De la construction à la gestion des stations (original) (raw)

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Résumé

L’aménagement touristique de la montagne s’appuie souvent sur un discours de « mise en valeur » (Guérin, 1984) impliquant une démarche soutenue d’investissement et un fort volume de fonds d’origine externe. Cependant, les acteurs locaux, privés comme publics, ne sont pas restés inactifs et ont également porté, par leurs investissements, leurs idées, le développement touristique en montagne. L’expansion des stations a ainsi étroitement articulé les dimensions locale et globale, concourant à la diversité de sites. Cependant, dans le contexte actuel fortement concurrentiel, le devenir de ces destinations interroge, notamment sous l’angle des logiques des acteurs économiques, gestionnaires des remontées mécaniques. Aussi, l’analyse des logiques de trois catégories d’acteurs, gestionnaires de remontées mécaniques dans des stations de la Tarentaise, visera à cerner la part de la variable territoriale dans leurs stratégies et les conséquences en termes d’aménagement du territoire savoyard.

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Texte intégral

1L’aménagement touristique de la montagne s’appuie souvent sur un discours de « mise en valeur » (Guérin, 1984) impliquant un investissement soutenu. Cependant, comme le démontre B. Larique (2006), les acteurs locaux ne sont pas passifs et s’approprient progressivement le secteur du tourisme. Se pose alors la question de l’équilibre entre maîtrise locale et apport externe de crédits. À cet égard, l’équipement des sites d’altitude soutenu par le Plan neige en France est un cas d’étude particulièrement intéressant. Les stations sont des pôles de croissance dont la dynamique doit structurer l’ensemble d’une économie locale. Le Plan Neige1, politique définie au niveau national, portée par les services de l’État apparaît ainsi comme une dynamique a-territoriale laissant peu de place aux acteurs locaux, tout du moins durant son apogée, sur la période 65-75.

2Pourtant, nul ne saurait nier le rôle majeur qu’a joué le département de la Savoie en impulsant à Courchevel, la démarche d’intégration fonctionnelle des stations et l’aménagement global d’un site d’altitude à des fins touristiques. Ceci a permis la formation d’un discours défendu puis mis en œuvre par les services de l’État, via l’administration déconcentrée de l’équipement avant de faire l’objet d’un service national dédié, le SEATM2. Le recours ultérieur à des investisseurs privés va permettre de dépasser la seule capacité d’un acteur public, le Département, à déployer le modèle de la station intégrée. Faire la part de la maîtrise locale et du recours à des moyens externes se révèle donc une tâche ardue.

3Ainsi, la première partie de notre contribution analysera comment la politique touristique nationale a été territorialisée, avec un réseau d’acteurs locaux ayant interagi avec des acteurs extérieurs à la vallée de la Tarentaise. Ce processus a permis l’arrivée d’acteurs qui occupent aujourd’hui une place centrale dans la gestion des sites d’altitude. La constitution de ce milieu innovateur s’inscrit dans la reconnaissance des coordinations localisées d’acteurs, qui ont été qualifiées dans le domaine industriel, par les concepts aujourd’hui largement diffusés, de districts industriels (Becattini, 1992), de Systèmes Productifs Localisés (Courlet, 1994), de Milieux Innovateurs (Crevoisier et Maillat, 1995) ou bien encore de clusters (Schmitz, Nadvi, 1999). Les spécificités de systèmes d’acteurs des stations se sont affirmées au travers du concept de Système Touristique Localisé (Perret, 1994). Les caractéristiques de l’activité touristique, permettant l’accueil d’une population temporaire, se prêtent effectivement plus que d’autres à une interprétation mobilisant le jeu des acteurs en lien avec le contexte macroéconomique. De fait, les interactions entre prestataires de différentes natures (principalement loisir, hébergement, restauration) contribuent directement à l’émergence d’une destination et de son attractivité.

4Dans ce cadre analytique, la lecture des stratégies des acteurs gestionnaires de domaines skiables sera au cœur de la deuxième partie. Elle montrera comment, à travers une gestion localisée des stations, émergent des logiques de groupe, plus proches d’une approche de filière que d’une vision territoriale, questionnant la plus-value économique pour les territoires concernés. Cette question des retombées locales du tourisme d’hiver guide également l’action du département de la Savoie en matière d’accompagnement des stations, une action que nous décrypterons dans la troisième et dernière partie.

