Lecteurs, joueurs, scripteurs, auteurs : comment relativiser certaines notions (original) (raw)
Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur
Résumés
Cet article a pour ambition de montrer combien les notions de lecteur, joueur, scripteur et auteur sont complexes et relatives dans le monde du jeu de rôle sur table. En effet, le JdR est, par essence, une pratique interactive. Il appartient également à la culture de la convergence décrite et analysée par Henri Jenkins. En outre, le marché du jeu de rôle français est si limité dans sa taille et dans ses moyens qu’il ne peut vivre sans se nourrir de la participation des fans au développement de ses univers et sans mélanger productions professionnelles et productions faniques. Ces questions seront illustrées par deux exemples d’associations de fans devenues des instances officielles de production et de promotion d’univers de JdR.
This article aims to show how reader, player, scriptor and author are complex and relative notions in tabletop role playing games. First, tabletop RPG is by essence an interactive practice. It belongs also to the convergence culture described and analyzed by Henri Jenkins. Moreover, the french RPG’s market is so small and undeveloped that it cannot live without fan’s participation and without mixing up professional and fans’ productions. Those issues are illustrated by two examples of fans’ organizations becoming official instances of RPG’s production and promotion.
Entrées d’index
Texte intégral
- 1 J’entends ici le sens que lui donne Antoine Compagnon dans son ouvrage Le Démon de la théorie, Pari (...)
- 2 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, t. II, Paris, Seuil, 1968, p. 491-495.
- 3 Roland Barthes dans « Écrivains et écrivants », cité dans Alain Brunn, L’auteur, Paris, Garnier-Fla (...)
- 4 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », op. cit., p. 495.
1Contre le sens commun1, qui noue la littérature autour d’une relation entre l’auteur et le lecteur, la théorie littéraire du XXe siècle n’a cessé de remettre en question la place et le rôle de ces deux actants. Les théories de la lecture et de la réception ont fait du lecteur une instance active sans lequel le livre ne peut s’actualiser et la littérature ne peut exister. Et la nouvelle critique, avec notamment l’article nommé « La mort de l’auteur » de Barthes2, et avant lui l’article de Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur ? », s’est efforcée de démystifier la figure de l’auteur en proposant plutôt de parler d’écrivant3 ou de scripteur4. Ainsi, la littérature a-t-elle déjà relativisé ces notions de lecteur, de scripteur et d’auteur.
2Ma position ici sera différente – et plus modeste puisque le but de mon propos est d’analyser la place et le rôle des différents actants du monde du jeu de rôle. Ce dernier est une activité liée à l’écrit, puisqu’il prend appui sur des jeux dont les règles et les univers sont présentés sous forme de livres, et j’ajouterai que les livres de jeu de rôle sont souvent particulièrement longs. Ainsi, ce type de jeu présuppose des auteurs, car le matériel mis à disposition est si prolixe en pages que sa création est presque toujours collective, et des lecteurs. Toutefois, il s’agit de jouer à un jeu, ce qui présuppose l’existence de joueurs. Et enfin, parmi les joueurs, il existe traditionnellement un joueur particulier, celui qui anime la partie et que l’on nomme le meneur. Ce joueur, comme nous allons le voir, adapte le matériel de jeu et l’amende souvent en y ajoutant des éléments rédigés de sa main. Il est ainsi scripteur, au sens large de celui qui écrit sans pour autant être publié.
3Je vais donc m’efforcer de montrer que ces notions sont très relatives dans le monde du jeu de rôle en raison de l’interactivité très forte qui existe entre ces différents actants. En effet, le jeu de rôle est, par essence, une pratique interactive, mais c’est également un média qui favorise et encourage la participation des fans dans le développement et la promotion des univers fictionnels. Ainsi mon propos s’articulera en plusieurs temps : après avoir rappelé pourquoi le jeu de rôle est une pratique essentiellement interactive, je montrerai que le monde du jeu de rôle est construit sur un modèle collaborationniste et que ce modèle se trouve renforcé par les structures socio-économiques de ce type de marché. Je terminerai mon article en développant deux exemples de communautés de fans ayant une activité productive quasi professionnelle et exerçant ainsi une grande influence sur le canon des univers qu’ils ont aidé à développer.
Une pratique par essence interactive
4Le jeu de rôle est une pratique fondamentalement interactive, au sens où il naît de l’interaction – et de la collaboration – entre plusieurs instances pour élaborer et faire vivre une narration. Certes, les livres de jeu de rôle sont bien produits par des éditeurs qui font travailler des auteurs et qui passent par des distributeurs afin de diffuser leurs produits auprès des consommateurs, et ces consommateurs consomment ces objets-livres en les lisant et en y jouant.
- 5 Isabelle Périer, « Le jeu de rôle, une autre forme de narration sérielle », communication pour le s (...)
- 6 J’entends ici par « scripteur » un « écrivant », c’est-à-dire quelqu’un qui écrit, mais sans lui do (...)
5Toutefois, le principal consommateur de jeu de rôle, en termes de quantité de lecture, reste le meneur de jeu5 (ou MJ). En effet, ce joueur particulier a pour mission d’animer les parties de jeu. Pour ce faire, il peut utiliser la description du monde et les scénarios vendus par l’équipe éditoriale. Mais, dans les faits, il est très rare qu’un MJ se contente purement et simplement de mettre en scène ce matériel éditorial : son activité de meneur le conduit à ajouter des scènes, des personnages ou des secrets aux scénarios vendus dans le commerce auxquels il veut jouer, à écrire ses propre scénarios et même à développer lui-même certains points de l’univers fictionnel. Ce glissement est très important : c’est ainsi que le MJ glisse insensiblement de la catégorie de lecteur et de joueur à celui de scripteur6.
- 7 On parle alors « d’autorité partagée » ou de « narration partagée ». Pour en savoir plus, se référe (...)
