Pour une phénoménologie de la cruauté. Entretien avec Étienne Balibar (original) (raw)
- 1 Cet entretien s’est déroulé à Paris le 11 décembre 2009, dans le bureau personnel d’Étienne Baliba (...)
- 2 Pour une bibliographie des travaux d’Étienne Balibar, voir sa page personnelle sur le site de l’Un (...)
1Né en 19421, Étienne Balibar est professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et Distinguished Professor of Humanities à l’Université de Californie à Irvine. Figure majeure de la philosophie contemporaine, il a publié une vingtaine d’ouvrages et un nombre impressionnant d’articles, essentiellement consacrés à la philosophie politique2. Ancien élève de Louis Althusser, il participe avec lui et aux côtés de Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, à l’ouvrage Lire Le Capital, publié en 1965. Entré au Parti communiste français en 1962, il en est exclu en mars 1981 après la publication d’un article dans Le Nouvel Observateur dans lequel il dénonce le racisme présent dans le parti, notamment après qu’à Vitry le maire communiste a fait enfoncer à l’aide d’un bulldozer l’entrée d’un foyer de travailleurs maliens (Balibar, 1992, p. 19-34). Il est membre de la Ligue des droits de l’homme et est plus récemment intervenu publiquement à diverses reprises en faveur de l’acquisition de droits pour les migrants et les demandeurs d’asile « sans-papiers » (Balibar, 2002, p. 23-25 ; 2010b, p. 340).
- 3 Balibar date lui-même de 1979 sa rupture théorique avec Althusser. Dans le texte « État, parti, tr (...)
- 4 Pour reprendre la formule qu’Althusser avait appliquée à l’œuvre de Marx (Althusser, 2005).
2On pourrait opposer deux périodes dans l’œuvre de Balibar : les premiers textes de 1965 à 1979, dans le sillage d’Althusser3, seraient marqués par une forme d’« orthodoxie » marxiste alignant et retravaillant les concepts de « matérialisme historique » (Balibar, 1974, 1996), de « plus-value », de « dictature du prolétariat » et de « luttes des classes » (1976) précisément en tant qu’ils « font rupture, et même coupure irréversible avec l’idéologie des classes dominantes » (1974, p. 11), qu’ils « romp[ent] réellement avec toute problématique idéologique (bourgeoise) » (ibid., p. 205-206). À l’inverse, les textes ultérieurs, de 1989 à 2010, à partir du texte central « La proposition de l’égaliberté » (1989, 2010b) qui constituerait à ce titre une véritable « coupure épistémologique »4, représenteraient l’investissement par Balibar des concepts « bourgeois » ou « idéalistes », tout droit venus de la philosophie libérale : ceux de « démocratie », de « droits de l’homme » et de « droits institués » (1992, 2002), de « citoyenneté » (2001), de « constitution » (2005), ou encore de « civilité » (1997, 2010a), l’ouvrage Race, nation, classe écrit avec Immanuel Wallerstein (2007) faisant alors office de pont entre les deux périodes.
- 5 Balibar entend précisément dans le « périssement » du marxisme l’impossibilité de continuer à voir (...)
3Une telle vision est assurément discutable et très certainement intenable pour plusieurs raisons. D’abord parce que Balibar est invariablement d’une période à l’autre le philosophe des conjonctures : il n’expose (et de ce fait nécessairement transpose) un concept que s’il est mis en jeu par la pratique politique contemporaine. Ainsi, dans les premiers textes, l’usage des concepts du matérialisme historique n’a en effet d’effectivité que dans le rapport à la « pratique politique du prolétariat, dans des conjonctures historiques successives qui en modifient le point d’application » (1974, p. 11) ; et c’est de la même façon parce que la « conjoncture » a ses « droits » (Balibar et Wallerstein, 2007, p. 209) qu’il faut, en 1988, prendre acte du « périssement » du marxisme, la lutte des classes ayant perdu son « identité visible »5.
- 6 Y compris l’évolutionnisme que comporte l’idée hégélienne selon laquelle la négation de la négatio (...)
