Singularités, défis et opportunités de la démographie subsaharienne | IRD le Mag' (original) (raw)
L’Afrique subsaharienne connait une transformation démographique d’ampleur qui se traduit par une abondante jeunesse, plus d’aînés et une évolution de la structure par âge de la population.
© IRD - Christian Lévèque
Les singularités de la démographie subsaharienne
L’étude des populations de cette vaste région du continent africain montre des caractéristiques originales, modelées par l’impact des maladies infectieuses mais aussi non transmissibles, les progrès sanitaires, une fécondité très diverse et des migrations intra-africaines importantes.
La population d’Afrique subsaharienne augmente aujourd’hui à un rythme de 2,7 % par an. Les progrès réalisés en matière de lutte contre la mortalité infantile, ainsi que le nombre élevé de femmes en âge d’avoir des enfants, expliquent en partie cette croissance marquée, qui est actuellement en cours de diminution.
Mais cette dynamique cache aussi une autre réalité : en Afrique de l’Ouest et centrale, la mortalité reste élevée et la progression de l'espérance de vie a fortement ralenti durant les dernières décennies du 20e siècle. Celle-ci est estimée en 2023 à 61 ans au sud du Sahara, avec des variations selon la région : de 58 ans en Afrique de l’Ouest à 64 ans en Afrique de l’Est.
Les raisons sont multiples : réémergence du paludisme, crises économiques ayant fragilisé les systèmes de santé, conflits politiques, etc. Ainsi, au Nigeria, le pays le plus peuplé du continent, la mortalité déjà très élevée des adultes aurait augmenté au cours de cette période.
Géraldine Duthé, démographe, INED
© DR
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« Parallèlement, l’épidémie de VIH/sida a eu un impact dramatique sur la mortalité de plusieurs pays d’Afrique australe et orientale qui étaient les plus avancés en matière d’espérance de vie. L’Afrique du Sud a ainsi perdu près de dix ans d’espérance de vie entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000 », explique Géraldine Duthé, démographe dans l’équipe de recherche Démographie des pays du Sud, à l’Institut national d’études démographiques (Ined).
Les progrès sanitaires ont cependant repris dans la plupart des pays au cours des deux dernières décennies, en particulier du fait d’une meilleure prise en charge avec les traitements antirétroviraux, ce qui a permis de réduire considérablement la mortalité associée au VIH. Il en va de même dans le contexte du paludisme avec la diffusion de traitements combinés.
Une mortalité trop élevée
L’impact des maladies – à la fois infectieuses et non-transmissibles - et le dénuement des systèmes de santé maintiennent un niveau de mortalité élevé en Afrique au sud du Sahara.
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Malgré une baisse de leur poids dans la mortalité, les affections néonatales, liées aux mauvaises conditions d’accouchement, ainsi que les maladies transmissibles, telles que pneumonies et bronchopneumonies, maladies diarrhéiques, et les « trois maladies tueuses », paludisme, tuberculose et VIH/sida, continuent de peser lourdement.
« Par ailleurs, le fardeau des maladies non transmissibles, comme les maladies cardiovasculaires, le cancer, le diabète, a augmenté, ajoute la chercheuse. Cela est d’autant plus préoccupant que, comparé aux pays à faible mortalité, les adultes meurent bien plus jeunes de ces maladies et un grand nombre de décès pourraient être évités par des politiques de prévention et une meilleure prise en charge des maladies chroniques ».
Une fécondité très hétérogène
Quid de la fécondité ? Dans certains pays, les niveaux restent relativement élevés, en adéquation avec le mode de production agricole qui nécessite une main d’œuvre nombreuse alors que la mortalité infantile est forte. Ils sont aussi tout à fait rationnels dans des contextes de grande pauvreté. Ainsi, dans les pays où les assurances santé, vieillesse et chômage sont rares, et où les revenus sont si faibles que les familles n’ont aucune capacité d’épargne, seule la solidarité familiale permet aux personnes dépendantes de survivre.
Bénédicte Gastineau, démographe, IRD-LPED
© Evelyn Tetaert
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« Un adulte malade, sans ressources ou simplement âgé, qui ne peut subvenir à ses besoins, ne peut compter que sur sa famille et généralement sur ses enfants adultes », décrit Bénédicte Gastineau, démographe IRD au Laboratoire population et développement (LPED).
