Définir les centralités commerciales au cœur d’une grande métropole : le cas de Paris intra-muros (original) (raw)

1En Europe, l’activité commerciale est emblématique des centres-villes. La densité des commerces y est traditionnellement forte, marquant de son sceau le paysage urbain et suscitant une animation intense. À ces fortes densités s’ajoute une grande diversité de commerces puisque dans les centres-villes se retrouve toute la gamme des commerces, du commerce alimentaire de proximité aux grands magasins. Jusque dans les années 1960, les centres-villes se caractérisaient par des centralités hiérarchisées, du coin de la rue aux centralités emblématiques et prestigieuses en passant par les pôles de quartier (Beaujeu-Garnier, Delobez, 1977). Et comme le rappelle A. Metton (1997), même la croissance démographique et spatiale des banlieues n’avait pas remis en cause ce schéma d’organisation.

2Mais depuis les années 1970, l’économie des grandes villes européennes s’est profondément restructurée, en particulier sous l’effet de la métropolisation, et l’emploi s’est redistribué au profit des périphéries (voir Berroir, 1998 pour les villes françaises). En même temps, le commerce a été marqué par l’irruption de la grande distribution aux dépens du commerce indépendant. De nouvelles centralités commerciales ont émergé puis se sont affirmées autour de zones d’activités, de centres commerciaux voire de parcs de loisirs situés en périphérie (Metton, 1982 ; Desse, 2001). Les effets sur le commerce de centre-ville n’ont cessé depuis lors d’être analysés et discutés (Delobez, Péron R., 1990 ; Gransby, 1988), l’accent étant souvent mis sur son “dépérissement” ou sa “fragilité” (Péron, 1998 ; Gasnier, 2002). Mais il ne faut pas pour autant sous-estimer la capacité de résistance des centres-villes. Les commerces s’y sont bel et bien maintenus, même si leur nature s’est profondément modifiée (Metton, 1997 ; Moati et al., 2004). Les commerces alimentaires ont perdu du terrain pendant que se développaient des commerces spécialisés et/ou de luxe (Grimmeau, 1997a). Le modèle des chaînes intégrées ou franchisées s’y est aussi diffusé (Péron, 2001). Mais qu’en est-il de la trame commerciale au sein de ces centres-villes aujourd’hui ? Est-elle toujours régie par la logique de hiérarchisation des centralités ou ne subsiste-t-il qu’un reliquat de cette hiérarchie, opposant un hypercentre, de plus en plus spécialisé et puissant, à des centralités locales en déclin ?

3Le présent article propose une démarche méthodologique permettant de définir et de caractériser les centralités commerciales dans l’espace urbain. Il s’appuie pour cela sur le cas de Paris intra muros1, ville centre d’une vaste région métropolitaine, avec pour objectif de donner à voir ce qu’est devenue la trame commerciale de Paris intra muros après plusieurs décenniesde reconfigurations économiques et sociales, dans le contexte d’une métropole devenue polycentrique (Berroir et al., 2007). La ville possède-t-elle toujours des centralités hiérarchisées ? Que sont devenues d’une part les centralités de proximité, d’autre part les centralités intermédiaires ? L’enjeu de ce travail est double. Il s’agit d’une part de dépasser les analyses empiriques menées jusque-là sur le commerce parisien, pour mieux rendre compte de toute la complexité des structures commerciales parisiennes2. C’est une question d’autant plus cruciale à l’heure où les commerces sont au cœur des préoccupations à la fois des habitants et des élus parisiens, ces derniers en ayant fait l’un des piliers de leur action (Fleury, 2010). Il s’agit d’autre part de tester la pertinence d’une démarche méthodologique et la validité actuelle des modèles construits dans le champ de la géographie du commerce dans les années 1970 et 1980. En effet, paradoxalement, alors que les structures commerciales ont été largement bouleversées, peu d’études se sont engagées dans cette voie (Wayens, 2006 ; Mérenne-Schoumaker, 2008).

Les contextes parisiens du commerce de détail

4Cet article propose une démarche pour analyser l’armature commerciale des centres métropolitains, dans le but de valider ou d’infirmer les modèles théoriques de la géographie du commerce. Il s’appuie pour cela sur le cas de Paris intra muros, ville centre d’une métropole aujourd’hui polycentrique, où les commerces de détail se sont largement maintenus même si c’est au prix de profondes recompositions.

Paris dans l’espace francilien

5Selon les dernières données disponibles, les activités de commerce de détail occupent 351 115 personnes en Île-de-France, soit 6,4 % de l’emploi régional (tableau n° 1), au sein de près de 100 000 établissements3. Environ un tiers de l’emploi régional du secteur était concentré à Paris, un autre tiers en petite couronne et le troisième tiers en grande couronne. A la même date, les services aux particuliers qui employaient 526 503 personnes en Île-de-France, dont 237 290 à Paris, ne représentaient que 9,5 % de l’emploi francilien, mais 13,6 % de l’emploi parisien.

Tableau n° 1 : Nombre d’emplois dans le commerce et les services aux particuliers en 2006

Secteur Nombre d’emplois en Ile-de-France Nombre d’emplois à Paris Part du secteur dans l’emploi parisien (en %) Part de Paris dans l’emploi francilien (en %)
Commerce 698 113 176 071 10,1 25,2
dont commerce de détail 351 115 112 121 6,4 31,9
Services aux particuliers 526 503 237 290 13,6 45,1
dont hôtellerie et restauration 231 591 108 563 6,2 46,9
Tous secteurs 5 513 246 1 740 980 100 31,6

Sources : INSEE, RP 2006 exploitations complémentaires lieu de travail.

