Relire Jacques Henriot à l'ère de la société ludique et des jeux vidéo (original) (raw)
1Nous voudrions avancer ici quelques idées autour de ce qui nous paraît l'apport essentiel de Jacques Henriot à la compréhension, non seulement du ludique, mais à travers lui, de certaines transformations qui affectent nos sociétés. Notre réflexion transite par la question du sacré, à laquelle le philosophe consacre quelques pages à la fin de son ouvrage Le jeu (1969). Il ne développera pas ces remarques par la suite, mais elles nous paraissent être au cœur de sa conception du ludique. Si, d'une part, comme le souligne Jacques Henriot, jouer implique un rapport tout à fait particulier aux choses et à autrui qui interroge le lien entre jeu et sacré, et si, d'autre part, toute société s'adosse à une conception et à des rapports au sacré qui lui sont spécifiques, on doit se demander quelles transformations sociales profondes sont portées par ce qu'Alain Cotta (1980) a désigné sous le terme de société ludique.
2Dans les lignes qui suivent, nous commencerons par identifier ce qui nous semble essentiel dans l'apport conceptuel de Jacques Henriot. Puis nous examinerons en quoi relire Jacques Henriot permet de comprendre plus finement les transformations du social qui s'expriment depuis quelques décennies par une extension tendancielle de l'attitude ludique de nos contemporains à l'ensemble de leur vie sociale : ce que recouvre cette appellation de société ludique. Dans une troisième partie, nous consacrerons un développement particulier au statut des jeux vidéo, et à travers eux des nouvelles technologies, dans ces transformations. En conclusion, nous ferons brièvement retour, sur la base de ces réflexions, à l'apport conceptuel de Jacques Henriot.
L'apport conceptuel de Jacques Henriot
L'articulation jeu-jouer-jouant
3L'un des intérêts de l'approche philosophique de Jacques Henriot sur le jeu est de qualifier ce dernier à partir de trois niveaux d'étude : 1. celui des « jeux », c'est-à-dire des dispositifs définis comme « ce à quoi » joue celui qui joue, 2. celui du « jouer », c'est-à-dire ce que fait celui qui joue, et 3. celui du « jouant », c'est-à-dire le sujet de cette action et l'attitude mentale qui donne son sens aussi bien au dispositif de jeu qu'à l'action de jouer (Henriot, 1969, 1989).
4La plupart des auteurs n'introduisent une distinction qu'entre les deux premiers niveaux, le jeu et le jouer. On trouve ainsi cette distinction chez Roger Caillois (1958) dans l'opposition entre le « ludus » et la « paideia », et chez Donald Winnicott (1975) dans l'opposition entre le « game » et le « play ». Le troisième niveau qu'introduit Jacques Henriot permet de déplier plus finement la description et l'explication des situations ludiques que si l'on se tient à la seule opposition entre les dispositifs et les pratiques, les règles du jeu et l'action de jouer. Ce niveau du « jouant » identifie le positionnement subjectif du joueur, il se déduit de l'impossibilité de définir le jeu à partir des seules caractéristiques objectives qui seraient celles observables à partir des deux premiers niveaux. L'attitude ludique est pour Jacques Henriot une disposition humaine liée à la disjonction qui s'opère dans l'humain entre le Je et le Moi et qui l'oblige à « exister » au sens de Sartre, c'est-à-dire à être en représentation, toujours à la fois agent de ce qu'il fait et observateur de lui-même en train de le faire.
5Cette conception en quelque sorte « en vision subjective » permet de concevoir le ludique, centralement, comme une attitude, une posture du sujet dans son rapport aux choses et à autrui, avant que d'être une façon d'agir ou un dispositif de jeu observables. En tant qu'attitude, il est alors inévitable qu'elle soit rapprochée des autres formes de rapport que nous pouvons avoir aux choses et à autrui, en particulier celles dont nous pourrions dire qu'à l'opposé du jeu elles sont les plus « sérieuses » : le travail, la guerre, le sacré… C'est plus précisément à ce dernier terme que Jacques Henriot oppose l'attitude ludique.