La fécondité baisse en Afrique subsaharienne et s’établit aujourd’hui à des niveaux extrêmement variés entre pays et, à l’intérieur même des pays, entre régions.
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C’est dans ces mêmes pays que la mortalité est la plus élevée, dans l’enfance comme à l’âge adulte. C’est pourquoi la fécondité y est élevée : plus les couples ont d’enfants, plus ils ont de chances qu’au moins l’un d’entre eux soit vivant et solvable lorsqu’eux-mêmes auront besoin de leur aide. Les enfants sont l’assurance de leurs parents. Le Niger est un exemple emblématique : ce pays enregistre le plus fort niveau de fécondité au monde, ainsi que des taux de pauvreté et une mortalité très élevés. Les femmes y ont en moyenne 6,7 enfants, mais seuls 2,7 fils seront encore en vie à l’âge adulte au moment où leurs parents ne seront plus en âge de travailler. Or c’est sur les fils que les parents pourront le plus s’appuyer pour bénéficier d’un soutien matériel et financier.
Valérie Delaunay, démographe, IRD- LPED
© IRD - Edwige Lamy
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« Il faut surtout rappeler l’extrême diversité des situations démographiques en Afrique, entre pays, mais aussi au sein même des pays, entre zones rurales et urbaines par exemple », souligne Valérie Delaunay, démographe IRD au LPED.
Même si la fécondité reste élevée, il n’en demeure pas moins qu’elle baisse dans toute l’Afrique, certes à des rythmes différents, même au Niger. Ainsi, l’indice synthétique de féconditéMesure du nombre d'enfants qu'aurait une femme au long de sa vie reproductive, si elle suivait les taux de fécondité par âge observés durant une année spécifique. y est passé de 6,1 enfants par femme en 1991 à 4,2 en 2020.
Faire famille : des modèles multiples
Face à l’évolution des indicateurs de fécondité observés à l’échelle du continent et en Afrique de l’Ouest notamment, une question émerge : la baisse continue du niveau de fécondité s’accompagne-t-elle d’une transformation des manières de faire famille dans les sociétés concernées ?
Au travers de plusieurs programmes de recherche, menés au Burkina Faso, au Bénin, au Ghana, au Sénégal, ou encore au TogoNotamment les projets : ICOFEC Idéaux et comportement de fécondité au Sénégal (IRD, 2000-2003) ; ECAF Emergency Contraception in Africa (UE-INCO-510956) ; FAGEAC Familles Genre et Activité en Afrique de l’Ouest (ANR-10-SUDS-005-01) ; MARGES Des marges aux normes. Regards croisés sur les transformations des liens familiaux en Afrique (ANR– 19-CE26-005-01) 1, les démographes du LPED documentent les dynamiques familiales en collectant des récits de vie de femmes et des hommes de différentes classes d’âge et catégories sociales. Les scientifiques cherchent entres autres à comprendre quelle place tient la fécondité chez les femmes vivant en ville. Ainsi, dans la plupart des villes ouest africaines, il ressort notamment que le mariage et la procréation demeurent des normes valorisées et prônées comme un passage incontournable dans la vie des individus. Dans ces conditions, refuser ou s’éloigner des modèles procréatifs classiques reste difficile à assumer et suscite des tensions rendant difficile le recours à des pratiques contraceptives. Les aspirations des femmes en matière de modèle familial évoluent cependant au fil des générations : pour de plus en plus de femmes des milieux urbains, surtout celles dotées d’un capital scolaire, le mariage et la procréation ne sont plus les seules voies d’épanouissement personnel.
Bilampoa Gnoumou, démographe de l'Institut supérieur des sciences de la population de Ouagadougou
© DR
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« On note toutefois la persistance d’un déséquilibre entre hommes et femmes quant au partage des tâches domestiques au sein du ménage. Qu’elles soient cadres ou agentes dans l’administration publique ou privée, commerçantes, instruites ou non, de niveau socio-économique aisé ou pauvre, les femmes sont les principales responsables des tâches domestiques et des soins aux enfants », précise Bilampoa Gnoumou, démographe de l'Institut supérieur des sciences de la population de Ouagadougou, au Burkina Faso.
Pour les femmes appartenant aux catégories sociales les moins favorisées, les scientifiques observent un dilemme entre une adhésion forte au modèle classique favorisant une progéniture nombreuse, gage de soutien pour les vieux jours et, dans le même temps, une prise de conscience accrue de la charge qu’impose l’éducation des enfants.