5Sur un plan méthodologique, cette contribution s’appuie sur l’analyse de la genèse et de l’évolution des stations de la vallée de la Tarentaise (Marcelpoil et al., 2011, 2012). Pour ce faire, nous avons mobilisé un riche matériau, articulant le dépouillement des archives départementales, communales et issues de fonds privés et des entretiens semi-directifs auprès de 40 acteurs, privés comme publics, individuels comme collectifs. Les conclusions avancées dans cet article sont le fruit de l’analyse de ce matériau. Cependant, au vu de son caractère sensible, nous avons fait le choix de conclusions génériques, avec l’insertion ponctuelle de verbatims, quand ces derniers ne permettent pas de reconnaître leur auteur.

Le plan neige ou la dimension locale d’une politique nationale

6De nombreux auteurs l’ont souligné, plus qu’un réel exercice de planification, le Plan neige désigne avant tout une intention, voire une doctrine (Knafou, 1978 ; François, 2007). Dès 1964, la mise en place de la CIATM ou CIAM3, a pour rôle de coordonner l’action de l’État, grâce à l’expertise du SEATM fondé en 1972 sur la base d’une cellule d’experts de la division chambérienne de l’équipement4. Ainsi, les racines mêmes du Plan neige apparaissent plus localisées que la doctrine ne le laisse penser. Plus précisément, il s’inscrit dans une volonté de maîtriser localement le développement national du tourisme hivernal (Marcelpoil et al., 2010 ; Marcelpoil et François, 2012), avec une rotation des élites savoyardes et un bouleversement des valeurs traditionnelles des sociétés montagnardes. Le recours à l’État est permis par la capacité des acteurs locaux à produire un discours technique sur l’organisation moderne du tourisme de sports d’hiver, et ce, le plus souvent après une formation initiale qui les a conduits en dehors de la Savoie. Parallèlement, cette production est relayée par des hommes politiques ayant une réelle dimension nationale. Dans le domaine de la technique, les acteurs majeurs ont pour la plupart des racines savoyardes, à commencer par L. Chappis, originaire d’Aix-les-Bains, et M. Michaud, venant de Saint-Genix-sur-Guiers5. Reste que si le terreau des promoteurs est savoyard, le déploiement des stations dans l’ensemble de la vallée tarine a impliqué une diversité d’investisseurs.

7Dans ce contexte, Courchevel joue un rôle fondateur dans l’histoire des stations. Prototype de la station intégrée, elle constitue la première brique du processus d’erreurs-corrections s’appliquant à différents domaines : la maîtrise foncière, le promoteur unique ou encore les modalités d’intervention des collectivités locales. La préoccupation foncière, présente dès l’origine du projet départemental, renvoie à l’expérience de Val d’Isère. La croissance du tourisme avalin et les profits tirés des ventes foncières ont attisé les convoitises et les effets de la spéculation sont bien présents à l’esprit des aménageurs, orientant l’implantation de la station départementale. Est alors retenue la commune de Saint-Bon, prête à mettre gracieusement à disposition du département, les terrains dont elle est propriétaire, fixant la limite altitudinale basse de l’urbanisation de la station à 1800 mètres. La question foncière va prendre de l’ampleur au travers de l’ordonnance de 1958 (ordonnance n°58-997) qui permet aux communes de demander l’expropriation pour cause d’utilité publique pour des projets concédés à un acteur privé. Le mécanisme permet d’acquérir des terrains au prix du foncier agricole afin de revendre des appartements au prix de l’immobilier touristique, favorisant une plus-value considérable. Ce recours à l’expropriation fut systématisé pour construire les stations de troisième génération, plaçant la commune dans une position stratégique (Perret, 1992 ; Marcelpoil et al., 2011). Cette dernière assure également une partie des équipements collectifs. Le concours de l’État se traduit par une participation financière de différents fonds (FDES6, FSIR7, FAL8) en complément de son expertise technique, sans toutefois couvrir l’ensemble des investissements publics. La réalisation de la station elle-même est, selon la doctrine, confiée à une société privée faisant office de « promoteur unique9».

