Études d’histoire et d’archéologie cisterciennes (original) (raw)

Abbayes cisterciennes féminines des comté et duché de Bourgogne. Travaux 2004-2005

1Réactivant une démarche entreprise depuis plusieurs années dans la perspective d’une synthèse régionale sur l’histoire et le bâti des monastères cisterciens de femmes des comté et duché Bourgogne, terre de Langres comprise, aux xiie-xve siècles, les années 2004-2005 ont vu la parution de cinq études. Quatre ont permis de mettre un terme définitif à trois nouvelles monographies, portant ainsi l’avancement du projet à près des deux tiers des maisons relevant officiellement ou non de l’ordre de Cîteaux.

2Comme la dizaine de celles qui les ont précédées, toutes sont conçues selon un canevas qui a fait ses preuves : en annexes, édition intégrale des sources, bibliographie critique, parfois thèmes particuliers sont précédés par un exposé d’ensemble associant mises en contextes, exploitation fouillée de la documentation et vision aussi synthétique et évolutive que possible. Les études sur Corcelles et Ounans ont été conduites en collaboration avec Laurent Olivier.

Corcelles

3Les archives médiévales de Corcelles_,_abbaye qui donna naissance au village homonyme situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Besançon 1, ont presque toutes disparu. Les documents antérieurs au xve siècle se comptent moins d’une vingtaine, tout juste une douzaine sans les legs testamentaires. C’est dire si toute étude globale est définitivement exclue pour cette période-là.

4Ce premier travail s’est donc borné à une édition des textes des xiie-xive siècles et à l’habituelle bibliographie commentée. Deux sujets ont paru néanmoins pouvoir et devoir être développés, la date de la fondation et les réalités de son patrimoine, à partir de sources extérieures et, cas rare, d’un grand privilège de Lucius III.

5En l’absence de charte fondatrice, les propositions de l’historiographie se résument à trois hypothèses. Inspirés de la Gallia Christiana, les auteurs nationaux s’en tiennent à 1179, année du plus ancien document conservé. À la suite de Dunod, les historiens locaux ont poussé plus loin les investigations, notamment Gauthier qui avança « vers 1150 », en se basant sur le millésime 1155 figurant dans une pancarte épiscopale d’un autre fonds, mais concernant un fait mentionné par la bulle pontificale précitée. Plus prudents, les chercheurs cisterciens énoncèrent quelques faits nouveaux recueillis ici ou là, mais sans argument décisif fiable.

6L’hypothèse 1179 peut être écartée dès lors que l’original en question est une simple donation prouvant seulement que cette année-là l’abbaye existait déjà. Sauf qu’il y a incompatibilité entre ce millésime et l’indiction formulée qui correspond à 1173. Rapportée par la même bulle, une largesse consentie par le comte Étienne de Bourgogne ouvre la porte aux années 1169-1170. Une autre clause rapportée par le pape ne peut par ailleurs qu’être antérieure au décès de l’archevêque de Besançon, Humbert, en 1161. Si bien qu’on se rapproche désormais beaucoup de ce milieu du xiie siècle proposé par les auteurs comtois. Corcelles rejoint ainsi la quasi-totalité des maisons cisterciennes féminines bourguignonnes dont les origines sont nettement plus anciennes qu’on le croyait jusque-là. Le tout dans le sillage d’Acey et celui des familles de notables de la vallée de l’Ognon.

7Datée de 1185, le grand privilège de Lucius III énumère en détail les biens et droits dont jouissait l’abbaye après une génération d’existence. Leur modicité par rapport aux monastères masculins est flagrante. Leur variété et leur complémentarité dénotent la priorité mise à satisfaire les seuls besoins domestiques quotidiens. Ni spéculation foncière, ni granges connues pour une communauté qui, à l’instar de toutes celles des comté et duché de Bourgogne hormis Tart, resta toujours modeste 2.

8Un autre article permettra ultérieurement d’effleurer son histoire temporelle entre les années 1400 et le début du xvie siècle à partir d’actes plus nombreux. Et un état des connaissances sur le bâti médiéval sera possible grâce à l’existence de la nef et du chœur de son abbatiale, la mieux conservée de toutes, aux procès-verbaux de visite qui précédèrent la fusion imposée avec Ounans-Dole en 1609 et à un plan exceptionnel de 1630.

Corcelles, l’abbatiale (Cliché B. Chauvin)

Ounans

9Mieux informée par quelque 120 documents, l’histoire médiévale d’Ounans_,_ abbaye située au pied du Jura 3, est désormais achevée. Un article paru il y a quelques années avait présenté ses décennies de transition entre la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance, ponctuées par un abandon du site ― enfin retrouvé ― et du monastère originels minés par les eaux de la Loue, puis transfert provisoire en 1520 sur une terrasse non inondable plus au sud 4, avant repli définitif derrière les remparts de Dole en 1595. Deux nouvelles études, consacrées l’une à ses débuts au milieu du xiie siècle, l’autre à ses réalités jusqu’au milieu du xve ont été publiées simultanément.

10Une fois de plus, l’historien doit faire face à des origines obscures par défaut de sources explicites et à cause des complications introduites peu à peu par une historiographie peu regardante. À la suite de Dunod, c’est autour du millésime 1147 que les auteurs régionaux relayés par les répertoires nationaux ont fixé les débuts de cette maison. Sauf qu’en l’espèce cette année-là, au surplus à transposer en nouveau style (1148), s’applique, là aussi, au fait le plus ancien connu, une donation par un sire de Salins, et non à une fondation proprement dite nécessairement plus précoce.

11Une approche critique a permis d’assurer une datation antérieure à 1158, de confirmer la crédibilité du terme 1148 et d’avancer à partir d’indices concordants que les années 1140 étaient vraisemblables. La création d’Ounans semble pouvoir résulter d’une convergence de deux données principales : l’obligation pour l’abbaye masculine de Balerne d’installer dans un endroit plus favorable les pieuses femmes qui, de manière sûre, vivaient dans son orbite, ce qui a dû être aussi le cas du monastère de Rosières tout proche voire de Buillon, et la volonté de Gaucher IV de Salins de surveiller au mieux la grande route conduisant aux précieuses sources salées.

12Ce premier développement n’est étayé que par une petite pancarte épiscopale et un fait rapporté. Silence complet ensuite jusqu’à la fin du xiie siècle, quand Ounans est comptabilisée parmi les 18 maisons-filles de Tart. Puis la documentation reste limitée à une demi-douzaine de textes, confirmations pontificale et épiscopales, donations comtales sur le sel, qui n’éclairent guère son histoire de la première moitié du xiiie 5.

