Jean TRICARD [dir.], Le village des Limousins : études sur l’habitat et la société rurale du Moyen Âge à nos jours, Limoges, PULIM, 2003, 532 p. (original) (raw)

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Texte intégral

1_Le village des Limousins_ est le fruit d’un travail de plusieurs années mené par l’association « Rencontre des historiens du Limousin ». Cette enquête collective interroge son objet – habitat et société villageois en Limousin – sur plusieurs périodes historiques. Le lecteur consciencieux retire de ce « décloisonnement » un grand enrichissement, s’imprégnant de problématiques et d’analyses allant de l’histoire médiévale à l’histoire du 20e siècle, et expérimentant divers types d’approches historiques, de l’archéologie (Patrice Conte) à l’histoire des représentations (Dominique Danthieux), en passant par l’histoire sociale (Nicole Lemaître). Souhaitons qu’une telle collaboration entre historiens, archéologues et conservateurs d’archives fasse des émules dans d’autres régions de l’hexagone.

2Un large éventail de sources est convoqué ; citons notamment le travail de Jacqueline Hoareau sur les lettres de rémission, ou bien ceux de Claude Petitfrère sur les cartes et plans d’Ancien Régime et de Robert Chanaud sur les dossiers de modifications de limites communales. Pour les médiévistes, Bernadette Barrière et Jean Tricard font un bilan des sources disponibles et des problèmes qu’elles permettent de traiter : cartulaires, toponymie et archéologie peuvent être utilisés, à condition de garder du village de cette période une définition souple. Au 15e siècle, le village-hameau qui structure l’espace rural limousin émerge dans les sources écrites (terriers, registres de notaires, livres de raison…).

3On pourrait toutefois faire une petite critique à ce travail qui mêle l’érudition à des problématiques fondamentales en histoire rurale et plus généralement en histoire sociale : certains articles peuvent sembler peu accessibles aux lecteurs qui ne sont pas familiers avec la région étudiée. Malgré la soixantaine de cartes et d’illustrations du recueil, on peut regretter l’absence de cartes de localisation des phénomènes. Fort logiquement, les illustrations, très bien conçues, ne sont qu’à une échelle communale ou infra-communale. Mais des éléments structurants de la géographie régionale, fréquemment mentionnés dans les articles (massifs montagneux, plateaux, Basse-Marche…), auraient pu être mis en valeur par des cartes de synthèse.

4Quelles images du « village des Limousins » ressortent-elles de ces 500 pages ? Alain Corbin qui signe la préface et a longtemps étudié cette région 1, après avoir très justement mis en avant « le caractère pionnier et la grande portée » de cet ouvrage collectif, nous place d’emblée au cœur de ce qui fait la spécificité de l’organisation rurale limousine : la société n’est pas structurée par le chef-lieu de commune ou de paroisse mais par le hameau, souvent éloigné du chef-lieu, non seulement par les kilomètres, mais encore par les conflits et les rivalités entre chaque village. La problématique du dédoublement ou de la dichotomie entre le « bourg » et ses « villages », revient comme une sorte de fil rouge tout au long des articles, surtout ceux concernant la période moderne et contemporaine, donnant une cohérence à l’ensemble du recueil. Il ne semble donc pas possible de conclure, comme l’a fait un précédent compte rendu, que « la notion de village est floue » 2. L’historien étranger au Limousin doit faire sienne la formule de ses collègues : « en Limousin, le "village" des habitants est le "hameau" des administrateurs et le "village" des administrateurs est le "bourg" des habitants » 3.

5Avant de rentrer en détail dans le contenu des articles et des axes d’étude, présentons brièvement la structure de l’ouvrage et le mode d’utilisation qui peut en être fait. L’organisation chronologique du recueil permet d’aborder le problème des origines de cette structure d’habitat, grâce aux contributions des archéologues et des médiévistes. On pourra regretter la tendance de cette partie à aligner les monographies, mais les études de détail semblent indispensables pour illustrer la variété des stratégies à utiliser pour tenter d’approcher le village médiéval, en raison de la faiblesse de la documentation écrite. Saluons la tentative de nombreux auteurs de ne pas rester confinés dans les périodisations académiques et d’embrasser des siècles trop souvent séparés (15e-16e, 18e-19e) : l’article de Nicole Lemaître est emblématique à cet égard.

