Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (xiie-xve siècle), Paris, Publications de la Sorbonne (coll. Histoire ancienne et médiévale – 83), 2006, 624 p. (original) (raw)

1_Entre science et nigromance_ n’est pas un essai ordinaire. Dans ce livre dont la longueur n’enlève rien à la densité, Jean-Patrice Boudet s’est proposé de faire le point sur la question complexe, qu’il a tant contribué à renouveler en France depuis vingt ans, de l’intégration des savoirs illicites ou semi-licites liés à des préoccupations divinatoires et magiques dans la société du bas Moyen Âge. Ces savoirs vont des prolongements astrologiques de la science des astres à la magie rituelle la plus caractérisée, en passant par toute une palette de pratiques divinatoires : ils forment donc un « champ de savoirs » intégrant des pratiques savantes, souvent exotiques, et diffusé par voie textuelle, mais lié dans sa progression dans la société médiévale à des formes plus populaires de magie qu’il compénètre et imprègne.

2L’articulation entre ces différents savoirs théoriques et pratiques s’opère essentiellement sur le plan de leur réception contrastée dans la société médiévale. À un mouvement d’intégration progressive de savoirs et pratiques souvent d’origine judéo-musulmane ou tardo-antique, s’oppose l’élaboration par à-coups, de la fin du xiiie siècle à celle du xve siècle, d’un corpus dogmatique et législatif ecclésiastique qui les met progressivement hors-la-loi, en les assimilant à des comportements hérétiques. L’ensemble de savoirs et pratiques ainsi définis comme semi-licites ou illicites (les frontières, mouvantes, tardant à se fixer) est donc doublement crucial pour appréhender la société et la civilisation de l’Occident médiéval. D’une part, l’étude de son apparition et de son développement à travers les sources subsistantes permet de disséquer un ensemble de traits qui placent l’historien en contact d’un aspect « magique » des comportements sociaux reflété aussi bien dans la vie quotidienne que les choix politiques, les divertissements, la littérature. Cette part d’un irrationnel, ou plutôt d’une rationalité magique proprement médiévale, invite à une réflexion de type anthropologique sur les croyances et pratiques sociales dans une société traditionnelle, et au comparatisme. D’autre part, l’examen de l’élaboration chaotique et progressive d’un corpus de débats sur les sciences des astres et de l’occulte mettant aux prises partisans et détracteurs de ces dernières, et statuant sans cesse sur leur distance avec une orthodoxie catholique en cours de définition, de Guillaume d’Auvergne et des débuts des universités parisiennes et bolonaises jusqu’aux condamnations doctrinales avignonnaises et à la mise en place de la répression de la sorcellerie moderne, invite à la reconstruction d’une histoire des idées, visant par définition à établir des évolutions, des lignes de partage, des contradictions à l’intérieur de sociétés en mouvement, bien loin d’une « permanence » anthropologique.

3On peut donc dire que l’étude de cet ensemble de sciences et croyances « entre science et nigromance » place l’historien devant des enjeux particuliers, car le risque est grand d’un décalage ou d’un désaccord complet entre une histoire des idées qui serait trop désincarnée et une histoire de la magie encline à réduire ses présentations à des invariants. Pour éviter ce double écueil, l’auteur a choisi d’adopter une perspective privilégiant l’étude des sources internes (p. 25), tout en croisant les trois angles d’approche : de l’histoire des idées et savoirs astrologiques et magiques, des traces de leur impact et de leur consommation dans la société, et enfin, de leur tolérance ou répression par les autorités.