4Mais il est aussi depuis ses débuts le philosophe des contradictions internes, s’attachant aux « tendances contradictoires », qu’il s’agisse aussi bien de celles qui traversent le capitalisme que de celles de la politique d’émancipation : sa contribution à Lire Le Capital, « rectifiée » en 1973, avait notamment pour objet de montrer que ce n’est pas la tendance évolutive du mode de production qui reproduit la formation sociale, mais la « contradiction interne » (1974, p. 234), à savoir le développement des luttes de classes immanentes à la formation sociale, qui détermine au contraire la reproduction du mode de production capitaliste. C’est opter, en s’inspirant d’indications de Marx, pour une pensée du « changement des institutions historiques […] à partir des rapports de force qui leur sont immanents », selon un usage de la tendance historique comme « contradiction interne » (1993, p. 112), soustrait à tout évolutionnisme6.
- 7 En une formule, la « proposition de l’égaliberté » est le « principe “insurrectionnel” qui revendi (...)
- 8 Appréciation que l’institutionnalisation des droits sociaux rend plus encore difficile à soutenir. (...)
5Symétriquement, à partir de « La proposition de l’égaliberté », il s’agit toujours de penser les « contradictions internes » (2010b, p. 40), non plus celles des formations sociales capitalistes, mais les « contradictions de la politique d’émancipation » (ibid., p. 26). Le texte de 1989 identifie la modernité politique, inaugurée par les énoncés de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, par la fondation insurrectionnelle de toute constitution, soit la possibilité permanente ou le droit infini de s’insurger pour relancer l’institutionnalisation contingente, nécessairement finie, de nouveaux droits juridiques7. S’il est impossible de voir ici et dans les textes postérieurs l’investissement par Balibar des concepts « libéraux », c’est parce que son geste consiste à l’inverse à les soustraire à la liquidation libérale de l’héritage révolutionnaire (elle-même inspirée par la « crainte des masses ») par la manifestation dialectique de la trace du fondement insurrectionnel de la citoyenneté ; les droits ne sont jamais octroyés de manière procédurale par les élites politiques mais sont toujours le résultat d’une lutte collective insurrectionnelle ou d’une désobéissance civique. La « dialectique d’insurrection et de constitution » (Balibar, 2010b, p. 7) déjoue alors les oppositions classiques entre libéralisme et socialisme révolutionnaire, entre politique institutionnelle et juridique d’une part, et politique de masse et révolutionnaire d’autre part ; cela conduit notamment à réviser l’appréciation indifférenciée du marxisme quant à la valeur strictement « formelle » des droits juridiques, soit leur absence de portée sur la vie sociale « réelle » et leur fonction de mystification prévenant la prise de conscience des intérêts prolétariens véritables8. L’alternative proposée à la lecture libérale de la Révolution française, à l’occasion de son bicentenaire, se double donc d’une reconnaissance des profondes difficultés de la politique d’émancipation, tout en cherchant à en maintenir la possibilité ouverte. Cela nécessite d’apercevoir que la subversion ne confère en elle-même aucune garantie à l’émancipation : d’une part il faut insister sur la « finitude des “moments insurrectionnels” » (Balibar, 2010b, p. 26), toujours confrontés aux limitations de leurs contextes et de leurs objets, qui explique que l’émancipation intégrale ne puisse être obtenue par le simple fait de la révolution ; et d’autre part chacun de ces moments engendre en lui-même ses propres difficultés internes, parmi lesquelles figurent les effets de la violence, sur laquelle nous allons revenir.
- 9 Pour Balibar (2006), la modernité ne s’oppose pas seulement à la pré-modernité comme à son extérie (...)
- 10 C’est-à-dire la stricte corrélation de la nationalité et de la jouissance des droits sociaux dans (...)
- 11 Selon le cercle « vertueux » de ce que Balibar appelle le « théorème de Machiavel » (2003, p. 128) (...)