8À Courchevel, le Département va aménager de manière cohérente un site autour des sports d’hiver : il prend en charge l’équipement du domaine skiable et orchestre l’urbanisation, mais n’assure pas directement la maîtrise d’œuvre immobilière reposant sur une diversité d’initiatives privées. M. Michaud affirme à cette occasion la place centrale de remontées mécaniques dans le modèle économique des stations : l’investissement initial important dans les remontées mécaniques finit par être la principale source de profit d’une station comme en témoigne le succès de Courchevel, qui atteint son équilibre financier en 1956 (Marcelpoil et al., 2010). Cependant, bien qu’ayant financé le repérage des sites potentiellement intéressants pour créer des stations, à l’aube des années 60, le département de la Savoie, déjà fort investi à Courchevel, adopte alors une position de retrait en laissant l’aménagement des sites aux opérateurs privés. Or, l’initiative privée, pour être viable, appelle des résultats plus rapides. Aussi, l’idée d’aménagement global du site émerge, avec la volonté d’une urbanisation proportionnelle au développement du domaine skiable. La mécanique est donc la suivante : la construction puis la vente d’appartements en résidences secondaires permettent de dégager les profits qui équilibrent l’équipement du domaine skiable. Certains (notamment Perret, 1992) décrivent à ce sujet un cercle vicieux, la vente de l’immobilier contribuant au remplissage des remontées mécaniques jusqu’à ce que leur saturation appelle de nouveaux investissements, eux-mêmes financés par la promotion immobilière, entraînant une nouvelle saturation, etc.

9Progressivement, la concession d’aménagement se transforme en concession d’exploitation, anticipant le dispositif de Délégation de Service Public entre la commune et l’exploitant actuel, la Société des Trois Vallées. D’autres facteurs favorisent cette relation, tel le FAL, fonds de concours de l’État encourageant l’implantation d’une station sur le territoire communal en réservant une part aux « stations nouvelles ». Plus les communes investissent et s’endettent, plus elles perçoivent une part importante du fonds. Le mécanisme de l’affermage est ainsi indirectement, mais fortement encouragé : les communes investissent dans les appareils de remontées mécaniques qu’elles louent aux exploitants pour le montant des annuités de la dette qu’elles ont contractée.

10Du point de vue des principes, la figure du promoteur unique a directement structuré les jeux d’acteurs rencontrés aujourd’hui en station mais il est également instructif de se pencher sur les acteurs qui ont donné naissance au promoteur unique, avec l’exemple emblématique de la vallée des Belleville. À l’origine de l’équipement des Trois-Vallées, le territoire de Saint-Martin-de-Belleville semblait le plus propice à l’implantation d’une station, mais la mission départementale s’est heurtée à l’opposition des habitants. Cependant, quelques années après, le succès de Courchevel sur la commune voisine a permis à Joseph Fontanet, fervent défenseur du concept de station intégrée au sein du Conseil Général, de porter le projet de station sur Saint-Martin-de Belleville après en être devenu maire. Dans cette optique, J. Fontanet entend bénéficier des mêmes avantages que Saint-Bon-Courchevel.

11Le Département étant alors fortement mobilisé par Courchevel, l’idée du promoteur unique a germé avec la constitution de la SODEVAB10 en 1961. L’objectif est de trouver des financements au-delà des seules capacités départementales, avec dès 1959, l’appui de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), dont l’actuelle Compagnie des Alpes (CDA) est une filiale. Si à l’origine le but de la Société d’Economie Mixte SODEVAB est de reproduire les recettes de Courchevel dans un cadre mieux maîtrisé, l’initiative privée ne répond pas aux attentes des aménageurs et la CDC11 prend les choses en main en créant la SCIVABEL12. La vallée des Belleville a donc vu naître le concept de promoteur unique (Marcelpoil et al., 2011, 2012) et en quelques années, est passée du statut d’opposition à celui de priorité nationale au regard de l’aménagement touristique de la montagne. Dans le même temps, la volonté de développer une offre de ski sur glacier à Val Thorens a cristallisé l’opposition environnementale aux stations de sports d’hiver et conduira à la 4e génération dont la représentante emblématique est Valmorel. Finalement, ceci marque à la fois la fin de l’équipement systématique de la montagne à des fins touristiques et l’aboutissement des aménagements dans la vallée tarine.