4La structure de l’ouvrage est chiasmatique. Une première partie (« Le choc des traductions et la quête d’une norme xiie-xiiie siècle », p. 33-279) comprend un ensemble de chapitres allant de l’analyse de l’importation et de la création de nouveaux traités sur la vague de l’ère des traductions arabo-latines jusqu’à celle de leur impact social, dans les cours du xiie-xiiie siècle, et des débats et condamnations intellectuels et dogmatiques conséquents. Une seconde partie (« Épanouissement, prolifération et répression xive et xve siècles, p. 283-508 ») part de la « promotion socioculturelle et politique de l’astrologie à la fin du Moyen Âge » pour retourner, à travers l’étude des nouvelles formes de magie d’après les témoignages manuscrits, au problème de l’émargination par les autorités ecclésiastiques d’un ensemble de pratiques savantes et populaires, réelles et fantasmées, désormais liées à la question de la sorcellerie et au premier apogée de la chasse aux sorcières du xve siècle. Ce double aller-retour entre histoire dogmatique, histoire des textes et histoire de leur réception dans la société est pleinement justifié par l’objet même du livre (et on admirera le tour de force, sachant la masse de données textuelles à embrasser pour arriver, en créant cette perspective complexe, à rendre toute sa profondeur à cet ensemble de théories, de croyances, de pratiques et de débats dans la société médiévale). L’ancrage dans un mouvement chronologique qui part du xiie siècle pour arriver au début du xvie siècle est, lui, dû à la structure même des sources manuscrites, dont le caractère illicite ou semi-licite a entraîné la quasi disparition, posant des problèmes méthodologiques particuliers. Il est en effet impossible de faire une étude de la magie christianisée au haut Moyen Âge à partir d’hypothétiques traités disparus, et les bûchers ou confiscations du bas Moyen Âge rendent souvent nécessaire de s’appuyer sur des exemplaires d’époque moderne pour la reconstitution des circulations manuscrites entre 1200 et 1500. Cette restriction à un arc chronologique de quatre siècles est également justifiée par le caractère particulier du bas Moyen Âge en ce qui concerne aussi bien la vitesse et les modalités de diffusion des textes que les nouveaux rapports de l’Église avec la société. Elle n’empêche d’ailleurs pas de constantes références aux origines tardo-antiques ou alto-médiévales des textes ou complexes d’idées et de pratiques analysés.

5Avant de revenir sur les conclusions et l’orientation de cet essai, quelques appréciations et critiques ponctuelles. À l’actif de ce qui restera sans doute longtemps l’ouvrage de référence sur la question, on gardera avant tout en tête son caractère quasi encyclopédique, non seulement sur le fond, mais aussi dans la forme. Aux innombrables citations des manuscrits invoqués et cités, au copieux index nominum, s’ajoute, chose rare, une série d’annexes offrant des éditions, transcriptions ou traductions (p. 539-575), et un ensemble de planches en couleur extraites de différents manuscrits discutés, particulièrement bienvenues pour matérialiser le contenu de traités dont le symbolisme graphique et figuratif ne peut être négligé dans une réflexion sur magie et astrologie au Moyen Âge.

6L’érudition ne se laisse pas prendre en défaut, malgré l’étendue de la matière brassée, de Roger Bacon ou Michel Scot à Marsile Ficin et Simon de Phares, de la cour de Castille à celle de Bourgogne. Je n’ai relevé, dans ma sphère de compétence, que deux approximations, concernant l’histoire des cours du xiiie siècle : page 171, le lapidaire et le traité de physiognomonie de tradition alphonsine « adressés à Wenceslas II, roi de Bohême de 1266 à 1305 », malmènent le règne de son père Ottokar II (1253-1278), le fameux « roi doré », constructeur du premier empire bohémien, cousin de Frédéric II et promoteur d’une brillante cour à Prague. L’importance de cette cour de Bohême du second treizième siècle comme foyer culturel et relais des savoirs venus d’Italie et d’ailleurs en direction du monde germanique et slave rend la question de l’importation de traités alphonsins ou frédériciens en son sein particulièrement intéressante, et il vaudrait la peine d’approfondir la recherche dans cette direction. Quant à Frédéric II, les pages qui lui sont consacrées, du reste fort éclairantes (p. 174 et sq) révèlent la prévalence d’une vision « palermitaine » de sa cour (p. 175, « la cour de Palerme », p. 177, « en Sicile, à la cour de Frédéric II »), et de ses activités intellectuelles, anachronique. Frédéric II passe son enfance en Sicile, en part en 1212 pour l’Allemagne (il a alors dix-huit ans). Il abrite certes plus tard dans sa cour ce qui reste de l’héritage normand palermitain en matière de compétences linguistiques et intellectuelles. Mais pendant la majeure partie de son règne, après le retour d’Allemagne, de 1220 à 1250, qui voit toutes les réalisations intellectuelles de grande ampleur, la cour, itinérante, réside sur le continent, à Capoue, Melfi, Foggia, Crémone…, et son personnel, ses clercs latins, sont majoritairement campaniens. L’ancrage continental de la dynastie souabe reste une constante sous Conrad IV et Manfred, préparant l’installation à Naples des rois angevins. Les voyages en Sicile ne sont motivés que par des révoltes, et Palerme n’est capitale que pour les couronnements (Manfred 1258) ou les enterrements (Frédéric II 1250). Ce point, tout à fait secondaire dans la perspective d’Entre science et nigromance, l’est moins pour comprendre les dynamiques de formation et diffusion des savoirs à et à partir de la cour « sicilienne » des souverains Souabes.