6Le travail de Balibar des vingt dernières années peut être aperçu à travers la perspective des « antinomies de la citoyenneté » : la première modernité identifie universellement l’homme et le citoyen ; la seconde modernité9 est caractérisée par l’émergence des antagonismes de classes qui apportent un démenti à l’universalité supposée des droits de la Déclaration des droits de l’homme, et installent la centralité de la question de la citoyenneté sociale dans l’espace de l’État-nation. La formation de l’« État national social »10, dont les luttes de classes sont la condition constitutive11, y répond, mais induit le nouveau problème de la normalisation sociale, qui provoque la relégation de plusieurs différences anthropologiques à l’extérieur de la citoyenneté : la différence des sexes, la différence du corps et de l’esprit (qui détermine aussi bien la division du fou et de l’homme sain que celle du travail manuel et du travail intellectuel), les différences culturelles. Ces différences anthropologiques motivent les politiques des minorités (le mouvement féministe des femmes, le mouvement homosexuel des gays et lesbiennes, le mouvement antipsychiatrique des « déviants », les mouvements antiracistes des races préjugées « inférieures », ou encore les mouvements de décolonisation) qui sont propres à la postmodernité, non pas comme sortie de la modernité mais comme prolongement de la proposition de l’« égaliberté » à travers la déconstruction de ses limites anthropologiques. Celles-ci sont du reste aussi « les limites internes de l’anthropologie sous-jacente au marxisme » (Balibar et Wallerstein, 2007, p. 214) qui s’est construit sur une stratégie majoritaire d’identification de l’agent universel de l’émancipation au prolétariat urbain, s’accompagnant notamment « d’une référence [légaliste] et négative au Lumpenproletariat présenté comme élément contre-révolutionnaire » (Balibar, 2010a, p. 106) et omettant la domination hommes/femmes qui figurait pourtant dans la tradition du socialisme utopique.
- 12 À nouveau pour battre en brèche la vision duale de l’œuvre de Balibar évoquée au début du texte, o (...)
7Par ailleurs, la « crise de l’État national social » (Balibar, 1997, p. 102), inséparable à la fois des effets de la mondialisation et de la crise du mouvement ouvrier lui-même, suscite la formation d’un « néo-racisme » (Balibar et Wallerstein, 2007, p. 27-41), racisme non plus biologique mais culturel visant les immigrés, qui se distribue en un racisme institutionnel de la part des élites politiques qui instrumentalisent leur situation, et en un racisme sociologique de la part des catégories populaires qui en fantasment la menace. Les populations extra-communautaires sont finalement l’objet en Europe d’un véritable « apartheid » (Balibar, 2001, p. 189) de la part des États de l’Union, qui exige de poser le problème d’une « citoyenneté sociale européenne » (ibid., p. 298) réagissant aux apories de l’État national social12.
- 13 À ce titre, il est intéressant de comparer le schéma évolutionniste de la citoyenneté selon Thomas (...)
8Balibar élabore ainsi une conception plurielle et différenciée de la politique. On a déjà vu qu’elle était divisée entre une dimension insurrectionnelle et une dimension institutionnelle. Les différents types de citoyenneté – citoyenneté universelle, citoyenneté sociale et citoyenneté minoritaire13 – correspondent en outre à différentes figures éthiques et logiques de la politique : l’émancipation, en tant qu’autonomie de la politique, affirmation par le peuple de son pouvoir constituant, la transformation, en tant qu’hétéronomie de la politique, pratique de transformation des conditions matérielles (structurelles et conjoncturelles) qui la déterminent de l’extérieur par la reproduction des rapports sociaux, et la civilité, en tant qu’hétéronomie de l’hétéronomie de la politique, action sur les conflits d’identification ou l’imaginaire des identités, car les conditions qui déterminent une politique sont toujours relatives aux identités à travers lesquelles les sujets agissent (Balibar, 1997, p. 19-53).
- 14 Sur cette conjonction, et plus généralement sur la place de la violence dans la pensée de Balibar, (...)