6On note donc que les emplois du commerce occupent une place moins importante à Paris que dans l’ensemble de la région, et qu’ils sont relativement moins concentrés à Paris que ne le sont ceux des services à la personne. Cette situation s’explique certes par les grands changements qui ont frappé l’organisation et l’armature spatiale des activités de distribution au cours des dernières décennies, mais elle est aussi indissociable de ceux qui ont affecté l’espace francilien lui-même.

7Depuis les années 1960, le commerce francilien a en effet été marqué par l’irruption de la grande distribution, aux dépens du commerce indépendant et ce, plus particulièrement à l’extérieur de Paris4. La période qui s’étend de 1960 à 1980 a été celle de l’implantation de grandes surfaces alimentaires, de centres commerciaux et de grands commerces spécialisés à proximité des nœuds de communication, en par ticulier dans la grande couronne (Metton, 1982). Au cours des deux décennies suivantes, si les implantations commerciales ont continué à se faire en grande couronne, notamment dans les villes nouvelles où ont ouvert plusieurs centres commerciaux régionaux (Carré-Sénart et Val d’Europe), elles se sont largement développées dans la zone centrale de l’agglomération, notamment dans la petite couronne, se rapprochant des portes même de Paris (Delaporte, 2003). Ce développement du commerce en périphérie a eu un double impact sur le commerce parisien : d’une part, la perte d’une partie de la clientèle de banlieue qui y avait antérieurement recours et qui a cessé d’effectuer certains de ses achats à Paris ; d’autre part, un mouvement d’évasion commerciale de certains consommateurs parisiens vers la périphérie, ces derniers incluant dans leurs pratiques d’achats les grandes surfaces commerciales implantées aux portes de Paris.

8Ces changements dans la structure et dans l’armature commerciale à l’échelle de l’agglomération doivent en outre être rapprochés de ceux qui ont transformé l’espace francilien dans son ensemble, sous les effets conjoints des processus d’étalement de la population, de déconcentration des activités et des emplois et d’émergence de nouveaux pôles d’activité en périphérie (Berroir et al., 2007). Ces processus ont aussi entraîné les transformations des structures socio-résidentielles, avec notamment un embourgeoisement généralisé de Paris (Clerval, 2008) qui s’étend progressivement aux communes limitrophes (Préteceille, 2003), parallèlement à une relative paupérisation de la Seine-Saint-Denis (François et al., 2007). Cette évolution a très clairement joué sur la demande en termes d’équipements commerciaux et de services de proximité, notamment à Paris.

Résistance et recompositions du commerce parisien

9Malgré toutes ces transformations de l’espace francilien, assorties d’une forte croissance du commerce de détail et des services en périphérie, ce secteur a réussi à résister dans Paris, ce qui s’explique par leur ancrage historique et leur accessibilité, et aussi par le maintien dans Paris de très grands volumes de population résidente (2,234 millions)5 et d’emploi (1,740 million)6.

10Cette résistance, qui apparaît avant tout dans une relative stabilité du nombre de points de vente pendant les dernières décennies, s’est cependant faite au prix de profondes modifications de la nature des activités présentes. Les services en tous genres se sont développés, suivant l’évolution des modes de vie et des nouveaux besoins : banques, téléphonie, bureautique, assurances, tourisme, agences immobilières, etc. Tout ce qui touche à l’équipement de la personne (habillement, chaussures, bijouterie), l’optique, la beauté et les soins, les loisirs ou encore la culture, s’est maintenu voire renforcé. Entre 2000 et 2005, le nombre de commerces dédiés aux soins de beauté a augmenté de 7,3 %, celui des horlogers-bijoutiers de 3 %, des agences immobilières de 2,8 %, des boutiques de téléphonie de 43 % et des cybercafés de 21 % (APUR, 2005). Le modèle des chaînes intégrées ou franchisées s’est considérablement développé, d’abord dans le commerce non alimentaire et plus récemment dans le commerce alimentaire (APUR, 2011), accentuant l’uniformisation des rues parisiennes. Les artisans indépendants ont quant à eux fortement reculé, en particulier dans les métiers de bouche. Ces phénomènes découlent des changements intervenus à la fois dans le mode de consommation des citadins et dans les stratégies des grands groupes de distribution (Metton, 1997 ; Péron, 1998 ; Moati et al., 2004, 2010), mais ils tiennent aussi, plus spécifiquement pour Paris, à la hausse des baux, aux difficultés à trouver des repreneurs, ainsi qu’aux problèmes de circulation et de stationnement.

11Face à cette situation, plusieurs actions sont mises en œuvre par les autorités consulaires, les pouvoirs publics et les associations de commerçants. Un renouveau des ouvertures de galeries marchandes a été observé à Paris depuis 1990, mené à bien par des promoteurs mais soutenu par les pouvoirs publics. Une politique de promotion des commerces de proximité a également été mise en œuvre par la Mairie de Paris (Fleury, 2010). De plus, alors que dans le précédent Plan d’occupation des sols (POS), le commerce ne bénéficiait pas de dispositif spécifique de protection, le Plan local d’urbanisme (PLU) approuvé en 2006 a introduit un certain nombre d’outils réglementaires “pour protéger des espaces permettant le maintien d’une offre commerciale diversifiée”, dans le but notamment “d’enrayer la disparition des artisans alimentaires les plus menacés, comme les boucheries, les poissonneries ou les fromageries” (APUR, 2004, p. 1). Enfin, une charte des livraisons a été mise en place en 2007, qui vient compléter les dispositions comprises dans le Plan des déplacements de Paris (PDP), pour remédier aux problèmes de circulation et de stationnement.