Le rapport du jeu au sacré
6Dans Le jeu, Jacques Henriot termine sur une notation intéressante concernant les rapports entre jeu et sacré (Henriot, 1969, p. 96). Les pères fondateurs de l'anthropologie des jeux, notamment Johan Huizinga (1951) et Roger Caillois (1958), ont vu dans le jeu le creuset de la culture, et donc des rites religieux. Roger Caillois, avant de s'intéresser au jeu, a consacré un essai à la question du sacré, publié en 1939. Dans la réédition de 1950 de ce même ouvrage, le texte est augmenté de trois appendices sur le sexe, le jeu et la guerre dans leurs rapports avec le sacré. Caillois voit dans l'extension contemporaine des pratiques ludiques une résurgence du sacré qui prend en cela de nouvelles formes. Or, Jacques Henriot s'oppose fermement à cette conception des rapports entre jeu et sacré. Ce que permet de montrer la catégorie du « jouant » qu'il identifie, c'est que le jeu ne peut pas être une forme de rapport au sacré : pour que le jeu soit possible, il faut au contraire que ce qui est mis en jeu perde le caractère sacré qu'il pourrait avoir.
7L'exposition récente « Des jouets et des hommes » au Grand Palais (14 septembre 2011-23 janvier 2012) fournit un exemple qui permet d'illustrer cette idée. Une vitrine présentait une panoplie de prêtre datant de 1917 (Girveau et Charles, 2011, réf. 233), entourée de tous ses accessoires : un autel datant de 1930 (réf. 231) et une douzaine d'objets de culte miniatures (calices, encensoirs, crucifix, etc.), ces derniers datant également de 1917 et produits du fabricant français C.B.G. (réf. 232). Les organisateurs de l'exposition proposaient dans le commentaire de ces objets une interprétation intéressante quoique partielle : la loi de 1905 de séparation de l'Église et de l'État en France avait relancé la mode des jouets religieux, dans l'idée de susciter les vocations et la piété. Les fabriquants avaient peut-être effectivement cette idée à l'esprit : une vision s'impose dès avant cette époque, qui veut que le jouet prépare l'enfant à sa vie future (Cross, 1999 ; Manson, 2001). Mais l'on se rend compte que pouvoir « jouer à la messe » implique déjà, même pour un enfant, de ne pas y croire tout à fait, notamment de ne pas craindre le caractère éventuellement sacrilège de l'exercice. Ainsi que le souligne Jacques Henriot, l'officiant d'un rite adhère complètement à ce qu'il fait : une quelconque distance ou interrogation de sa part l'expulserait par définition du cadre de ce qu'il est en train de faire. On peut donc se demander si une vocation, qui suppose l'engagement du croyant, peut naître d'une attitude mentale, celle à l'œuvre dans le jeu, qui au contraire prend ses distances avec la croyance.
8Les définitions classiques du jeu opposent habituellement le jeu au sérieux. Mais Jacques Henriot fait remarquer que le jeu ne s'oppose pas au sérieux, car les jeux peuvent être pratiqués avec une concentration et un suivi, parfois une intention de gain, qui qualifient également les activités sérieuses. Les enfants, d'une certaine façon, jouent souvent très sérieusement. Le jeu s'oppose en fait au sacré : le joueur est pris par son activité, mais il ménage également une distance d'avec elle que l'officiant d'un acte sacré ne peut se permettre, ni même envisager.
9Dans Sous couleur de jouer (1989), Jacques Henriot reprend et développe une bonne partie des réflexions engagées vingt ans auparavant dans Le jeu. Mais, remarquablement, cette réflexion pourtant centrale sur le sacré n'y est plus évoquée. On peut se demander pourquoi et il nous faudra y revenir plus loin.