9C’est en rapport avec cette dernière figure de la politique qu’il aborde le problème de la violence – notamment dans sa conjonction avec celui de l’identité14 – qui fait l’objet de l’entretien qui va suivre, à la suite de la publication en début d’année de Violence et civilité (Balibar, 2010a). Balibar se sert initialement du terme allemand Gewalt que l’on peut traduire aussi bien en français par « violence » que par « pouvoir », pour faire valoir que l’économie du pouvoir est inséparable de l’exercice de la violence, comme dans le cas du monopole étatique de la violence légitime, ou dans l’idée dialectique de la conversion de la violence en institution ou en pouvoir, sur laquelle s’appuient les théoriciens marxistes. Mais cette dialectique de la violence et du pouvoir ne serait pas complète si l’on ne faisait intervenir le rôle de l’idéalité : celle-ci ne lui est pas extérieure, elle lui est au contraire inhérente, la « violence du pouvoir » ne cessant pas de « matérialiser des idéalités » (Balibar, 1997, p. 406). Ceci étant, l’apport essentiel de Balibar à la réflexion sur la violence consiste à rompre le « nœud du pouvoir, de la violence et de l’idéalité » (ibid., p. 404) par la mise en évidence du supplément de « cruauté » qui lui est intrinsèque, en tant que part « excessive », « irrationnelle », « destructrice et autodestructrice » de la violence, inassimilable « à la logique des moyens et des fins ». Il s’agit, pour le dire autrement, d’un reste de violence inconvertible, produit par le pouvoir ou les contre-pouvoirs, qui déstabilise tout autant l’hypothèse libérale d’un État de droit pacifié par le monopole de l’exercice de la violence physique légitime que l’hypothèse marxiste d’une convertibilité de la violence révolutionnaire en institution. Certaines situations de cruauté ou d’extrême violence (catastrophes naturelles, pandémies, épurations ethniques, génocides) manifestent soit la destruction de toute identité du sujet, sur le mode d’une « violence ultra-objective » qui réduit le sujet lui-même à l’état d’objet, soit la complète adhérence du sujet à une identité absolue, sur le mode d’une violence « ultra-subjective » qui cherche à éliminer en elle et en dehors d’elle toute trace d’altérité. La cruauté manifeste en somme les effets extrêmes de la violence sur l’identité des sujets, ce qui donne toute sa signification à la nécessité d’une politique de « civilité ». En tant qu’action agissant sur la scène des conflits d’identification et de l’imaginaire des identités, la civilité suppose la réflexivité critique des acteurs politiques sur eux-mêmes et les identités qu’ils performent dans un « double mouvement simultané de dés-identification et d’identification » (Balibar, 1997, p. 49), capable d’échapper aux extrémités de l’identification ou de la dés-identification totales.
10Sans cela, les sujets ne peuvent plus se rapporter à eux-mêmes en tant qu’acteurs politiques et l’émancipation ou la transformation deviennent elles-mêmes impossibles. Cela implique de remarquer d’une part, que l’articulation entre les trois concepts de la politique (émancipation, transformation et civilité) est toujours problématique, jamais donnée, et qu’il revient à la pratique politique à la fois de se diversifier suivant les conjonctures et d’inventer les « unités transitionnelles » (Balibar, 2010b, p. 51) qui permettent de passer d’une scène à l’autre ; d’autre part, que la violence affecte la possibilité même de la politique, qui se caractérise en cela par son essentielle « précarité » (Balibar, 2010a, p. 149), par une dialectique historique de la construction et de la destruction. D’où l’attention de Balibar à la problématique du franchissement des « seuils » de l’extrême violence, qui conditionne la possibilité et le retour de l’actualité de la politique d’émancipation.
11Pierre Sauvêtre
12Tracés : Si la notion de violence est centrale dans votre pensée comme l’atteste le recueil de textes qui vient de paraître sous le titre Violence et civilité_, il n’en va pas de même pour la question de sa description, du moins en apparence. Car en réalité on pourrait saisir les enjeux descriptifs à travers ce que vous appelez une entreprise de « phénoménologie de la violence ». En quel sens cette phénoménologie est-elle descriptive, et plus largement comment thématiseriez-vous la question de la description dans vos écrits récents sur la violence ?_
13Étienne Balibar : Il y a deux antithèses qui jouent quant à la problématisation de la description de la violence : une qui se situe à un niveau quasiment institutionnel et qui renvoie à la distinction entre le point de vue des sciences sociales et le point de vue de la philosophie, et une autre qui se situe à un niveau plus conceptuel et qui concerne l’articulation du point de vue descriptif (ou empirique), et du point de vue normatif. La solution la plus simple, la plus mécanique, et c’est déjà dire qu’elle n’est pas satisfaisante, ce serait de plaquer ces deux antithèses l’une sur l’autre et de suggérer que les sciences sociales sont descriptives et a fortiori empiriques (dans « empirique », il y a déjà la conjonction de la description et de l’explication), et que la philosophie est normative, que la philosophie, c’est l’éthique, les jugements de valeurs.