Cadre théorique de l’étude

12Depuis le début des années 2000, de nombreuses études sur la localisation des commerces et services à la personne ont été menées à Paris. Une bonne partie d’entre elles l’ont été par l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) pour le compte de la Ville de Paris, ce qui n’est pas étonnant vu l’intérêt des pouvoirs publics pour le commerce évoqué ci-dessus. S’apparentant à des travaux d’inventaire, ces études de localisation ont adopté une démarche analytique (voir par exemple APUR, 2005, 2009). Pour autant, l’APUR a construit une carte des centralités commerciales qui synthétise qualitativement l’expertise de l’institution en matière de commerce (APUR, 2009). C’est plutôt dans cette lignée que s’inscrit la problématique retenue pour cet article. Visant à mettre en évidence l’organisation des centralités commerciales à Paris, elle se démarque largement des démarches analytiques évoquées ci-dessus.

13La notion de centralité dans la ville est intrinsèquement liée au système des localisations des activités de commerce et de service. Dans la lignée des travaux sur les lieux centraux introduits par Christaller (1933) et Lösch (1941) à propos des systèmes interurbains de centralité, de nombreux travaux ont transposé la notion de centralité à l’étude des armatures de commerce de détail dans la ville, retrouvant les mêmes principes de liens entre la taille et l’espacement des noyaux commerciaux dans l’espace intra-urbain (Ullman, 1941 ; Murphy, Vance, Epstein, 1955). À partir d’une étude empirique menée à Zurich, H. Carol (1960) a ainsi identifié une hiérarchie des centres, avec des fonctions et un rayonnement fortement différenciés. Les travaux de B.J.L. Berry ont formalisé ce type d’approche en identifiant la combinaison de logiques hiérarchique, de rente foncière7 et de spécialisation (Berry, 1971). Ce faisant, il distingue plusieurs formes d’agrégats commerciaux : une hiérarchie de pôles commerciaux (hierarchy of business centers), des rubans commerciaux orientés par les grands axes de trafic routier (highway-oriented ribbons) et des zones spécialisées dans une fonction particulière (specialized functional areas). Ce même auteur a également mis en évidence une géographie des spécialisations commerciales (vêtements ou bijouteries au cœur du noyau, meubles ou boucheries aux marges), qu’il explique par la capacité différentielle des commerces à faire face aux loyers. Ainsi propose-t-il, pour les plus gros noyaux et notamment pour l’hypercentre8, un modèle d’organisation complexe où la structuration concentrique autour de la meilleure localisation se combine avec des sous-espaces spécialisés.

14En s’appuyant notamment sur une étude des commerces à Coventry, R.L. Davies a revisité le modèle de Berry dans un contexte européen (Davies, 1972). Il a mis en lumière le rôle plus affirmé du noyau central, ce qu’il explique dans le cas de l’Angleterre par des contraintes réglementaires fortes et un mouvement de périurbanisation plus tardif. R.L. Davies (1974) montre également que les développements commerciaux linéaires sont d’extension et de nature différentes parce qu’ils s’insèrent à Coventry dans des tissus urbains anciens, selon une localisation héritée de la configuration des transports en commun, et qu’ils se différencient plus aisément par la forme spatiale que par leur rôle fonctionnel. Il souligne aussi que les noyaux compacts et bien délimités sont quant à eux caractéristiques des quartiers les plus récemment urbanisés. L’un des apports de R.L. Davies est aussi d’avoir mieux formalisé certains concepts et observations déjà évoqués dans les travaux de B.J.L. Berry, proposant un modèle pour l’organisation du commerce dans le cœur des grandes villes (l’hypercentre). Faisant explicitement référence à l’École de Chicago et à ses modèles d’utilisation du sol en milieu urbain, ce modèle combine zonations concentrique, sectorielle et polynucléaire. Outre l’effet des variations de densité de population sur la taille des aires de marché et donc, sur la densité des places centrales, R.L. Davies a également mis en évidence le fait que les différences socio-économiques touchant la clientèle peuvent influer sensiblement sur la configuration spatiale de l’appareil commercial.

15Ces modèles ont par la suite été vérifiés, avec des méthodes sensiblement différentes, dans les études de P. G. White (1975) sur Newcastle-upon-Tyne, de R. B. Potter (1982) sur Stockport, et plus tard de S. Brown (1993) sur Belfast. De multiples ajustements ont été proposés, notamment par R. Morrill (1987) qui, appliquant un modèle de type gravitaire à la ville de Seattle, a insisté sur la force de la hiérarchie des lieux centraux dans l’espace intra-urbain. Inscrites dans la lignée des études de marché réalisées en économie et marketing, les études de géomarketing ont également souvent mesuré le potentiel de la centralité commerciale sur son environnement pour mieux dessiner les contours des zones de chalandise (Offner et al., 1982 ; Commerçon, 1980). Mais comme le soulignent S. Brown (1993) et plus récemment B. Wayens (2006), peu d’études se sont attachées à formuler des modèles alternatifs à ceux de Berry et Davies ou à les tester empiriquement à l’échelon d’une ville ou d’une agglomération. Et surtout, les nouvelles centralités périphériques construites en quelques décennies ont profondément modifié l’organisation des centralités à l’échelle des agglomérations, rendant nécessaire le renouvellement des études dans ce domaine (Berry et al., 1988 ; Mérenne-Schoumaker, 2008).

16Compte tenu de l’évolution de la réflexion théorique et des effets de plusieurs décennies de recompositions spatiales, il est légitime de s’interroger sur le degré de stabilité de la hiérarchie commerciale dans le centre d’une grande agglomération comme celle de Paris. La typologie des espaces commerçants de B.J.L. Berry et le modèle complexe du centre-ville de R.L. Davies sont-ils aujourd’hui encore pertinents dans le cas de Paris ?

