Gérald Hess et Dominique Bourg (dir.), 2016, Science, conscience et environnement : penser le monde complexe, Paris, PUF, 323 pages. (original) (raw)

1L’ouvrage Science, conscience et environnement : penser le monde complexe co-dirigé par Gérald Hess et Dominique Bourg compile neuf textes sur la nécessité de dépasser le réductionnisme, renvoyant à la possibilité de comprendre la réalité en la réduisant aux éléments qui la composent. Le réductionnisme s’y décline en différentes formes – qui font chacune l’objet d’une critique par des scientifiques de disciplines diverses. Il est dit « épistémologique » quand un savoir complexe se voit réductible à un savoir plus fondamental, et ontologique quand la réalité se voit réductible à ses composantes physiques.

2À l’heure où les différentes crises économiques, écologiques et sociales s’alimentent mutuellement, cet ouvrage met en lumière l’incapacité du postulat réductionniste au cœur des logiques organisationnelles de notre société à pouvoir générer des propositions d’actions à la hauteur de la complexité des enjeux globaux. Allant au-delà d’une « simple » critique, ce recueil ouvre également la voie à des modes de réflexion non réductionnistes (illustrés spécifiquement dans chacun des neuf textes), à travers une réintégration du sujet conscient et de l’environnement à l’intérieur du processus d’élaboration de la science.

3Le titre de l’ouvrage, bien que ne se référant qu’implicitement au thème du réductionnisme, permet d’annoncer les trois grands thèmes qui y sont traités : la science, la conscience et l’environnement.

4La première partie sur le réductionnisme dans la science est traitée par les philosophes Alexandre Federau et Michel Bitbol. Le premier commence par définir les différents types et degrés de réductionnisme – ce qui a le mérite d’éclairer son propos, pour le moins complexe. L’auteur fait appel aux concepts de causalité descendante et d’auto-organisation pour invalider une forme de réductionnisme. Ces caractéristiques des systèmes vont en effet dans le sens contraire du réductionnisme. Ce n’est pas le niveau inférieur (les parties), mais bien le niveau supérieur (le tout comme système), qui contraint les niveaux inférieurs en leur imposant de suivre des trajectoires qui sont en harmonie avec le système dans son ensemble. La qualité des exemples mobilisés participe à faciliter la lecture. Bitbol se concentre quant à lui sur le réductionnisme dans la démarche scientifique. Cette dernière poursuit une forme d’objectivité définie par son contenu minime en subjectivité. En ceci, l’existence du « sujet connaissant » paraît s’évaporer au profit d’une compréhension réductrice des phénomènes, conçus comme extérieurs et indépendants dudit sujet. La mise à l’écart de ce dernier constitue le « point aveugle » de la science. Pour dépasser cette situation, l’auteur propose de prendre au sérieux l’expérience en elle-même. Il en appelle ainsi à la constitution d’une objectivité contextualisée, qui se déploierait dans la rencontre intersubjective de plusieurs sujets connaissants. Il s’agirait pour les chercheurs de prendre conscience de leurs propres expériences subjectives, dans l’élaboration du savoir scientifique.

5Le chapitre de Max Velmans, ouvrant la deuxième partie de l’ouvrage – centrée sur la conscience – nous donne certaines clés pour comprendre l’expérience consciente. L’auteur y défend une position épistémologique nommée « monisme réflexif » pour tenter de saisir toute la complexité des interrelations entre l’esprit, la conscience, le cerveau et le monde extérieur. Ainsi l’esprit serait tout à la fois physique et mental.

6Gérald Hess tente de décrire ensuite ce que pourrait être une conscience cosmique, montrant les limites des théories actuelles de la conscience, trop réductrices, et le rôle véritablement unique et essentiel de la phénoménologie dans ce but. L’auteur réhabilite ainsi l’approche dite en première personne, celle du vécu, comme seul canal par lequel il serait possible d’expérimenter son unité avec le monde à travers son propre corps. Ce chapitre laisse entrevoir une nouvelle manière de se concevoir soi-même, à travers l’expérimentation de cette unité.

7Le chapitre suivant appelle à une nouvelle manière d’habiter le monde en changeant sa manière de s’habiter soi-même. Christian Arnsperger nous amène à reconnaître le côté réducteur de l’idéologie économique croissanciste en ce qu’elle porte en elle la vision d’un humain naturellement porté vers une croissance matérielle infinie. À travers une réflexion sur l’évolution de la science économique, le lecteur est amené à prendre de la distance vis-à-vis de cette vision réductrice de l’humain, pour la considérer comme une manière particulière (parmi d’autres) de pallier sa propre finitude. En fait, l’auteur nous invite à un travail réflexif visant à prendre conscience de nos conditionnements culturels. Sans ce travail, aucun fonctionnement alternatif de nos sociétés ne serait possible.