6De plus, outre sa préparation par le meneur, le jeu de rôle dans sa pratique à proprement parler est une activité interactive : le MJ décrit une scène impliquant les personnages des joueurs et ce sont ces derniers qui, par leurs actions et réactions, font avancer l’intrigue, la font rebondir, la modifient. Ils peuvent même, en faisant agir leurs personnages, modifier le monde fictionnel décrit : ils peuvent trouver un anneau magique qui va changer l’équilibre des forces du monde, tuer un personnage important de l’univers fictionnel, en sauver un autre condamné à mourir… En outre, il existe une tendance du jeu de rôle qui tend à explorer de nouvelles répartitions du travail de description et de construction du monde afin de transférer certaines prérogatives du MJ aux joueurs7. Ainsi, les joueurs eux-mêmes deviennent « auteurs » du monde dans lequel ils évoluent.
- 8 « The culture industries never really had to confront the existence of this alternative cultural ec (...)
- 9 Henri Jenkins, op. cit., p. 135 et sqq.
7Toutefois, cette essence créative du jeu pourrait se contenter de circuler en vase clos, dans le cadre privé des parties de jeu de rôle, sans qu’il y ait interaction ou feed-back avec l’autorité éditoriale, comme ce fut longtemps le cas8 dans d’autres médias. Or, le jeu de rôle appartient bien à la culture médiatique, ou plutôt, à la culture de la convergence telle que la définit Henri Jenkins9. Et, toujours en suivant Jenkins, on peut affirmer que le monde du jeu de rôle relève du modèle collaboratif.
Un modèle collaboratif
8Dans son ouvrage sur la culture de la convergence, Henri Jenkins définit deux types de réponses de l’industrie des médias face au développement des productions de fans et à leur diffusion dans les réseaux : les prohibitionnistes et les collaboratifs.
- 10 « One can trace two characteristic responses of media industries to this grassroots expression: sta (...)
9« On peut distinguer deux réponses caractéristiques des industries médiatiques à cette expression populaire : au départ, lors des batailles juridiques sur Napster, les industries des médias ont adopté une politique de la terre brûlée de plus en plus sensible envers leurs consommateurs, visant à réglementer et à criminaliser nombre de formes de participation fanique qu’ils parvenaient à détecter. Appelons-les les prohibitionnistes. À ce jour, la position prohibitionniste a été dominante au sein des entreprises de médias traditionnels (films, télévision, industrie de l’enregistrement), bien que ces groupes soient, à des degrés divers, en train de réexaminer certaines de ces positions. Jusqu’à présent, ce sont surtout les prohibitionnistes qui attirent l’attention – en intentant des poursuites judiciaires contre les adolescents qui téléchargent de la musique ou contre les Webmasters fans qui attirent de plus en plus l’attention des médias populaires. Dans le même temps, en marge, les nouvelles sociétés de médias (Internet, jeux, et dans une moindre mesure, les entreprises de téléphonie mobile) expérimentent de nouvelles approches qui considèrent les fans comme d’importants collaborateurs dans la production de contenus et comme des intermédiaires populaires favorisant la promotion de la franchise. Nous les appellerons les collaborationnistes10. »
10Ce qu’il nomme « collaborationnisme » (que nous traduirons plutôt par collaboration) est une réponse ouverte qui permet et encourage les productions de fans en tant qu’elles contribuent à faire vivre des produits et des univers en y ajoutant du contenu et en participant à leur diffusion et leur reconnaissance. C’est ce type de modèle qui est à l’œuvre dans le monde du jeu de rôle.
- 11 Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota b (...)
11Dans le jeu de rôle, les formes de collaboration ont connu une véritable explosion avec la naissance d’internet qui permet de transmettre, partager et diffuser une masse extraordinaire d’information entre les éditeurs, les communautés, les groupes et les individus. Cette collaboration prend de multiples formes : il s’agit de partager des scénarios, des aides de jeu (cartes, arbres généalogiques, fiches de personnage décoratives ou ergonomiques, artefacts11), des suppléments ou des compléments descriptifs de personnages, de lieux ou d’événements, des dessins, etc.
- 12 La Voix de Rokugan [En ligne] [consulté le 28 octobre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.vo (...)
- 13 Le Souffre-jour [En ligne] [consulté le 28 octobre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.souff (...)
- 14 Casus No [En ligne] [consulté le 28 octobre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.pandapirate. (...)
- 15 Le Guide du rôliste galactique [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : (...)
- 16 SDEN [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.sden.org/
12Ce partage s’organise d’abord dans des structures informelles au sens où elles sont non-officielles. Ces structures sont multiformes et peuvent prendre la forme de sites de fans dédiés à des jeux particuliers comme le site de La Voix de Rokugan pour le jeu Legend of the Five Rings12 ou encore le site du Souffre-Jour pour Agone13. Ces structures peuvent également être des forums. Ainsi, le forum de Casus No14 est largement fréquenté à la fois par les fans et par les équipes éditoriales qui viennent souvent récolter les réactions du public devant leurs nouvelles sorties et répondre aux questions des fans. Le modèle collaboratif est également encouragé par l’existence de sites généralistes dédiés à de nombreux, voire très nombreux jeux de rôle qui deviennent également des lieux de partage et d’échange comme le Grog15 ou encore le site de l’Elfe noir16.
13Le modèle collaboratif est également encouragé par des initiatives des éditeurs comme la création de l’OGL (open game license traduite licence ludique libre) par l’entreprise Wizards of the Coast pour son système de jeu de rôle nommé le d20 System. Il s’agit de mettre à libre disposition du public ou des éditeurs une mécanique de jeu :
- 17 Wikipédia, « Licence ludique libre » [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et a (...)