14Mon point de vue, si on présente le problème de cette façon, serait qu’on ne peut pas identifier les deux différences. Je serai tenté de dire tout de suite, ce qui va nous amener à la question de la « phénoménologie de la violence » très rapidement, que, dans une certaine conjoncture au moins, le point de vue philosophique n’est pas celui qui enfourche immédiatement l’attitude normative en supposant que le point de vue de la description relève des sciences humaines, mais celui qui se pose de façon plus radicale la question des modalités de la description. Le plus intéressant pour la philosophie n’est pas de tenir pour acquises les descriptions que fourniraient les sciences sociales, en les considérant comme un matériau donné à la fois insuffisant mais incontestable, mais de plonger elle-même au cœur du problème de la description.
15Tracés : Comment abordez-vous dans vos recherches en philosophie cette question des « modalités de la description », autrement dit, comment s’articulent dans vos travaux philosophie et sciences sociales ?
16É. Balibar : Je ne conçois aucune extériorité absolue entre les deux. Et les choses deviennent plus satisfaisantes si on nomme les sciences sociales en question, si on parle par exemple d’histoire, d’anthropologie, de sociologie, de psychanalyse. Je pense que la distinction est artificielle. Sur des questions comme celle de la violence, il n’y a pas de philosophie autrement que constamment imbriquée dans des procédures de recherches historiques, anthropologiques, sociologiques, politiques. Et inversement, je suis résolument opposé à une conception positiviste des sciences sociales qui ferait de la philosophie, des questions philosophiques ou encore des discursivités proprement philosophiques le danger à essayer d’éviter par tous les moyens. Il y a donc une sorte d’appartenance mutuelle entre les sciences sociales et la philosophie et, à partir de là, on peut se poser la question de savoir si on a encore besoin d’une dualité terminologique.
17Car cette appartenance mutuelle est ce qui permet, dans une conjoncture donnée, de lutter contre la métaphysique d’un côté et contre le positivisme de l’autre. C’est pour se garder de ce double écueil que je continue d’explorer les apories internes à la tradition dialectique, que ce soit celle de Hegel ou de Marx. Cependant, ces apories ne sont pas simplement formelles, elles ne tiennent pas seulement à la méthode dialectique comme telle, mais elles sont spécifiquement liées au rapport que la philosophie entretient avec la politique, donc avec les questions du pouvoir et du contre-pouvoir, ou du pouvoir et de la subversion, de l’insurrection ou de la révolution. Par conséquent elles sont intrinsèquement liées à une réflexion sur la violence. Je suis presque tenté de dire que s’il existe une pensée dialectique qui ne soit ni l’empirisme positiviste ou causal, ni la métaphysique ou la spéculation, c’est précisément dans la mesure où elle revient sans cesse, en tout cas en matière d’histoire et de politique, à la question du statut de la violence, et où elle fait l’expérience de la difficulté, et même à un certain niveau de l’impossibilité, qu’il y a à la circonscrire comme un objet qui soit définitivement donné.
18Tracés : Dans ce numéro de la revue, nous avons voulu insister sur le fait qu’une grande partie des sciences humaines et sociales sont confrontées à la question de la normativité du concept de violence. Pourtant quand Wittgenstein pose dans la « Conférence sur l’éthique » (1971) la distinction entre faits et valeurs, pensez-vous que ce soit pertinent pour penser la violence ? Comme l’écrit l’anthropologue Michel Naepels reprenant le fil argumentatif de Wittgenstein : « La violence est-elle un concept descriptif, ce qui légitimerait son usage dans les sciences sociales ? La qualification d’un fait comme “violence” constitue-t-elle une proposition scientifique, véridictionnelle, […] ou est-elle plutôt “un jugement éthique” » (Naepels, 2006, p. 490) ?