13Passée cette date, les sources deviennent moins rares. Une centaine de documents, textes complets ou mentions d’inventaires, font entrevoir la vie de l’abbaye pendant deux siècles. Entre les milieux du xiiie et du xive, la communauté disposant d’une assise matérielle étroite mais favorable connaît une prospérité relative. Elle possède des biens et perçoit des redevances autour du monastère, fait exploiter une grange en forêt de Chaux, dispose d’un moulin sur la Loue, mais c’est d’Arbois qu’elle tire ses meilleurs revenus grâce aux vignes et aux maisons qu’elle y détient. Complété par des rentes régulières sur le sel de Salins, ce temporel diversifié assure un quotidien suffisant, sans nulle richesse cependant. Un dénombrement des bénéfices du comté de Bourgogne établi en 1295 qualifie les religieuses de « povres dames », avec des revenus annuels de moins de 100 livres, quand certaines maisons cisterciennes masculines dépassent plusieurs milliers.

14Il est possible de cerner la base sociale locale mais influente dont bénéficie l’abbaye. Plus que les gens d’Église cantonnés dans des fonctions formalistes, la population vigneronne d’Arbois lui offre une assise de bienfaiteurs et d’interlocuteurs constants au gré de ses nécessités spirituelles et de ses intérêts matériels. Les petits seigneurs locaux s’effacent rapidement, mais sont relayés par les deux puissantes maisons d’Oiselay, seigneurs d’Ounans, et des Chalon devenus sires de Salins.

15Après le passage dévastateur de la peste noire en 1348, va s’ouvrir un siècle de survie malaisée. Vignes et sel constituent cette fois des proies tentantes pour les Grandes Compagnies, puis sont convoitées à travers les guerres féodales, même si la documentation reste muette sur les inévitables dommages subis par le monastère. La communauté va réussir néanmoins à survivre tant mal que bien grâce au soutien constant des comtes et de leur parentèle locale, à des revenus modestes mais assurés, et à un effectif toujours maintenu au niveau minimal, au moins sept professes en 1392. Mais sans aucunement pouvoir faire face au problème lancinant des bâtiments originels inexorablement minés par les eaux impétueuses de la Loue 6.

Poulangy

16Poulangyoccupe une place unique dans le mouvement cistercien féminin bourguignon, peut-être même national. Située entre Chaumont et Langres 7, cette vieille abbaye bénédictine carolingienne voire mérovingienne, releva de Cîteaux pendant moins d’un siècle. L’approche de cet épisode hors normes n’en est que potentiellement plus instructive.

17Tributaire de Vignier, l’historiographie a fait de saint Bernard et de Godefroid, son ancien prieur devenu évêque de Langres, les instigateurs de cette affiliation datable des années 1147-1148, quand le saint abbé eut à gérer le diocèse et y reçut Eugène III, lui-même ex-moine de Clairvaux. Une vraisemblable phase d’initiation aux usages de l’ordre et le choix d’une personne sûre comme abbesse, Adeline sa nièce, relèvent d’un canevas habituel proche de celui de Boulancourt et de Longuay, maisons réformées au même moment et dans les mêmes circonstances.

18Reste qu’un lien juridique, même confirmé par la mention de Poulangy parmi les 18 abbayes relevant de Tart à la fin du xiie siècle, ne suffit pas, dans les faits, pour donner à une communauté l’esprit d’un ordre monastique surtout s’il lui a été imposé. La symbiose entre l’évêché de Langres et Clairvaux, la densité du tissu cistercien en pays lingon et la personnalité d’Adeline donnèrent néanmoins vie à la réforme pendant la durée de son abbatiat, jusque vers 1175. Mais les religieuses semblent s’être fort bien accommodées de l’évolution intérieure qui les vit, entre autres, peu à peu acquérir des revenus sur autrui et détenir des hommes. L’obtention de l’église de Crenay dès 1164 et la passation d’un contrat d’entrecours en 1215 inaugurent et scellent un lent changement, renforcé par le maintien de particularismes institutionnels, une intégration croissante dans le tissu féodal et une étroitesse accrue des relations avec l’évêque de Langres.

19Si bien qu’à une époque où tant de communautés féminines informelles demandaient avec insistance leur rattachement à l’édifice cistercien alors à l’apogée de sa puissance spirituelle et matérielle, celle de Poulangy s’engage sur la voie de l’indépendance. Dans les premières décennies du xiiie siècle, acteurs et contextes ont changé. La Terre de Langres est devenue l’interface disputée entre Champagne et Bourgogne ; ses évêques sont désormais de grands seigneurs qui cherchent à placer leurs pions au plus et au mieux ; alliances féodales se nouent et se dénouent au gré des intérêts du moment. Or les moniales sont partagées entre deux courants : les plus âgées sans doute, tenantes de l’ordre de Cîteaux, assurément pro-Bourgogne et les plus jeunes, soucieuses d’autonomie et favorables à l’évêque de Langres, allié des comtes de Champagne... À l’occasion d’une élection abbatiale, les secondes l’emportent. Saisi de l’affaire, le chapitre général débordé devant les procédures d’affiliation s’en remet à l’abbé de Cîteaux, « pourvu que cela ne coûte rien à l’ordre », avoue-t-il dans un prosaïsme éloquent. Bien dans l’esprit du temps, un faux compromis est trouvé en 1233 : l’abbesse-mère de Tart reste détentrice de toutes les apparences formelles du pouvoir qui, dans ses réalités fondamentales, passe à l’évêque de Langres.

20Il n’est guère besoin d’aller chercher loin les raisons de l’échec de la greffe cistercienne. Née d’un monastère de très vieille fondation, source de fortes pesanteurs, sans groupe masculin pouvant servir de soutien et de contrepoids, la communauté de Poulangy se trouva écartelée entre l’autoritarisme lointain de Cîteaux et la bienveillance proche d’un évêque dont elle relevait avant l’intervention bernardine. Rarissimes, et par là particulièrement intéressants, sont les documents permettant une vision aussi intimiste de la vie interne d’une communauté monastique.

21Une édition d’un cartulaire factice de 45 actes (1101-1523) dont les deux tiers inédits et une liste critique des abbesses (xiie-xiiie siècles) terminent cette étude 8.

Vauxbons

22Comme sa voisine Belfays 9 déjà étudiée 10, Vauxbons 11, abbaye perdue au bout d’une tête de haut vallon à quelques kilomètres à l’ouest de Langres, faisait partie de la catégorie des maisons cisterciennes féminines « laissées pour compte », selon le mot de Dimier. Sa suppression canonique précoce, la disparition intégrale du moindre bâti et l’apparente dispersion de son chartrier expliquent l’extrême indigence des notices des auteurs lingons et des historiens cisterciens.

