Postmodernisme et hybridation chez Maurice G. Dantec (original) (raw)

1Maurice G. Dantec est au moins aussi connu pour sa forte personnalité et ses prises de positions polémiques que pour son œuvre. Écrivain de polars et de science fiction, il a fondé un groupe de rock, travaillé dans la publicité et le télémarketing. Grand lecteur de Nietzsche, il est également un fervent catholique. Anarchiste, il est connu pour ses propos conservateurs et ses attaques contre l’Islam et l’islamisme. Français, il s’est installé à Montréal, s’est fait naturaliser canadien et se définit désormais comme un écrivain nord-américain de langue française. Toutefois, notre propos n’est pas de discuter de la personnalité ou des prises de position de Dantec, mais bien de son œuvre romanesque, même si cette dernière ne peut être dissociée de son auteur et de sa pensée.

2Dantec est souvent présenté comme un écrivain cyberpunk, au sens où il reprend nombre de caractéristiques esthétiques relevant de ce courant. Pourtant, son écriture témoigne également d’un grand travail sur le style et la narration, caractéristiques relevant à la fois de la New Wave et de certains passages cyberpunk mais qui paraissent poussées à l’extrême chez Dantec, au risque, parfois, de la lisibilité : en effet, beaucoup ont jugé illisibles ses deux derniers romans, Métacortex et Satellite Sisters, ce dont témoignent leurs chiffres de vente (Caviglioli, 2013). En effet, Dantec tend à dépasser l’héritage cyberpunk en l’hybridant avec un héritage littéraire, réalisant ainsi une greffe entre culture pop et « haute culture ». Notre propos consistera ainsi à explorer cette hybridation et à voir comment Dantec tend à s'approprier le cyberpunk en adoptant une écriture postmoderne très travaillée et en l’infléchissant vers une problématique sacrée chrétienne.

Des romans cyberpunks

3Le courant cyberpunk a mis en valeur la thématique de « l’appariement du cerveau et de l’ordinateur » (Rouiller, 2006, p. 150) avec par exemple les prises greffées sur les crânes humains permettant de se connecter directement aux machines informatiques de Neuromancer de William Gibson (Nicholls, 2011). Ce type d’hybridation entre le vivant et la technologie, topique du cyberpunk, est très présent dans l’œuvre de Dantec. Le personnage – ou plutôt l’objet – le plus représentatif de ce thème est celui de la femme-poupée de Villa Vortex :

Maintenant la caméra, très lentement, recadre un peu plus étroitement la chair suppliciée allongée sur la table de dissection. Nervures-tubulures, fibres optiques et carnées, l’hybridation est parvenue à son point d’absolu. C’est-à-dire à sa finitude.
Et la marionnette humaine se met à bouger, ce qu’il reste de ses membres, de ses organes, tout cela s’active dans la nette logique des machines qui s’éveillent à ce qui leur tient lieu de vie.
Un électromécanisme fait alors s’ouvrir et se refermer les mâchoires, selon un rythme particulier. Un autre actionne ce qui subsiste des poumons.
Les bras bougent, exécutent des mouvements étranges, à la fois mécaniques et incertains. Nous apercevons des diodes qui passent du vert au rouge et réciproquement, sur la plupart des articulations. (Dantec, 2003, p. 183-184)

4La femme-poupée de Villa Vortex pousse la perfection de l’hybridation au point que l’on ne peut plus dire si elle est une femme-machine ou une machine-femme puisqu’elle est mi-femme, mi-machine et que son état cadavérique la soustrait au règne du vivant. Elle est devenue un véritable objet hybride : le langage lui-même n’opère plus le tri entre « nervures-tubulures » et « fibres » qui sont à la fois « optiques et carnées ». Cette hybridation entre le technologique et le vivant est également à l’œuvre dans un certain nombre de personnages comme Verlande dans Métacortex, qui devient un hybride homme-machine après avoir absorbé le cube qui le dotera d’une puissance cognitive égale, voire supérieure, à celle d’une machine. Mais Dantec opère une surenchère par rapport à cet héritage : l’hybridation chez lui peut prendre d’autres formes, parfois très inattendues. Ainsi, dans Satellite Sisters, l’un des personnages est une plante en évolution, devenue également intelligence artificielle.

Plante-Codex n’était pas originaire de l’île, elle aussi était une exilée. Sa graine germinatrice était née dans une forêt primaire située sur un lointain continent, de l’autre côté de cet océan. Elle vivait un développement cognitif au contact de deux jeunes femmes humaines, cortex neurofloral, hyper-intelligence arborescente. Elle avait été plantation Ayahuasca, là-bas, dans cette lointaine forêt vierge.
Ici, elle était devenue ce qu’elle était. Une intelligence sur-artificielle. Elle était devenue Plante-Codex. (Dantec, 2012, p. 31)

5L’hybridation peut également prendre la forme de personnages croisant le vivant et le métaphysique. Par exemple, Vivian McNellis est à la fois femme et ange : Cosmos Incorporated est le récit de sa transfiguration et de son passage dans l’Aevum. Cette transfiguration appartient toujours au genre de la science-fiction en tant qu’elle trouve sa justification dans un processus génétique reliant le « Monde Visible » au « Monde Invisible » grâce au « Junk-DNA » qui fonctionnerait comme « une sorte de métaordinateur quantique relié à toute l’information de l’univers » (Dantec, 2005, p. 455). Enfin, l’hybridation peut se jouer entre technologie et métaphysique. Par exemple, Joe-Jane, l’ordinateur quantique de Darquandier, parvient à reconstituer numériquement la personnalité d’Andreas Schaltzmann, le dangereux meurtrier schizophrène qui ouvre l’intrigue des Racines du Mal, mais surtout, il parvient à l’incarner dans le réel dans Satellite Sisters, symbolisant ainsi l’hybridation technologie / métaphysique en tant que double possible de l’hybridation vivant / métaphysique des jumelles Zorn, les descendantes de la Marie Zorn de Babylone Babies qui ouvrent une nouvelle ère de l’évolution humaine. Ainsi, si le cyberpunk rêvait de mondes et de personnalités de synthèse, s’incarnant dans la matrice et dans les mondes virtuels, l’œuvre de Dantec va plus loin en représentant des constructions et reconstructions virtuelles qui viennent à s’incarner dans le réel.

