si ces derniers ont volontairement parlé cette langue et non une autre à leurs enfants. Ce point a été abordé lors des entretiens, et l’on observe une valorisation du kabyle en Algérie. En effet, parmi les migrants berbérophones rencontrés, le rapport aux langues a été énoncé à plusieurs reprises très différemment selon qu’il s’agissait de parents originaires d’Algérie ou du Maroc.
Si un sixième seulement des berbérophones natifs d’Algérie déclarent avoir reçu, de leurs parents, le berbère en même temps que l’arabe, contre plus de la moitié de leurs semblables du Maroc, ce n’est pas nécessairement parce que les seconds sont plus souvent bilingues que les premiers.
Dans l’extrait d’entretien qui suit, ce n’est qu’après environ trois quarts d’heure de conversation que Latifa, mère de quatre enfants, née en 1949 et qui travaille actuellement comme femme de ménage chez des particuliers, déclare qu’elle est, en fait, berbère :
Latifa – Ah moi je suis Berbère d’origine, de Ouarzazate le Sud près de Marrakech, je parle couramment, mon mari c’est pareil il est du même coin, on est berbère tous les deux. Moi j’ai grandi à El Jadida près de Casa, c’est pour ça que je parlais l’arabe, donc ça permet de connaître le berbère et l’arabe c’est bien. Quand on était jeune, nos parents ils nous parlaient beaucoup berbère mais après ils nous parlaient arabe aussi, ils parlaient les deux. En principe, les gens dans les villes ils parlent les deux langues par contre les paysans, les montagnards ils parlent que berbère. […] moi j‘aime bien l’arabe, franchement, je le préfère que le berbère, je sais pas, je le sens plus élégant, c’est une langue élégante et la langue du Coran et la langue de beaucoup de choses. L’arabe je trouve elle est plus précieuse que le berbère.
Inversement, parmi les parents kabyles, les discours recueillis attestent de l’importance accordée à cette langue. C’est le cas, par exemple, de Malika de père kabyle et de mère arabophone, qui a peu appris la langue de son père car celui-ci a vécu en France pendant de nombreuses années mais qui percevait une certaine gêne chez lui de savoir que ses enfants n’étaient pas de « vrais » Kabyles :
Malika – […] du moment où tu rentres en Kabylie sur le territoire kabyle tu n’es plus à Alger, ils ont leur langue ils ont leur administration et progressivement ils se détachent du pouvoir central. […] moi je me sens pas plus Kabyle que ça parce que il faut vraiment le vivre à fond, je le comprends à peu près on va dire puisque mon père il a jamais voulu parler l’arabe, il parle que le français et le kabyle ça c’est la particularité de tous les kabyles, ils sont assez ils se serrent les coudes entre eux. […] ma mère elle a fini par apprendre le kabyle [rires] enfin à peu près c’est à se tordre de rire et puis mon père il nous donnait des cours de kabyle, c’était insupportable pour lui que ses enfants ils parlent pas le kabyle. Alors imagine, il nous emmène au bled dans l’arrière pays puisqu’il avait des terres puisqu’il a l’honneur des montagnards, il nous présente à des amis à la famille et les gens très… un peu les montagnards un peu malsains, ils parlent que le kabyle, ils savent très bien qu’on vient de la capitale qu’on comprend à peu près le kabyle, ils commencent à discuter entre eux tu as compris tant mieux si tu as pas compris tant pis pour toi, ils commencent à se moquer alors nous on n’a rien pigé, et mon père le soir il est furax [rires] d’ailleurs il nous emmenait plus [rires].
Cet attachement très marqué des Kabyles à leur parler se comprend en partie au regard de la situation sociopolitique du pays. Au Maroc, les populations berbères sont attachées à l’arabe pour ce qu’il véhicule et notamment par rapport à l’islam et au roi. En Algérie, la volonté centralisatrice des instances au pouvoir est très forte, mais en même temps, le pays reste davantage « segmenté », et comme le raconte Malika, la Kabylie a longtemps bénéficié d’une grande « autonomie ».
Les populations berbérophones d’Algérie revendiquent fortement un attachement à leur langue, mais comparées aux populations tunisiennes et marocaines, les Algériens, arabophones et berbérophones, ont aussi été les plus familiarisés à la langue française.
Avant la migration, les modes de transmission des langues natales berbère et arabe diffèrent d’un pays à un autre compte tenu des politiques d’arabisation instaurées, du rapport entretenu avec la langue française ou de la massification plus ou moins rapide de la scolarisation des jeunes générations. Il existe également un rapport subjectif à la langue berbère, distinct en Algérie et au Maroc, lié en partie à des questions de territoire. Il importe donc à présent de s’interroger sur un maintien éventuel de ces attaches suite à la migration.
Cette importance accordée au kabyle se retrouve également à travers les nominations inscrites dans le volet linguistique de l’enquête Étude de l’histoire familiale 1999 (tableaux 6 et 7). La liste des intitulés et leur fréquence laisse entrevoir certaines différences entre le berbère d’Algérie et le berbère du Maroc, à commencer par la principale nomination de la langue. Pour l’Algérie, la mention de « kabyle » est nettement majoritaire alors que les migrants du Maroc déclarent en premier lieu avoir reçu de leurs parents le « berbère ». La nomination « kabyle » fait directement référence à un territoire et à un parler en particulier tandis que déclarer le « berbère » est nettement plus neutre et ne témoigne pas d’un attachement territorial. En outre, la visibilité des Kabyles dépasse largement les frontières de l’Algérie. Les berbérophones du Maroc en viennent ainsi eux-mêmes à se déclarer « kabyles » considérant qu’il s’agit de la variété de berbère la plus largement connue et supposant que les enquêteurs ne connaissent pas leur variété linguistique. La preuve en est des intitulés fréquemment cités dans l’enquête comme « kabyle marocain » ou « berbère kabyle marocain ».