23Une piste inexploitée rendait toutefois une étude possible. Lors de son extinction, le chapitre général réunit son temporel à l’abbaye masculine voisine d’Auberive. Et c’est dans le chartrier de celle-ci que furent versés une partie de ses titres. Ils s’y trouvent encore et, réunis à quelques pièces retrouvées ici ou là, ont permis de proposer la publication d’une soixantaine de documents (1175-1405), presque tous inédits, autorisant une mise au point entièrement nouvelle 12.

24Un premier chapitre s’attache aux origines, incertaines comme presque toujours. Une fois éliminée la méprise avec un Valbuena castillan en place dès 1205, l’unanimité des notices s’est fixée sur ou autour du millésime 1181 à cause d’une confirmation pourtant non datée, transmise par une petite pancarte relatant des faits d’une antériorité évidente mais inquantifiable. Fin connaisseur des archives lingonnes, Roussel fut le seul à avancer l’année 1175, mais sans indiquer sa source finalement exhumée d’un fonds voisin. Elle prouve que cette année-là, la communauté de Vauxbons existait déjà. Ses débuts semblent résulter d’une fusion originale entre les moniales attestées de l’hospice de Longuay avant qu’il devienne abbaye cistercienne masculine vers 1150, et les femmes laïques en recherche de spiritualité nouvelle gravitant dans l’orbite d’Auberive.

25Son histoire se décline ensuite en trois temps marqués par une pauvreté et une fragilité aux antipodes du visage de richesse et de puissance qui sied ordinairement aux monastères masculins cisterciens. Une dotation initiale réduite et une précarité reconnue obligent en 1216 la communauté à affermer en bloc son modeste temporel au riche chapitre de Langres. Et en 1223, une petite donation prévoit une clause de retour au bénéfice du cédant « au cas où l’abbaye viendrait à disparaître ». Les années 1225 marquent un réel tournant. En sortant de son isolement social et en accroissant son petit temporel, elle réussit à connaître une relative embellie. Les hobereaux locaux se font généreux, les lieux réguliers définitifs sont construits, des rentrées en nature assurent le quotidien. Mais dès 1275, le système se grippe. Querelles, procédures et mesures de repli se multiplient. Les héritiers ne versent plus les redevances, les curés contestent les dîmes, les moines de Longuay chicanent. Plus grave, l’effectif s’étiole et c’est une institution affaiblie qui doit faire face aux catastrophes du milieu du xive siècle.

26La virulence des troubles subis par la région de Langres à cette époque laisse deviner les violences endurées par une communauté plus ou moins repliée dans la cité épiscopale. Mais quand le calme revient, une rationalisation s’impose avant de remettre le temporel en production. Le défaut de recrutement oblige néanmoins le chapitre général à prononcer en 1394 une suppression avec envoi dans une autre maison de l’ordre des deux dernières religieuses dotées d’une pension versée par Auberive. En 1405, Benoît XIII ratifie cette décision à laquelle, après dix ans de résistance, se plie la dernière moniale assurée de conserver sa fonction abbatiale à la tête de Colonges. L’abbé d’Auberive prend possession d’un monastère en triste état et du petit temporel qu’il convoitait depuis longtemps. Vauxbons devint un prieuré masculin, puis fut réduit à l’état de simple cure.

27Deux annexes traitent l’une des maigres données réunies sur son église utilisée à titre paroissial jusqu’au milieu du xixe siècle, l’autre du sceau original d’une abbesse (1267) conservé aux Archives nationales.

28Il n’est pas encore temps de tirer conclusions de ces travaux nécessairement fragmentaires. Ceux-ci se poursuivent et, toujours selon le même schéma, deux autres monographies sont en cours pour autant d’abbayes aux chartriers nettement mieux fournis.

Datations dendrochronologiques au Clos de Vougeot

29Il n’est aucunement besoin de présenter ici le Clos de Vougeot, l’un des plus hauts lieux du tourisme bourguignon, réputé dans le monde entier. La Confrérie des chevaliers du tastevin y reçoit chaque année 75 000 visiteurs et y tient une vingtaine de chapitres, aussi hauts en saveurs qu’en couleurs. Elle réalise et diffuse dépliants, brochures et livres pour fixer par le texte et par l’image le souvenir d’une découverte architecturale ou l’émotion d’une soirée conviviale. Publié voici douze ans, l’ouvrage principal demandait une réécriture, plus scientifique, davantage portée sur le contexte cistercien et mieux étayée au plan artistique. Ce travail est sur le point de sortir des presses 13.

30Si les conditions de l’édification du château au milieu du xvie siècle par dom Jean Loisier, abbé de Cîteaux, sont restées dans la mémoire des hommes, on devine que le cellier et la cuverie datent du Moyen Âge, mais ni leurs datations précises ni les circonstances de leurs constructions ne sont plus connues. Leurs deux magnifiques charpentes, le massif plafond du premier et les quatre gigantesques pressoirs de la seconde ne suscitent depuis des lustres qu’interrogations irrésolues. Pour faire bonne mesure, on a même avancé que certaines de leurs poutres remontaient au sacre de Charlemagne… Toute nouvelle monographie sérieuse exigeait que fussent pratiqués une série d’examens dendrochronologiques. Confiée au C.E.D.R.E. 14, cette mission se déroula à l’automne 2004 et son rapport fut rendu au printemps suivant. Un article de fond en décrira les modalités et en livrera les conclusions, soutenues par une large iconographie 15. L’intérêt du site et l’originalité de la démarche ont toutefois semblé appeler le présent résumé pour les lecteurs du Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre .

Bois analysés et méthodes suivies

31Le rez-de-chaussée du cellier est aujourd’hui une salle de réception ; quoique donnant de plain-pied sur la cour, ce vaste espace rectangulaire (25,5 x 15,5 m murs exclus) fut conçu pour servir de cave. Quatre gouttereaux et deux épines de quatre piles de pierre soutiennent à 3,70 m de hauteur un puissant plafond en chêne supportant 65 cm de gravats d’isolation. Deux chaînes de madriers délimitent trois nefs orientées nord-sud. Ancrés dans les deux murs latéraux, onze corbeaux de pierre à l’ouest et dix à l’est, de dimensions et de profils dissemblables, donnent appui à des poutres de rive. Des saignées montrent leur insertion après coup dans la maçonnerie, à des distances variables et à des hauteurs changeantes au point qu’il a fallu insérer des cales en bois pour assurer l’horizontalité. Les uns et les autres supportent perpendiculairement d’énormes solives.

32Une première observation révèle l’hétérogénéité de l’ensemble. Les modes de débitage et d’équarrissage diffèrent ; quelques mortaises orphelines attestent de certains réemplois ; les solives ne s’emboîtent plus dans le décrochement prévu à cet effet au-dessus des gouttereaux. D’évidence, il y a là un savant remontage.