Contrairement aux idées reçues, sept migrants africains sur dix vont s’installer et travailler dans un pays de leur région.
© IRD - Sylvie Bredeloup
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Cette prise de conscience est d’autant plus prégnante que les femmes, notamment dans les villes côtières d’Afrique de l’Ouest, sont très insérées dans les activités de commerce, à l’échelle locale et internationale. En apportant des revenus, les femmes participent de façon importante aux dépenses du ménage et contribuent de plus en plus à la prise en charge de l’éducation des enfants, mais aussi à celle de leurs parents et beaux-parents âgés.
Des migrations essentiellement régionales
Autre moteur singulier de la démographie africaine, les migrations intra-africaines.
Marie-Laurence Flahaux, démographe, IRD-LPED
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« La majorité des migrants subsahariens restent dans leur région d’origine. Migrer demande des ressources, et il est moins coûteux de migrer dans un pays de sa région plutôt que vers une destination plus lointaine », explique Marie-Laurence Flahaux, démographe IRD au LPED.
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Ainsi, en 2020, sur 100 migrants subsahariens, 63 n’ont pas quitté l’Afrique subsaharienne. Des données qui contredisent les représentations sur les migrations africaines, considérées à tort comme importantes et en hausse, principalement dirigées vers les pays riches et dues à la pauvreté.
Ces différents aspects qui façonnent la démographie africaine ont une conséquence : la pyramide des âges y évolue. L’Afrique reste aujourd’hui un continent où la part des jeunes est importante, puisque les moins de 15 ans y représentent 40 % de la population totale. « Entre 2010 et 2050, le nombre absolu de personnes âgées devrait cependant quadrupler en Afrique, passant de 56 à 215 millions, soit presque le même nombre qu’en Europe (241 millions) », remarque Valérie Golaz, démographe de l’Institut national d’études démographiques au LPED.
La région saura-t-elle relever les multiples défis que ne manqueront pas de poser cette évolution, alors que les politiques sociales à destination des personnes âgées y sont aujourd’hui encore très peu développées ?
La transformation démographique de l’Afrique s’accomplit sous pression environnementale, contraignant parfois les habitants à évacuer leur ville ou quartier.
© IRD - Michel Dukhan
Vieillissement, urbanisation et changement climatique : les grands défis subsahariens
Le vieillissement de la population, l’urbanisation exponentielle du territoire et le dérèglement climatique sont autant de défis majeurs qui façonnent la démographie de l’Afrique subsaharienne. Causes d’injustices sanitaires et socio-environnementales, ces nouveaux enjeux peuvent, contre toute attente, être aussi sources d’opportunités pour les populations.
Le vieillissement de la population est une réalité mondiale qui n’épargne pas l’Afrique subsaharienne. Mais à la différence d’autres régions du globe, la couverture des systèmes de protection sociale y est faible, laissant une grande majorité de la population sans retraite ni accès aux soins de santé appropriés. Le soutien familial est alors une ressource indispensable pour de nombreuses personnes âgées.
Valérie Golaz, démographe, INED
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« En Afrique, dans des contextes de pauvreté où les individus n’ont ni pension, ni épargne, ni biens propres, le réseau familial fait vraiment la différence. Une donnée importante qui explique en partie les taux de fécondité toujours élevées dans certaines zones du continent », explique Valérie Golaz, démographe à l’Ined.
Une population vieillissante peu accompagnée
Même si elles ne représentent qu’une faible proportion de la population, les personnes âgées seront aussi nombreuses en Afrique subsaharienne qu’en Europe d’ici 2050.
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L’exemple de l’Ouganda permet de mettre en évidence plusieurs facteurs accentuant la vulnérabilité propre aux personnes âgées. Cohabitent à la fois des grands ménages multigénérationnels où les aînés reçoivent un soutien quotidien de la part de leurs proches, notamment pour les soins, ainsi que des ménages composés de personnes seules, qui deviennent particulièrement vulnérables avec l'âge. La différence de qualité de vie et de longévité entre ces différents types de ménages est frappante. « Les personnes sans descendance sont particulièrement fragiles car elles sont isolées et dépourvues de ressources », souligne Valérie Golaz. De plus, même lorsque les aînés ont des enfants et des petits-enfants, il est crucial qu'ils soient en contact avec eux et géographiquement proches pour bénéficier d'un soutien adéquat, ce qui n’est pas toujours le cas en raison de la mobilité des jeunes et de l’urbanisation rapide en cours en Afrique subsaharienne.