6L’héritage cyberpunk de Dantec est également celui de l’hybridation générique entre polar1 et science-fiction : « les personnages gibsoniens s’inscrivent dans la tradition du “privé solitaire” » (Colson et Ruaud, 2006 p. 129 et Cornillon, 2010). Les personnages de Neuromancer ont un passé trouble voire lourd, puisque Molly a dû se prostituer pour se payer ses prothèses cybernétiques, Case est un cowboy au système nerveux défectueux rongé par la drogue et Armitage est un ancien militaire dont la véritable personnalité est restée enfouie après sa thérapie. Personnages noirs et désespérés, ils évoluent dans un monde sans pitié où la violence est omniprésente et où ilsmènent enquête. Toutefois, celle-ci se déroule dans un monde technologique futuriste encore proche du nôtre, celui des I.A., des hackers et des mondes virtuels. Cette hybridation est présente chez Dantec : elle naît dès son deuxième roman, Les Racines du Mal, avec le personnage de Darquandier et sa neuromatrice, dont le nom même est un hommage à Gibson. Darquandier travaille sur une enquête policière afin de retrouver le responsable de meurtres atroces mais la présence de la neuromatrice fait dévier ce qui n’aurait pu être qu’un thriller vers la science-fiction. Cette tendance ira en s’amplifiant au fur et à mesure de ses œuvres puisque le personnage du « flic » ou de l’enquêteur restera central, comme dans Villa Vortex, mais évoluera dans un monde de plus en plus technologique jusqu’à aboutir à Métacortex qui met en scène deux policiers enquêtant sur des meurtres d’enfants en 2020. Et si les personnages de Dantec sont des enquêteurs, et même des policiers, ils ont pour point commun avec les personnages de Gibson leur violence, leur marginalité, leur absence de scrupules et leur addiction aux drogues douces ou dures.

7Plus généralement, le cyberpunk est un courant qui joue sur l’hybridation d’un discours technologique, ou savoir scientifique, et d’un discours transcendant et religieux, le savoir narratif. Jean-François Lyotard (Lyotard, 1979, p. 35 et p. 43) a montré que le savoir scientifique a longtemps méprisé le savoir narratif en considérant que « les récits sont des fables, des mythes, des légendes, bons pour les femmes et les enfants » (idem, p. 48). Depuis la naissance de la rationalité et de la science moderne, le discours anthropologique a été dissocié du discours technologique et méprisé par ce dernier au nom d’une vision mécaniste et rationnelle du monde. Or les pionniers du cyberpunk ont réalisé cette union du savoir narratif et du savoir scientifique en hybridant la technique avec l’idée de la transcendance (Spinrad, 1990 et Vas-Deyres, 2010). Ainsi, dans son œuvre fondatrice, William Gibson développe la métaphore désignant les I.A., et notamment Neuromancer et Wintermute, comme des démons. Si les hommes ont toujours rêvé de conjurer et contrôler des démons plus puissants qu’eux, il en irait de même avec les I.A. ; la technologie ne serait qu’une forme de sorcellerie piégeant l’homme poussé par son hybris (Gibson, 1984, p. 193). Cette relecture de l’œuvre sous le signe de la sorcellerie et du savoir narratif culmine lors de la tirade de Rio, l’incarnation de l’I.A. se nommant Neuromancer :

The lane to the land of the dead. Where you are, my friend. […] Neuro from the nerves, the silver paths. Romancer. Necromancer. I call up the dead. But no, my friend […], I am the dead, and their land. (Gibson, 1984, p. 289)

8Dantec réalise lui aussi une telle hybridation en alliant un monde centré autour de la technologie et un récit de la transcendance. Par exemple, dans Métacortex, la scène de découverte du corps de la petite Vesna Milanovic, scène topique des fictions policières, se transforme en acte de nécromancie. Les policiers deviennent ceux « qui font parler les morts » en une saisissante prosopopée du cadavre :

J’ai été brûlée bien au-delà du troisième degré.
Je ne suis plus qu’une structure osseuse noircie sur laquelle se sont agglomérées des couches de graisse et de muscles fondus.
Regardez mes membres, leur position, on m’a attachée avant de me tuer. […]
J’ai été été sacrifiée.
Je me suis appelée Vesna Milanovic.
Je ne suis plus qu’un squelette d’os noircis et de chair fondue. (Dantec, 2010, p. 240)

9Cette hybridation entre savoir scientifique et savoir narratif de type spirituel, mythique ou religieux opère dans de nombreux autres passages qui articulent notamment la technologie et l’héritage chrétien. Tout Cosmos Incorporated est construit sur la tension entre le lexique technologique de la machine et les termes issus de la Bible ou des Pères de l’Église, qui crée le discours cyberpunk spécifique de Dantec : « C’est le bruit de fond à 3 degrés Kelvin qui tapisse l’univers, c’est la lumière primordiale, celle qui précède toute création. » (Dantec, 2005, p. 13)

10Ainsi, du fait de cette hybridation entre anthropologique et technologique et des différents mondes qu’elle implique, les romans de Dantec sont, au même titre que ceux des écrivains cyberpunk, des fictions ontologiques postmodernes, selon la définition qu’en donne Brian McHale. Pour ce dernier, la fiction moderne repose sur le problème épistémologique de l’accessibilité, de la fiabilité, de la circulation ou de la transmission d’une connaissance sur le monde alors que la fiction postmoderne serait une fiction à dominante ontologique dont les stratégies formelles poseraient le problème du mode d’existence des mondes fictionnels et de leurs habitants ou refléteraient la pluralité et la diversité des mondes, qu’ils soient réels, possibles, fictionnels ou autres (McHale, 1992, p. 147). Or McHale développe, parmi ses nombreux exemples de fiction ontologique, l’exemple du cyberpunk. Il insiste sur un certain nombre d’éléments que l’on retrouve chez Dantec. La fiction ontologique met en scène des espaces labyrinthiques paradoxaux et distordus dont les limites sont incertaines, comme la Villa Straylight de Neuromancer. Ce type d’espace paradoxal se retrouve chez Dantec, avec par exemple les souterrains de la multinationale du crime de Métacortex. En effet, Verlande, Voronine et McDowell arpentent un terrain qui est en réalité un assemblage de charniers, où se trouve une Maison, le centre du dispositif qui est ainsi retranscrit sur une inscription :

Neuf cercles concentriques, dont le premier, au centre, formait un disque plein d’où s’étoilaient quatre branches en forme de croix, mais en X, le symbole de Saint-André. Verlande savait de tout son être qu’il ne s’agissait pas d’une référence à l’apôtre, mais bien plutôt de la représentation à la fois réelle et symbolique de ce qu’ils cherchaient. Quatre corridors cardinaux, mais en oblique. L’obsession de la déviation, de l’inversion, l’obsession du trucage. (Dantec, 2010, p. 702)

11Ainsi, le postmodernisme met en place des espaces symboliques dont la lecture est à relier au système complexe global du monde que nous ne pouvons appréhender (McHale, 1992, p. 155). L’espace cyberpunk postmoderne est également fait de « micro-mondes » : ces territoires indépendants et utopiques gardés par les personnages principaux, comme le territoire de Grande Jonction, s’opposent aux larges zones dystopiques extérieures. En outre, il insiste sur la question de la posthumanité et de ses différentes modalités comme l’hybridation homme-machine dont nous avons déjà vu qu’elle constitue un thème central chez Dantec. Toutefois, l’héritage cyberpunk de Dantec, qui tend à exhiber son utilisation des codes du polar et de la science-fiction selon les loi du genre (Cornillon, 2010) se double d’un important travail stylistique et narratif ainsi que d’une omniprésence du métadiscours qui le rattache à un héritage littéraire centré sur l’écriture.