33À l’étage, autrefois dortoir des convers, la charpente est réellement impressionnante par son ampleur et son élancement. Prenant assise sur deux gouttereaux très bas à l’est et à l’ouest comme sur deux hauts pignons triangulaires au nord et au sud, son châssis s’articule en cinq fermes et quatre cours de pannes sur lesquelles s’appuient deux versants en bâtière d’une pente de 48-49°. Chaque ferme est composée d’un entrait de 17,5 m, de deux paires d’arbalétriers d’une portée de 14 m assemblés à un entrait retroussé avec poinçon de relevage. La faîtière et trois niveaux de sous-faîtières raidies par des croix de Saint-André fixent le contreventement axial, gage de stabilité latérale. Cette forêt de poutraison a belle allure et offre une remarquable leçon technique.

34Un examen préliminaire montre son homogénéité. Cohérent de I à V du sud vers le nord, un marquage à la rainette règle les fermes, avec ou sans bâtonnet en brisure pour le montage d’un côté ou de l’autre. Marqués de la même manière, arbalétriers, échantignoles et chevrons sont contemporains. Tous les bois sont peu équarris et ont été débités par sciage. Le gros de cette armature semble résulter d’un même chantier, que ne compromettent pas quelques pièces de réemploi. Comme par ailleurs elle plante deux sous-faîtières sans reprise de maçonnerie dans les surélévations des pignons, on peut d’emblée supposer une campagne unique de travaux.

35Entièrement en chêne, la charpente de la cuverie s’organise au-dessus de quatre galeries (31 x 11 m murs exclus) distribuées autour d’une courette intérieure. Son châssis est composé de deux demi-fermes d’angle et de quatre fermes complètes par galerie. Chacune comporte un entrait de 12 m, deux arbalétriers et un poinçon central. Le contreventement est assuré par la faîtière et une sous-faîtière reliées par des croix de Saint-André. Les pieds des chevrons sont bloqués par un blochet et raidis par une jambette qui confèrent à la structure, par ailleurs assez proche de celle du dortoir, une originalité certaine.

36Les marquages sont complexes, mais cohérents. Les fermes portent les chiffres I à V, avec un signe distinctif par aile : rien au sud, deux demi-cercles à l’est, un cercle au nord et un bâtonnet en brisure à l’ouest. Les chevrons sont marqués en pied de 1 à 60 par des chiffres romains. Quelques réfections ou modifications ponctuelles ne perturbent pas cet assemblage presque intact.

37À première vue, les quatre pressoirs sont très ressemblants. Par leurs dimensions : long de 10,5 m, large et haut d’environ 4,5 m, chacun occupe près de 50 m2 au sol et a nécessité 25 à 30 m3 de chêne. Par leur technicité, puisque tous appartiennent à la famille des engins à levier et au type à taissons de bois ancrés dans le terrain. Leur cage est faite de quatre puissantes jumelles. Une fois l’aiguille de blocage enlevée, une vis en orme mue par un cabestan fait monter ou descendre un énorme levier de poutres assemblées qui appuient sur une pyramide de madriers couvrant le matis contenant la vendange à presser.

38Les différences ne se résument pas aux remplacements habituels des pièces les plus sollicitées. Les deux pressoirs de la galerie orientale ont été débités à l’herminette ; ceux de la galerie occidentale à la scie de long. Celui du sud-est semble avoir été conçu pour pouvoir être glissé sous l’entrait diagonal de la charpente ; alors qu’il a fallu entailler d’une quinzaine de centimètres celui du sud-ouest pour occuper une place analogue. Ces constats autorisent à envisager que ces deux couples d’engins ne datent pas de la même époque.

39Une fois les échantillons prélevés, le principe de base consiste à former des groupes comparables à partir de l’observation des modes de débitage, des marques de charpentiers et des indices de réfection. Lorsque ces caractéristiques sont identiques, on a de bonnes chances d’être en présence de bois homogènes. Huit groupes ont ainsi pu être constitués, chacun correspondant à l’une des sept structures à analyser, à l’exception de la charpente du dortoir au sein de laquelle deux différents ont été détectés. Pour chacun, il faut disposer d’une dizaine d’échantillons ; en l’espèce, 75 ont été prélevés. Chaque échantillon doit livrer de 50 à 80 cernes afin de respecter les conditions minimales statistiques de datation. Ils sont ensuite mesurés en centièmes de millimètres par système optique informatisé. Les valeurs obtenues sont confrontées en vue d’obtenir une chronologie moyenne (CM) élargie qui, par glissements successifs, sera à son tour comparée à des séries étalonnées ; 10 séries régionales et 22 locales, dont moitié établies entre monts bourguignons et montagne jurassienne, ont ainsi été mises à contribution.

40Une fois écartés 15 échantillons inutilisables, les 60 autres ont formé quatre lots :

41Le degré de confiance à accorder à ces datations est calculé par un test dit de Student et détermination de classes. CM1 et CM3 ont pu être rangées sous classe B, à risque d’erreur faible. CM2 et CM4 sous classe A, à risque d’erreur quasiment nul. Les propositions formulées peuvent donc être considérées comme fiables.

Résultats obtenus et questions en suspens

42Le plafond du rez-de-chaussée du cellier a livré un échantillon (CM1) dont le dernier cerne d’aubier observable est formé en 1156. L’aubier en déficit implique une année d’abattage comprise entre 1157 et 1194, soit une moyenne théorique s’établissant vers 1175. Deux échantillons de même provenance (CM3) ont par ailleurs fourni 1684 comme terme antérieur à la coupe de leurs billes.

43En conséquence, le plafond actuel de la salle de réception a pu suivre l’évolution et les remaniements suivants en deux phases principales :

44phase A : entre 1157 et 1194, élévation des gouttereaux et mise en place de deux rangées de quatre piles monolithes de section carrée de 60 cm de côté et de 3,70 m de hauteur, déterminant trois nefs en axe et centrées d’une largeur identique de presque 5 m. Les madriers nord-sud qu’elles supportent donnent appui à des solives est-ouest bien calées jusqu’au fond des décrochements prévus pour cela au-dessus des deux gouttereaux.

45phase B : Après 1684 et avant ou en 1698, année de pose d’une nouvelle charpente (voir infra), démontage du plafond et des piles. À cause de leur mauvais état, un retaillage des monolithes est pratiqué en vue d’un réemploi optimal, par raccourcissement de l’une ou des deux extrémités et amincissement sur toute la longueur de deux des quatre faces. L’ordre dans lequel elles ont été reposées est révélateur. Intactes, les deux du nord ont été réinstallées les premières, témoignant de ce que furent les colonnes originelles. Au nord-ouest, une troisième a été délignée sur deux faces et raccourcie à une extrémité ; de là sa section rectangulaire plus petite et un bloc de complément. Les quatre suivantes ont également été amincies sur deux faces et ont dû être amputées aux deux bouts ; ce qui a obligé le maître d’œuvre, tout en plaçant les faces longues dans l’axe de portance, à les asseoir sur des socles compensatoires en bas et à les prolonger par des moellons de calage en haut. De section carrée, la huitième pile, celle de l’angle sud-ouest, a été montée la dernière avec réutilisation de neuf blocs différents récupérés lors des tailles précédentes.