Comprendre la société ludique
- 1 Henriot reviendra sur cette thèse de « La vie envahie par le jeu », reprochant notamment à Cotta de (...)
10La conceptualisation ternaire de Jacques Henriot, et le rapport antagonique qui s'en déduit entre jeu et sacré, éclairent le phénomène de la généralisation des dispositifs, des pratiques et des attitudes de jeu dans nos sociétés depuis quelques décennies. Ce phénomène a été identifié sous la désignation de « société ludique » par Alain Cotta (1980) qui a été le premier à insister sur cette diffusion progressive du ludique dans tous les aspects de la vie sociale.1 Relire Jacques Henriot nous permet de comprendre en quoi les transformations contemporaines du rapport au sacré sont liées à cette évolution.
La crise du sacré
11Plusieurs facteurs permettent d'expliquer l'explosion du ludique (Schmoll, 2010) :
- l'évolution d'une économie postindustrielle caractérisée par l'augmentation importante des loisirs, choisis ou contraints, qui laissent donc du temps pour jouer ;
- l'urbanisation, la mondialisation, la diffusion des livres, photographies et films de documentation ou de voyage, tous processus qui ont pour effet de réduire les espaces sauvages, proches ou lointains, disponibles à l'exploration physique et à la découverte, et incitent à les remplacer par des espaces virtuels tels que ceux des jeux ;
- enfin, un facteur essentiellement culturel sur lequel il convient d'insister : ce que Max Weber (1964) a appelé le désenchantement des explications du monde.
12Une caractéristique de la surmodernité est en effet qu'elle impose le règne de la Raison : la connaissance scientifique résout peu à peu les mystères de la vie et du cosmos, et postule légitimement que ceux qui demeurent encore lui seront accessibles tôt ou tard. Ce que Max Weber souligne, c'est que le monde étant explicable par des raisons qui ne relèvent pas d'une intention divine, il perd alors son sens. L'individu n'a plus rien à rechercher et se pense comme une pièce interchangeable de la mécanique sociale, d'autant plus insignifiante que la société a désormais les dimensions de l'humanité entière.
13Cette crise du sens est en même temps une crise du sacré, car les explications scientifiques et gestionnaires se substituent aux grands récits qui permettaient à chacun, à partir d'une expérience de vécu passionnel ou de confrontation à la mort qui le dépassait, d'engager une quête personnelle dans un cadre explicatif laissant place à l'énigme.
Ré-enchanter le monde
14Il ne semble pas douteux que pour nombre de nos contemporains, les dispositifs et les pratiques ludiques, et plus généralement une attitude ludique au sens de Henriot s'appliquant y compris à des activités sérieuses, permettent une forme de ré-enchantement du monde. Cette dimension est manifeste en particulier dans les chasses aux trésors (Schmoll, 2007), dans les jeux de rôles d'aventure (Trémel, 2001), dans les jeux vidéo massivement multi-joueurs (Schmoll, 2010 ; Perraton, Fusaro et Bonenfant, 2011). Ces espaces aux dimensions étendues, dans lesquels la partie dure plusieurs mois, voire plusieurs années, inventent un monde à nouveau énigmatisé par l'existence de secrets et de trésors à découvrir, par la quête nécessaire pour y parvenir, et par la possibilité de rencontres inattendues. Georg Simmel, dans sa Soziologie de 1908, insistait sur l'une des conditions de possibilité de la société, qui est que chaque individu puisse penser y trouver une place qui semble être déterminée seulement pour lui. Cette place n'est pas donnée au départ : elle est à découvrir et la quête individuelle qui vise à l'élucider est aujourd'hui plus aisée à mettre en scène dans les jeux que dans la réalité, avec pour corollaire que le jeu puisse avoir davantage de consistance sociale que la réalité (Schmoll, 2010).