Sources et niveau d’analyse

17Afin de procéder à l’analyse de l’armature commerciale de l’espace parisien, nous nous sommes appuyés sur une extraction de données issue de la Base de Données du Commerce à Paris (BDCOM de 2003)9. Nous avons disposé d’un dénombrement des commerces mais n’avons pu avoir accès ni à la surface de vente et au nombre de salariés, ni à une information à l’adresse. La distribution des commerces est donc étudiée à l’échelon des IRIS10 Ainsi, bien que l’information existe à l’échelon du commerce, la localisation est ici identifiée au niveau de l’IRIS. Il est évident que cela détermine la résolution spatiale à laquelle le phénomène peut être analysé et introduit des limites sur les éclairages qui peuvent être faits. Il ne permet, en particulier, de rendre compte ni de la linéarité des implantations commerciales, ni des phénomènes de différenciation de l’offre commerciale selon que l’on se situe au cœur ou en marge d’un noyau commercial (Brown, 1992 ; Wayens, 2006). Cependant, sa finesse – surface de l’ordre de 5 ha dans les parties centrales de la ville et de 10 ha dans les arrondissements périphériques – permet de retrouver a posteriori les traits majeurs de la configuration commerciale de l’espace parisien.

18Par ailleurs, la BDCOM identifie chaque commerce et service suivant une nomenclature en 221 postes. Nous avons travaillé sur la base de 167 postes de la BDCOM11 incluant les commerces de détail, les services commerciaux ayant pignon sur rue tels que les services aux particuliers ou les agences (immobilières, bancaires, etc.) ainsi que divers autres “locaux commerciaux en boutique” comme les hôtels ou encore les lieux de spectacle. Néanmoins, le type de maille territoriale retenu rendait délicate une analyse conduite à ce niveau très détaillé de nomenclature commerciale. Nous avons donc ramené ces 167 postes à 32 catégories en considérant, pour chaque grand groupe de commerces et de services12, simultanément la rareté et la portée géographique du commerce et du service13. Ainsi, chaque IRIS est décrit par la suite du nombre de commerces et services répartis entre les 32 catégories d’activité.

Une démarche pour définir les centralités commerciales parisiennes

19La notion de centralité, notion de base de la géographie urbaine, est au centre de cette étude. L’objectif est de proposer une démarche permettant de définir les centralités commerciales dans l’espace parisien. Cette démarche propose une analyse mettant en regard structure morphologique et structure de spécialisation pour identifier et qualifier ces centralités. Le niveau de généralisation des sources ne permettait pas d’utiliser des méthodes déjà éprouvées pour identifier les concentrations dans un semis de points de vente, comme la méthode des quadrats ou encore le lissage par la méthode des noyaux (Rogers, 1969 ; Grimmeau, 1987). De plus, sans information sur la surface de vente ou le nombre d’employés, il n’a pas non plus été possible d’évaluer directement le rayonnement des commerces et services. La grille d’analyse et la méthode de traitement retenues permettent de contourner ces limites. Elles consistent, à partir de mesures de concentration effectuées à l’échelon des IRIS, en une mise en regard de deux points de vue complémentaires sur la centralité, qui renvoient à deux dimensions permettant de la caractériser : la première dimension est dite morphologique alors que la seconde est dite fonctionnelle.

Densités et définition de centralités morphologiques

20On peut en premier lieu s’intéresser aux formes de centralité que révèlent les concentrations de commerces et de services. Dans cette perspective, nous proposons le terme de centralités morphologiques : les centralités sont évaluées en considérant, pour chaque IRIS, les concentrations commerciales ainsi que les différentiels qui isolent ces concentrations de leur voisinage. Au total, quatre dimensions de concentration commerciale sont introduites, toutes approchées par des mesures de densité (tableau 2). Cette démarche permet, en partie seulement, de contourner le biais qu’introduit une densité calculée sur le nombre d’établissements à l’hectare sans tenir compte de la taille des établissements.

21La première dimension est une mesure générale de la densité commerciale locale. Toutes choses égales quant à la surface des IRIS, cet indicateur est un révélateur des potentiels commerciaux en présence et des capacités d’interaction locale attachées à ces concentrations. Cet indicateur des forces de concentration s’exerçant dans chaque IRIS est ensuite mis en regard avec la contribution de la catégorie commerciale dominant cette force de concentration. On mesure donc la densité commerciale qu’enregistre, dans chaque IRIS, la catégorie d’activité qui rassemble localement le plus grand nombre de commerces. Cet indicateur permet d’identifier la force de l’activité dominant cetteconcentration. Un troisième indicateur dit aussi, à sa manière, la concentration cette fois mesurée non plus par le nombre des commerces présents mais par celui des catégories d’activités différentes identifiables dans chaque IRIS, ce qui équivaut à une mesure locale du degré de diversité commerciale. Enfin, la centralité morphologique renvoie aussi à l’image d’un pic de densité commerciale (figure 1), dans un environnement proche où ces mêmes densités seraient plus faibles. Le quatrième et dernier indicateur est donc une mesure du différentiel de densité commerciale entre chaque IRIS pris comme centre et sa périphérie immédiate. Cet indicateur, qui mesure le différentiel local de densité, est exprimé comme le rapport entre la densité commerciale de l’IRIS central et celle mesurée sur l’ensemble des IRIS contigus.