Métadiscours et travail poétique

12Dantec hybride l’esthétique du cyberpunk avec un héritage littéraire et métadiscursif qui questionne la lecture et l’écriture, leurs modalités et leurs finalités et célèbre le pouvoir de la connaissance et du Livre2. Tous les personnages importants qui tentent d’agir sur le monde sont dotés d’une bibliothèque : Toorop, Verlande et son père, Kernal, Pluto Saint-Clair, Jordan McNellis, Youri, Campbell, le père adoptif de Link, Milan Djordjevic et le professeur Zarkovsky. De plus, le Livre est toujours un enjeu capital du récit : dans ces romans mettant en scène la fin du monde et la guerre de tous contre tous, il est représenté comme une arme et il est l’objet de complots, jusqu’à la protection d’un convoi venu du Vatican dans Grande Jonction. Or, si le Livre – et le Livre par excellence est la Bible – est si important, c’est qu’il est un reflet du Logos divin dont les pouvoirs sont représentés dans la fiction. En effet, dans Cosmos Incorporated, ce Logos est à l’origine des pouvoirs de Vivian McNellis, incarnation de l’ange judaïque Métatron, qui n’est autre que la parole divine. Par les pouvoirs de sa narration, elle peut s’extraire d’un camp de réfugiés en Chine et créer Plotkine. Cette mise en scène des pouvoirs narratifs des personnages est une représentation métadiscursive des pouvoirs du langage et de l’écrivain. Dantec se pose ainsi comme l’héritier d’une double tradition : d’une part une tradition littéraire qui affirme les pouvoirs de la littérature et du langage et leur capacité à changer le monde et les hommes, et une tradition biblique qui place le Logos au cœur de toute création. La représentation d’une humanité détachée de ses Livres et de la Littérature, ou se nourrissant d’une littérature rédigée et calibrée pour la vente et la consommation par des I.A., comme dans Cosmos Incorporated, n’est que le signe de la décadence et de la dévolution qui guettent le monde. Ce pouvoir du Verbe est également le pouvoir du Narrateur (et de l’Auteur3) qui ne cesse de se mettre en scène dans ses fictions. En effet, beaucoup de personnages de Dantec sont également scripteurs, voire écrivains, et semblent être des doubles de Dantec lui-même : Dantzig dans Babylon Babies, Nitzos dans Villa Vortex, l’artiste parti en Yougoslavie pour constater la décomposition de l’Europe comme Dantec l’a lui-même fait, dont le manuscrit est lu et retranscrit par Kernal, Verlande dans Métacortex qui « écrit » les affaires qu’il doit résoudre, Milan Djordjevic qui doit rédiger le récit de Grande Jonction et Darquandier : « Je ne comprends pas encore comment mais l’individu vient de s’extraire d’une expérience littéraire conduite il y a très longtemps par mon concepteur. Une expérience qualifiée de “science-fictive”. » (Dantec, 2012, p. 402) Darquandier, concepteur de Joe-Jane est ainsi l’auteur de l’expérience littéraire science-fictive qu’évoque la neuromatrice, qui n’est autre que Les Racines du Mal, permettant ainsi la superposition du personnage de Darquandier avec Dantec, proximité rendue lisible dans leurs noms mêmes, comme pour Dantzig, par l’identité de leurs initiales. Cette omniprésence de la figure du Narrateur et de l’Auteur va jusqu’à l’hallucination : dans Villa Vortex, le narrateur, Kernal, est mort et il raconte sa descente aux enfers terrestres pendant les deux premiers tiers du roman. Or, lorsque sa mort advient, le roman ne change pas de narrateur mais glisse dans « une zone de narration mutante » (Dantec, 2003, p. 690) où le récit ne cesse de se reconfigurer dans un espace-temps hors du monde où le narrateur rencontre l’Auteur :

Cela ne fait plus aucun doute.
« Je » suis bien arrivé en Enfer.
Il ne me reste qu’à rencontrer le Diable.
Et le Diable, justement, le voici.
Le Diable est un écrivain. Il tape à la machine avec une frénésie inhumaine. Le Diable ressemble à un homme que Non-Je a connu, il y a longtemps, de son vivant. Cet homme ressemble à quelqu’un que j’ai connu et qui me ressemblait, sans doute. Je comprends alors que je suis lui, qu’il est moi, et que tous ensemble nous sommes un autre. (Dantec, 2003, p. 647)

13Ce passage, métadiscursif comme toute la fin du roman, pose la question de l’écriture, de la narration et des relations de l’écrivain à ses narrateurs-personnages. Cette expérience extrême est résumée dans les dernières pages du roman :

Neuromachine vivante, survivante, métavivante, oui je suis bien le codex chargé de recréer ce monde en osant tout reprendre à son avènement pour proposer une déviance qui fasse de l’homme autre chose que son propre horizon, quelque chose qui le sépare de lui-même, mais aussi quelque chose qui le réunira à l’Esprit.
Je suis un Narrateur, je suis un cosmokrator, je suis tous les personnages du monde que j’ai créé et pourtant ils ne m’appartiennent pas, pas plus que je ne m’appartiens. (idem, p. 835)

14Ce métadiscours proliférant semble provenir de plusieurs sources qui se trouvent synthétisées dans le creuset littéraire de Dantec. Celui-ci possède une importante culture classique et peut célébrer les pouvoirs de la littérature en suivant les traces de l’héritage humaniste qui gardait foi en le langage. Ainsi, les noms revenant le plus fréquemment sous sa plume dans ses journaux – Balzac, Baudelaire, Poe Flaubert, Proust, Céline, Dostoïevski, Joyce ou encore Borges4 – enracinent cette louange dans le terreau d’un héritage littéraire occidental. La célébration du langage chez Dantec peut également être rapprochée de son catholicisme : célébrer les pouvoirs du langage, c’est aussi célébrer les pouvoirs du Verbe divin. Cette piste semble fertile dans la mesure où Dantec met souvent en scène les pouvoirs démiurgiques du langage et de l’écrivain qui fait advenir le réel par l’écrit. Enfin, la métadiscursivité de Dantec provient peut-être de son héritage science-fictionnel : en effet, nombre d’auteurs de science-fiction postmodernes comme Kurt Vonnegut ou Philip K. Dick se sont mis en scène dans leurs propres œuvres science-fictionnelles (Butler, 2003, p. 137).