19É. Balibar : Ce qui est intéressant pour moi dans la « Conférence sur l’éthique » qui appartient à l’immédiat après-coup de la rédaction du Tractatus (Wittgenstein, 2001), c’est qu’elle contient implicitement, notamment à travers l’usage de la catégorie de « simulacre » qui anticipe sur celle de « jeu de langage », les raisons qui ont conduit Wittgenstein à changer de point de vue, et à substituer à la dichotomie, maintenue de façon tellement radicale qu’elle en devenait absurde, entre les jugements de fait et les jugements de valeur, la projection des usages du discours non pas tant dans le champ de la convention que dans celui de la fiction.
20Ce qui nous amène alors à la question de savoir s’il est vraiment possible de discuter philosophiquement de l’extrême violence et de la cruauté sans faire intervenir une modalité de fiction, y compris dans les sens plus courants du terme, par exemple celui de la fiction littéraire, qui à l’évidence est quelque chose que la phénoménologie a constamment côtoyé et qui échappe totalement à la dichotomie du jugement de fait et du jugement de valeur. C’est cette fiction que les positivistes ou les empiristes, qui ont inventé cette distinction entre fait et valeur, ont soit totalement ignoré ou méconnu, soit voulu délibérément mettre de côté, mais ça n’est évidemment pas le cas dans la pensée dialectique. En effet, s’il y a bien quelque chose qui se nourrit de fictions en permanence, c’est le récit dialectique ou la présentation dialectique.
21L’autre thématique décisive dans ce texte de Wittgenstein est celle des limites. Je suis évidemment tenté de penser que ce qui est intéressant, difficile, dans la thématique de la violence, ou dans la différence entre violence et extrême violence, entre violence et cruauté, c’est de problématiser les limites comme telles, les différences, les seuils. La violence n’est pas un objet philosophique quelconque, la violence est un problème politique, c’est un problème moral – je ne le conteste pas – mais c’est aussi de façon privilégiée un problème épistémologique, parce que ce qui fait difficulté en permanence, ce qui est à la fois impossible à éluder et en même temps impossible à réduire ou à réguler une fois pour toutes, et impossible à réduire en classifications stables, c’est l’hétérogénéité ou la différence. On ne peut pas se passer d’une distinction entre violence ordinaire et extrême violence, violence excessive ou violence intolérable comme aurait dit Foucault (1996). Mais on ne peut pas dire une fois pour toutes « voilà où passe la différence », on ne peut pas non plus dire avec sécurité que la violence normale est du côté du pouvoir et la violence excessive du côté de son effondrement ou de son impossibilité, puisqu’une proposition de ce genre à l’épreuve même de la réalité quotidienne se renverse immédiatement en son contraire. Rien n’est plus dangereux d’une certaine façon que la réduction de la violence au pouvoir. Mais cela pose aussi la question de savoir qui énonce la différence et de quel lieu.
22Tracés : Pour décrire ce qui se produit dans les phénomènes de violence et d’extrême violence, vous introduisez les catégories de violence « ultra-objective » et de violence « ultra-subjective ». La première souligne la réduction des êtres humains à des choses « sans utilité » (la production d’« hommes jetables » par la violence structurelle capitaliste) et excède donc la représentation de l’instrumentalisation des hommes via l’exploitation, tandis que la seconde souligne le mécanisme par lequel une identité fantasmatique intraitable s’empare du sujet et le dissout de l’intérieur (les délires d’identité de la violence vengeresse ethnocidaire), ce qui excède la représentation d’une violence intentionnelle ou d’une volonté de faire le mal. Ceci étant, vous expliquez que ces deux formes de violence circulent entre elles pour former la structure de l’extrême violence contemporaine qui menace la possibilité même de la politique. Pourquoi la violence nécessite-t-elle de réévaluer la distinction entre l’objectif et le subjectif ?