46D’autre part, si les piles de l’alignement ouest ont été reposées sur leurs emplacements précédents, créant ainsi une nef occidentale de 4,80 m de large, celles de l’est paraissent avoir été reportées de près d’1 m vers l’ouest, ce qui a eu pour effet de réduire la nef centrale à 4,10 m et d’élargir la nef orientale à 5,80 m. Tout en conservant à la nef du milieu une largeur suffisante pour la circulation des charrettes, cette nouvelle disposition réfléchie pourrait résulter du souci d’installer dans la nef orientale des futailles de dimensions différentes, donc de capacités plus grandes, ou plus petites mais alors plus nombreuses, en tous cas mieux adaptées aux caprices permanents des vendanges que des fûts identiques. De tels réaménagements spatiaux sont courants lors des restructurations contemporaines de caves anciennes.

47Cette inégale largeur des nefs présentait en outre le réel avantage de pouvoir réutiliser au mieux de leurs potentialités différentes les bois récupérés dans la charpente et le plafond originels. En faisant insérer des corbeaux de pierre destinés à porter des poutres de rive dont la face supérieure est sur le même plan que le pied du décrochement aménagé au-dessus des murs, le maître d’œuvre gagna encore deux ou trois précieux décimètres. Sur cette base élargie, mi-pierre/mi-bois, les solives purent ainsi ne pas être réemboîtées.

48À l’étage, quatre échantillons (CM1) possèdent un aubier incomplet dont le cerne le plus récent, 1166, constitue un terme antérieur à l’abattage de l’arbre. En admettant que toutes les billes ont été coupées simultanément, la datation de leur mise à bas correspond à la période commune aux quatre estimations, entre 1167 et 1189. Quatre autres échantillons (CM3) ont conservé leur aubier complet avec dernier cerne sous écorce de 1694 (2 fois), 1696 et 1697. On en conclura qu’il y a eu stockage d’au moins quatre ans avec mise à disposition en vue d’un chantier global à partir de 1698.

49On peut en déduire les propositions suivantes résumant l’évolution des charpentes successives du dortoir, également en deux phases principales :

50phase A : entre 1167 et 1189, pose de la charpente originelle dont subsistent une trentaine de pièces en réemploi, soit 10 % des bois actuels, caractérisés par des assemblages de mortaises à mi-bois et existence de rainures sans doute de blocage pour cloisons légères. Elle soutenait une toiture à deux pans à pente de 41-42° correspondant aux pignons non surélevés.

51phase B : 85 % des bois en place ont été abattus entre 1694 et 1697 afin de constituer le stock suffisant que supposait un bâtiment dont les dimensions exigeaient un grand nombre de pièces très longues et de fortes sections. Une confirmation inattendue de l’année du chantier a été apportée en cours d’enquête par la découverte du millésime 169[8] inscrit au charbon en face sud de l’entrait septentrional, bien en vue sous les chevilles du poinçon, même si le 8 final est effacé. La contemporanéité de cette charpente avec le surhaussement des pignons ne fait aucun doute en raison du marquage parfaitement homogène de tous les bois, neufs ou en réemploi, et de l’insertion des deux sous-faîtières sans trace de reprise ni de scellement postérieur dans les maçonneries surélevées des pignons.

52Au final, les deux phases A permettent de dater le chantier initial des trois décennies comprises entre 1160 et 1190 ; et les deux phases B montrent la lourde restructuration dont ce bâtiment a fait l’objet en 1698 avec retaillage et déplacements partiels des piles, réfection complète du plafond intérieur, surélévation des pignons et pose d’une charpente à peu près totalement neuve.

53Les archives écrites corroborent l’hypothèse A et permettent même de l’affiner. La décennie 1160-1170 vit en effet se multiplier les textes fondateurs, en particulier la fixation du périmètre du futur clos à la suite d’un accord passé vers 1165-1168 avec l’abbaye Saint-Vivant de Vergy 16. Ce nouveau cellier a par conséquent succédé à un autre puisque l’implantation de Cîteaux à Vougeot remonte à un demi-siècle plus tôt ; sur ce point, les archives répondent aussi par l’affirmative. On peut admettre que la construction de ce vaste corps correspond à une seconde phase de l’histoire viti-vinicole de l’abbaye à Vougeot, celle où les cisterciens se lancèrent dans une culture de la vigne sur une échelle commerciale. Déjà constatée en d’autres régions, cette réalité a pu être ici un peu plus précoce, excellence des conditions naturelles de la Côte bourguignonne oblige.

54Deux échantillons de la charpente de la cuverie (CM2) ont conservé leur aubier complet avec dernier cerne datable de 1476. En découle un abattage à l’automne-hiver 1476-1477. L’absence de tout réemploi, l’homogénéité des bois et la continuité de leur marquage autorisent à accepter ces termes pour l’ensemble de la structure. Y compris pour les gros poteaux soutenant le portique de l’aile orientale, pareillement datables ; ce qui signifie que l’aération de l’aile est de la cuverie, face aux vents dominants, a été conçue en même temps. Et que les murs extérieurs ont été eux aussi probablement construits à neuf en 1477 ou peu avant.

55Un échantillon prélevé sur le pressoir sud-est (CM2) possède encore un aubier complet dont le dernier cerne a été formé en 1477. Son abattage date donc de l’automne-hiver 1477-1478, avec utilisation immédiate comme le prouvent les gerçures de séchage qui traversent les marques d’assemblage. Un échantillon du pressoir nord-est (CM2) porte toujours son aubier complet avec dernier cerne formé en bois de printemps 1489, époque de sa coupe.

56Sur le pressoir sud-ouest, un échantillon prélevé sur l’une des jumelles dispose d’un aubier complet formé en 1708 (CM4), avec mise à bas en automne-hiver 1708-1709 et construction à partir de cette date, malgré quelques réfections plus récentes. Le pressoir nord-ouest enfin a livré sept échantillons à peu près contemporains (CM4), mais issus de bois abattus sur plusieurs années entre 1735-1736 et 1742-1743, résultat probable d’un bref stockage avant mise en œuvre à compter de 1743.

57En résumé, les deux pressoirs de la galerie orientale datent de la fin du Moyen Âge, celui du sud-est de 1478, celui du nord-est de 1489. Il est évident que leur construction est liée à l’édification d’une nouvelle cuverie en 1477. En dépit d’une conception semblable, les deux pressoirs de la galerie occidentale sont beaucoup plus récents, de 1709 pour celui du sud-ouest, de 1743 pour celui du nord-ouest. Pressentie à cause de leurs modes de débitage dissemblables, cette différence d’âge se trouve confirmée, mais son ampleur, environ deux siècles et demi, a de quoi surprendre.