15Cette inflation métadiscursive se double d’un remarquable travail sur l’écriture et la narration, qui s’échappe de l’héritage réaliste souvent utilisé en science-fiction pour explorer de nouveaux territoires, prolongeant ainsi les expérimentations de la New Wave. La confrontation des incipits du premier et du dernier roman de Dantec, qui commencent tous deux avec le personnage de Toorop, permet d’évaluer l’évolution vertigineuse de son écriture.

Le 17 avril 1993, quelques minutes avant que sa vie ne bascule tout à fait, Hugo Cornelius Toorop avait contemplé son visage dans la glace. Il y avait vu une longue tête un peu mélancolique, avec des sourcils en accents circonflexes. Ses yeux noirs brillaient comme deux billes laquées, sur des cernes qui mettraient sans doute un peu de temps à s’estomper. Deux rides faisaient leur apparition au coin de ses paupières. Elles s’étaient notablement accentuées, depuis peu.
Toute l’opération s’était pourtant déroulée à peu près comme convenu. Les armes avaient été livrées à ce qu’il restait de la République bosniaque. Cela n’avait pas été sans mal. (Dantec, 1993, p. 11)

Lorsque Hugo Cornélius Toorop mourut, le 7 décembre 2029, dix-sept heures quarante-cinq GMT, il venait d’atteindre l’âge honorable de 69 ans. Des milliers d’étoiles étaient clouées vives dans un ciel plus noir que toutes les ténèbres qu’il avait connues, toutes les obscurités dont sa vie avait fait collection.
Les astres lointains ne scintillaient pas. Points fixes à la luminosité invariable, ils ensablaient de leur silice stellaire un désert sans fin, aux dimensions inconcevables pour l’œil et l’esprit humains, un désert peuplé de leur présence monochrome, irradié d’un soleil proche dont les reflets pouvaient consumer la rétine, animé d’une Lune néon-radium toujours pleine, toujours ronde, ne dévoilant sa face cachée qu’à ceux pour qui la nuit est un moment de la lumière. (Dantec, 2012, p. 17)

16Si l’incipit de La Sirène rouge commence sur une date très précise, dont la première phrase de Satellite Sisters se fera l’exact miroir, la suite de l’extrait est une description indicielle de type réaliste qui embraye rapidement sur le récit des circonstances ouvrant la narration, le retour de Bosnie de Toorop. Au contraire, l’incipit de Satellite Sisters ne permettra pas de situer les circonstances de la mort de Toorop qui restera une aristeia mystérieuse jusqu’à ce qu’elle soit narrée dans le flux chronologique des événements du roman quelque 350 pages plus tard. Cette ouverture sur Toorop est surtout représentative de l’évolution de l’écriture de Dantec en ce qu’elle met en valeur son travail sur le langage : le choc des images (« des milliers d’étoiles étaient clouées vives dans un ciel plus noir que toutes les ténèbres qu’il avait connues »), le jeu sur les mots et leurs sonorités (« leur silice stellaire »), leur répétition (« un désert » ; « un désert »), leur déconstruction et leur reconstruction (« une Lune néon-radium »), qui conduit souvent à un paradoxe (« la nuit est un moment de la lumière »).

17Car Dantec travaille avant tout ses images en s’inspirant de l’esthétique parfois étonnante des pionniers du cyberpunk, comme Gibson dans Neuromancer ou encore Sterling dans Schizmatrix, ainsi que le laisse percevoir cette citation de Villa Vortex :

Ah, Seigneur, voici l’autostrade du cristal-dôme, là où les rêves s’affrontent dans les arènes de gladiateurs du grand cirque mental. J’écris, le crayon comme une arme de point, comme la pierre de silex des origines, comme la foudre noire d’un dieu invisible, et qu’on ose à peine nommer.
Chimie blanche, chimie noire, chimie rouge. Lumière, nuit, feu. Eau, encre, sang. Trigrammes implosifs dévastant l’horizon de ma conscience, mes yeux héliotropes traquent chaque photon égaré sur la plage. Je commence à percevoir des personnages qui s’animent, je discerne comme une sorte de récit possible qui émerge peu à peu de la mer de sable. Nous sommes le 6 août, c’est le jour de la Sainte-Hiroshima. (Dantec, 2003, p. 405)

18Le texte repose avant tout sur des images surprenantes comme l’affrontement des rêves « dans les arènes de gladiateurs du grand cirque mental », la comparaison du crayon à une « arme de point » à la « pierre de silex des origines » et à la « foudre noire d’un dieu invisible ». La dernière image est d’autant plus saisissante qu’elle s’appuie sur un oxymore, la « foudre noire », qui peut être lu comme la dérivation du traditionnel « soleil noir », avec une connotation beaucoup plus violente, qui entre en résonance avec l’idée de l’arme ou des gladiateurs. Certaines de ces images poétiques sont même irreprésentables : « l’autostrade du cristal-dôme » fait penser aux constructions imaginaires de Rimbaud dans ses Illuminations. Et le réseau formé à partir de la « foudre noire » s’intensifie dans les groupes ternaires et analogiques :

Chimie blanche / chimie noire / chimie rouge
Lumière / nuit / feu
Eau / encre / sang.