Figure 1 : Les densités commerciales vues en 3D

Figure 1 : Les densités commerciales vues en 3D

Cette représentation vise à illustrer la démarche associée au quatrième indicateur choisi pour définir les centralités morphologiques. Le différentiel est saisi par le biais de la pente

22La combinaison de ces quatre mesures – densité absolue et différentiel local, intensité de la dominance et diversité des catégories d’activité présentes – permet non seulement une première identification des centralités commerciales parisiennes, mais elle donne aussi des repères en ce qui concerne leur hiérarchisation. Conformément aux règles de base de la théorie des lieux centraux et aux validations qui en ont été faites en milieu urbain (par exemple : Berry, 1971 ; Davies, 1972 et 1974 ; Potter, 1982 ; Morrill, 1987), il existe bien une relation entre le nombre et la diversité des commerces répertoriés en un centre et la position de ce dernier dans une hiérarchie des centres.

23Chacun de ces indicateurs comporte donc bien une dimension de la centralité (tableau 2). En procédant à une classification ascendante hiérarchique des IRIS d’après leur position sur chacun de ces quatre indicateurs, nous avons dégagé une hiérarchie relativement simplifiée des pôles commerciaux, fondée uniquement sur la forme.

Tableau 2 : Les indicateurs de centralité morphologique

Composantes de la concentration de l’offre commerciale Indicateurs construits à l’échelon de l’IRIS Mesures Moyenne Coefficient de variation
Masses Densité totale des commerces Nombre de commerces en i/surface de i 9,1 79
Degré de diversité Diversité absolue de l’offre commerciale Nombre de catégories différentes de commerces représentés 13,3 40
Intensité de la dominance Densité de la catégorie dominante de commerce Densité maximale après calcul des densités commerciales par catégorie de commerces 2,4 88
Différentiel local Densité relative par rapport au voisinage Densité totale des commerces en i/ densité des commerces dans les iris contigus de i 1,2 100

Figure 2 : Les centralités morphologiques de l’espace commercial parisien

Figure 2 : Les centralités morphologiques de l’espace commercial parisien

24Issue de cette classification ascendante hiérarchique, une typologie des IRIS en 7 classes14 permet de voir se dessiner une première armature des centralités morphologiques de l’espace commercial parisien (figure 2). L’arbre hiérarchique qui est associé permet de distinguer deux niveaux de différenciations (annexe 2). Un premier niveau identifie trois grandes formes de centralités, qui peuvent se décliner ensuite en sous-groupes :

25Au final, la hiérarchisation des classes, la structure de leur différenciation et leur organisation spatiale évoquent aussi, bien qu’indirectement, les différentes portées spatiales de ces centralités. Ainsi, avec de fortes densités et une diversification élevée, le premier grand type regroupe des IRIS majoritairement localisés en position centrale dans l’espace parisien. Il renvoie à la longue portée d’une centralité que nous dirons de niveau métropolitain. Le second type rassemble des IRIS de niveaux intermédiaire et inférieur dont les densités et les niveaux de diversification sont moyens et les localisations plutôt péricentrales. Il évoque des portées de chalandise plus moyennes ou infra-régionales qui se lisent soit à l’échelle d’une portion d’agglomération (s’ouvrant vers la banlieue), soit à l’échelle des arrondissements parisiens. Enfin, le dernier type, qui rapproche des espaces plutôt localisés en périphérie et dotés de densités et de degrés de diversification faibles, rassemble des espaces largement polarisés soit par les centralités évoquées ci-dessus, soit par des centres secondaires situés dans les communes limitrophes.

Identification des centralités fonctionnelles

26Les potentiels de centralité d’un lieu dépendent certes des concentrations observées mais aussi de la nature des activités qu’il rassemble et donc, des fonctions qui y sont exercées. C’est pourquoi, à ce stade, nous introduisons la notion de centralité fonctionnelle. Il s’agit de qualifier la centralité fonctionnelle d’un lieu dans la mesure où, toutes choses égales pour la force des concentrations commerciales, chaque activité renvoie à des segments plus ou moins spécifiques du marché, à des degrés variables de “banalité” ou de rareté de l’offre, à des différentiels de portée géographique des attractions qui y sont associées.

27Ainsi donc, dans un second temps, nous décrivons chaque IRIS par la suite des mesures de densité effectuées pour chacune des 32 catégories d’activité. L’enjeu est bien de caractériser la nature de l’offre commerciale et les spécificités de son accumulation locale. Établi pour chaque IRIS, ce profil de l’activité locale décrit les densités des différentes activités commerciales comparées au profil des densités parisiennes. On peut ainsi observer des concentrations locales dans une activité donnée qui, s’écartant fortement de la densité moyenne parisienne, révèlent une contribution forte de cette activité à la spécialisation de l’offre commerciale des IRIS concernés. À l’inverse, une sous-densité souligne une faiblesse relative de la catégorie concernée dans la définition de cette spécialisation.

28Une classification ascendante hiérarchique effectuée sur l’ensemble des IRIS aboutit à une typologie en 8 classes15 qui caractérise les spécialisations commerciales de l’espace parisien (figure 3). Moins synthétique que la première, qui se fondait essentiellement sur une hiérarchie des concentrations commerciales locales, cette seconde typologie permet de poser un regard plus qualitatif sur l’armature commerciale parisienne16.