58Le souci d’une large remise en état des lieux et des installations au début du quatrième quart du xve siècle ne fait dès lors plus aucun doute. À la demande de Cîteaux, Charles le Téméraire, par lettres patentes du 8 mars 1474, autorisa les religieux à lever un nouveau terrier pour leurs biens de Gilly, Flagey, Vosne et Vougeot. Le 13 janvier 1475, le notaire chargé de l’opération décrivit « un grant meix cloux de meurs alentour ouquel a plusours maisons que l’on appelle communement le celier de Vougeot, ouquel maisonnement a une chapelle fondée en l’honneur de saincte Marie Magdelaine avec plusours celliers, chambres, ecuries et deux pressours a vin…. » 17. Ces bâtisses et ces installations étaient-elles encore celles édifiées et mises en place, pour totalité ou partie, avant la fin du xiie siècle ?

59Sur le même emplacement rationnel qu’une plus ancienne cuverie, l’édification d’une nouvelle, achevée par la pose d’une charpente en 1477 et pourvue très vite d’au moins deux pressoirs neufs, résulte d’une nécessité. S’est-il seulement agi de remplacer un bâtiment et des machines devenus obsolètes au fil des siècles, sinon endommagés ou détruits par les guerres ? Ou, à la faveur de la reprise économique de la seconde moitié du xve siècle, de faire face aux besoins nés d’une replantation spectaculaire des vignes longtemps délaissées pour satisfaire une demande accrue des villes alors en plein essor ? Ces hypothèses ont d’ailleurs fort bien pu conjuguer leurs impératifs.

60Sachant que certaines pièces des pressoirs de Chenôve, à taissons de pierre plus durables et assurant une pressée plus souple, sont datées de 1449, pourquoi les constructeurs de ceux du Clos de Vougeot ont-ils utilisé, 30 à 40 ans plus tard, une technique à taissons de bois fichés dans le sol, putrescibles et moins performants ? On doit s’interroger bien davantage sur les raisons qui conduisirent leurs lointains successeurs du xviiie siècle à mettre en œuvre pour les deux autres pressoirs des techniques identiques à celles déjà en cours à la fin du xve siècle. La surélévation du cellier en 1698 destinée à créer un plus grand volume couvert reste enfin, elle aussi, inexpliquée.

61D’un mot, ces découvertes spectaculaires bouleversent l’historiographie traditionnelle de ces bâtiments renommés, désormais moins mal connus. Avec, pour prix à payer, de nouvelles interrogations, certes plus pointues, mais pour l’heure sans réponses.

Huit ans d’archéologie sur le site de l’abbaye de Marquette (Nord, 1998-2005)

62On sait le lien intime, organique même pour reprendre une formule consacrée, qui unit les sites des abbayes de l’ordre de Cîteaux à la nature. Fuite du monde et quête de vie intérieure ont partout poussé les religieux cisterciens à installer leurs monastères en des lieux perdus au cœur des forêts ou cernés au bout d’un vallon, amarrés aux bords des rivières ou blottis au pied d’une falaise. Au point que pour Georges Duby, une approche de Fontenay, gage d’une visite circonstancielle, ne se concevait pas autrement qu’à l’aube naissante d’un matin d’automne, bruineux de préférence, à pied et par des sentiers forestiers si possible boueux…

63S’il n’y avait le cours contigu de la Deûle, le site de Marquette ne répond plus à aucun des critères cisterciens habituels. Tel n’était assurément pas le cas quand, vers 1228, Jeanne, fille aînée de feu Baudouin, comte de Flandre créé empereur de Constantinople à l’issue dévoyée de la quatrième croisade, y transféra une petite communauté qui donna naissance à l’une des plus puissantes abbayes féminines européennes, tous ordres confondus. Avec l’aide des grands vassaux flamands, un magnifique monastère y fut édifié à l’époque de l’apogée de l’art gothique. Il n’en reste rien.

64Pire, puisqu’une localisation particulièrement favorable, peu au nord de la métropole lilloise, au centre d’une région peuplée et dynamique, à proximité de voies d’eau fréquentées, a transformé dès le milieu du xixe siècle l’enclos abbatial en une immense zone d’industrialisation lourde. Mais aujourd’hui, la plupart de ses usines devenues obsolètes ferment inéluctablement les unes après les autres. Ainsi prévoyait-on déjà voici d’une décennie que le vaste complexe de production de toluène di-isocyanate installé en 1963 sur une grande part du périmètre abbatial arrêterait son activité vers 2005. La suite relève de la gageure la plus excitante.

65Victime d’une image de marque dévalorisée, la ville de Marquette conçut dès ce moment-là l’idée de tirer parti de cette réalité prévisible pour retrouver dans sa remarquable histoire une fragrance de son lustre passé terni par cette industrialisation en déshérence. À ceci près qu’elle ignorait la localisation exacte des bâtiments abbatiaux au milieu d’un enclos de 18 ha aux limites effacées, si l’implantation des usines avait laissé subsister en profondeur les moindres vestiges et, en ce cas, s’ils méritaient d’être sauvegardés en vue d’une hypothétique mise en valeur. Avec, brochant sur le tout, un terrain gravement pollué, un environnement classé Seveso 2, sous haute surveillance technique constante, soumis à une réglementation administrative drastique et appartenant à un grand groupe industriel (Rhodia) peu enclin à ouvrir portes et dossier, en somme un contexte identique à celui d’AZF Toulouse…, c’est dire. Mais pour triple contrepartie, la perspective sans prix d’un large profit médiatique, l’espoir secret de retrouver la sépulture de la comtesse Jeanne — assurément l’un des personnages les plus emblématiques de la prestigieuse Flandre médiévale — et, in fine, une réhabilitation hors normes d’un site exceptionnel considéré comme perdu. Bref, de quoi tenter le pari, à la double condition d’une volonté politique inébranlable et de moyens financiers importants.

66À l’initiative de la municipalité de Marquette, contact fut ainsi noué en vue d’une enquête pour tenter de déterminer l’emplacement précis du monastère, de savoir s’il en restait quelques substructions et si celles-ci étaient porteuses d’une interface rénovée pour la ville. Vaste programme, mais défi tellement hors des chemins battus qu’il en valait la peine. Trois années de travail aboutirent à la mise au point d’une étude préalable rendue en 2001 et publiée in extenso l’année suivante 18. Elle réussit à localiser avec précision les lieux réguliers, fit entrevoir que les fondations des deux-tiers les plus précieux d’entre eux avaient peut-être eu la chance de ne pas être détruits par les implantations industrielles miraculeusement installées à leur périphérie et proposa une série de sondages pointus pour vérifier la véracité des propositions émises.