19Ces groupes ternaires allient à la fois l’image de la chimie, de l’alchimie avec le jeu des couleurs, de la lumière et du liquide avec lequel on peut écrire, qui vient rejoindre l’évocation du crayon. Or, le réseau lexical de la lumière se prolonge avec l’image des « yeux héliotropes » et les « photons » : le motif de la lumière et toutes les images qui lui sont attachées constituent une part importante de la poétique de Dantec, à relier avec son inspiration à la fois technoscientifique et chrétienne. Mais les textes de Dantec travaillent également le matériau sonore de manière ludique : il fait jouer les mots entre eux en les déconstruisant et en les reconstruisant jusqu’à en extraire du sens. Par exemple, il définit ainsi l’enfant de la Machine-Boîte qui possède cent noms :

Il est face au centième nom de l’enfant. Le nom-cent. Le nom-sans. Le nom-sens.
100, pense Plotkine, oui c’est aussi le nombre « quatre » en binaire, dans un système à 8 bits. Le quatrième jour, le jour où l’opération de division se surplie dans le monde physique… Il est bien devant la division infinie elle-même, il est bien devant l’inversion extensive de la Création, devant ce bloc indestructible de non-écriture qui résiste à toute écriture. C’est à peine humain, cela ne revêt quasiment aucune forme, c’est un enfant, un adulte, un vieillard, une machine, un homme, une femme, un alphabet, une matrice numérique, mais, au bout du compte, c’est vrai que cela ressemble à un homme. (Dantec, 2005, p. 469)

20Cet extrait permet de comprendre le jeu de déconstruction du langage de Dantec, qui joue sur les homonymes, les synonymes mais surtout sur les paronymes pour faire jaillir du sens : 100 noms se transforme en « nom-cent », en « nom-sans » et finalement en « nom-sens ». Ce jeu s’appuie bien souvent sur l’énumération et l’effet de vertige de la liste qu’elle produit, comme le montre notre exemple, qui ne trouve sa clôture que dans une conclusion globalisante (« cela ressemble à un homme ») qui n’éclaircit pas l’énumération mais oblige à en penser le sens. Parfois, la liste se vaporise en une suite de mots sans liant syntaxique mais séparés par un signe :

Moments cinétiques quasi impossibles / engins aux trajectoires variables s’évitant selon des angles calculés à la dernière seconde
Sphères / cubes / cônes / tubes / disques / plaques / filets solarisants la nuit stellaire de leurs incendies anaérobiques
Impacts / trouées / éclairs / rayons / nuées / fissures / déflagrations / effondrements / craquements / éruptions / fosses / masses / fusions / fissions
Gaz / liquides / solides / plasmas / ultraviolets / infrarouges / rayons X / gamma / alpha / bêta
Protons / neutrons / électrons / photons / positons / neutrinos
Fuseau / arcs / tourbillons / pointes / lignes / cercles / électricité / magnétisme / radioactivité / particules en vortex / pico-secondes d’illumination / lumens / volt / watts / ohms / ampères / celsius / fahrenheit (Dantec, 2012, p. 438)

21Cette énumération se situe au moment de la grande bataille du tunnel de jonction dans Satellite Sisters : elle rend sensible la rapidité du combat et l’incapacité humaine à le comprendre réellement dans son miroitement de phénomènes. Mais c’est également une liste poétique, qui s’appuie à la fois sur des champs lexicaux en rapport avec l’action (« incendies », « impacts », « fissures », « déflagrations »), des associations d’idées mais également sur les sonorités des mots (« fosses / masses / fusions / fissions » ; ou les homéotéleutes « Protons / neutrons / électrons / photons / positons » appartenant pourtant toutes au même champ lexical atomique). Le travail rythmique et sonore de l’écriture de Dantec repose aussi sur le principe de la répétition et notamment sur l’anaphore, figure très fréquente dans ses textes.

Qu’en pense donc Darquandier ?
C’était ce que ce n’était pas, mais en conservait les apparences.
Ce n’était pas un port de guerre.
Ce n’était pas une forteresse navale.
Ce n’était pas une base sous-marine.
Ce n’était pas un type d’infrastructure militaire.
Ce n’était pas un village.
Ce n’était pas un resort, ni un wilderness lodge.
Ce n’était pas un campement de nomades.Ce n’était pas un trailer-park.
Ce n’était pas un agglomérat improvisé d’habitations de fortune.
Ce n’était pas un poste de garde des parcs naturels.
Ce n’était pas un terrain de camping.
Ce n’était pas une zone industrielle désaffectée puis réaffectée.
Ce n’était pas un poste de police des mers.
Ce n’était pas un repaire de pirates nautiques.
Ce n’était rien de tout cela, mais.
Cela portait un nom. Et cela faisait corps.
C’était probablement quelque chose qui n’existait nulle part ailleurs.
En tout cas pas sous cette forme, pas avec ce sens.
Cela s’appelait Austral Terminal, le sous-marin en était la prothèse mobile, le signal avant-coureur, l’éclaireur.
C’était le chapitre océanique, le chapitre survivant, le tout dernier chapitre des Hell’s Angels. (idem, p. 131 – 132)

22Ainsi, à la manière des surréalistes ou de l’Oulipo dans ses textes à démarreur, Dantec construit parfois son texte à la manière d’un poème sous la forme d’une longue anaphore. Ce principe de la répétition / variation naît souvent sous la forme d’un paradoxe reposant sur la déconstruction / reconstruction d’un énoncé de départ.

Ce n’est pas tant que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, comme le disait Nietzsche, mais que cela nous rend meilleur, avait-il compris en un fulgurant éclair venu du ciel combustible Mésozoïque. […]
Alors Toorop avait corrigé, pour lui-même et pour tous les êtres vivants de la jungle : c’est ce que nous tuons qui nous rend meilleur. (idem, p. 41)

23Le travail de déconstruction de la citation de Nietzsche est rendu sensible, sur ses trois étapes, par l’utilisation de l’italique qui va fossiliser le résultat de la transformation verbale pour en faire une phrase-clé qui sera réutilisée dans toute l’œuvre. Cette déformation parodique est l’un des signes de la volonté de Dantec de se confronter avec le penseur de la mort de Dieu. Dantec est en effet un grand lecteur de Nietzsche et avoue, dans certaines de ses interviews (Lélian et Messadié, 2012), essayer de synthétiser sa pensée avec le catholicisme, ce qui peut expliquer le recours fréquent à la déformation parodique dont nous avons là un exemple. On retrouve ce procédé dans tous les romans de Dantec à partir de Babylon Babies. Il repose souvent sur l’utilisation d’antonymes qui rendent paradoxal l’énoncé : « Il fallait en effet y compter l’enseignement singulier prodigué chaque instant ou presque par Ieva et Sara Zorn : Devenir ce que l’on est, c’est très simple. C’est donc très difficile. »(idem, p. 35) Le jeu sur l’opposition entre devenir et être, « simple » et « difficile » se conclut par un énoncé paradoxal qui sera, lui aussi, l’une des phrases-clés du roman.