La structuration des acteurs et l’émergence des groupes

12Actuellement, forte de leur dynamique passée, les grandes stations de Tarentaise concentrent près de 70 %13 du moment de puissance savoyard14 (le département représentant 42% du moment de puissance alpin). Logiquement, les acteurs économiques s’organisent pour exploiter au mieux cet outil et la gestion en cours questionne la part de la variable territoriale dans leurs stratégies. Une fois la majorité des stations construites, le mouvement de retrait de l’Etat et de transfert des compétences et des responsabilités à l’échelle des communes supports de stations est initié (lois de Décentralisation, loi Montagne de 1985). Les remontées mécaniques étant officiellement reconnues comme un service public sous la responsabilité des collectivités locales, ces dernières peuvent alors opter pour une gestion directe de leur outil de production ou pour une délégation à un opérateur touristique. Aujourd’hui, le statut de Service Public à caractère Industriel et Commercial (SPIC) des remontées mécaniques parle de lui-même : l’activité oscille entre un rôle d’aménagement du territoire et les pressions concurrentielles fortes sur le marché touristique. Le SPIC intègre dans des proportions différentes, les sphères du public et du privé en fonction des périodes et des enjeux15.

13La recherche d’un délégataire prend un caractère stratégique, au vu du risque d’exploitation et du contexte réglementaire peu adapté à la gestion d’un SPIC soumis à forte concurrence (notamment, absence d’usagers captifs par rapport à d’autres services susceptibles de délégation). Les années 80 et 90 ont d’ailleurs mis en avant certaines limites des collectivités locales dans la gestion de leurs outils de production (cf. notamment les critiques des rapports Lorit, 1991; Pascal, 1993).

14Dans un contexte de maturation du marché, quel équilibre s’établit entre délégant et délégataire ? Nous constatons aujourd’hui des phénomènes d’exclusion dans les cas où les autorités compétentes ne parviennent pas à trouver de délégataire du fait d’un risque d’exploitation trop important. Le changement climatique donne un poids croissant à l’aléa d’enneigement dans la décision du risque d’investissement16. L’enjeu est alors celui de l’articulation entre logique territoriale et logique de groupe dans un objectif de maximisation et de sécurisation de l’activité d’une station et de l’entreprise structurante de remontées mécaniques. Pour apporter des éléments de réponse, notre approche a interrogé les politiques de deux groupes majeurs afin de décrypter leurs stratégies par sites et comprendre comment elles s’agencent.

Labellemontagne, la mutualisation de moyens au service de l’aménagement du territoire ?

15L’originalité de la politique de Labellemontagne réside dans son choix de gestion orienté vers des stations dites moyennes, à la fois par leur taille et leur altitude. Le groupe estime que ces stations présentent des marges de croissance intéressantes par rapport à l’investissement nécessaire pour en prendre la gestion. Les marges de manœuvre se trouvent non seulement dans le domaine skiable dont l’aménagement peut être optimisé mais également dans l’hébergement touristique. La stratégie croisée immobilier / remontées mécaniques de ce groupe présente une spécificité : ici, l’hébergement exploité représente une portion congrue du volume que peuvent absorber les remontées mécaniques, mais la multiplication des sources de revenus contribue pour Labellemontagne, à l’équilibre de l’ensemble de l’exploitation d’un site. La dynamique de l’immobilier est plutôt orientée par le besoin de réinvestissement pour maintenir le site à niveau. L’immobilier joue un rôle déterminant et les mécanismes juridiques facilitant ces opérations ont été adaptés à des problématiques d’exploitation plus que d’investissement : désormais, avec la résidence de tourisme, l’investissement immobilier n’est plus nécessairement une source de profits à court terme mais constitue, a minima, une opération de rentabilisation de l’exploitation. L’objectif est d’assurer le remplissage et donc le fonctionnement. Le promoteur / gestionnaire de la résidence se trouve, comme à l’époque du Plan Neige, dans une position dominante comme en témoignent les révisions unilatérales des montants des loyers aux propriétaires des appartements afin d’amortir les difficultés de gestion rencontrées. Finalement, l’hébergement permet de diversifier les revenus de l’exploitation d’une station au-delà des seules remontées mécaniques. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que seul ce type des stations moyennes, réputées difficiles, est ouvert à ce type de stratégie sans crainte de position monopolistique et voit d’un œil favorable l’intervention d’un leader du tourisme pour dynamiser l’activité locale.