67Une fois les innombrables autorisations obtenues sinon arrachées et les moyens budgétaires dégagés, le concours de l’association Archéopole (62 rue de Menin, 59700 Marcq-en-Barœul) regroupant une demi-douzaine d’archéologues lillois indépendants fut requis. Deux campagnes de sondages à l’automne 2003 puis au printemps 2004 confirmèrent en tous points les hypothèses de l’étude préalable et permirent même de retrouver l’emplacement de la sépulture de Jeanne de Flandre. Au printemps 2005, la Commission interrégionale de l’archéologieautorisa des fouilles programmées pour une durée de trois ans.

68Ce processus a suscité diverses publications qu’il a paru utile de présenter dans ce Bulletin , même si — ou parce que ? — Marquette relevait de la « Bourgogne de par deçà ». Hormis les rapports annoncés sous les notes 25 et 26 rédigés par les archéologues, toutes celles référencées ci-dessous sont du signataire de ces lignes, en collaboration avec Guillaume Delepierre pour les nos 28 et 29.

L’étude préalable (1998-2001)

69La marche à suivre ne pouvait guère déroger aux trois temps chers à Marc Bloch : recherche des sources, analyse des informations, synthèse des résultats. Ce sont là les axes majeurs de l’enquête préliminaire dont l’originalité résulte avant tout du systématisme de la méthodologie suivie19. Partant de rien ou peu s’en faut, aucune information ne pouvait être négligée, toutes devaient être exploitées au mieux et rendues commodément accessibles par un classement pratique.

70Parmi les sources écrites, priorité fut donnée aux Archives départementales du Nord, sous-série 33 H, abritant une partie du chartrier abbatial, et au fonds J 55 de l’érudit Vanhaeck qui en avait publié près d’un millier d’actes (1228-1500), passés l’un et l’autre au peigne fin avec récolte du moindre indice relatif au bâti. Outre les autres séries potentiellement utiles furent surtout explorés la plupart des dépôts de Flandre, des sociétés savantes et certaines archives privées. Les inventaires du chartrier (1I-5I) se révélèrent décevants, les cartulaires (1C-5C) un peu moins : 50 actes et mentions (A1-50) (1236-1793) en furent tirés. Le gros des renseignements provint de dix mémoriaux (1M-10M) (fin XIIIe-fin XVIIIe), d’une richesse peu commune parce qu’associant en vrac faits, comptes, foncier, mobilier et personnel ; 4M (1412-1566) a ainsi livré plus de cent mentions (4M1-125) de premier intérêt. Ont été classés à part tous les témoignages oraux (T1-84) (1233-1993) ou considérés comme tels : descriptions narratives, comptes rendus de visite avec relevés de sépultures et entretiens avec des acteurs modernes du site. Furent enfin choisies 48 sources illustrées les plus riches (P1-48) (1603-1997), dessins d’époque, cartes militaires, plans cadastraux, photos aériennes, tous aux apports décisifs.

71La recherche analytique des bâtiments disparus s’organisa en quatre cercles : à l’entour de l’enclos abbatial, à l’intérieur des lieux de travail, de vie et de prière. Leurs 4 x 9 rubriques furent construites à l’identique : regeste chronologique des informations recueillies puis vue d’ensemble commentée. Furent de la sorte abordés tour à tour aussi bien la chapelle extérieure que la brasserie, l’infirmerie que le cloître, l’église-nécropole que le chœur monastique, illustrations sélectionnées en soutien. Une démarche rétroactive a démontré la conservation de l’abbatiale originelle.

72La synthèse finale a été conçue en quatre temps. Une stratification a permis de proposer une restitution des bâtis des grandes époques monumentales : le monastère médiéval, les transformations de la Renaissance, les reconstructions classiques et les usines de l’ère industrielle. Une superposition pointue a ensuite ouvert la voie à un bilan archéologique critique, zone par zone et, ainsi, à des propositions de sondages en sept endroits particulièrement sensibles. Leurs résultats sont exposés ci-après.

73Une brochure livrant au grand public les principaux enseignements de cette étude sous une forme simplifiée et abondamment illustrée a été éditée l’année suivante 20.

74Plusieurs articles choisis sur des thèmes porteurs ont été tirés de cette enquête préalable. Tous sont construits selon le même modèle, en deux parties. Les textes et les illustrations documentant le propos sont repris en annexe sous la forme d’une manière de cartulaire avec numérotation particulière. Le tout est précédé de la mise au point qui en résulte.

75En ce pays à fleur de sol, place spéciale devait être faite à l’eau. Pour mettre à profit le cours de la Deûle qui sur 650 m servait de limite orientale à l’enclos, l’extrême planitude des lieux (pente <1/10000) imposa dès 1270 le creusement avec levées et écluse d’une dérivation d’1 km, qui resta en service jusqu’à la Révolution. Pendant des siècles, les religieuses durent à la fois domestiquer l’eau (adduction, évacuation, brasserie, batellerie), en codifier l’usage (niveau, débit, pêches, ponts) et lutter contre ses nuisances (entretien, alluvionnement, insalubrité, conflits). Au xviiie siècle, elle fut davantage mise au service du confort des bâtiments et de l’apparat des jardins. Son abondance régulière et une large accessibilité aux péniches de gros gabarit favorisèrent l’implantation d’industries lourdes dès le milieu du xixe siècle21.

76En une région de bière, comment ne pas livrer les enseignements recueillis sur la brasserie ? Aucune information n’a été glanée pour la période médiévale. Une vingtaine de mentions ou d’extraits d’illustrations des xvie-xxe siècles montrent l’amélioration du matériel et l’accroissement de la production à la Renaissance, la vie tranquille d’une brasserie locale ordinaire au fil de l’eau sous l’Ancien Régime, sa conservation utilitaire à la Révolution, puis sa transformation en usine dès l’époque industrielle 22.

77Autre bâtiment qui méritait enquête pour constituer un volet inconnu des relations entre Jeanne et l’abbaye, la maison que la comtesse donna dès 1236 aux moniales et où elle décéda. Située à proximité du monastère, elle avait l’aspect d’un site fossoyé avec bâti central de pierre et de bois. Maintes fois remaniée, bientôt fortifiée, sans doute servait-elle de refuge en cas d’alerte légère. Elle figure sur les plans de l’enclos sous l’appellation de Château Comtesse et resta en place jusqu’en 1763. Elle fut alors démolie pour faire place à l’un des corps classiques édifié au midi du monastère. Non détruit à la Révolution, celui-ci devint manoir pour les maîtres d’industrie des xixe et xxe siècle, puis fut mis à bas par Rhodia en 1996. Cette recherche a levé le voile sur trois autres maisons financées avant la fin du xiiie siècle par de pieuses femmes laïques pour y vivre en relation spirituelle avec la communauté, avec cession à leurs décès aux religieuses et intégration aux lieux réguliers 23.