« La licence ludique libre de Wizards of the Coast distingue deux choses :
– contenu ludique libre (open game content) : ce sont les mécanismes de jeu, les procédures, algorithmes…
– identité du produit (product identity) : ce sont les logos et marques déposées, ainsi que les textes écrits, les illustrations, les personnages développés dans les ouvrages, les noms et descriptions des sorts…
La licence autorise l’utilisation libre, gratuite et sans contrepartie du contenu ludique libre ; par contre, l’utilisation de l’identité du produit est soumise à un accord de la part du propriétaire de ce produit (Wizard of the Coast dans le cas de Dungeon & Dragons et de d20 Modem). Sans autorisation, le jeu ne peut pas faire référence à une compatibilité avec un jeu soumis à des droits d’auteur d’un tiers, à l’exception le cas échéant de la mention « Document de système de référence d20 » (celle-ci ne mentionne pas explicitement le d20 System).
Les produits utilisant des produits sous licence ludique libre doivent eux aussi être sous licence ludique libre, c’est-à-dire que les mécanismes décrits peuvent être repris dans toute publication sous licence ludique libre. Le texte de la licence ludique libre doit être reproduit intégralement dans tous les produits.
Concrètement, cette licence autorise des éditeurs à utiliser le système de jeu sans payer de droits d’auteur17. »
14L’existence de telles licences permet à des fans de diffuser leurs propres créations en utilisant un système de jeu générique, ici le d20 system.
15Mais le modèle collaboratif du jeu de rôle se caractérise surtout par l’importance des liens entre les équipes éditoriales officielles et les fans. Ces liens reposent sur des structures plus formelles et plus encadrées. On peut penser aux clubs de jeux comme la Ludothèque de Boulogne Billancourt qui est très connue dans le milieu du jeu de rôle et qui, par sa visibilité, est parfois un lieu de rencontre entre éditeurs et fans. De même, certaines boutiques, fréquentées par les éditeurs et les auteurs, sont parfois le lieu de rencontres et d’échanges entre les équipes éditoriales et les joueurs, soit pour des parties de démonstration, soit pour des dédicaces, soit pour des parties-tests sur certains produits. Par exemple en 2000, la boutique Phénomène J, dans le VIe arrondissement de Paris, a accueilli à plusieurs reprises des parties-tests organisées par les auteurs de la longue campagne en cinq épisodes des « Chroniques de l’Apocalypse » pour le jeu Nephilim.
16Certaines associations sont également des relais entre les fans et les équipes éditoriales : elles organisent des événements comme des concours de scénarios ou des tournois et, par là même, des rencontres potentielles entre les fans et les auteurs. Certaines d’entre elles comme le Souffre-Jour (pour le jeu Agone) ou les Héritiers de Babel (pour Nephilim) ont créé des fanzines dans lesquels écrivent des fans mais également des auteurs. De plus, ces associations communiquent par des listes de diffusion comme Babelweb pour Les Héritiers de Babel ou des forums comme pour La Voix de Rokugan et permettent d’orchestrer des échanges entre les fans et les auteurs. Ainsi, ces derniers peuvent expliquer leurs intentions ou éclaircir certains points encore nébuleux pour leurs lecteurs, tandis que ceux-ci peuvent donner leur point de vue sur les productions de l’équipe éditoriale et même suggérer de nouvelles pistes ou des améliorations à apporter au jeu. Par exemple, l’erratum publié suite à la quatrième édition de Nephilim en 2012 s’est largement appuyé sur les questions récurrentes posées sur Babelweb par les nouveaux fans. L’équipe éditoriale a centralisé ces questions et a diffusé un document prenant la forme d’un FAQ.
- 18 Stéphane Manfrédo, La science fiction aux frontières de l’Homme, Paris, Gallimard, 2000, p. 44.
17Enfin, la structure de rencontre la plus vivante entre équipes éditoriales et joueurs reste les conventions et les tournois, sur le modèle inventé en 1936 par les fans de science-fiction18. En France, certaines conventions sont très courues et bénéficient souvent de la présence d’éditeurs : c’est le cas de la convention Faërix de l’École Polytechnique, du Til ou d’OctoGônes à Lyon. La présence d’éditeurs se manifeste la plupart du temps par des parties de démonstration menées par des auteurs, ce qui ajoute une plus-value à l’événement. En outre, les organisateurs de ces conventions, qui sont également joueurs pour la plupart, créent des scénarios pour les tournois, qu’ils soumettent parfois à l’éditeur qui peut lui-même les mettre à disposition du public sur son site officiel en tant que « matériel de jeu ». Ainsi, le scénario Poésie céleste de François Cedelle a été créé pour un tournoi du TIL en 2008 autour du jeu Carpharnaüm et il est disponible sur le site du Cercle du Capharnaüm en pdf. Ces conventions sont donc des lieux d’échange importants entre auteurs et joueurs.
- 19 Le site officiel : Legend of the Five Rings [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibili (...)
- 20 Legend of the Five Rings [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : https (...)
- 21 « more than just a consumer », Legend of the Five Rings [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016] (...)
18Certains éditeurs, souvent américains, vont plus loin dans l’interaction avec la communauté des joueurs. En effet, le jeu Legend of the Five Rings est à la fois un jeu de cartes né en 1995 et un jeu de rôle, né deux ans plus tard en 199719. Son éditeur, AEG (Alterac Entertainment Group), a décidé d’en faire un monde en expansion, et ce de plusieurs manières. Le jeu de carte connaît régulièrement de nouvelles éditions, avec de nouvelles cartes et de nouvelles règles, comme tout jeu de cartes à collectionner sur le modèle de Magic : The Gathering de Wizards of the Coast. De son côté, le jeu de rôle voit le monde fictionnel de Rokugan s’étoffer selon un mode de développement traditionnel qui fait alterner campagnes, suppléments pour le meneur, suppléments pour les joueurs et nouvelles éditions. Cependant, ces deux types de développement d’univers ne sont pas indépendants mais participent d’une démarche réellement transmédiatique de l’éditeur. En effet, pour favoriser l’immersion des joueurs, celui-ci publie des weekly fictions qui développent de manière pointilliste l’univers20. Il propose également aux joueurs de participer à l’expansion du monde de Rokugan par le biais du jeu de cartes : les joueurs membres de la communauté peuvent voter pour influer sur l’histoire, développant ainsi de manière collective la storyline du monde fictionnel. Mais surtout, les joueurs peuvent participer à l’histoire de l’univers soit en soumettant de nouvelles cartes, qui peuvent entrer dans la gamme officielle, soit en gagnant des événements périphériques comme des quizz ou des concours de bannières ce qui leur offre la possibilité d’influer sur le monde de manière épisodique, soit en gagnant des tournois et en entrant ainsi dans la légende. En effet, les gagnants des tournois peuvent modifier certains personnages fictionnels et créer des événements. Ainsi, AEG affirme que les joueurs « sont plus que de simples consommateurs21 ».