16En effet, la possibilité d’occuper une place prépondérante en termes d’hébergements marchands, est requise par Labellemontagne, avant même son intervention sur le site. En occupant à la fois les créneaux de l’hébergement et des remontées mécaniques, le groupe occupe une position dominante dont il entend se servir pour être une véritable locomotive du secteur touristique, notamment en termes de définition de la gamme de la station et donc des prix. De plus, ses objectifs dépassent le seul immobilier de loisir et touchent une diversité de prestataires, en les impliquant dans des produits « tout compris » associés à l’hébergement (notamment la location du matériel de ski). La stratégie du groupe vise à garantir sa force d’intervention par sa structuration interne (mutualisation en interne des compétences de marketing, de communication et de commercialisation ainsi que certains services administratifs et comptables centralisés afin de réduire les coûts propres à chaque site) en appui à son animation du tissu de socioprofessionnels locaux. Sous cet angle, une certaine forme d’intégration territoriale existe en filigrane de l’intervention du groupe Labellemontagne.

La Compagnie des Alpes, le fédéralisme au service d’un groupe ?

17En contrepoint du Groupe Labellemontagne, la CDA adopte une stratégie différente pour la sécurisation de son activité, avec une source de revenus extérieure à la zone montagne et aux stations de sports d’hiver, grâce au secteur des loisirs et des parcs d’attraction, tout en ne conservant que des sites de sports d’hiver dont l’exploitation paraît stabilisée. Ce sont des stations d’envergure internationale qui ne souffrent pas de problèmes d’attractivité, suffisamment en altitude pour assurer une « garantie neige », si besoin à l’aide d’équipements de neige de culture.

18_De facto_, la CDA occupe une place prépondérante dans le marché des sports d’hiver français, avec une constellation de stations qui domine économiquement et géographiquement l’offre nationale17 : les stations CDA représentent 1/3 du moment de puissance français et 65% du moment de puissance des stations du périmètre de l’assemblée des Pays Tarentaise Vanoise (Base de données stations IRSTEA, 2012). Les craintes d’abus de position dominante et de mainmise sur le marché du ski qui inquiètent les acteurs locaux18, notamment publics sont-elles fondées ? Comment la CDA mobilise-t-elle l’expertise acquise et accumulée du fait de son action sur les marchés nationaux et internationaux ? Ces questions interrogent à la fois, la stratégie économique d’un groupe et sa légitimité à gérer une activité de service public conçue à l’origine comme un instrument d’aménagement du territoire. En particulier, les objectifs financiers sont primordiaux et liés à la cotation boursière de la CDA, dont rien n’assure la compatibilité avec l’optique d’aménagement du territoire et d’animation de la vie économique locale.

19Un des axes du discours CDA consiste à affirmer sa proximité avec les territoires supports de station au travers des marges de manœuvre laissées aux équipes locales. De fait, la gestion d’une station implique un minimum de moyens propres sur site en termes de personnels et d’équipements. Concrètement, le fédéralisme s’est imposé mais ne doit pas masquer la liberté d’action des managers. Gestionnaires des plus grandes entreprises de remontées mécaniques françaises, leur crédibilité repose à la fois sur leur capacité à prendre des décisions en toute autonomie et sur leur connaissance approfondie du fonctionnement des stations. Leur mobilité professionnelle contribue directement à leur formation en les confrontant à la fois à des fonctions et à des contextes d’actions différents. Finalement, plus que de simples exécutants de la stratégie d’un groupe, ils constituent une véritable force de proposition, démultipliée par le nombre de sites dont ils assurent la gestion. Les expérimentations locales et leur partage contribuent ainsi à l’innovation à l’échelle de la CDA. L’articulation entre territoires supports et gestion des stations par la CDA est donc posée, en particulier sous l’angle du choix du délégataire le plus à même de contribuer à l’intérêt général à travers la gestion d’un service public dont la collectivité demeure garante.

20Adossée à la CDC, la CDA dispose de fait de moyens importants pour mettre en œuvre sa stratégie ainsi qu’un accès privilégié au crédit. D’un côté, la capacité de mobilisation de capitaux d’origine bancaire peut être jugée favorablement pour la qualité des domaines skiables que la Compagnie exploite, mais de l’autre, cela contribue à limiter l’ouverture réelle à la concurrence pour la délégation de gestion des sites dont elle s’occupe. Ainsi, les communes supports sont, dans une certaine mesure (puisqu’elles restent l’autorité délégante), tenues par l’excellence : les investissements effectués par les filiales du groupe participent à la croissance du droit d’entrée pour un nouveau gestionnaire, ce qui peut constituer un frein à l’ouverture des appels d’offre, sauf si la collectivité ne trouve dans ses ressources propres, les moyens de diminuer ce droit d’entrée19.