8La troisième partie aborde le rôle du réductionnisme dans les problèmes sociétaux et environnementaux.

9Dominique Bourg propose une lecture du néolibéralisme comme dispositif promouvant une vision réductrice de la société, qui absolutise le marché au point d’y réduire toute réalité, dont nos valeurs – et celle de liberté particulièrement. L’auteur distingue la liberté négative – l’absence de contraintes – de la liberté positive – la possibilité de contribuer à l’organisation commune. Le capitalisme se serait entièrement fondé sur la première au point d’y réduire toutes les autres formes de liberté. Les lois du marché seraient ainsi devenues les lignes directrices de l’action, comme l’illustre l’importance de l’analyse coût-bénéfice dans les décisions politiques. Ce chapitre permet de saisir la particularité du néolibéralisme : sa tendance à réduire – pratiquement et ontologiquement – nos libertés.

10Le chapitre d’Alain Papaux retourne à l’étymologie et aux origines du sacré pour démontrer à quel point ce dernier a orienté nos manières de faire de la science et d’édicter le droit. L’auteur réactualise le concept de mètis – cette sagesse pratique que le règne de la Raison a dévalorisée – en montrant qu’une forme de réductionnisme menace le droit lorsque ce dernier dissimule l’auto-fondation des textes juridiques, comme les constitutions. Bien qu’écrit dans un style emphatique, le chapitre se termine sur une conclusion pleine de sagesse (mètis !) : un appel à plus d’humilité de la raison face à la crise environnementale, grâce à un retour du sacré.

11Alain Grandjean propose une interprétation non réductionniste de la crise écologique. Il y retrace l’évolution de la vie sur Terre pour démontrer la complexification historique du vivant. Dans l’histoire humaine, cette tendance à la complexification permet d’intégrer les grands enjeux environnementaux globaux en les inscrivant dans l’ordre du sens et de la signification. Il semble alors possible que l’humanité développe la capacité de faire face à ces enjeux en trouvant des voies alternatives, aptes à redonner du sens à l’existence humaine tout en ayant moins d’impacts environnementaux. Un appel clair et bien argumenté à l’espoir qui aurait peut-être mérité de clôturer l’ouvrage.

12Le chapitre final, par Jacques Besson, se penche sur les parallèles entre psychiatrie et religion et entre la sémantique des discours écologiques et celle de l’addiction. Plus particulièrement, il souligne que la sobriété et la volonté sont des termes initialement utilisés en alcoologie. Les points communs entre les problèmes de l’écologie et ceux de l’addictologie se révèlent être les questions du lien et du sens : toutes deux étudient en effet « une transition de l’avoir à l’être et du prendre au donner » (p. 300). L’auteur s’intéresse également aux liens étroits entre psychiatrie et religion, au travers de la notion de spiritualité. Il rappelle à ce propos que le terme français esprit renvoie tant à un aspect psychique que spirituel. Dans les deux cas, la cause des problèmes semble être le refoulement de la spiritualité, et le manque de lien et de sens que cela engendre au niveau individuel et collectif. Trop souvent la modalité spirituelle est taxée de « délire » alors qu’elle a un impact démontré sur la santé physique et mentale. Besson donne l’exemple d’alcooliques qui s’en sont sortis entre autres grâce à la spiritualité. Refouler la spiritualité peut d’ailleurs être source de dépression, d’agression et d’addiction. L’émergence de nouvelles branches telles que la neurothéologie et l’écospiritualité témoigne du rôle de la spiritualité sur la santé mentale et dans la situation environnementale et sociétale actuelle.

13À travers ses neuf articles – spécifiques mais complémentaires – l’ouvrage montre une certaine cohérence et des essais de dialogues entre les auteurs malgré les particularités inhérentes à leurs disciplines respectives. Il propose des possibles voies de dépassement de cette position métaphysique diffusée par la science économique mainstream, de plus en plus néfaste à la société et son environnement – le réductionnisme étant à la cause, si l’on en croit les auteurs, du consumérisme sans pareil de nos sociétés actuelles.

14Bien construit dans sa structure globale – on commence par des chapitres très techniques et abstraits pour terminer sur des chapitres plus concrets - on peut toutefois regretter qu’il n’y ait pas de synthèse à la fin du recueil, ce qui aurait permis d’assurer sans réserve la réussite du pari de l’interdisciplinarité. L’introduction permet toutefois au lecteur d’apprécier la diversité et la complexité des textes réunis. L’ouvrage n’en fait pas moins hommage à son titre : dans sa structure propre, et dans les trois grands thèmes qu’il couvre, il invite à remettre en question le réductionnisme et permet d’amorcer une réflexion sur ce que signifie « penser le monde complexe ».