24Mais les expériences de Dantec ne sont pas seulement stylistiques : elles tendent à jouer avec la narration et la temporalité. Très classiquement, Dantec utilise régulièrement le procédé de l’analepse comme dans Villa Vortex : le roman s’ouvre sur la mort du narrateur en 2001 et les deux tiers du récit constituent une analepse narrant le passé du narrateur et tous les événements qui ont conduit à sa mort. Toutefois, sa narration opère souvent une superposition de différents temps : le temps du récit, le temps historique et le temps de l’éternité ou de l’Aevum. Dans Grande Jonction, cette superposition donne lieu à une narration clivée qui raconte la transformation / transmutation de Link de Nova sous les yeux de Youri et Campbell. Elle est donc divisée en un tableau de deux colonnes, elles-mêmes clivées en parties afin que les différents stades de la transformation concordent dans le temps de la lecture, proposant ainsi plusieurs possibilités de lecture : une lecture linéaire et successive des deux points de vue ou une lecture morcelée entre l’expérience de Link et l’observation de Youri et Campbell. C’est donc l’acte de lecture, et sa temporalité même, qui est affecté par ce dispositif retranscrivant l’impossibilité d’écrire l’incursion du temps éternel dans le temps humain. Les variations temporelles dans l’écriture de Dantec reposent également sur une variation du rythme du récit mimant ce que la science-fiction nomme « slow-time » et le cinéma « ralenti ». Gérard Genette indiquait dans son Discours du récit qu’un récit « ne peut aller sans anisochronies », c’est-à-dire « sans effets de rythme » (Genette, 2007, p. 83). Son analyse distingue quatre types d’effets de rythme, la pause, la scène, le sommaire et l’ellipse et « fait apparaître une asymétrie, qui est l’absence d’une forme à mouvement variable symétrique du sommaire, et dont la formule serait TR > TH : ce serait évidemment une sorte de scène ralentie. » (idem, p. 91) Et Genette d’ajouter que « la chose est sans doute réalisable en tant qu’expérience délibérée, mais qu’il ne s’agit pas là d’une forme canonique, ni même vraiment réalisée dans la tradition littéraire. » (idem, p. 92) Or certains passages des romans de Dantec semblent s’apparenter à ce ralenti mentionné par Genette5. Ainsi dans Métacortex, l’attaque de deux policiers est reconstituée par Verlande grâce aux données objectives de l’enquête. Il livre ainsi un récit de cinq pages d’un acte qui n’a pas pris plus de trente secondes, montrant ainsi l’intégralité de l’attaque au ralenti, sans omettre aucune donnée et en donnant à voir la violence de l’agression dans ses moindres détails :

Passager et Rangée Centrale 1 arrosent l’habitacle avec leurs fusils automatiques tout en effectuant un léger mouvement circulaire autour de la voiture, chacun dans un sens, jusqu’à se trouver en position trois quarts avant, presque face à chaque fenêtre latérale. Ils vident leurs chargeurs avec calme et efficience, en quelques rafales très précises, des munitions militaires dites « armor-piercing », dotées d’une pointe incendiaire et d’un noyau en carbure de tungstène, aucun gilet pare-balles n’y résiste, en tout cas pas ceux du Service de Police de la ville de Montréal. Au même moment ou presque, Banquette Arrière épaule son fusil à pompe en se plantant fermement devant la calandre éventrée et tire une cartouche de 12 chargée en grain 4 sur chacun des policiers, énorme force d’impact à courte portée, puis c’est Rangée Centrale 2 qui, se déplaçant d’une fenêtre à l’autre en contournant le hayon, se contente de loger très précisément deux balles dans la tête de chacune des victimes.
C’est la danse de la lumière auréolée de poudre, éclairs, les corps tressautent, fumée, les têtes oscillent, détonations, les crânes se fendent, cliquetis des chargeurs vides, les yeux se figent. (Dantec, 2010, p. 57-58)

25L’effet du ralenti peut-être renforcé par une subtile utilisation du sommaire et de l’ellipse pour accentuer encore davantage les disparités temporelles et rendre sensible l’incursion du temps sacré dans le temps humain.

Il y a l’arc Quasar.
L’arc au million de rayons. L’arc au milliard de particules. L’arc au trillion de quarks.
L’arc dont les flèches vont être tirées depuis l’instant T du big bang, c’est-à-dire de toute éternité.
L’arc dont les flèches forment une seule et unique radiation fusant à la vitesse de la lumière à travers le triangle ennemi.
L’arc qui élimine de l’orbite lunaire toute trace des hommes qui s’y trouvaient une nanoseconde auparavant.
Les hommes.
Les machines volantes.
Le feu.
Tout a disparu.
Rien n’a existé. (Dantec, 2012, p. 444-445)

26Dantec rend ici sensible l’incursion du temps sacré en retardant, par une anaphore poétique, le moment de l’impact de la flèche, suspendue dans le temps de « l’éternité », tout en alliant ce moment suspendu à l’évocation de la « vitesse de la lumière » et de la « nanoseconde ». Ce passage qui clôt la bataille finale du roman joue sur l’alliance des contraires et refuse finalement de narrer la conflagration pour laisser place au silence, manière de représenter l’irruption du sacré, de l’éternel et du mystère au cœur du réel.

27Enfin, Dantec se livre à de véritables expériences narratives. Dans Villa Vortex, le narrateur, Kernal, est homodiégétique : il raconte son histoire, depuis la chute du mur de Berlin jusqu’à l’attentat du 11 septembre. Toutefois, sa narration est interrompue par sa mort – annoncée dès le deuxième chapitre – et reprend sur le mode métadiscursif puisque la figure de Kernal se dissout en discutant avec le Narrateur, le Diable et Nitzos, un autre personnage, pour être recomposée dans une autre narration, annoncée par la balise suivante (Dantec, 2003, p. 690) :

« ATTENTION ZONE DE NARRATION MUTANTE
Use of deadly weapons authorized »

28Le récit qui suit cette balise raconte le parcours hallucinant – halluciné ? – d’un certain Narkos, dont on comprend qu’il est un avatar du personnage de Kernal-Nitzos, dans des souterrains vidéoludiques envahis par des soldats nazis et conduisant à la Centrale Litteratron qu’il s’agit de faire sauter. La narration reste instable jusqu’à la fin du roman puisqu’elle se transforme encore quelques fois afin d’aboutir à l’épilogue final où les temps, les personnages, les lieux se confondent dans un présent continu alors que le personnage et sa compagne roulent sans véritable but sur une route changeante :