Une structure économique favorisant la collaboration
- 22 On peut trouver la page suivante sur le sujet : Imaginez.net, « Observatoire économique du jeu de r (...)
19Cette collaboration est pour beaucoup la conséquence du « modèle » économique du jeu de rôle. En effet, si l’exemple que nous venons de voir est bien un succès à la fois ludique et commercial, le soutien du jeu de rôle par le jeu de cartes y est pour beaucoup. Et même si la situation économique du jeu de rôle aux États-Unis n’est pas comparable à celle de la France, alors que le marché francophone est le deuxième mondial par son importance, il s’agit d’une économie du divertissement qui ne peut être comparée à des modèles comme le jeu vidéo ou le cinéma, notamment à cause du faible nombre de joueurs de jeu de rôle rapporté au nombre de consommateurs d’autres médias du divertissement. Lorsque le chercheur se met en quête d’études et de chiffres sur la question, il est ainsi confronté à un grand vide qui est, en lui-même, un signe22.
20Dans son ouvrage sur le jeu de rôle datant de 2007, Olivier Caïra se livrait déjà à un bilan assez généraliste mais toujours d’actualité sept ans plus tard :
- 23 Olivier Caïra, Jeux de rôle. Les forges de la fiction, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 28 à 30.
« Considérée sur trois décennie, l’édition de jeux de rôle présente une évolution contrastée. D’une part, la comparaison des livres des années 1970-1980 et des années 1990-2000 révèle une professionnalisation évidente du travail. Le recours à des bêta-testeurs, l’amélioration de la relecture, de la maquette et des illustrations, l’implication croissante des joueurs – souvent par le biais d’Internet – dans le développement du jeu en sont autant de signes. D’autre part, la mortalité des éditeurs demeure forte, et rares sont les acteurs de ce marché qui peuvent aujourd’hui vivre du seul jeu de rôle. Les liens entre l’édition et le monde associatif sont denses, et la frontière entre salariat, piges et bénévolat est souvent ténue.
Trente ans après sa naissance, le jeu de rôle est sorti de l’édition artisanale pour s’installer durablement dans un régime proto-industriel. Il possède en effet plusieurs traits d’une industrie de loisir, sans toutefois pouvoir prétendre rivaliser avec les studios de cinéma, de bande dessinée ou de jeu vidéo. […] En tant que produit, et malgré la professionnalisation de l’édition, le jeu de rôle demeure une activité « papier-crayon », dans laquelle la concentration des ressources et de l’expertise ne crée pas de fossé technologique entre petits et grands éditeurs, comme c’est le cas dans les industries du cinéma ou du jeu vidéo. Certes, fournir au lecteur une relecture professionnelle, une mise en page homogène et des illustrations soignées sera bien jugé, mais cela ne suffit pas à diviser l’édition entre majors et indépendants comme dans une véritable industrie de loisir23. »
- 24 Jenkins souligne également que la culture populaire était autrefois participative mais que ce sont (...)
21Olivier Caïra souligne ainsi la fragilité d’un marché dont peu de professionnels peuvent vivre et où les liens entre les équipes éditoriales et les fans sont très forts, pour deux raisons. D’une part, le jeu de rôle est une activité de passionnés : ainsi, les auteurs ont été et sont encore des fans, ce qui tend à faire disparaître les barrières entre auteurs et scripteurs. D’autre part, le faible coût de production d’un jeu de rôle tend à effacer les différences entre professionnels et amateurs et entre petits et grands éditeurs. En effet, le savoir-faire nécessaire est surtout littéraire et graphique. Or, comme le fait également remarquer Jenkins dans son ouvrage sur la culture participative, les nouvelles technologies de traitement de texte, de traitement des images et d’impression effacent les frontières entre le domaine professionnel et le domaine amateur24.
- 25 Imaginez.net, « Observatoire économique du jeu de rôle », op. cit..
- 26 « La finance participative (ou crowdfunding) est une expression décrivant tous les outils et méthod (...)
22De plus, le manque de rentabilité du jeu de rôle conditionne toute une partie du marché en ce qu’il est le lieu de multiples essais de création de structures permettant à des projets de voir le jour sans que l’intégrité financière de ses initiateurs ne soit menacée. Or ces structures tendent soit à rendre floues les distinctions entre équipes éditoriales et fans, soit à s’appuyer sur la participation des fans pour voir le jour. En effet, un certain nombre de projets ont été supportés par des éditeurs associatifs, comme les éditions de L’Œil du Sphinx pour le jeu Brain Salad ou encore la Boîte à polpette qui promeut l’auto-édition25. En outre, une part croissante de l’industrie du jeu de rôle s’appuie sur le crowdfunding26, à savoir une collecte de dons avec ou sans contrepartie dont la finalité est de soutenir des projets. Si le don classique est possible en théorie, la pratique veut que les dons soient accompagnés d’un contre-don, en l’occurrence le livre de jeu de rôle qui est le but du crowdfunding. Les généreux donateurs peuvent également être récompensés par les initiateurs du projet en recevant des goodies (dés, T-shirt) ou en étant conviés à des événements comme une dédicace ou un festin.