Une urbanisation fulgurante et inégale
En parallèle du vieillissement de la population, la transformation démographique de l’Afrique subsaharienne est en effet marquée par un triplement de sa population urbaine, résultant d'une croissance des villes prédite pour être la plus rapide au monde entre 2020 et 2050.
Stéphanie Dos Santos, démographe, IRD-LPED
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« Cette croissance intense présente des défis sans précédent en matière de planification urbaine. En effet, des populations particulièrement pauvres s’installent dans des quartiers informels, spontanés et non lotis, souvent dépourvus d'accès aux services urbains de base », explique Stéphanie Dos Santos, démographe IRD au LPED.
Coffi Aholou, sociologue, Centre d’excellence régional sur les villes durables en Afrique (CERViDA), à l’université de Lomé, au Togo
© CERViDA
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« La planification, la gouvernance et la gestion de la ville africaine ne suivent pas cette fulgurante croissance urbaine. Il n’est donc pas étonnant que les villes africaines soient caractérisées par un déficit d’infrastructures de services essentiels », complète Coffi Aholou, sociologue, directeur du Centre d’excellence régional sur les villes durables en Afrique (CERViDA), à l’université de Lomé, au Togo.
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Ainsi, 62 % des citadins subsahariens vivent dans des logements insalubres, sans accès à l’eau et sans assainissement, ni gestion des déchets, notamment non dégradables. Un préjudice pour les personnes, mais aussi pour l’environnement. « L’urbanisation empiète aussi sur les écosystèmes détruisant la biodiversité, alerte Coffi Aholou. Par manque d’aménagement et de planification adéquate, les villes enregistrent d’importants dégâts humains et matériels lors des inondations. » Et Stéphanie Dos Santos de compléter : « Ce phénomène de métropolisation subsaharien, dans tous ces aspects, renforce donc les inégalités sociales, économiques et sanitaires, ce qui conduit à des injustices sanitaires et socio-environnementales. »
Mais cela n’est pas une fatalité. Pour Coffi Aholou, « la croissance urbaine rapide en Afrique nécessite de renforcer les politiques de planification urbaine et d’investissement dans les infrastructures. Des procédures qui peuvent et doivent être pensées comme des leviers stratégiques pour atteindre la durabilité des villes de plus en plus complexes mais aussi incertaine ». Une démarche qui nécessite de s’interroger notamment sur les matériaux de construction abandonnés au profit du ciment et du verre, considérés à tort comme des matériaux modernes. Un choix clair doit être opéré pour la promotion de l’utilisation de matériaux plus résilients et moins polluants.
Au-delà de ce développement anarchique, l’urbanisation particulièrement rapide de l’Afrique subsaharienne est aussi marquée par une répartition inégale de la population urbaine, concentrée dans les grandes capitales. À titre d’exemple, près de la moitié des citadins du Niger habitent la capitale Niamey, alors que la deuxième ville du pays ne concentre que 15 % de la population urbaine, et que les 35 % restant vivent dans de petites villes secondaires de moins de 300 000 habitants. Cette disparité se retrouve aussi entre le littoral et l’intérieur du continent.
Pape Sakho, géographe, UCAD
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« Des villes littorales hypertrophiées Ville ayant connu une croissance anormalement rapide concentrent les excédents de croissance démographique mais aussi les investissements plus importants dans des infrastructures », explique Pape Sakho, géographe au Laboratoire de géographie humaine de Dakar, au Sénégal.
Parfois avec le risque que les planifications et investissements soient déconnectés de la réalité du terrain et des besoins réels des populations. « Un changement de paradigme ne serait-il pas nécessaire pour davantage interroger les politiques publiques et les stratégies des institutions internationales, afin de mieux adresser les défis de la démographie subsaharienne ? », questionne le scientifique.
Cette répartition territoriale inégale est nourrie par plusieurs enjeux démographiques auxquels la région fait face. L’emploi des jeunes tout d’abord, qui ne se contentent plus du système de débrouille pour survivre et empruntent les routes de la migration internationale vers les grandes villes, parfois au péril de leur vie. Mais aussi l’exposition des populations les plus démunies aux manifestations du changement climatique, comme les inondations récurrentes et l’érosion côtière, qui les poussent à trouver refuge dans d’autres lieux, d’autres villes.