Figure 3 : Les centralités fonctionnelles (ou de spécialisation) de l’espace commercial parisien

Figure 3 : Les centralités fonctionnelles (ou de spécialisation) de l’espace commercial parisien

Au croisement des centralités morphologiques et fonctionnelles

29On peut à ce stade remarquer de grandes correspondances spatiales entre les niveaux de centralité morphologique précédemment définis et les types de spécialisation fonctionnelle des IRIS (tableau 3). Ainsi, les IRIS relevant des centralités morphologiques de niveau supérieur correspondent principalement à deux profils de centralité fonctionnelle. L’un, très spécialisé, est à forte composante de commerces de luxe et/ou ludiques (50 % des IRIS contre 9 % dans l’ensemble parisien) ou de commerces s’adressant plus particulièrement à une clientèle pauvre (9 % des IRIS contre 3 % dans l’ensemble parisien). L’autre, très diversifié, avec des densités proches du profil moyen pour chaque activité, représente 35 % des IRIS alors qu’à l’échelon parisien, le type correspondant ne rassemble que 18 % des IRIS. Parmi les centralités morphologiques, les centralités de niveau intermédiaire se démarquent de l’ensemble par une forte surconcentration de leurs IRIS dans le type b.1 correspondant à un profil des densités proche du profil moyen. Elles sont donc marquées par une large diversification de l’offre commerciale. Quant aux centralités morphologiques de niveau inférieur, elles sont très majoritairement – et relativement à l’ensemble – concentrées dans le type b.3 à forte composante de commerces de proximité. Enfin, sans surprise, les quartiers marqués par la faiblesse de la centralité correspondent très majoritairement aux espaces caractérisés par des sous-densités dans tous les types d’activité (type c).

Tableau 3 : Centralités morphologiques et centralités fonctionnelles
Répartition des Iris de chaque type de centralité morphologique dans chacun des types de centralité fonctionnelle ( %)

Types de spécialisation des profils d’activité Types de centralités morphologiques Ensemble
niveau supérieur niveau intermédiaire niveau inférieur faiblesse de la centralité
Composantes de la centralité des IRIS
Sur densités Forte composante de commerces de luxe et/ou ludiques (types a.1, a.2, a.4 et a.5) 50 9 3 0 9
Forte composante de commerces s’adressant plutôt à une clientèle pauvre (type a.3) 9 6 1 0 3
Densités moyennes Pas de spécialisation, type proche du profil moyen (type b.1) 35 48 6 0 18
Forte composante de commerces de proximité (type b.2) 6 37 65 15 34
Sous densités Tous commerces (type c) 0 0 24 85 37
Ensemble 100 100 100 100 100

En gras, les surconcentrations : % d’IRIS supérieurs à au moins deux fois ceux observés dans la répartition dans l’ensemble (colonne à droite du tableau)

30En définitive, il existe bien une correspondance entre centralités morphologiques et centralités fonctionnelles. Les deux points de vue successivement adoptés se complètent donc utilement.

L’organisation des centralités commerciales à Paris

31Les analyses morphologique et fonctionnelle décrites ci-dessus ont été mises en œuvre dans le cadre des IRIS parisiens. Nous avons tout au plus établi a posteriori des correspondances entre les résultats. Le moment est venu de déterminer de manière synthétique les formes de polarisation commerciale de l’espace parisien. L’enjeu est double : se libérer du maillage territorial de départ (IRIS) et faire le lien entre les niveaux de centralité identifiés dans le cadre de chacune des typologies. Cette démarche permet d’obtenir une représentation synthétique de la structure d’ensemble des centralités à l’échelon parisien. Pour finir, ces résultats seront confrontés aux grands modèles théoriques proposés pour décrire les structures commerciales intra-urbaines.

Identification des formes de polarisation par l’analyse des voisinages

32Comme elles ont été définies à l’échelon des IRIS, les limites des centralités identifiées jusque là demeurent très dépendantes de ce maillage territorial initial. De plus, même si des correspondances spatiales ont été mises en évidence entre les différents niveaux de centralité (tableau 3), le choix de deux points de vue distincts – morphologique et fonctionnel – conduit à délimiter des centralités qui ne sont pas directement et donc forcément “connectées” entre elles. La démarche mise au point permet de relier entre eux les différents niveaux de centralité identifiés dans l’une et l’autre des typologies. L’objectif a été de former des “zones” de centralité qui, libérées des limites imposées par le maillage de départ, dessinent les contours d’une armature des centralités commerciales à l’échelon parisien. Cette démarche s’inspire de méthodes telles que celle des indices locaux d’association spatiale (Anselin, 1995). Utilisés pour identifier des fortes concentrations, ces indices consistent à mettre en relation ce qui se passe en un lieu avec ce qui se passe autour, en mesurant pour chaque unité la variabilité de l’indicateur considéré dans son voisinage.

33Une correspondance a été établie entre les classes et les niveaux des hiérarchies morphologique et fonctionnelle. A chaque unité i a été associé un couple de valeurs h rendant compte des niveaux dans chacune des hiérarchies Niv(i,h), où h décrit successivement la hiérarchie morphologique et fonctionnelle. L’objectif est de définir des entités de niveau supérieur sur la base des ressemblances en termes de polarisation commerciale d’entités proches. La méthode procède par étapes et se fonde sur l’identification :

34La sélection successive des liens de type (a) pour le haut de chacune des hiérarchies permet d’identifier les points d’appui de l’armature des centralités. En remplissant les vides, les liens de type (b) viennent compléter l’armature et faire apparaître les emboîtements des différentes structures.

35La figure 4 illustre les différentes étapes de notre démarche qui s’appuie, dans un premier temps, sur la cartographie des liens ainsi hiérarchisés. La succession des images donne bien à voir la construction hiérarchique de l’armature des centralités.