- 27 Henri Jenkins, op. cit., p. 171.
23Mais la faiblesse des enjeux économiques du jeu de rôle a également des répercussions moins visibles car sociales et relationnelles. Ainsi, les éditeurs de jeu de rôle, en raison de ces faibles enjeux économiques, ne connaissent pas de phénomène de crispation sur les éventuels problèmes de propriété intellectuelle que connaissent d’autres médias, comme le cinéma. Par exemple, la communauté de fans d’Harry Potter a connu une grande liberté créative alors que les aventures du jeune sorcier n’étaient encore que littéraires tandis qu’elle a été la proie de poursuites incessantes à partir du moment où les studios Warner ont acheté la licence pour l’adapter au cinéma27. Mis à part quelques titres phares très protégés et plutôt américains, comme Dungeons and Dragons ou Warhammer, les joueurs de jeu de rôle jouissent globalement d’une grande liberté créative, même dans le cas d’adaptations d’œuvres littéraires comme celle du « Cycle d’Elric » de Michael Moorcock. En outre, beaucoup d’éditeurs de jeu sont conscients que leurs productions ont besoin de la bonne volonté de chacun pour être diffusées et que l’enthousiasme des fans est indispensable à la survie d’une gamme. Enfin, le monde du jeu de rôle étant un domaine assez ouvert et connaissant un grand turn-over, doublé d’une situation de bénévolat ou de quasi-bénévolat, il est assez aisé de rencontrer des équipes éditoriales officielles, de leur faire des propositions et, quand on possède les compétences requises, de passer de l’état de fan à celui d’auteur. Et c’est ainsi que la production fanique peut devenir, en quelques semaines, production d’auteur.
24On peut donc distinguer théoriquement trois types de productions dans le monde du jeu de rôle : les productions officielles des éditeurs, qui sont encore de type lucratives bien que le jeu de rôle ne soit pas la principale activité de la plupart de ses acteurs ; les productions collectives, souvent associatives, où tous les acteurs sont bénévoles mais qui parviennent à proposer un travail éditorial sérieux et quasi-professionnel ; et enfin les productions de fans qui sont d’une qualité très variable. La différence entre ces productions se fait sur des critères variés ne dépendant que peu de l’économique : la qualité du travail, le succès, le support (papier/électronique), l’étiquette officielle. Or, même ces critères ne permettent que très mal de distinguer les productions éditoriales des productions faniques, comme nous allons le voir.
Deux exemples d’abolition des frontières top/down
25Les exemples suivants sont le résultat de recherches qui ont débouché sur deux entretiens en ligne. Le premier entretien a été mené avec Olivier Sanfilippo, l’un des membres fondateurs de l’association La Voix de Rokugan, qui a été l’instigateur du projet Sunda Mizu Mura pour l’univers du jeu L5R. Le deuxième s’est déroulé avec Patrick Abitbol, le président de l’association Les Héritiers de Babel. Qu’ils soient tous les deux chaleureusement remerciés pour leur enthousiasme et le temps qu’ils ont bien voulu m’accorder.
26Le supplément Sunda Mizu Mura est né grâce à une association nommée La Voix de Rokugan. Celle-ci a vu le jour en 2004 à partir d’un site communautaire dédié au jeu de rôle et de cartes à collectionner Legend of the Five Rings, édité par AEG (Alderac Entertainment Group) et traduit en France par Edge. Cette association visait initialement à permettre au site de payer son hébergeur. Mais elle est devenue le moteur de nombreuses manifestations autour du jeu : concours de scénarios, rencontres annuelles, Coupe de France. Elle a permis de concrétiser un certain nombre de projets : édition de recueils de scénarios, écriture d’aides de jeu, webzine. Ainsi, La Voix de Rokugan est devenue la plus grande communauté de fans francophones de L5R et a acquis un statut officiel grâce à la création de l’association.
27La communauté vit grâce à son site : celui-ci permet de mettre les fans en relation car il regroupe plus de 1 400 inscrits. Elle a acquis une grande visibilité grâce à son concours annuel de scénarios et au recueil qui permet d’éditer les scénarios primés, ainsi qu’à son webzine dont le 18e numéro est en cours de réalisation. Elle est également la source de nombreuses aides de jeu. Sunda Mizu Mura en est l’une des productions les plus ambitieuses.
28Il s’agit, à l’origine, d’un projet personnel d’Olivier Sanfilippo : une aide de jeu autour de la cité éponyme qui est l’une des villes les plus importantes du monde fictionnel de L5R et qui avait été quelque peu délaissée par la gamme officielle. Ayant ainsi développé cette ville pour les besoins de sa campagne personnelle, Olivier Sanfilippo a réuni ses notes qui représentaient une masse considérable d’informations. En suivant le modèle de la boîte de Ryoko Owari, l’un des suppléments les plus célèbres de la gamme, il s’est associé à d’autres membres de La Voix de Rokugan afin de rédiger les trois livrets composant son aide de jeu. C’est alors que la présidente de l’association leur a proposé d’en faire un produit « papier », soit trois livrets illustrés et une carte en format A2. Le projet a duré presque huit ans, entre les premières notes et la sortie du supplément. Ce dernier connaît un grand succès : il a été épuisé une semaine après sa sortie auprès du distributeur et a connu un retour critique élogieux, tant de la part de la presse que des fans. Une deuxième impression a également vu le jour au début de l’année 2014.
- 28 Je cite ici Olivier Sanfilippo dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder.