Je roule parallèlement dans la Volkswagen bleue comme l’azur sur la grande autostrade de l’Atlantide, continent perdu aux ruines de science-fiction abandonnées et qui se confond avec la banlieue sud, avec Magnitogorsk-sur-Seine. Autoroutes de style maya, buildings minoens, centrales électriques pyramidales, tout ici est condamné à la destruction. Autour de nous des usines explosent sans fin alors que le mur bleu ne cesse de s’élever. Autour de nous le Monde est en train d’être dé-créé par son ultime constituant métaphysique, l’Homme. Autour de nous le jour paradisiaque de carte postale est en fait saisi par la nuit qu’il ne peut plus contenir.
Devant nous la Grande Nécropole ouvre une arche immense, quadrilatérale, sur le cimetière de l’humanité. Paris-Berlin-Sarajevo-New York-City. (idem, p. 839-840)

29Cette narration ne suit pas un principe temporel mais analogique : il s’appuie sur un réseau de références et d’images infiniment décomposables et recomposables, constituant autant de « briques » d’un récit qui est donc une construction que l’on peut déconstruire et reconstruire à volonté. Ainsi, les images du Mur (mur de Berlin, mur de l’Atlantique, mur qui ceint le monde imaginaire de l’Après), des tours (de l’usine, du World Trace Center), du souterrain (de l’usine, du monde imaginaire, des camps ou des caves) et de la plage (la plage normande, la plage du débarquement, la plage des hallucinations du narrateur ou le Ground Zéro) reviennent dans le roman comme des images obsessionnelles reconfigurées à chaque fois au sein d’un récit différent qui tente de dire la fin du temps. Ainsi Dantec manifeste une confiance dans la capacité du récit, construit et reconstruit, à dire l’indicible, c’est-à-dire la fin du monde. Il témoigne de sa foi dans le langage qui, malgré les difficultés, parvient à « dire » un monde qui ne peut plus être représenté de manière univoque.

Une hybridation postmoderne entre culture pop et « haute culture »

30La présence simultanée d’un héritage cyberpunk et d’un héritage littéraire plus classique peut sembler contradictoire, ou du moins source de tension. En réalité, ce double héritage, loin d’entrer en conflit, se confond en une hybridation entre culture pop et « haute culture », marque de la postmodernité de Dantec (Cornillon, 2010). Cette hybridation est particulièrement sensible dans l’intertextualité qui nourrit ses roman. En effet, ils sont une gigantesque collection de références hétéroclites dont l’hybridation est d’autant plus puissante qu’elle s’insère parfaitement dans sa représentation du monde comme moment terminal de la culture. Ce que réussit à faire Dantec, c’est la synthèse d’influences aussi diverses que la philosophie contemporaine, la Bible, la littérature, les pères de l’Église6, la philosophie médiévale, la culture cyberpunk, l’histoire, le jeu vidéo et le rock, soit une synthèse postmoderne de « haute culture » et de culture pop. Les romans de Dantec appartiennent bien au postmodernisme au sens où ils relèvent d’un double codage, selon Linda Hutcheon (Hutcheon, 1988) ou Brian McHale. Selon ce dernier, les ouvrages postmodernes s’adressent à la fois à une élite minoritaire en tant qu’ils reprennent les codes de la « haute » culture et à un public de masse à travers les codes de la « culture populaire » (McHale, 1992, p. 146). Ainsi, tous les chapitres de Grande Jonction portent le nom d’un grand album de rock ou de titres de groupe de rock, comme le chapitre 1 nommé « Radiohead » ou le dernier chapitre « Knockin’ on heaven’s door », mais le chapitre de Cosmos Incorporated nommé « Process » est une longue citation de Nous, fils d’Eichmann de Günther Anders (Dantec, 2005, p. 397-398). Cette hybridation est symbolisée dans Cosmos Incorporated par les cent noms de l’Enfant-Boîte. Le roman égrène la liste de ces cent noms dont l’hétérogénéité est signe d’hybridation culturelle : on y trouve, dans le plus grand désordre, des noms de philosophes comme Karl Marx, saint Thomas d’Aquin ou Gilles Deleuze, des noms d’écrivains comme Philip K. Dick, Edgar Allan Poe ou Isidore Ducasse, des noms de musiciens pop ou rock comme Samantha Fox, Trent Reznor ou Annie Lennox, des noms d’acteurs comme Brigitte Bardot ou Arnold Schwarzenegger, des noms de scientifiques comme Marie Curie ou Isaac Newton et même des noms de personnages fictionnels comme Popeye, Paul Atréïdes voire même de personnages issus des œuvres de Dantec comme Alice Kristensen ou appartenant à Cosmos Incorporated comme Vivian McNellis ou Sergueï Diego Plotkine. La teneur de cette liste, croisée avec la lecture des journaux de Dantec, permet de la considérer comme une énumération métadiscursive des influences de l’auteur à un instant T, celui de l’écriture du roman : elle est ainsi également un guide de lecture de l’ensemble de l’œuvre et des influences qui l’ont nourrie.

31Cette hybridation culturelle est également lisible dans le tissu même du texte : l’œuvre de Dantec fait coexister quelques passages en latin, notamment dans Cosmos Incorporated, dans un texte en français émaillé de passages en anglais qui ne sont jamais traduits. En effet, Dantec vit au Canada et se déclare écrivain nord-américain de langue française : l’hybridation entre les deux langues est chez lui une donnée biographique. Ainsi, les citations anglaises – ou plutôt américaines – émaillent tous ses textes comme le refrain de la chanson composées par Link dans Grande Jonction :

Welcome to the Territory
Welcome to the stealth bomber of the invisible truth
Welcome to the Territory
You will enter the sanctuary of the most dangerous truce. (Dantec, 2006, p. 745)

32Cette invasion du texte français par l’américain est parfois plus massive : ainsi dans Cosmos Incorporated on peut lire une fiche technique de la maladie nommée – en latin – retinis pigmentosa trouvée sur le NeuroNet, et donc disposée comme une citation internet, avec l’adresse du site, qui est elle-même un article de dictionnaire, le tout en américain :

http://www.nlm.nih.gov/​medlineplus/​ency/​article/​001029.htm#
Definition :
Retinis pigmentosa is a progressive degeneration of the retina which affects night vision et peripheral vision […]. (Dantec, 2005, p. 128)

33Or, on peut remarquer que les citations anglo-américaines relèvent de deux domaines : la culture pop – notamment avec des textes de chansons – et la culture techno-scientifique que l’on peut rapprocher de l’héritage cyberpunk. À l’inverse, toutes les citations philosophiques ou littéraires sont faites en français : ainsi l’hybridation culturelle et intertextuelle de Dantec se lit dans le tissu linguistique même de l’œuvre.