Cette visibilité du « kabyle » témoigne, de la part des populations originaires d’Algérie, d’appartenances territoriale et culturelle revendiquées. La moindre valorisation du berbère du Maroc parmi les migrants se perçoit à l’inverse par des nominations telles que « patois » ou « dialecte ». Cette valorisation de leur langue et, plus largement d’une culture kabyle, s’exprime également par la proportion importante de ceux qui déclarent n’avoir reçu que cette langue, soit plus de 40 %, alors qu’au Maroc ils seraient moins de 30 % dans ce cas de figure.
On peut en conclure qu’il existe entre les parlers berbères une forme de domination symbolique du kabyle sur les autres variétés. Ainsi, une hiérarchisation sociale se fait également parmi les variétés linguistiques dominées et même au sein d’une même langue.
Tableau 6 • Liste des intitulés de langues reçues comprenant une nomination du berbère selon le pays de naissance
Champ : Adultes nés en Algérie ou au Maroc, et ayant reçu d’au moins un de leurs parents le berbère.
Note : Les effectifs indiqués sont les effectifs réels comprenant les intitulés de(s) langue(s) (première ou deuxième ligne de réponse) reçues du père et/ou de la mère, comprenant au moins une nomination du berbère.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
Tableau 7 • Liste des intitulés de langues reçues comprenant au moins une nomination de l’arabe selon le pays de naissance
Tableau 7 • suite
Champ : Adultes nés en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, et ayant reçu l’arabe d’au moins un de leurs parents.
Note : Les effectifs indiqués sont les effectifs réels comprenant les intitulés de(s) langue(s) (première ou deuxième ligne de réponse) reçues du père et/ ou de la mère, comprenant au moins une nomination de l’arabe.
Source : EHF 1999, Insee-Ined.
Conclusion
12Ce deuxième chapitre, fortement axé sur les populations berbères, rend compte de leur existence et de leur ancrage ancien en France, souvent méconnus. Par ailleurs, la question des populations berbères est corrélée à des contextes de vie, la distribution des langues étant souvent liée à une distribution géographique.
L’Afrique du Nord ne constitue pas un bloc monolithique. La formation des États nationaux, la construction de leur idéologie nationale s’est faite pendant la période coloniale et post-coloniale. En France, à propos des immigrés, on parle communément des « Nord-Africains », des « Maghrébins » et on a tendance à les enfermer dans une appartenance religieuse, une culture musulmane commune, qu’ils soient Arabes, Berbères ou encore Algériens, Marocains, Tunisiens, sans reconnaître leurs différences nationales et linguistiques. « Cette rétention à prononcer le nom national s’exerce encore et l’on est bien content de s’investir dans des propos sur l’islam puisque l’islam permet encore de perpétuer cette négation de l’existence nationale » (Gallissot, 2000, p. 20). De fait, cette unité « nord-africaine » ou « maghrébine » se construit parfois après la migration, d’une part car ils sont vus comme « semblables », « proches » par le regard extérieur et, d’autre part, car eux-mêmes, les parents migrants, vont quelquefois se redéfinir comme tels, aménageant par exemple leurs pratiques linguistiques en arabe ou en berbère afin de permettre une intercompréhension. Dans une intervention intitulée Le rêve brisé du Maghreb des peuples, René Gallissot (1997) résume finement cette situation :
La qualification de Nord-Africain a été employée en France et par les Français, pour les troupes nord-africaines donc, et pour les immigrants. C’est en France qu’il y avait des Nord-Africains, il est resté un faciès et un type nord-africain pour la police et pour le racisme. […] L’identification, cette création d’ethnicité, se fait souvent par transposition, à partir du pays où l’on n’est pas. Aujourd’hui les Maghrébins sont en Europe, alors qu’il n’y a pas ou pas encore de Maghrébins en Afrique du Nord. L’utopie unitaire grandit en exil (Gallissot, 1997, p. 118).
Toutefois, même après la migration, comprendre les mécanismes de la transmission des langues arabe et berbère nécessite de distinguer ces migrants (même si par la suite d’autres catégorisations pourront émerger à partir de la prise en compte d’autres facteurs), de montrer qu’ils n’ont pas tous des trajectoires similaires dans la mesure où, selon leur pays d’origine, leur milieu de socialisation, ou encore leur(s) langue(s) natales, ils ont connu des parcours parfois assez différents et sont porteurs de caractéristiques, de ressources inégalement mobilisables une fois en France. Ils ne sont donc pas potentiellement les mêmes transmetteurs.
Enfin, l’étude qualitative est centrée sur des familles dont les parents sont majoritairement âgés de 40 à 50 ans, c’est-à-dire nés dans les années 1950 et 1960, à la fin des périodes de colonisation ou juste après, ayant migré une vingtaine d’années plus tard. Depuis, le paysage sociopolitique et linguistique a continué d’évoluer comme on a pu l’évoquer tout au long de cette première partie. Bien que les migrants d’Algérie, du Maroc et de Tunisie ne vivent pas directement ces mutations, il est important d’en tenir compte car, comme on le verra plus loin, la transmission des langues parentales aux enfants se fait en prenant en compte le pays d’origine où, pour nombre de ces migrants, les parents, frères et sœurs vivent toujours et avec lesquels ils gardent contact, notamment par des retours saisonniers souvent réguliers.