6Un autre intérêt du recueil réside dans l’éventail des 32 articles, qui permet de varier les échelles et de faire respirer l’ouvrage entre effets de loupe – étude d’une commune 4 ou même entrée à l’intérieur d’un village 5 – et articles tentant d’embrasser tout l’espace régional ; on peut regretter, comme le soulignent certains auteurs, les inégalités de conservation et de classement des archives, qui rendent quasiment impossibles certaines approches comparatives sur les trois départements (Haute-Vienne, Corrèze et Creuse) 6. Les études monographiques balaient bien la diversité de l’espace régional : les trois départements sont représentés, ainsi que les « confins » de Combraille ou de Charente.

7Venons-en aux apports du livre et aux grands types de problématiques abordés par les membres de « Rencontre des historiens du Limousin ». Un premier problème consiste à saisir le plus précisément possible avec les documents disponibles l’état démographique, économique et social des villages. Les sources notariales, seigneuriales et fiscales permettent cette approche à partir du Bas Moyen Âge. Elles font apparaître la pauvreté du pays et la faible circulation de l’argent. Plusieurs contributeurs y relèvent également la preuve de la structuration de l’espace en villages tels qu’ils existent encore aujourd’hui, à partir du 15e siècle. Les auteurs de l’enquête collective sur le village au 19e siècle nous rappellent combien les sources émanant de l’administration, telles les listes nominatives de recensement, peinent à rendre compte de la réalité d’une société villageoise pluriactive. On peut souhaiter que cette contribution, qui insiste sur les « limites intrinsèques à une étude statistique » (p. 397), stimule des études de micro-histoire sur la société rurale limousine de l’époque contemporaine.

8Un deuxième centre d’intérêt qui apparaît en filigrane à travers tout le recueil, depuis les travaux d’archéologie médiévale jusqu’à la présentation du village de la fin du 20e siècle, est constitué par l’habitat et le cadre de vie. Il nous rappelle que le village est tout sauf un monde immobile : la modification d’une toiture ou la patiente acquisition de parcelles sont des processus à étudier finement car lourds d’implications. Michel Kiener s’en acquitte remarquablement pour montrer que le cadastre napoléonien ne doit pas être érigé en « tables de la loi » qui représenteraient fidèlement un cadre rural semblable à celui de la fin du 18e siècle. En quelques décennies, beaucoup de choses peuvent changer. L’historien rentre ainsi dans le paysage villageois, trop souvent oublié par les récits des étrangers parce qu’il n’a rien de « pittoresque ». Les représentations cartographiques de l’Ancien Régime étudiées par Claude Petitfrère confondent parfois villages et lieux-dits ou fermes isolées, mais les distinguent bien des bourgs, en ce qu’ils n’offrent ni d’église paroissiale, donc de curé, ni de diversification des activités économiques : elles confirment donc cette dichotomie entre le bourg et le village.

9Enfin, soulignons l’autre fil rouge de l’ouvrage, une approche des villages par les solidarités et les conflits. Par sa structure en hameaux plus qu’en habitats isolés ou en gros bourgs, l’espace rural du Limousin médiéval se prête aux formes de solidarité pour l’exploitation des terres : frérèches et comparsonneries 7. Dans un monde d’interconnaissance, les solidarités peuvent également jouer pour obtenir le règlement pacifique des conflits sur un mode infrajudiciaire (Jacqueline Hoareau). Mais Philippe Grandcoing nous révèle, « à la lueur de l’incendie », les tensions qui traversent les villages ; défense de l’honneur, vengeances et fausses accusations ternissent l’image du village au cours des procès du 19e siècle. Si l’on quitte l’échelle du village pour celle de la commune, la problématique est également pertinente : le conseil municipal tente de maintenir un équilibre entre les divers villages – jusqu’à aujourd’hui, suggère l’article conclusif de Pierre Vallin. Cet équilibre vacille quand les cadres de la vie traditionnelle (paroisse) ne coïncident pas avec les limites tracées par l’administration (Robert Chanaud). Enfin, le village de Glane étudié par Vincent Brousse offre l’image d’une communauté à très fort sentiment identitaire, qui se démarque de la petite ville toute proche de Saint-Junien en se constituant comme « isolat de résistance communiste ».