15Ceci explique en même temps que le jeu cesse de nos jours de n'être l'activité que des enfants qui l'abandonneraient en passant à l'âge adulte et ne le pratiqueraient plus que dans des conditions sociales précises, avant de revenir aux choses « sérieuses ». Désormais, tous les publics jouent, partout et tout le temps, et les générations se mêlent, jouent ensemble aux mêmes jeux.
Une entreprise paradoxale
16Ce ré-enchantement du monde par le jeu doit cependant être interprété avec une certaine prudence. Roger Caillois (1950, 1958) voyait dans l'extension des pratiques de jeu à notre époque une résurgence du religieux dans les sociétés laïcisées, à l'instar de la fête et du carnaval. Les pratiques religieuses sont pour lui renouvelées par des manifestations comme les jeux collectifs, qui réintroduisent du chaos dans l'ordre social.
17L'approche de Jacques Henriot, à l'opposé d'une telle lecture, permet de considérer que l'entrée dans le jeu exprime une tension plus subtile, entre recherche de l'illusion et maintien de la conscience de cette illusion. La société des joueurs n'a rien d'une foule saisie par une transe collective : le joueur est à la fois dans l'émotion et contrôle en partie cette émotion en choisissant de la laisser émerger et en se réservant la possibilité d'en sortir.
18Le ré-enchantement du monde par le jeu rencontre ainsi un paradoxe, car la magie que le ludique réintroduit par l'énigme, l'émotion, le déguisement est un « comme si ». L'attitude ludique maintient une distance aux situations vécues qui exclut constamment un rapport au sacré qu'elle semble pourtant convoquer tout aussi constamment. C'est ce paradoxe qui irrigue les transformations contemporaines du social : nous vivons dans une société qui, à la fois, aspire à retrouver quelque grand système de significations compensant ceux dont la modernité l'a affranchie, et en même temps développe des attitudes et produit des œuvres valorisant le jeu, l'humour, la dérision, voire le cynisme, qui semblent devoir condamner toute tentative dans ce sens.
Technologies, jeux et nouvelles configurations du sacré
Les jeux vidéo, paradigme de la société ludique
19La ludicisation de la société s'accompagne de la montée en puissance d'un certain type de jeux, qui recourent aux potentialités des nouvelles technologies de communication. Les jeux vidéo sont désormais la figure emblématique de la société ludique. Ils sont devenus un secteur industriel significatif, qui sert de locomotive à des innovations dans des domaines aussi divers que l'imagerie de synthèse, l'audiovisuel, la téléphonie, la robotique, l'intelligence artificielle.
20Si le désenchantement du monde est le fait de la suprématie culturelle de la Raison, de la science et de la gestion, il est donc remarquable que la technologie, qui en est l'expression la plus avancée, soit utilisée comme moyen pour inventer de nouveaux jeux et de nouvelles pratiques ludiques.
21Il faut y voir un effet logique de l'extension du ludique à l'ensemble du social : le jeu devient une affaire sérieuse, un marché, et donc une industrie, appelant l'inventivité des concepteurs, et en retour les inventions et innovations, même dans des secteurs qui n'ont rien de ludique, créent de nouveaux espaces à découvrir qui sont investis et subvertis comme terrains de jeu. Typiquement, c'est le cas d'Internet et de ses applications sociales. Internet a été à l'origine conçu pour être un outil de communication technique et professionnel entre des ordinateurs distants, et doit son extension mondiale à ce que le grand public s'en est saisi comme d'un espace de découvertes, d'aventures imaginaires et de rencontres (Schmoll, 2011b).
Les transformations du sacré
22Si l'on s'intéresse, comme nous le propose Jacques Henriot, aux rapports au sacré qu'entretient l'attitude ludique, il faut se demander ce qu'impliquent anthropologiquement, d'une part, la généralisation de cette attitude désagrégatrice du sacré dans le social, et d'autre part, le rôle ambigu que jouent les nouvelles technologies dans ce processus : ambigu, en effet, puisque si les technologies expriment le mode de pensée rationnel qui participe au désenchantement du monde et au recul du sacré, elles sont aussi dans ce domaine des jeux l'outil d'un retour de la magie.