29Or le rôle des éditeurs a été primordial dans ce projet. Les relations entre l’association et les éditeurs ont toujours été libérales et cordiales. En effet, La Voix de Rokugan est en dialogue constant avec Edge, l’éditeur français, et un certain nombre d’employés font partie de la communauté. Ainsi, leurs rapports sont à la fois formels et informels, officiels et officieux. Ce flou institutionnel existe également du côté d’AEG : son représentant en France est lui aussi membre de la communauté. Olivier Sanfilippo formule ainsi leurs relations : « On se connaît personnellement, le JdR c’est une grande famille, on a tôt fait de brouiller les frontières entre fans/auteurs/éditeurs, parce qu’au final pour plusieurs d’entre nous on cumule les casquettes28. » Les relations ont été tout aussi cordiales pour le projet Sunda Mizu Mura, même si l’éditeur a édicté quelques impératifs, qui pour beaucoup sont davantage des recommandations de bon sens que de véritables contraintes : les règles devaient être conformes à celles de l’édition en cours, ce qui a obligé l’équipe à les convertir par deux fois ; le supplément devait respecter la storyline globale ; les auteurs ne pouvaient pas utiliser de matériel graphique officiel ; enfin, la description de la ville devait être ouverte en termes de période de jeu – en effet, L5R est un jeu qui peut se jouer sur plusieurs siècles. Edge et AEG ont relu les pdf qui ont été validés, à quelques détails près.
30Cette libéralité de l’éditeur, le format papier et le succès rencontré posent la question de la place de cette production dans la gamme officielle et dans le « canon » du monde fictionnel. Olivier Sanfilippo a insisté sur le caractère bénévole ou « amateur » du travail de l’équipe : nul n’a touché le moindre centime. Ce bénévolat leur a permis d’avoir la possibilité de sortir leur travail en format papier et d’être libres sur le fond et sur la forme du produit. Il qualifie ainsi leur production de « fanzinat bien consistant ». Mais l’intervention des éditeurs a quelque peu modifié cette perspective. En effet, malgré la sortie d’une description officielle, mais bien moins conséquente, de Sunda Mizu Mura, AEG et Edge considèrent le supplément comme faisant partie du canon de la gamme, bien qu’il ne soit pas une production « officielle ». De plus, au moment de sa sortie, Edge et son distributeur Millenium ont communiqué sur le jeu comme ils l’auraient fait pour la gamme officielle. Le produit a été mis en avant par Edge, bien qu’il ne touche rien sur sa vente, et placé en boutique au milieu de la gamme officielle. Et le public a suivi : le succès unanime de ce produit amateur mais conçu comme un produit professionnel lui a permis d’entrer dans le canon fanique.
31Autre exemple, les Héritiers de Babel est une association s’intéressant à l’univers de Nephilim, un jeu de rôle français dont la première édition est parue en 1992 chez Multisim. Il s’agit d’un univers dit « d’occulte contemporain » qui permet d’incarner une entité millénaire déchue prenant possession d’un être vivant pour parcourir le monde à la recherche de savoirs perdus.
- 29 Je cite ici Patrick Abitbol dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder.
- 30 Ibidem.
- 31 Ibidem.
32Les Héritiers de Babel sont nés d’une mailing-list fondée à la fin des années quatre-vingt-dix et nommée Babelweb. À l’occasion de la sortie de la troisième édition du jeu, un noyau de fans de Babelweb a décidé de fonder une association loi 1901 afin de « faire découvrir le jeu Nephilim en le dotant d’une communauté active29 », selon les mots de Patrick Abitbol. Cette création s’est doublée de la création d’un fanzine nommé Vision-Ka qui a connu le succès et a acquis une visibilité grâce son site internet regroupant de nombreuses ressources de jeu. De plus, les Héritiers de Babel ont participé à des salons et des conventions afin d’animer des parties et de promouvoir l’univers de Nephilim. Leurs relations avec l’éditeur, Multisim, étaient « excellentes30 » car les membres rencontraient régulièrement Frédéric Weil, le créateur de l’univers de Nephilim, et Sébastien Célerin, le directeur éditorial de la gamme. De plus, certains membres de l’association étaient également auteurs du jeu. « La frontière était donc mince entre l’association de fans et un groupe d’auteurs semi-professionnels31. » Une certaine forme de collaboration avec l’éditeur avait donc déjà vu le jour puisque les Héritiers de Babel apportaient des idées à l’éditeur, relisaient les épreuves et testaient les scénarios.
- 32 Ibidem.
33Lors de la faillite de la maison d’édition Multisim en 2003, l’association a vu son activité ralentir mais a conservé son noyau dur. Ses membres ont continué à échanger idées et matériel de jeu. « Le cadre associatif laissa place à un groupe d’amis se retrouvant pour l’assemblée générale annuelle, qui est bien sûr suivie d’un festin32. » C’est ainsi que les Héritiers de Babel ont continué à faire vivre Nephilim pendant une dizaine d’années, grâce à leur fanzine Vision-Ka et à la parution en 2005 d’une version simplifiée de la troisième édition, Nephilim : Initiation. Celle-ci avait pour but de faire découvrir le jeu à de nouveaux joueurs. Toutefois, cette initiative n’a pas été suffisante pour faire renaître la gamme.
34Leur rôle s’est récemment accru avec la sortie de la quatrième édition du jeu en 2012, destinée à fêter les vingt ans de l’univers Nephilim. Les membres encore actifs faisaient partie des auteurs de l’ancienne gamme et ils ont donc directement participé à la relecture et aux corrections des nouveaux textes. De plus, Frédéric Weil leur a proposé de réaliser un kit de démonstration et de démarrage permettant de présenter cette nouvelle expérience. On peut donc dire que les Héritiers de Babel ont été entièrement partie prenante de cette nouvelle édition officielle.
35Enfin, après cette nouvelle édition, de nouveaux membres ont rejoint l’association et d’anciens membres sont redevenus actifs. Les Héritiers de Babel ont contribué à diffuser cette nouvelle édition en répondant, en tant que testeurs et relecteurs, aux questions des joueurs sur les forums ou la mailing-list. De plus, ils ont entrepris de convertir les anciens scénarios de la gamme au nouveau système de jeu, permettant ainsi aux nouveaux joueurs de profiter du fond de scénarios déjà disponibles. Frédéric Weil a également émis le désir de leur confier la direction de plusieurs projets mais la structure associative et bénévole n’a pas permis de leur donner suite. Un « supplément clé en main » est toutefois en cours d’écriture.