21Le jeu de l’excellence est d’autant plus risqué que la CDA s’est dotée d’une capacité d’analyse de la demande et d’une force de frappe commerciale sans équivalent dans le domaine des sports d’hiver. Son parc de stations lui permet de toucher très directement une diversité importante de clientèles, notamment internationales et d’avoir une connaissance fine de leurs pratiques et de leurs attentes. De fait, la Compagnie peut ainsi arguer de sa capacité à saisir les tendances et son expertise lui confère un écho structurant auprès de collectivités pour qui un tel niveau d’information fait défaut. Ainsi, la question commerciale contribue également à brouiller les cartes de la Délégation de Service Public (DSP) par communes isolées alors que la CDA gère une variété de sites plus ou moins directement connectés entre eux.

Savoie Stations Participations, le département tenu de s’adapter aux nouvelles pratiques de gestion ?

22Face à ces groupes, le département de la Savoie a fait évoluer son intervention dans le domaine des sports d’hiver. Si la Savoie revendiquait en 1945 (Marcelpoil et al., 2011), sa capacité à porter un projet que la seule initiative privée ne pouvait envisager, elle doit aujourd’hui composer avec un paysage fortement renouvelé. Elle doit faire face à des acteurs puissants, structurés à l’image de la CDA, afin d’optimiser une phase d’exploitation de l’outil station vis-à-vis duquel le département souffre d’une moindre légitimité par rapport à la phase d’aménagement. La maitrise technique, héritée de l’expérience de Courchevel, a donné une position dominante au département. Cette position est également liée au FACET20, affichant non seulement la réussite de l’expérience départementale mais lui permettant également de porter un regard sur les différents projets de développement en cours.

23Aujourd’hui, le contexte de marché mature limite la légitimité d’action d’un département, dont la rente de situation découlait de la primauté de son action dans le domaine des sports d’hiver. Avec l’affirmation des groupes dans la délégation du service des remontées mécaniques, le Conseil Général de la Savoie a face à lui des acteurs à la forte expertise interne et gérant souvent un plus grand nombre de domaines que lui. À titre d’exemple, par rapport à l’ensemble des stations en site vierge, Courchevel fait figure d’excellence dans le développement de l’hôtellerie, notamment de luxe, mais tend à se rapprocher des stations « village » comme Chamonix, Megève ou Val d’Isère plutôt que de la station de 3ème génération fortement marquée par le développement de la résidence secondaire.

24Dans ce contexte, le Département affirme en 2007, sa volonté de se réapproprier le développement territorial des stations avec la mise en place du Plan tourisme. En premier lieu, il revendique sa capacité d’action avec le déblocage de crédits importants tirés du patrimoine départemental, notamment la vente de foncier à Courchevel. En cédant ce patrimoine, la boucle est bouclée : les subsides dégagés de l’exploitation d’une station sont reversés dans les sports d’hiver et le développement territorial. En réallouant ces fonds dans une diversité de stations, le département ne se place plus simplement dans une logique de maximisation des profits tirés du site qu’il exploite en propre mais bien en tant qu’acteur public soucieux de la bonne allocation des moyens sur l’ensemble de son territoire. Avec le Plan tourisme, apparaît la volonté de développer un volet « été », tout en conservant un axe « domaines reliés » à l’origine de son action en matière de développement touristique. Ce volet de la politique départementale révèle un changement de posture : auparavant leader de l’innovation, il se retrouve ici dans une position de « suiveur » de la Région Rhône-Alpes et du département isérois ayant déjà initié de telles actions, respectivement depuis 1995 (contrats stations-entreprises de la région) et 2003 (Contrats de développement diversifié en Isère), sans pour autant résoudre la délicate question de la diversification.

25Comment comprendre cette évolution de la position départementale et la place de Savoie Stations Participations (SSP21) holding financière, dans un tel contexte ? Est-elle le signe de la capacité d’adaptation du Conseil Général désireux d’accompagner l’évolution du rôle des stations au sein de l’aménagement du territoire ou une évolution du rôle et du statut des stations dans l’aménagement du territoire ?