7Revenons aux principales questions soulevées par les analyses et prises de position méthodologiques et épistémologiques d’Entre science et nigromance, développées en introduction (p. 13-31) et conclusion (p. 509-535). La première est celle de la réussite du pari sur la cohérence : Occident médiéval du xiie au xve siècle, des premières traductions aux prodromes de la Réforme ? Le choix des bornes chronologiques correspond, on l’a dit, à un rythme imposé par la prévalence donnée à l’analyse de la tradition textuelle et de sa diffusion depuis les premières traductions de l’arabe, puis de l’hébreu. On pourrait en revanche se demander si dans un domaine où l’importation des doctrines et pratiques a dépendu à ce point de la circulation d’un savoir méditerranéen, la coupure avec le monde islamique et byzantin est pleinement pertinente. Je n’hésiterai pas à répondre positivement, s’agissant d’une étude de l’intégration progressive de savoirs exotiques dans la société latine occidentale, problème assez complexe en soi, même si une étude comparatisme avec la théorie et la pratique des savoirs astro-magiques de l’Islam médiéval et moderne devra un jour être faite. En revanche, il aurait peut-être été souhaitable de réserver quelques développements à la pratique interne des arts astrologiques, divinatoires et magiques dans les communautés juives de l’Occident latin, car elles apparaissent – et J.-P. Boudet le souligne à de nombreuses reprises – comme des pourvoyeuses potentiellement privilégiées d’une culture magique qui leur est associée dans l’imaginaire chrétien. Une réflexion sur les liens entre la culture magique interne des communautés juives et l’importation en milieu chrétien de traités et pratiques d’origine judaïque considérés comme semi-licites ou licites par l’orthodoxie catholique pourrait d’ailleurs être une autre manière d’envisager le problème des contacts entre cultures « magiques » ordinaires et populaires et « savantes ».

8Malgré cette demande de complément d’enquête, sur le plan empirique, on n’hésitera guère à dire que le pari de l’ouvrage est pleinement gagné, en ce sens que J.-P. Boudet réussit, malgré les difficultés dues à la rareté de la documentation manuscrite, à créer un effet de profondeur réelle à partir du croisement de perspectives déjà décrit pour faire une histoire complexe de la diffusion des théories et pratiques divinatoires, astrologiques et magiques dans le corps social de la chrétienté, en tenant compte à la fois de la stratification sociale, des élites et des cours jusqu’aux milieux plus populaires, de la complexité de la diffusion manuscrite, et de celle des réactions cléricales et « intellectuelles ». Certes, l’analyse semble souvent plus embryonnaire dans la première partie, mais cela est dû à la rareté de la documentation avant le xive siècle. L’essai ne se réduit donc pas à une histoire des idées ou à une histoire des pratiques magiques, et offre un aperçu fascinant de ce qu’un croisement intelligent de l’histoire des textes et de l’histoire tout court peut apporter à la recherche.

9Il faut d’autant plus signaler l’intérêt des discussions, souvent passionnantes (l’inframonde clérical de Kieckhefer, p. 386-387), concernant des tentatives de mise en perspective à caractère sociologique (souvent acceptées) ou anthropologique (généralement refusées) relatives aux pratiques ou aux croyances magiques opérées par la recherche sur des bases différentes (les « systèmes de représentation » de Jean-Claude Schmitt, p. 527 et sq., particulièrement p. 531). Ces remises en question, appuyées sur une mise en valeur de l’absence de cohérence intellectuelle et de stabilité dans le temps des pratiques discutées, qui entraînerait l’impossibilité ou la réduction de toute classification ou généralisation trop hâtive, semblent à la longue fonctionner comme une sorte de balisage indiquant jusqu’où l’historien a le droit d’étendre ses expéditions intellectuelles à partir des bases de départ de l’exploitation textuelle et philologique. On a de la sorte parfois l’impression que s’opposerait à l’exploitation historique proprement dite, replaçant les éléments d’histoire des idées, base de départ obligée, dans l’ensemble de la machine sociale étudiée à partir de tous les indices possibles, en un élargissement du champ de la recherche naturel et licite, une extrapolation anthropologique inspirée semi-licite ou illicite, car elle serait incapable d’appréhender la complexité des sociétés traditionnelles complexes, dont les stratifications intellectuelles et sociales ne résisteraient pas à des simplifications abusives (p. 531).