10La conclusion ouvre sur des phénomènes repérés par la géographie et qui seront peut-être les problématiques de l’historien ruraliste de la fin du 21e siècle. À l’échelle régionale, c’est la disparité de plus en plus grande des destins entre les villages dynamisés par l’influence de la grande ville et ceux qui restent dans un espace rural « profond » qui éveille l’intérêt. À l’échelle de la commune, la question de la solidarité et des conflits s’applique à la cohabitation entre agriculteurs et « néo-ruraux ». Ces derniers « urbanisent » le village en réduisant la campagne à sa seule fonction d’agrément et en poussant à l’éloignement du bourg des nuisances olfactives et sonores produites par une activité séculaire. Malgré la construction de lotissements pavillonnaires, tout n’est pas qu’individualisme : les pétitions au sujet des services publics réactivent des réflexes de défense de la communauté. Les repas en commun et autres concours de pétanque sont d’autres formes qui participent à l’intégration au village des anciens et des nouveaux venus. « Dès lors, se demande Pierre Vallin, ancien maire, nos villages pourront-ils garder leur identité et leur âme » (p. 487) ? Les générations futures jugeront… Pour l’heure, attendons le résultat de la nouvelle enquête de « Rencontre des historiens limousins », sur le thème « pays et identité limousine ».

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Notes

1 Sa thèse d’État reste incontournable pour nombre d’aspects de l’histoire limousine du 19e siècle ; Alain CORBIN, Archaïsme et modernité en Limousin au 19 e siècl e. 1845-1880, tome 1, La rigidité des structures économiques, sociales et mentales, tome 2, La naissance d’une tradition de gauche, Paris, Marcel Rivière, 1975, 2 volumes, 1168 p., réédition : Limoges, PULIM, 1999.

2 Isabel BOUSSARD, « compte-rendu de Jean-TRICARD [dir.], Le village des Limousins. Études sur l’habitat et la société rurale du Moyen Âge à nos jours, Limoges, Presses universitaires de Limoges (PULIM), 2003, 532 p., préface d’Alain Corbin », dans Ruralia, revue de l’Association des ruralistes français, n° 14, 2004, pp. 237-238.

3 Article collectif de : Alain CAROF, Philippe GRANDCOING, Michel KIENER, Paul-Édouard ROBINNE et Pierre VALLIN, « Le village du 19e siècle. Entre fragilité statistique et complexité sociale », p. 377.

4 Voir, par exemple, les articles sur Allassac (Corrèze) et Rancon (Haute-Vienne).

5 Article de Vincent Brousse sur Glane, le « petit Moscou » de la petite ville rouge de Saint-Junien. Exemple de Vénouhant dans l’article de Michel Kiener sur « le paysage des villages », pp. 298-299.

6 Ainsi pour les listes nominatives de recensement, voir l’article collectif sur « le village du 19e siècle », ou pour les justices seigneuriales, les remarques d’Isabelle Maurin-Joffre.

7 Article de Jean-Philippe Barthout. Voir également : Jean TRICARD, « Frérèches et comparsonneries à la fin du 15e siècle : un exemple limousin », dans Revue d’Auvergne, 1986, n° 2, pp. 119-127.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphane Frioux, « Jean TRICARD [dir.], Le village des Limousins : études sur l’habitat et la société rurale du Moyen Âge à nos jours, Limoges, PULIM, 2003, 532 p. », Ruralia [En ligne], 16/17 | 2005, mis en ligne le 21 août 2006, consulté le 23 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/ruralia/1099

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