Le dérèglement climatique : source de défis et d’opportunités
Effets du changement climatique, pressions anthropiques sur les milieux, la croissance de la population africaine doit affronter d’énormes défis.
© IRD - Michel Dukhan
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Car le continent africain n’est pas épargné par le changement climatique, loin s’en faut. Les conséquences de celui-ci entrainent déjà des déplacements de population qui n’auront de cessent d’augmenter avec le temps et la dégradation de la situation. « Cependant, sans présager de l’avenir, il s’avère que les sociétés rurales africaines sont capables de se pérenniser dans un contexte de changements environnementaux, avance Bénédicte Gastineau, démographe IRD au LPED. Elles ont une capacité endogène Qui est produit par la structure elle-même en dehors de tout apport extérieurà s’adapter en modifiant leurs systèmes sociaux, comme le système de genre, les relations entre générations, la migration, la fécondité et leurs systèmes de production agricole. »
Au cœur de cette capacité de résilience ? Une adéquation entre organisations socio-économiques et environnement. Les oasis en sont un exemple. « L’histoire nous montre que les modes d’exploitation des jardins peuvent évoluer en réponse à un changement social : abandon d’un étage ou d’un type de culture quand la main-d’œuvre se fait trop rare. Les règles et les pratiques sociales peuvent évoluer pour répondre à un changement environnemental », poursuit la chercheuse. Chaque société invente alors de nouvelles pratiques agricoles, contemporaines, adaptées aux défis du moment, à partir des savoir-faire anciens hérités et éprouvés.
À l’inverse, les chocs externes, comme les conflits, les variations fortes des prix agricoles ainsi que les politiques gouvernementales abruptes limitent les possibilités des sociétés africaines à se modifier pour faire face aux changements environnementaux globaux. Selon Pape Sakho, le dérèglement climatique pourrait alors être une opportunité pour les sociétés rurales de s’affranchir d’activités fortement dépendantes de variabilités externes. « De cette situation délétère, les populations rurales peuvent tirer des moyens de résilience pérennes. La promotion d’activités moins dépendantes de la variabilité climatique serait, par exemple, une valeur ajoutée aux stratégies d’adaptation mises en œuvre. » Une opportunité parmi d’autres pour les populations subsahariennes de se saisir des particularités de leurs régions.
La croissance démographique est aussi associée à une abondante jeunesse dont la force de travail peut être un atout majeur pour peu qu’elle soit convenablement formée.
© IRD - Patrice Brehmer
L’Afrique subsaharienne, terreau de nouvelles opportunités
La croissance démographique contemporaine constitue aussi une fenêtre d’opportunités inédite pour les sociétés africaines. Elle offre des occasions, des moyens et des conditions propices au développement économique et aux transformations sociales.
Contribuant à sortir du cycle de la pauvreté et à réduire les inégalités sociales et de genre, l’éducation et une des clefs essentielles pour atteindre plusieurs objectifs de développement durable. Toutefois, selon l’ONU, l’Afrique subsaharienne est confrontée en la matière à d’immenses défis pour fournir les ressources de base aux établissements scolaires. La situation est extrême au niveau du primaire et du premier cycle du secondaire, où moins de la moitié des établissements a accès à l’eau potable, à l’électricité, aux ordinateurs et à Internet. Et les femmes et les filles figurent parmi les groupes dont l’accès à l’éducation est encore entravé sur une partie du sous-continent.
L’indice de parité en hausse
Le projet DEMOSTAF Dans l’objectif de promouvoir la recherche sur les questions de population en Afrique mais aussi la formation et le transfert des compétences, le projet DEMOSTAF, pour Demography Statistic for Africa, coordonné par l’Ined, regroupe des instituts de recherche et des instituts nationaux de statistiques dans un programme de mobilités de personnes.1 auquel ont participé des instituts de recherche et des instituts nationaux de statistiques africains et européens, a produit un atlas sur la scolarisation à partir des données de recensement de plusieurs pays. L’indice de parité, un indicateur conçu pour mesurer les inégalités de genre dans l’accès à l'éducation, confirme les données produites par l’institut de statistiques de l’Unesco.
Valérie Delaunay, démographe, IRD- LPED
© IRD - Edwige Lamy
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« La tendance est à la hausse dans tous les pays pour le cycle primaire. Depuis le milieu des années 2000, le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie présentent plus de filles que de garçons en primaire. Il faut attendre 2020 pour le Burkina Faso », explique Valérie Delaunay, démographe au LPED.