10De ce point de vue, l’argument développé par J.-P. Boudet comme quoi la culture astrologico-divinatoire fut progressivement déformée et normalisée au risque de la perte d’une plus grande cohérence originelle au cours de son passage dans la société occidentale (et se révéla donc inapte à former le soubassement d’un « système de représentations » à cause de son manque de cohérence) pose un problème de fond. Les fondements discursifs et idéologiques d’une civilisation doivent-ils présenter une cohérence particulière pour étayer la construction d’un tel système, et si oui, quelle est la limite entre cohérence et incohérence ? On ne s’attend certes pas à ce que la culture astrologico-divinatoire fasse exception à la règle qui plie différents éléments textuels constitutifs du dispositif de la culture médiévale en une laborieuse adaptation aux attentes de la société, et qui concerne aussi bien l’héritage textuel classique que l’héritage scripturaire, en leur faisant subir des torsions souvent remarquables, au détriment d’une « cohérence intellectuelle » de départ contredisant les pesanteurs ou les besoins d’une culture moyenne. L’échec dans l’entreprise de correction du texte biblique par les dominicains et les franciscains du xiiie siècle fournit un exemple de ces effets de pesanteur induits par l’inertie du corps social et des institutions qui l’encadrent sur la référence textuelle ultime de cette société, et la Bible, fondement par excellence des systèmes de représentations de la société médiévale si elle en eut jamais, représente, avec ses strates de textes étagés sur un millénaire et sans grand rapport entre eux, un objet intellectuel qui n’est peut-être guère plus cohérent que l’ensemble des traités astrologiques analysés dans cette étude, lesquels ont au moins la même finalité pratique. Un corpus textuel doit-il être d’une grande cohérence pour servir de soubassement aux représentations d’une civilisation ? Une trop grande cohérence ne l’empêcherait-il pas, au contraire, de servir de soubassement, en entravant une glose complexe ? Et dans la civilisation médiévale reposant sur des fondements antiques, et bénéficiant donc déjà d’une stratification complexe, peut-on analyser la concrétion de ces différentes strates en termes de cohérence ? On ne tranchera pas ici la question, qui montre à quel point l’étude du corpus astrologico-magique, précisément à cause de son caractère d’importation exotique dont l’acculturation graduelle peut être analysée, fournit une excellente base de départ à une réflexion sur la redéfinition de la culture médiévale, extensible à d’autres domaines, comme l’adaptation ou l’introduction de portions de l’héritage textuel antique ou d’autres savoirs juifs et arabes.

11Les discussions autour de ce problème ne sont qu’un des aspects de la contribution offerte par le volume au débat actuellement en cours sur l’articulation entre les différentes sciences sociales, et plus précisément sur les rapports entre la pratique de l’histoire et la réflexion anthropologique et sociologique. Un approfondissement de ce débat dans le prolongement des discussions menées au 38e congrès de la SHMESP (Être historien du Moyen Âge au xxi e siècle) reste bienvenu, davantage pour clarifier les problèmes pendants que pour parvenir à un accord factice que ne justifie ni la diversité des sensibilités, ni la coexistence inévitable de différentes approches théoriques. Il n’est pas question de reprendre ici cette discussion, et l’on se permettra seulement de souligner que pour un chercheur militant plutôt pour le rapprochement de ces différentes disciplines, les analyses empiriques de l’essai semblent presque contredire par leur pari réussi d’articulation entre histoire des idées et histoire de leur inscription dans le corps social certaines des prises de position méthodologiques évoquées plus haut. On peut très certainement faire une lecture de l’ouvrage toute différente en partant de la rive opposée, et peut-être faudra-t-il songer à formaliser un débat qui ne fait que commencer, et recoupe partiellement bien d’autres clivages. Mais il serait assurément dommage que les meilleurs historiens, qui se rejoignent nécessairement, au moins quelque fois l’an, dans les gras champs de l’empirie, se divisent en lignes de front sous les bannières respectives de l’érudition, de l’anthropologie, ou de l’histoire sociale, alors même que leurs recherches démontrent souvent l’inanité de telles barrières : ce serait tracer une frontière entre le licite et l’illicite rappelant fâcheusement les censures ecclésiastiques contre la magie si finement analysées par J. P. Boudet dans Entre science et nigromance.