78Avant toute prospection de terrain, un état de la question relative à la sépulture de Jeanne allait de soi. Admise jusque-là, l’inhumation de la comtesse dans l’abbatiale dès sa mort en 1244 doit être rejetée. Sachant que l’endroit ordinaire de mise en terre d’un fondateur était le chœur monastique situé dans la nef centrale, Jeanne n’a pas pu y être ensevelie parce que les nefs ne furent élevées, indices à l’appui, qu’entre 1245-1250 et 1260-1265. C’est dans le cimetière, à côté de son premier époux et de leur fille, qu’elle fut provisoirement enterrée. L’existence, au centre de ce chœur, de son mausolée à partir de 1543 fut démontrée. Celui-ci était composé d’un coffre-bahut en pierre bleue de Tournai, servant de soubassement à un gisant, avec ceinture périphérique de statuettes en ronde bosse. Son épitaphe fut renouvelée en 1693. La date de l’inhumation définitive dans l’église, l’initiative de cette translation et la mise en œuvre de son tombeau restent inconnues. L’hypothèse la plus plausible est celle d’un transfert lors de la dédicace de l’abbatiale au gros œuvre terminé peu après 1260-1265, à la requête des religieuses et à la volonté de sa sœur Marguerite avant son décès en 1280, avec monument datant de ces deux décennies-là 24.

Les prospections archéologiques (2003-2005)

79Les sondages pratiqués dans l’abbatiale, le chapitre, le réfectoire, la grange, l’infirmerie et la basse-cour ont fait l’objet d’un rapport. Visant à retrouver le chevet de l’église pour déterminer l’axe du chœur puis des nefs, et par là l’orientation du carré régulier, la proposition de l’étude préalable s’est révélée exacte. Ont été mises au jour les substructions du chevet, d’une partie du chœur, de la croisée, de la chapelle latérale sud, d’une chapelle tardive au midi paré d’un superbe pavement et du centre du chœur des moniales avec les vestiges du tombeau de la comtesse (voir infra). Moins spectaculaires, les autres découvertes ont montré des états de conservation inégaux et une grande complexité de la stratigraphie. En annexe, catalogues illustrés commentés de la céramique, des carreaux, de la sculpture funéraire et du lapidaire 25.

80La première campagne de chantier programmé a été conduite durant deux mois d’été 2005. Quelque 600 m2 ont été explorés au nord du site, dans le quartier des activités agricoles, sur les emplacements de la grange, de la cour et de la vacherie. Ont été fouillées leurs substructions médiévales et celles des reconstructions successives des xvie, xviie et xviiie siècles. Elles permettent de préciser ou de corriger les propositions de l’étude préalable. Important catalogue lapidaire 26.

81Naturellement, sondages et fouilles ont été relatés par de nombreux articles d’information dans la presse. Les énumérer serait sans grand intérêt.On en signalera un seulement parce qu’il témoigne de l’implication sans failles de la municipalité de Marquette 27.

82Lors de l’enquête préliminaire, deux témoignages oraux concordants avaient signalé la mise au jour en 1993, à l’occasion de travaux à l’intérieur de l’usine, d’une belle pierre tombale dont il avait été impossible de déterminer la destinée. Retrouvée par hasard en marge des sondages de 2003, cette imposante lame (208 x 104 cm) en pierre bleue de Tournai est celle de Gille de Dadizeele, issue d’une famille très attachée à la Maison de Bourgogne avant puis après la mort du Téméraire et abbesse de 1480 à 1503. Ses techniques artistiques et ses partis stylistiques relèvent d’une tradition funéraire tardio-médiévale : longue épitaphe de bordure, quadrilobes à évangélistes dans les angles et aux armes familiales, représentation de la défunte couchée-debout, vêtue en religieuse et crosse en main, incrustations (disparues) en marbre blanc de la tête et des mains jointes, cadre avec sol pavé et colonnes latérales à chapiteaux. Mais sans dais ni arcades, le décor supérieur offre un élégant entrelacs de rinceaux appartenant déjà à l’art de la Renaissance. Cette lame est exposée à la mairie de la ville qui a reçu là une juste récompense pour ses investissements humains et financiers 28.

83La découverte majeure de ces sondages fut celle des vestiges du tombeau de Jeanne. Elle suscita le déplacement de nombreuses sommités lilloises, de Flandre et du Hainaut venues des deux côtés de la frontière. Divers reportages ont été diffusés dans plusieurs journaux télévisés régionaux et nationaux. Après rappel des données acquises et des interrogations irrésolues, un article se devait de rapporter les faits. À l’endroit prévu, furent mis au jour 270 fragments de pierre bleue provenant de la destruction du monument, éparpillés à l’entour d’un morceau de la dalle lui ayant servi de soubassement et surmontant une longue fosse à parements calcaires restée non fouillée. Les bribes d’inscription relevées ont permis de reconstituer une part suffisante de l’épitaphe de 1693 pour prouver qu’il s’agit bien du tombeau de la comtesse. Un gigantesque puzzle a restitué une large part de ce mausolée. Le coffre-bahut était entouré de statuettes abritées sous sept arcades aveugles sur les deux longueurs. Plusieurs fragments autorisent à imaginer son gisant, mains jointes, en habit de religieuse, abrité sous un dais et chiennes assises aux pieds. Les données recueillies confirment l’hypothèse d’un monument sorti des ateliers tournaisiens vers 1270-1280 29.

84Outre la mise au point sur la méthodologie signalée sous note 19, restent à publier, toujours sous la même plume, une note en cours sur la magnifique infirmerie 30, une étude détaillée du visage neuf du monastère au xviiie siècle achevée à ce jour 31. En collaboration avec Archéopole, un article résumera pour le lectorat national les investigations préalables et les prospections archéologiques 32. Et une publicatio princeps sur les sondages est annoncée 33. En attendant la suite...

85Ce tour d’horizon suffit pour révéler les réalités peu banales du cas de Marquette. On doit se féliciter d’une occurrence rare, associant décision politique et moyens matériels d’une collectivité territoriale au couple trop souvent disjoint de la recherche fondamentale et de l’archéologie de terrain. Les résultats sont à l’avenant. Une zone de protection de 2 ha a été inscrite au plan d’urbanisme, un rapport de valorisation du site a été rédigé par l’Université catholique de Lille et un musée sera installé dans une église néo-gothique proche désaffectée déjà remise en état à cette fin. Une fois les fouilles terminées, un jardin archéologique sera créé sur place et un monument élevé à la mémoire de la comtesse Jeanne.