Figure 4 : Correspondances entre les types et niveaux des centralités morphologiques et des centralités fonctionnelles (ou de spécialisation) d’après la méthode des liens hiérarchisés

Figure 4 : Correspondances entre les types et niveaux des centralités morphologiques et des centralités fonctionnelles (ou de spécialisation) d’après la méthode des liens hiérarchisés

36Il est également possible de produire, dans un second temps, une carte synthétique (figure 5) de l’organisation de ces centralités à partir d’une formalisation de la démarche précédente. Ainsi, à chaque unité i est associée une mesure synthétique de son niveau hiérarchique au regard des deux hiérarchies proposées :
Niv(i) =Niv(i,1)+Niv(i,2)

37On peut alors calculer pour chaque unité i, l’intensité de la centralité dans son voisinage, ce qui revient à résumer les différents liens mis en évidence dans l’approche précédente. On construit ainsi l’indice H :
H(i) =Niv(i)*(∑i’Niv(i’))/ni où i’ décrit le voisinage de i et ni le nombre d’IRIS voisin de i
Ce formalisme se rapproche du calcul des indices locaux d’association spatiale.

Figure 5 : Représentation synthétique des centralités morphologiques et fonctionnelles dans l’espace parisien d’après le calcul de l’indice local d’association

Figure 5 : Représentation synthétique des centralités morphologiques et fonctionnelles dans l’espace parisien d’après le calcul de l’indice local d’association

Hiérarchie et emboîtement des centralités à Paris

38Lorsqu’on s’intéresse aux liens existant entre IRIS appartenant aux niveaux supérieurs de la hiérarchie, trois axes structurants de la centralité métropolitaine apparaissent (figure 4-A). Deux d’entre eux se situent de part et d’autre de la Seine, parallèlement à celle-ci : le premier entre le boulevard Saint-Germain et le fleuve (faubourg Saint-Germain et sud du quartier latin), le second le long de la rue de Rivoli et comprenant le quartier de la Madeleine à l’ouest ainsi que celui des Halles à l’est. Le troisième axe relie les pentes de Montmartre (entre Pigalle et Barbès) aux Grands boulevards.

39Certaines centralités de niveau intermédiaire se situent dans la continuité des centralités de niveau supérieur, selon un effet de gradient (figures 4-B et 4-C). Ce faisant se dessine un ensemble quasi continu au centre de la capitale, principalement sur la rive droite (entre Montmartre au nord, les Batignolles et les Champs-Elysées à l’ouest, les faubourgs du Temple et Saint-Antoine à l’est), secondairement sur la rive gauche (rue de Rennes, faubourg Saint-Germain et Quartier latin). Si l’on excepte les quelques espaces qui apparaissent en creux sur la rive droite, comme le Sentier et le nord du Marais, ce vaste espace correspond peu ou prou à l’hypercentre de Paris. Ce dernier possède cependant quelques extensions qui, bien que situées dans les arrondissements périphériques, ont un niveau de centralité élevé. Ils se situent plus particulièrement dans l’ouest, comme les quartiers du Gros Caillou (7e arrondissement) et de Passy (16e arrondissement).

40Lorsque l’on s’intéresse aux liens entre centralités de niveau intermédiaire se dessinent les centres des arrondissements périphériques (figure 4-B). Ces pôles sont particulièrement visibles sur la rive gauche, dans un contexte où, rappelons-le, les centralités de niveau supérieur sont à l’inverse moins étendues : il s’agit du cœur du 14e (entre la rue Daguerre, Alésia et la rue Raymond Losserand) et des deux centres du 15e arrondissement (rues Lecourbe et de Vaugirard d’une part, rue du Commerce d’autre part). Mais on peut aussi citer, en rive droite, Stalingrad, Gambetta ou encore Daumesnil.

41Les centralités de niveau inférieur viennent enfin renforcer sur leurs marges ou relier entre elles les centralités de plus haut niveau (figure 4-D). Encore une fois, mais à un autre niveau, ressortent donc le gradient et l’emboîtement des centralités caractéristiques de l’espace parisien. Ainsi se dessine un espace commercial plus ou moins continu qui couvre une bonne partie de l’espace parisien. Sa forme correspond à un centre prolongé vers sa périphérie par un certain nombre d’axes correspondant aux anciennes voies d’accès désormais intégrées dans le tissu urbain. Ces axes alternent avec des discontinuités qui, bien que rares, existent bel et bien. Elles correspondent à des contextes particuliers (emprises ferroviaires, quartiers spécialisés dans d’autres fonctions, etc.). Sur les marges de ce vaste ensemble, le gradient aboutit aux quartiers périphériques marqués par de faibles densités.

De Paris aux modèles théoriques de la géographie du commerce

42Ces analyses – fondées à la fois sur les liens de gradient de densités autour des centres de plus haut niveau et sur les liens de ressemblance en termes de spécialisation fonctionnelle entre centres de même niveau – viennent conforter les constats faits par Berry dès les années 1970. On retrouve bien une logique hiérarchique dans l’organisation de l’espace commercial, qui se combine à une logique de spécialisation fonctionnelle. Comme le montre la figure 5, qui synthétise l’ensemble de ces résultats, l’espace commercial parisien s’ordonne autour d’un hypercentre composé de pôles et d’axes très denses, très spécialisés et plus ou moins contigus ; tout autour, en continuité ou à distance dans les arrondissements périphériques, s’emboîtent des centralités moins denses, caractérisées par une certaine diversité commerciale sans que soient exclus les commerces de proximité ; enfin, toutes ces centralités s’inscrivent dans un ensemble où la trame commerciale est quasiment continue et où dominent les centralités élémentaires du commerce de proximité. Ainsi, le cas parisien fait clairement écho au modèle d’organisation complexe proposé par Berry, dans lequel la structuration concentrique se combine avec des sous-espaces spécialisés.