23Il est intéressant à cet égard de croiser notre lecture de Jacques Henriot avec celle de Régis Debray (1991). L'approche médiologique de Debray consiste à souligner la collusion qui existe entre les figures du sacré propres à une époque et les formes, notamment techniques, de leur transmission. Le monothéisme est indissociable de l'écriture, la diffusion du christianisme est associée à celle de la forme codex du livre, l'imprimerie fait le lit de la Réforme. Dans le prolongement de cette idée, que signifie pour les figures du sacré le double phénomène de l'extension de l'attitude ludique et de la valeur emblématique qu'y prend le médium jeu vidéo ?
24L'attitude ludique indique à notre avis un rapport au sacré qui est devenu interrogatif. Il ne s'agit pas d'une éviction pure et simple du sacré, mais d'une mise en cause de ses figures traditionnelles, ainsi que de ses médiateurs religieux et politiques. De nouvelles figures du sacré sont en train d'émerger, qui s'étayent sur les caractéristiques des dispositifs techniques. Les concepteurs de jeux, s'inspirant souvent des auteurs de littérature fantastique et de science-fiction, se saisissent de ces caractéristiques pour les livrer à l'attitude ludique des joueurs. Ils sollicitent les panthéons de cultures traditionnelles, notamment nordiques (dieux barbares, trolls, elfes, etc.) pour créer un univers dans lequel le joueur se trouve immergé, dans un rapport ambigu à la fiction : on n'y croit pas, mais il faut faire comme si l'on y croyait pour pouvoir en faire l'expérience (Di Filippo et Schmoll, 2013).
25Ces figures nouvelles du sacré mériteraient un développement spécifique, pour lequel on peut dessiner quelques pistes :
- L'imagerie de synthèse et la simulation, en créant des univers virtuels immersifs, ainsi que des applications de réalité augmentée ou alternée, forcent les utilisateurs à s'interroger sur l'essence de la réalité, du vrai derrière le semblant. Cette interrogation est confirmée par le succès d'œuvres de fiction et de mouvements de pensée moins inspirés par le christianisme officiel que par le gnosticisme ou les philosophies indiennes et orientales.
- Les applications intelligentes associées aux capacités de traitement de masses de données importantes par les systèmes d'information autorisent à donner une consistance d'entité tierce au dispositif même d'application des règles du jeu, c'est-à-dire à l'ordinateur. Dans les jeux vidéo, l'arbitre est une machine. Cette particularité entre en résonnance avec une société dont les institutions ont fini par devenir des machines elles aussi. La crise des institutions démocratiques, qui est une crise de la croyance que nous avons dans leurs formes jusque là sacrées, en est sans doute l'expression la plus visible. La figure de la machine s'emparant des commandes pour s'opposer aux humains hante la littérature et la filmographie de fiction contemporaine, sous une forme généralement proche de l'Ennemi annoncé par les Écritures, plus rarement sous la forme d'une intelligence sur- ou post-humaine bienveillante.
- Les technologies de réseau, surtout, organisent le social sur un modèle multilatéral, symétrique et réciproque. Elles mettent en cause les formes traditionnelles de la transmission et de la communication, celles du cours scolaire et universitaire, du livre, de la radio et de la télévision qui ont en commun d'être bilatéral ou rayonnant, dissymétrique, et transitif. Elles bousculent les formes de médiation qui s'imposent aux sociétés monothéistes, dans lesquelles nous avons un seul père, une seule mère, un seul conjoint, un seul roi ou président ou patron. La signification du monde cesse peu à peu d'être pensée dans un paradigme généalogique, celui de la Création par un père fondateur, pour laisser place à des représentations dans lesquelles la causalité est multiple et circulaire, le temps peut être remonté, l'expérience se juxtaposer en univers parallèles... Les métaphores de la quête, du voyage, du labyrinthe se prêtent particulièrement bien à cette expérience, qui est aussi celle de la navigation au sein de l'hypertexte, et non plus celle de la lecture linéaire d'un Livre unique.