26La réalité a changé et la pratique de la subvention, pensée au cas par cas, en fonction de critères propres à chaque station et à la structuration de son offre de séjours dédiés au ski, paraît aujourd’hui dépassée. Une approche intégrant des critères de réussite économique semble en pratique, un gage de pertinence pour une allocation efficace des crédits publics. Ceci tend à promouvoir une logique de capitalisme régional qui consiste à privilégier une répartition locale des richesses créées et accumulées via les stations. Cette dimension de SSP, éminemment politique, devra être évaluée au regard des pratiques mises en œuvre, mais une différence sensible avec un acteur purement privé réside sans aucun doute dans le niveau d’exigence en matière d’évaluation des bénéfices (pas seulement monétaires mais également de qualité de vie, de création d’emplois, des effets d’entraînement sur les territoires concernés, etc.) et dans la maximisation des profits à plus ou moins court terme.

27Finalement, SSP fait de la rentabilité des stations, un des critères de l’aménagement du territoire afin que le développement touristique hivernal accompagne la vie économique des territoires sans que son coût de fonctionnement et/ou d’investissement vienne obérer leur devenir. L’interrogation réside dans la capacité de SSP à apporter sa participation dans une diversité de stations. Comment fixer l’ordre des priorités ? Les sites les moins rentables, quel que soit leur potentiel, sont les plus en péril, mais leur accorder la primauté risquerait de fragiliser SSP. Au contraire, en laissant la priorité aux sites les plus intéressants, le risque n’est-il pas de condamner les plus fragiles ?

Conclusion

28Le glissement de la construction des stations jusqu’à leur gestion actuelle s’est accompagné d’un renouvellement des acteurs et de leurs modalités de gestion. Les contraintes importantes dans chacun de ces grands pôles d’activité touristique (le parc d’hébergement souffre de son ancienneté et de la sortie de lits du marché alors que les remontées mécaniques demeurent une activité fortement capitalistique) encouragent les acteurs à des logiques de filière afin de maximiser leur exercice.

29Par ailleurs, la remise en cause de la capacité des collectivités territoriales à gérer efficacement des stations a conduit les autorités organisatrices à se tourner vers des gestionnaires privés. Cette introduction d’acteurs nouveaux dans le fonctionnement des stations, ou la transformation du promoteur unique en simple exploitant de remontées mécaniques, a pu modifier profondément les modalités d’ancrage des stations.

30Paradoxalement, alors que le temps écoulé ouvrait la porte à une territorialisation accrue des stations implantées dans la dynamique du Plan neige, la tendance est plutôt la logique de filière portée par les groupes spécialisés dans la gestion des remontées mécaniques et dont la stratégie de croissance consiste à déployer leurs activités sur différents sites. L’approche de la station n’étant plus globale, elle encourage une approche par métiers, celui des remontées mécaniques étant la branche la plus fructueuse.

31Ainsi, les groupes tels que CDA, Labellemontagne et, dans une certaine mesure SSP proposent une approche horizontale des stations gérées sur des territoires multiples, là où l’approche territoriale privilégiait une intégration verticale du tourisme. Ceci interroge la pérennité des stations comme outil d’aménagement du territoire, selon deux axes essentiels.

32En premier lieu, l’aménagement des stations a contribué à la constitution d’un milieu innovateur touristique tarin. Quelle capacité d’innovation pour les stations et comment cette dynamique compose avec des acteurs globalisés ? Aujourd’hui, celle-ci semble plutôt s’orienter vers des questions de promotion et commercialisation, mais est-elle réellement pérenne ? En second lieu, la question se pose de la répartition des fruits de l’exploitation des domaines skiables. Dans quelle mesure les profits réalisés par un groupe bénéficient-ils au territoire support de la station ? Il existe de fait un risque de transferts entre territoires ou de redéploiement dans les différentes activités du groupe (par exemple les parcs d’attraction en ce qui concerne la CDA). La question des transferts interterritoriaux est particulièrement intéressante dans la mesure où elle peut recouvrir des réalités particulièrement contrastées pour ne pas dire opposées : d’un côté, ils peuvent constituer un facteur de mutualisation des risques d’exploitation et réaffirmer le rôle des stations dans l’aménagement des territoires, mais de l’autre, ils participent de l’emprise d’un acteur dans le domaine des sports d’hiver, en lui conférant une position dominante.

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Bibliographie

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Notes

1 Cette période n’est qu’indicative dans la mesure où le Plan Neige n’a fait l’objet d’aucune planification.

2 Service d’Études d’Aménagement Touristique en Montagne.

3 Commission Interministérielle de l’Aménagement Touristique de la Montagne.

4 Celle-là même qui a activement contribué à la construction de la station de Courchevel 1850 et à la tête de laquelle œuvre M. Michaud qui se verra par la suite qualifier de Dictateur de la neige (Arnaud, 1975).