- 33 Ibidem.
36Ainsi, les Héritiers de Babel occupent une position médiane dans le monde du jeu de rôle, entre éditeur et communauté de fan. Ils sont un bel exemple de l’interactivité à l’œuvre dans le jeu de rôle et de la posture collaborative de ses acteurs officiels. Toutefois, comme les auteurs de Sunda Mizu Mura, ils tiennent à rester fans et bénévoles. Patrick Abitbol définit ainsi leur positionnement : « Les Héritiers de Babel est une ressource pour l’éditeur. L’association est en quelque sorte un réviseur et un garant de la cohérence de l’univers et des règles de Nephilim IV. Actuellement, de par l’environnement familial et professionnel de ses membres, l’association préfère rester à l’état d’amateur plutôt que de devenir un éditeur officiel. En effet, le plaisir du fan est toujours présent car nous restons, avant tout, des lecteurs et des joueurs de cet univers occulte contemporain où marchent les Nephilim33. »
- 34 La Voix De Rokugan, Forums de la Voix de Rokugan, [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Dispo (...)
37Pour finir, je conclurai sur la notion de canon et la question de l’unité des univers de jeu de rôle. Si l’on suit certaines discussions sur les forums34, les fans donnent – en résumé – trois définitions de la notion de canon.
- 35 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, (...)
38La première est restrictive et normative : le canon est l’ensemble des données déclarées « canon » par l’éditeur que chacun est libre de réinterpréter selon ses besoins et ses envies. Dans cette perspective, c’est l’éditeur qui fixe le modèle autour duquel toutes les versions alternatives de l’univers viennent graviter. C’est le modèle satellitaire défini par Richard Saint-Gelais dans son ouvrage sur la transfictionnalité35. Toutefois, les discussions s’accordent pour souligner que le canon n’est pas nécessairement superposable à la gamme officielle : des productions hybrides, comme Sunda Mizu Mura, peuvent entrer dans le canon sans faire partie de la gamme officielle de l’éditeur. La deuxième définition pense le canon comme un pitch général, parfois très restreint, dont chacun est libre de faire ce qu’il veut. Pour le jeu de rôle Legend of the Five Rings, ce pitch pourrait être : « jouer un samouraï dans un univers médiéval japonisant ». La troisième définition est la plus libérale et la plus individualisée ; elle est ainsi la définition la plus dangereuse pour l’unité et la cohérence de l’univers. Le canon serait celui que chacun se donne et auquel il se tient. Cette définition du canon n’est pas globale car elle se centre autour du meneur de jeu et de son groupe de joueurs.
39Ces trois définitions du canon dans le jeu de rôle ne sont pas radicalement hétérogènes car elles peuvent être représentées par un axe orienté autour de deux pôles : le canon éditorial et le canon du groupe de joueur. Chaque groupe de joueur peut ainsi se placer sur cet axe, sachant que tous s’inspirent, a minima, du canon éditorial constitué par le livre de base et que chacun s’en éloigne plus ou moins.
40Ainsi, dans ces mondes ludiques en expansion, on peut définir deux instances d’unification de l’univers fictionnel, et c’est probablement l’une des spécificités du jeu de rôle. La première instance est centrale : c’est l’éditeur et son équipe éditoriale, qui proposent un canon qui peut être modifié d’une édition à l’autre mais qui conserve fixes les grandes lignes du jeu et de l’univers fictionnel sous peine de perdre ses fans. La deuxième instance est locale : ce sont les communautés interprétatives constituées par les joueurs, qu’il s’agisse des groupes de joueurs, de clubs ou d’associations. Si cette deuxième instance est libre de suivre le canon éditorial ou de s’en écarter, elle s’en inspire toujours un minimum.
41En outre, comme nous l’avons vu précédemment, ces communautés interprétatives tendent à travailler avec l’instance centralisée et peuvent même l’influencer, au point de voir l’instance centralisée, à savoir l’éditeur et son équipe, déléguer son pouvoir décisionnaire à une instance locale, pour peu qu’elle soit considérée comme fiable et fidèle au canon, au sens où elle n’entre pas directement en contradiction avec lui.
- 36 Cette importance de la cohérence est soulignée par David Peyron dans son ouvrage Culture Geek, Pari (...)
42Ainsi, le mode de développement des mondes fictionnels ludiques, qui repose sur le modèle de la prolifération, au sens où il s’agit de représenter un monde dans toutes ses expansions possibles (spatiales, temporelles, actorielles) donne lieu à un dispositif qui fonctionne avec un canon central éditorial mais que chaque communauté interprétative locale est libre de modifier. L’œuvre, si l’on peut appeler ainsi la construction fictionnelle ludique, n’a donc pas de réelle unité, si ce n’est le désir et le souci des communautés interprétatives de développer un monde local cohérent36 et ludique à partir d’un savant mélange de canon, d’invention communautaire, d’invention personnelle du MJ et d’improvisation autour de la table.
Bibliographie
Barthes Roland dans « Écrivains et écrivants », cité dans Alain Brunn, L’auteur, Paris, Garnier-Flammarion, « Corpus », 2001.
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Caïra Olivier, Jeux de rôle. Les forges de la fiction, Paris, CNRS Éditions, 2007.
Compagnon Antoine, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, « Points », 2001.
Jenkins Henri, Convengence Culture: Where Old and New Media Collide, New York, NYU Press, 2006.
Manfredo Stéphane, La science fiction aux frontières de l’Homme, Paris, Gallimard, 2000.
Peyron David, Culture Geek, Paris, FYP éditions, 2013.