Cette tendance s’observe aussi dans une moindre mesure pour le premier cycle du secondaire, avec un indice de parité favorable aux filles au Cap-Vert, au Sénégal, au Burkina et en Gambie à partir du milieu des années 2010. Quant au second cycle du secondaire, seul le Cap-Vert se distingue par un indice supérieur à 1. Le Sénégal n’a obtenu ce score qu’en 2019 et 2020.
Le modèle patriarcal toujours dominant
La scolarisation est un enjeu fondamental pour transformer en opportunité les défis sociaux associés à la dynamique démographique subsaharienne.
© IRD - Alexandra Rossi
Bloc de texte
Ainsi la réduction des inégalités entre les filles et les garçons pour l’accès à la scolarisation est en cours, donnant aux femmes un meilleur accès aux compétences et opportunités de travail. Néanmoins, son impact sur les inégalités de genre reste modéré. En effet, l’éducation ne permet pas nécessairement aux femmes de s’émanciper de leur devoir de subordination au modèle conjugal patriarcal ; les femmes les plus instruites subissent elles aussi les injonctions normatives liées aux tâches domestiques et aux soins aux enfants notamment ; l’éducation améliore la qualité de vie des femmes (santé, indépendance financière, etc.) mais ne fait pas bouger les structures collectives de la domination masculine.
Au sud du Sahara, le taux d’activité des femmes est très élevé comparé à celui que l’on note pour d’autres parties du continent : plus de 60 % des femmes de 15 à 64 ans y exercent une activité économique, soit trois fois plus qu’en Afrique du Nord, d’après le Bureau international du travail. Les femmes représentent ainsi près de la moitié de la population active, avec deux tiers d’entre elles dans le secteur agricole, où elles travaillent souvent comme aides familiales.
Le secteur informel : précaire mais capital pour les femmes
Agnès Adjamagbo, démographe, IRD-LPED
© IRD - Edwige Lamy
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« Par ailleurs, la séparation des femmes et des hommes sur le marché du travail demeure très fortement marquée. En milieu urbain, en particulier, elles ont peu accès aux emplois salariés des entreprises publiques ou privées du secteur formel de l’économie, où les emplois sont occupés majoritairement par les hommes », note Agnès Adjamagbo, démographe au LPED.
Les changements dans la nuptialité et les dynamiques sociales qui accompagnent la transformation démographique de l’Afrique redessinent les rapports de genres.
© IRD - Alain Rival
Bloc de texte
« En dépit de progrès sensibles observés en matière de scolarisation des filles au cours des dernières décennies, le secteur informel de l’économie reste le principal lieu d’activité des femmes, échappant en grande partie aux normes légales en matières fiscale et juridique », confirme Bénédicte Gastineau.
Le secteur informel de l’économie urbaine, souvent décrit comme précaire et peu rémunérateur, occupe pourtant une position centrale dans les stratégies de survie des ménages. « Les salaires que les femmes tirent de leur travail leur permettent d’apporter une contribution salutaire pour ce qui est du paiement des dépenses récurrentes », rappellent les scientifiques. Au-delà des salaires, le fait d’exercer une activité, même informelle, est un levier essentiel de l’émancipation des femmes à l’œuvre dans les capitales africaines.
La migration, facteur de résilience
Autre facteur d’opportunités, la mobilité des jeunes. « La migration temporaire fait partie des parcours de vie des jeunes femmes et des jeunes hommes, c’est un facteur de résilience dans un contexte de mutations multiformes, écologiques, économiques et socio-culturels », explique Valérie Delaunay. À partir d’une étude de cas portant sur un ensemble de villages situés dans la région du Sine au Sénégal, à 150 km de Dakar, la chercheuse et ses collègues ont identifié différents types actuels de mobilité temporaire, comme celles s’inscrivant dans le cycle agropastoral et celles permettant une diversification des stratégies de subsistance.
Les mobilités de travail des jeunes ruraux vers les villes, saisonnières ou plus longues, de travail, constituent une dynamique favorable au développement des campagnes.