43Les apports postérieurs de Davies sont également validés dans la mesure où l’on retrouve bien à Paris une combinaison de zonations concentrique, sectorielle et nucléaire, liée à l’ancienneté et à complexité du tissu urbain. Les différentes phases de la croissance urbaine, combinées aux effets de la rente foncière, au gradient des densités urbaines et aux tracés des transports en commun, expliquent en grande partie cette structuration concentrique. Cette logique concentrique est en outre doublée d’une logique axiale héritée des voies d’accès qui, désormais intégrées dans le tissu urbain, correspondent aux grands axes commerciaux de la capitale. Quant aux différences socio-économiques qui structurent l’espace résidentiel parisien, elles influencent également la configuration spatiale de l’appareil commercial, avec des centralités qui se teintent différemment à l’ouest et à l’est : d’un côté les commerces de la parure et du luxe, de l’autre les commerces s’adressant à une clientèle plutôt pauvre. Dans ce secteur où se concentrent les derniers quartiers populaires de la ville, la logique nucléaire est très visible, correspondant au lieu de résidence des populations les plus pauvres (François et al., 2003).

44Ainsi donc, malgré l’affirmation de nouvelles centralités en banlieue, la structure du centre principal n’a pas été profondément modifiée. La comparaison avec les travaux menés par J. Beaujeu-Garnier et A. Delobez (1967) en témoigne. Paris conserve aujourd’hui une diversité relativement grande d’échelons intermédiaires. Comme le montre bien la figure 5, les modalités d’emboîtement entre les différentes centralités – en d’autres termes, les gradients ou dénivelés sur les marges des différentes centralités – demeurent variées. Alors que dans certains secteurs se succèdent progressivement dans l’espace les différents niveaux de centralité (par exemple dans le faubourg Saint-Antoine ou autour de la place Clichy), on peut passer, dans d’autres secteurs, d’un niveau supérieur de centralité à un niveau inférieur, voire à des périphéries commerciales, comme c’est par exemple le cas dans les arrondissements centraux.

Conclusion

45Nous avons proposé une démarche pour délimiter et analyser les centralités commerciales. L’objectif était de vérifier si, dans un contexte désormais largement polycentrique, les centres-villes des grandes métropoles conservaient une trame commerciale hiérarchisée ou si celle-ci s’était reconfigurée au point d’opposer unhypercentre spécialisé à des centralités locales affaiblies. Il s’agissait en même temps de tester les modèles présents de longue date dans la littérature sur le commerce et de vérifier leur actualité aussi bien que leur validité. La démarche, qui prend appui sur des méthodes relevant de l’analyse spatiale, consiste à considérer les centralités d’une part du point de vue des concentrations commerciales qui les sous-tendent et des différentiels qui les isolent de leur voisinage, d’autre part du point de vue de la nature de l’offre commerciale et des spécificités de son accumulation dans les différents quartiers. A partir de là, l’analyse des voisinages permet de déterminer les formes de polarisation dans l’espace parisien. Ce faisant, il est possible d’une part de contourner l’absence de données sur la taille des établissements, d’autre part de surmonter l’écueil du maillage de départ, ici celui des IRIS, et de faire le lien entre les deux typologies.

46Les hypothèses et la pertinence de cette démarche ont été testées dans le cadre d’une étude de cas sur Paris intra muros. La démarche mise en œuvre a permis de constater la permanence de la trame commerciale parisienne, malgré l’émergence d’une structure polycentrique à l’échelle de l’agglomération. De cette étude ressort en effet la forte continuité spatiale du maillage commercial ainsi que le poids de la logique hiérarchique, avec une grande diversité d’échelons de centralité. La logique de gradient et d’emboîtement des centralités continue également de caractériser ce maillage commercial. Ainsi donc, la démarche proposée apparaît largement pertinente pour délimiter et analyser les centralités commerciales. Elle a en outre permis de démontrer que les modèles pionniers de Berry et Davies apparaissent toujours valides dans le contexte actuel, tout du moins en milieu dense et dans un contexte européen.

47Malgré tout, les données disponibles ne permettent pas de vérifier si certains niveaux de centralité ont été affaiblis ou renforcés ces dernières décennies. Affirmer que le sommet de la hiérarchie s’est trouvé renforcé pendant que les centralités locales étaient affaiblies par la concurrence des centralités périphériques hors les murs demeure donc une hypothèse. Il en va de même pour la redéfinition et/ou le renforcement des spécialisations. Là encore, si l’on peut émettre l’hypothèse d’une spécialisation accrue des centralités métropolitaines autour de certaines activités (luxe, loisirs, vêtements, etc.), dans un contexte de concurrence avec les centralités secondaires situées en banlieue, ou encore d’une redéfinition des activités au niveau des centralités locales, en lien avec les recompositions sociales de l’espace parisien et les stratégies des grands groupes de distribution, l’analyse menée ici ne permet pas de le confirmer pleinement. La prise en compte du temps dans la démarche mise en œuvre pourrait permettre de vérifier ces hypothèses, mais seulement durant la décennie 2000 puisque la base de données sur les commerces, n’existe que depuis 2001 (actualisée en 2005, 2007 puis 2009).

48Enfin, dans la mesure où elle a été validée pour le cas parisien, la démarche proposée pourrait être appliquée à d’autres métropoles, dans une perspective de comparaison. Elle rejoint d’ailleurs des études menées dans d’autres villes européennes (Wayens, 2006). Elle devrait également permettre d’aller plus loin dans la définition et l’analyse des centralités commerciales à une échelle plus large, celle de la métropole dans son ensemble. Une étude récente l’a d’ailleurs adaptée, en s’appuyant sur une autre base de données, pour l’agglomération parisienne (Delage, 2011). Mais, dans les deux cas, l’existence de données ne va pas de soi. Il n’existe pas, par exemple, de base de données exhaustive pour l’ensemble de l’agglomération parisienne. Quand elles existent, ces bases de données ne sont d’ailleurs pas toujours mises facilement à disposition des chercheurs.