Saint-Gelais Richard, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.
Saint-Gelais Richard, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota bene, 1999.
Notes
1 J’entends ici le sens que lui donne Antoine Compagnon dans son ouvrage Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, « Points », 2001.
2 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, t. II, Paris, Seuil, 1968, p. 491-495.
3 Roland Barthes dans « Écrivains et écrivants », cité dans Alain Brunn, L’auteur, Paris, Garnier-Flammarion, « Corpus », 2001, p. 152.
4 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », op. cit., p. 495.
5 Isabelle Périer, « Le jeu de rôle, une autre forme de narration sérielle », communication pour le séminaire Narrations sérielles et transmédialité, organisé depuis septembre 2012 par Claire Cornillon à Paris III.
6 J’entends ici par « scripteur » un « écrivant », c’est-à-dire quelqu’un qui écrit, mais sans lui donner la connotation littéraire et artistique « d’auteur ».
7 On parle alors « d’autorité partagée » ou de « narration partagée ». Pour en savoir plus, se référer à Les Ateliers Imaginaires, Glossaire imaginarien, entrée « Autorité partagée/narration partagée »[En ligne] [consulté le 26 septembre 2016]. Disponibilité et accès : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/autorit%C3%A9_partag%C3%A9e_narration_partag%C3%A9e
8 « The culture industries never really had to confront the existence of this alternative cultural economy because, for the most part, it existed behind closed doors and its products circulated only among a small circle of friends and neighbors. Home movies never threatened Hollywood, as long as they remained in the home. » (Henri Jenkins, Convergence Culture : Where Old and New Media Collide, New York, NYU Press, 2006, p. 136).
9 Henri Jenkins, op. cit., p. 135 et sqq.
10 « One can trace two characteristic responses of media industries to this grassroots expression: starting with the legal battles over Napster, the media industries have increasingly adopted a scorched-earth policy toward their consumers, seeking to regulate and criminalize many forms of fan participation that once fell below their radar. Let’s call them the prohibitionists. To date, the prohibitionist stance has been dominant within old media companies (films, television, the recording industry), though these groups are to varying degrees starting to reexamine some of these assumptions. So far, the prohibitionists get most of the press – with law suits directed against teens who download music or against fan Webmasters getting more and more coverage in the popular media. At the same time, on the fringes, new media companies (Internet, games, and to a lesser degree, the mobile phone companies) are experimenting with new approaches that see fans as important collaborators in the production of content and as grassroots intermediaries helping to promote the franchise. We will call them the collaborationists. », Henri Jenkins, op. cit., p. 134.
11 Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota bene, 1999, p. 312.
12 La Voix de Rokugan [En ligne] [consulté le 28 octobre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.voixrokugan.org/nouvelle_voix/index.php
13 Le Souffre-jour [En ligne] [consulté le 28 octobre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.souffre-jour.com/
14 Casus No [En ligne] [consulté le 28 octobre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.pandapirate.net/casus/index.php?
15 Le Guide du rôliste galactique [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.legrog.org/
16 SDEN [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.sden.org/
17 Wikipédia, « Licence ludique libre » [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : https://fr.wikipedia.org/wiki/Licence\_ludique\_libre
18 Stéphane Manfrédo, La science fiction aux frontières de l’Homme, Paris, Gallimard, 2000, p. 44.
19 Le site officiel : Legend of the Five Rings [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : https://www.l5r.com/news/
20 Legend of the Five Rings [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : https://www.l5r.com/fictions/
21 « more than just a consumer », Legend of the Five Rings [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : http://www.l5r.com/interaction/
22 On peut trouver la page suivante sur le sujet : Imaginez.net, « Observatoire économique du jeu de rôle » [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : http://imaginez.net.free.fr/jeu/jdr/economie/p_economie.htm
23 Olivier Caïra, Jeux de rôle. Les forges de la fiction, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 28 à 30.
24 Jenkins souligne également que la culture populaire était autrefois participative mais que ce sont les technologiques lourdes, comme celles du cinéma, inventées par le XXe siècle qui ont peu à peu fermé l’accès à la participation pour le public. Dans la culture convergente du XXIe siècle, les nouvelles technologies tendent à abattre à nouveau ces barrières (Henri Jenkins, op. cit., p. 135).
25 Imaginez.net, « Observatoire économique du jeu de rôle », op. cit..
26 « La finance participative (ou crowdfunding) est une expression décrivant tous les outils et méthodes de transactions financières qui font appel à un grand nombre de personnes pour financer un projet.
Ce mode de financement se fait sans l’aide des acteurs traditionnels du financement, il est dit désintermédié. L’émergence des plateformes de finance participative a été permise grâce à internet et aux réseaux sociaux. Cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus global : celui de la consommation collaborative et du crowdsourcing », Wikipédia, « Financement participatif », [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : https://fr.wikipedia.org/wiki/Financement_participatif
27 Henri Jenkins, op. cit., p. 171.
28 Je cite ici Olivier Sanfilippo dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder.
29 Je cite ici Patrick Abitbol dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder.
30 Ibidem.
31 Ibidem.
32 Ibidem.
33 Ibidem.
34 La Voix De Rokugan, Forums de la Voix de Rokugan, [En ligne] [consulté le 27 septembre 2016]. Disponibilité et accès : http://forum.voixrokugan.org/viewtopic.php?f=1&t=8871
35 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 313 et sqq.
36 Cette importance de la cohérence est soulignée par David Peyron dans son ouvrage Culture Geek, Paris, FYP éditions, 2013.
Pour citer cet article
Référence électronique
Isabelle Périer, « Lecteurs, joueurs, scripteurs, auteurs : comment relativiser certaines notions », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 10 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 11 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/2857 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.2857
Auteur
Isabelle Périer
Professeure agrégée dans l’enseignement secondaire, 3L.AM, Université du Maine.
Droits d’auteur
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