34Ce principe de l’hybridation fonctionne à la fois comme principe esthétique, au sens où Dantec allie toutes sortes d’influences esthétiques et culturelles hétéroclites et comme principe d’organisation globale de l’œuvre : les romans peuvent se s’hybrider, tout comme les personnages, les uns aux autres. Satellite Sisters est un bon exemple de ce processus : l’ONU-2.0 contre laquelle se battent ses personnages rappelle nettement l’UHMU de Cosmos Incorporated, la problématique de la conquête spatiale privée comme solution à la sclérose posthumaine et postmoderne est la même que dans Grande Jonction. Mais Satellite Sisters est également le lieu d’hybridation de nombreux romans de Dantec en tant qu’il reprend nombre de personnages de ses romans antérieurs : Toorop et Darquandier, les jumelles Zorn et leur mère Marie qui fait une apparition dans le roman, Eva Kristensen et même André Schaltzmann qui est également réincarné pendant un bref instant. Ce fonctionnement en terme de greffe est représenté dans Métacortex où le personnage de Verlande réfléchit, analyse et éclaire ses investigations policières en confrontant toutes sortes de savoirs et de codes, en les hybridant les uns aux autres pour atteindre quelque chose qui ressemble à une solution :

Il attaquait la nuit par la rédaction de multiples notes. Les paramètres criminalistiques des investigations en cours s’intercalaient avec des analyses complètes, ou des extraits, d’ouvrage de toute nature, théologie, sciences naturelles et physiques, histoire, anthropologie, maths, roman et poésie.
Le résultat final ne figurait jamais sur l’écran, il n’était nullement mémorisable sur disque dur. Il était tout juste un produit de sa mémoire biologique. Il était un éclair. Un éclair qui traversait le ciel de sa conscience comme les fulgurances météoritiques venaient rayer celui du monde qu’elles submergeaient.
Généralement, il suffisait d’écrire, et il suffisait d’attendre.
Alors il écrivit. Son cut-up mental habituel. Conglomérats hyper-psychiques, filtrés par la mémoire active de l’animal nocturne : notes et extraits des rapports médico-légaux, colonnes de chiffres, opérations arithmétiques, diagrammes, plans, cartes, reconstitutions narratives des faits, hypothèses, preuves, doutes, biologie analytique, génétique, science des matériaux/extraits et exégèses des Éclaircissements sur les sacrifices de Joseph de Maistre, du De Trinitate de saint Hilaire de Poitiers, de La Création de l’Homme de saint Grégoire de Nysse, de Sur l’incarnation du Verbe de saint Athanase d’Alexandrie, des Noms Divins ou de la Théologie Mystique du Pseudo-Denys l’Aréopagite, De la division de la Nature de Jean Scot Érigène, tous intercalés avec les reconstitutions narratives des souvenirs paternels, et quelques jets semi-poétiques nés des événements violents vécus les dernières semaines, c’était le processus, c’était la procédure, il suffisait d’écrire, il suffisait d’attendre en écrivant, il suffisait d’être prêt.
Ce n’était certes pas automatique, mais il avait constaté une augmentation notable du phénomène, en volume comme en intensité. Il écrivait de plus en plus, de plus en plus vite, l’écriture devançait sa pensée, elle formait des plans projetés avant leur propre conception.
Alors, cette nuit-là, au bout d’un temps qu’il ne put déterminer, la chose survint.
Ce n’était pas vraiment une “chose”, quoique sa définition fût presque impossible à préciser.
Ce n’était pas vraiment une chose.
C’était plutôt un monde. (Dantec, 2010, p. 505)

35La référence au « cut-up » qui renvoie à Burroughs, l’hétérogénéité des références de Verlande, la description de son processus de réflexion et d’écriture qui dans ses détails mêmes comme l’importance de la nuit ou l’agrégation des « jets semi-poétiques » ressemble au processus d’écriture décrit par Dantec lui-même dans ses journaux et le champ lexical littéraire utilisé (« écrivit », « cut-up », « un monde ») tendent à faire de ce passage une représentation métadiscursive du processus d’écriture de Dantec.

En cette seule nuit de Walpurgis électromagnétique, je viens d’écrire vingt pages d’une seule traite, comme cela se produit désormais avec des fréquences qui devraient m’inquiéter un peu plus qu’elles ne le font, lorsque je relis ces pages, je me demande, angoissé : Mais où donc étais-je quand on a écrit ça ? (Dantec, 2000, p. 264-265)

36Dantec est bien un héritier du cyberpunk en ce qu’il en reprend l’héritage thématique et formel en hybridant science-fiction et polar et en donnant naissance à des images étonnantes. Toutefois, loin de n’être qu’un épigone des pionniers du cyberpunk, il développe et complète leur héritage. Certes, ses romans ne peuvent se réclamer du postcyberpunk : au contraire, loin d’explorer une veine plus funny ou bright comme Neal Stephenson (Person, 1999), il présente des mondes de plus en plus sombres tout en approfondissant les rapports entre technologie et transcendance et en les infléchissant du côté du christianisme, de plus en plus sensiblement depuis sa conversion au catholicisme. C’est cet infléchissement chrétien qui donne sa coloration particulière à tout le métadiscours qui irrigue son œuvre : la célébration littéraire des pouvoirs du langage se double d’une véritable foi dans la capacité créatrice du logos de l’écrivain, reflet du logos divin. Ainsi, la postmodernité de Dantec mêle à la fois culture pop et « haute culture », science-fiction, théologie et philosophie dans une alliance jugée de plus en plus « illisible » par son public de fans.

37Mais ce travail d’hybridation n’est pas un formalisme creux ou ostentatoire. La lecture des journaux de Dantec montre que celui-ci a la conviction que pour affronter les mutations du capitalisme, de la société mondiale et de l’humanité, notamment à cause des découvertes technoscientifiques, les hommes doivent se doter d’une nouvelle métaphysique capable de les guider dans la tourmente du changement. Ainsi, si l’écriture et la pensée de Dantec sont postmodernes, c’est bien en ce qu’il ne croit plus aux anciens grands récits comme le communisme ou l’émancipation des Lumières : toutefois, il conserve sa foi dans le langage et dans la possibilité d’un nouveau grand récit, synthétisant christianisme, héritage culturel occidental et technologie. Son travail littéraire est, en quelque sort, une tentative vers cet idéal de recherche d’une synthèse qui s’inscrit sous les auspices d’un élitisme effectuant sa sélection à la fois dans la culture pop et dans la « haute culture ».