© IRD - Serge Tostain
Bloc de texte
« La mobilité est devenue une dimension à part entière de la vie à Toucar, comme dans les villages environnants de la région », explique la scientifique. La motivation dominante est économique : il s’agit de contribuer à la subsistance en complétant une agriculture qui n’arrive plus à nourrir les familles. Grâce à la mobilité, les jeunes disent aussi pouvoir assouvir des nouveaux besoins en lien avec la scolarisation et l’urbanisation (téléphones, tissus, coiffures, fournitures scolaires). À ces raisons économiques se greffent d’autres motivations : les jeunes veulent s’inscrire dans la modernité offerte par la ville.
Pour les femmes, la migration procure une nouvelle autonomie qui modifie leur place dans le ménage. Grâce à cette mobilité, elles acquièrent un droit de regard sur l’utilisation de l’argent gagné, même s’il est essentiellement utilisé pour les besoins de la famille. Grâce à leur gain migratoire, les jeunes femmes mariées négocient l’organisation domestique en leur absence.
« Les migrations temporaires ne sont plus considérées comme des ruptures pour le migrant ou pour sa société d’origine, mais, au contraire, comme un facteur de résilience face à la nécessité de diversifier les sources de revenu et s’adapter aux mutations socio-culturelles. Si la migration temporaire est souvent vue comme une stratégie à court terme qui répond à des besoins ponctuels, elle peut aussi avoir des conséquences à plus long terme, en particulier en permettant d’investir dans la scolarisation des cadets. C’est aussi pour certains migrants l’occasion d’acquérir des compétences nouvelles, par exemple dans la construction et le jardinage – qui leur permettent de développer de nouvelles activités de retour au village et donc être un facteur d’innovation économique », conclut Valérie Delaunay.
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- CONTACTS
- Agnès Adjamagbo, LPED (IRD/Aix-Marseille Université)
Retrouvez les publications d'Agnès Adjamagbo - Coffi Aholou, Centre d’excellence régional sur les villes durables en Afrique (CERViDA), Université de Lomé, Togo
- Stéphanie Dos Santos, LPED (IRD/Aix-Marseille Université)
Retrouvez les publications de Stéphanie Dos Santos - Géraldine Duthé, équipe Démographie des pays du Sud, Institut national d'études démographiques
- Valérie Delaunay, LPED (IRD/Aix-Marseille Université)
Retrouvez les publications de Valérie Delaunay - Marie-Laurence Flahaux, LPED (IRD/Aix-Marseille Université)
Retrouvez les publications de Marie-Laurence Flahaux - Bénédicte Gastineau, LPED (IRD/Aix-Marseille Université)
Retrouvez les publications de Bénédicte Gastineau - Bilampoa Gnoumou, Institut supérieur des sciences de la population, université de Ouagadougou, Burkina Faso
- Valérie Golaz, Institut national d'études démographiques
- Pape Sakho, Université Cheikh-Anta-Diop, Dakar, Sénégal
- Agnès Adjamagbo, LPED (IRD/Aix-Marseille Université)
- ¨PUBLICATIONS
Bénédicte Gastineau et al., « Quatre questions-clés sur la croissance démographique en Afrique », HAL, 2018
Marie-Laurence Flahaux, Hélène De Haas, « African migration: trends, patterns, drivers ». CMS 4, 1 (2016).
Marie-Laurence Flahaux, Que sait-on des migrations africaines ?, Migrations en Questions, 2020
Valérie Golaz et al. « L’Afrique, un continent jeune face au défi du vieillissement », Ined, 2012
Agnès Adjamagbo, Bénédict Gastineau, Valérie Golaz & Fatoumata Ouattara « La vulnérabilité à l’encontre des idées reçues ». Les Impromptus du LPED, n°6, Laboratoire Population-Environnement-Développement, UMR 151 (AMU – IRD), Marseille, 133 p. 2019
Anne E. Calvès, Fatou Binetou Dial, Richard Marcoux, « Nouvelles dynamiques familiales en Afrique », Coll. Les sociétés africaines en mutation, Presses de l’Université du Québec, 2018
Anne E. Calvès, et al., Improving the Measurement of Women’s Work: The Contribution of Demographic Surveys in Francophone West Africa, IntechOpen Journals, 2023
Agnès Adjamagbo et al., Travail-famille : un défi pour les femmes à Cotonou, Recherches féministes, vol. 29, no 2, 2016
Valérie Delaunay et al., La migration temporaire des jeunes au Sénégal - Un facteur de résilience des sociétés rurales sahéliennes ?, Afrique contemporaine 2016/3 (n°259)