5 De même, la famille de C. Perriand est originaire de Yenne, G. Rey-Millet qui a travaillé avec elle aux Arcs est un haut-savoyard, G. Regairaz est chambérien, et dans la même équipe B. Taillefer, avalin d’origine, est une figure emblématique de l’ascension sociale permise par la construction des stations, tout comme R. et Y. Blanc pour les Arcs.

6 FDES, Fonds de Développement Economique et Social.

7 FSIR, Fonds Spécial d’Investissement Routier.

8 FAL, Fonds d’Action Locale.

9 Le promoteur unique est central dans la logique d’aménagement prônée par le Plan Neige. Roger Godino incarna ce promoteur pour la station des Arcs en Savoie.

10 Société d’Équipement de la Vallée des Belleville.

11 Le lien entre la CDC et le monde des sports d’hiver ne s’arrête d’ailleurs pas aux Belleville puisque l’organisme financier est le principal prêteur des collectivités locales.

12 Société Civile Immobilière de la Vallée des Belleville.

13 Source : BD Stations 2012 Irstea / STRMTG FIRM 2011.

14 Le moment de puissance correspond au produit du débit par la dénivelée totale des remontées mécaniques d’une station (Source : STRMTG).

15 Les pouvoirs publics cherchent à attirer des capitaines d’industrie grâce à des conditions d’installation avantageuses (acquisition du foncier et exclusivité de la concession d’aménagement) et à un modèle de développement stabilisé fort de ses certitudes.

16 La récente faillite de Transmontagne a souligné les risques d’exploitation d’un domaine skiable et a touché un groupe, dont la solidité était supposée acquise du fait du déploiement de ses actifs dans une diversité de stations et d’activités, remontées mécaniques comme immobilier de loisir.

17 La CDA a aussi des participations variables dans 14 stations d’envergure en France : Val d’Isère, Tignes, Méribel, La Rosière, Valmorel, Serre-Chevalier, Les 2 Alpes, Chamonix, Flaine, les Arcs, la Plagne, Sainte Foy, les Menuires, Peisey-Vallandry.

18 C’est également l’éloignement du centre de décision qui est reprochée à la CDA par les élus : « ce que les élus reprochent à la CDA, ce n’est pas du tout la manière d’exploiter, ce sont de bons professionnels, il n’y a aucun souci là-dessus. Simplement le fait que le centre de décision finalement, de plus en plus, il est à Paris ».

19 Ainsi, sans être un mouvement de fond, plusieurs collectivités locales supports de stations, parfois grandes, réfléchissent à une reprise de la gestion de leur site : « Aujourd’hui la commune est capable de reprendre… Ce que je dis simplement, c’est qu’aujourd’hui quand on est [dans une grande station], et quand on croit aux sports d’hiver, on peut se permettre des folies pareilles. Mais je n’aurais pas ce raisonnement si j’étais ne serait-ce qu’à la Clusaz ».

20 FACET, Fonds départemental d’Aide aux Communes pour l’Équipement Touristique.

21 Participations de la Holding SSP, créée en 1991 dans les stations : SEDS, 100% ; SETAM, 43,78% ; SAMSO, 13,33% ; SEMAB, 11,55% ; SEMVAL, 10,00% ; Pralognan-Labellemontagne, 10,00% ; SEM de Valloire, 9,29% ; SEM du Jaillet, 6,98% ; SEM des Bauges, 5,04% ; SEM du Mont-Cenis, 4,74% ; SEM du Val d’Arly, 4,58% ; Crest Volland-Labellemontagne, 2,51% ; Société des RM de Megève, 2% ; Société des Trois Vallées 0,003%, STOR, 1 action.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuelle George-Marcelpoil et Hugues François, « De la construction à la gestion des stations », Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine [En ligne], 100-3 | 2012, mis en ligne le 18 décembre 2012, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/rga/1897 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rga.1897

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Auteurs

Emmanuelle George-Marcelpoil

Irstea Grenoble – UR DTM
Emmanuelle.george-marcelpoil@irstea.fr

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Hugues François

Irstea Grenoble – UR DTM
hugues.francois@irstea.fr

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