Conclusion
26Il nous semble important, pour terminer, de revenir sur la question que nous nous posions plus haut : pourquoi Jacques Henriot, qui a fort pertinemment introduit dans son premier ouvrage de 1969 cette idée du jeu comme éviction du sacré, ne la reprend-il pas vingt ans plus tard quand il développe sa réflexion sur l'attitude ludique ?
27Une réponse nous vient dans le fait que précisément l'antagonisme ainsi posé entre jeu et sacré n'est pas aussi simple qu'il paraît (Ehrmann, 1969 ; Hamayon, 2012). Le jeu, l'attitude ludique, implique bien une mise en cause du sacré, un sacrilège. Mais les fils de réflexion que nous avons proposés indiquent également que cette interrogation est en elle-même une forme de rapport au sacré, et qu'elle semble préparer de nouvelles figures de celui-ci plutôt que sa stricte éviction.
28Il faudrait s'interroger sur ce qu'est le sacré. Le sacré s'impose dans les situations où nous ne sommes plus compréhensibles à nous-mêmes, classiquement face à la mort, au sexe et à la violence. Pour reprendre Henriot lui-même (1969, p. 96), « devant le sacré l'esprit s'incline, dans le jeu il domine ». Mais c'est cette opposition un peu trop tranchée qu'il nous faudrait nuancer, car s'il est vrai que l'attitude ludique implique d'avoir à la fois un pied dans l'illusion du jeu et un pied dehors, il n'est pas sûr pour autant que le joueur conserve le contrôle de ce « faire comme si ». Henriot lui-même admettrait qu'un tel contrôle exprimerait que le joueur maintient une distance telle au jeu qu'il ne joue plus. Nous avons tous fait l'expérience de ces moments d'une partie où nous nous sommes fait, au sens fort, prendre au jeu. La bascule dans l'émotion qui qualifie le « mauvais joueur » n'est jamais exclue dès lors que l'on accepte la forme d'engagement de soi qu'implique l'entrée en jeu. Le jeu comporte ainsi en lui une limite paradoxale, un horizon événementiel, dans lequel le joueur n'est pas que dans le « faire comme si », et il ne sait pas prévoir, ni même souvent expliquer, quand, pourquoi et comment il perd pied. À cet endroit, il n'est pas « jouant », il est « joué », et dans un jeu à plusieurs, il se découvre souvent le jouet de l'autre.
29Paradoxale, cette limite l'est en ceci qu'elle fait au joueur quitter l'esprit du jeu, mais qu'elle fait néanmoins partie de ce que le jeu apporte. Nous avons également tous fait l'expérience de cet insight que l'on pourrait formuler ainsi : « je me suis fait jouer », et dont les équivalents « je me suis fait avoir », « je me suis fait… », indiquent notre bascule de la position de sujet maîtrisant la situation à celle d'objet manipulé. C'est une expérience à la fois désagréable, surprenante et enrichissante, qui déclenche parfois le rire dans l'après-coup, par la compréhension subite, en forme de saut, qu'elle nous impose sur ce qui nous échappait. Et cette expérience, qui est celle d'un angle mort, d'un point aveugle, serait mortelle si ce n'était, justement, un jeu. C'est en quoi elle confine à l'expérience du sacré.
30Réintroduire cette idée dans la suite de l'apport conceptuel de Jacques Henriot serait possible en poursuivant le dépliage qu'il inaugure. Nous serions donc tenté de proposer, après lui mais en nous fondant sur ce que sa lecture a de plus stimulant, non plus seulement trois niveaux d'étude du ludique (le jeu, le jouer et le jouant), mais également un quatrième qui serait le joué ou l'être-le-jouet-de.