23É. Balibar : Ce qui m’intéresse, c’est pour cela que je fais des efforts soutenus pour reformuler cette distinction philosophique traditionnelle de l’intérieur du problème de la violence, c’est qu’on ne peut pas homogénéiser et neutraliser l’expérience de la violence ou les effets de la violence, ou même leurs causes, au regard de cette distinction. Je crois qu’il est nécessaire d’introduire la dimension du fantasme. C’est pourquoi quand je définis l’« ultra-objectivité » et l’« ultra-subjectivité », je m’appuie sur la psychanalyse – aussi bien Freud (2003), Lacan (2004) ou Green (1990) – et sur une série d’auteurs qui puisent à cette source et en font des usages divergents, quelquefois critiques : Bataille (2009), Deleuze et Guattari (1980) ou encore Derrida (2000). Toute cette tradition a en commun de remettre en question la distinction du sujet et de l’objet, l’expérience de la conscience et de l’extériorité, donc de repenser l’expérience subjective, non pas en s’en débarrassant, en la neutralisant, mais plutôt en la poussant à l’extrémité. Il s’agit ainsi de découvrir dans ce qui apparaît par excellence dans une forme de violence subjective, voulue par un sujet, exercée par un sujet sur un autre sujet, un élément non seulement d’impersonnalité, mais de chosification ou de réification, qui fait exploser la représentation humaniste de la violence comme effet d’une volonté maléfique, comme intention de nuire et ainsi remet en cause la description de la violence comme résultant de l’action d’un sujet individuel et volontaire. Ce que j’essaie de suggérer, c’est que le franchissement du seuil de l’extrême violence est aussi le moment où la subjectivité est menacée de l’intérieur et emportée par la « Chose », comme dirait Lacan (1986), ou le délire fantasmatique de la puissance souveraine, qui la fait avoisiner avec l’idée de « mal radical » (Arendt, 2002). Le contenu de l’idée de volonté de nuire ou de faire le mal devient alors moralement inassignable et totalement impersonnel.
24Or, ce qui est intéressant, c’est qu’il y a un phénomène symétrique en ce qui concerne la phénoménologie de l’extrême violence pour autant qu’elle renvoie, non pas à la représentation d’une intention ou d’une volonté, mais à celle d’une objectivité et à la limite d’une naturalité. Ce qui marque le franchissement du seuil à nouveau, c’est précisément le surgissement du fantasme théologique ou mythologique à partir de l’objectivité elle-même, c’est-à-dire l’identification de la nature ou de la société ou de l’économie avec une puissance de destruction de l’humain qui serait inhérente ou interne aux opérations mêmes par lesquelles ces différentes instances constituent l’humain. Par exemple, le capitalisme fait de nous des sujets, des individus responsables de leur travail, reconnus juridiquement et socialement, et pourtant au cœur de cette constitution du sujet et de la liberté du sujet, il y a, comme dit Bertrand Ogilvie (1995) dans le texte que je cite dans Violence et civilité, une « terrifiante capacité d’a-subjectivité ou de destruction ». Mais dès que vous dites « terrifiante », vous êtes dans le registre du fantasme et pas seulement dans celui de l’analyse ou de la sociologie.
25Je me suis servi en résumé de ce terme de « cruauté » pour faire remarquer que le fantasme surgit au point où l’opposition du subjectif et de l’objectif qui est constitutive de la normalité sociale, psychologique et juridique dans laquelle nous vivons, se trouve remise en question, et donc aussi pour poser la question de savoir comment la capacité d’action politique peut ne pas être prisonnière du fantasme, compte tenu du fait qu’elle ne lui est jamais extérieure, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas non plus s’installer dans un plan de rationalité qui se contenterait de refouler la dimension fantasmatique.
- 15 Groupes politiques ayant mené des actions dites « terroristes » dans les années 1970 et 1980 et au (...)
26Naturellement, rien de tout cela n’aurait de sens si le fantasme était un phénomène purement psychologique, s’il renvoyait seulement à la façon dont chaque individu élabore en privé les situations ou la possibilité de vivre les situations dans laquelle il se trouve. Il s’agit au contraire de réfléchir à la dimension institutionnelle ou transindividuelle du fantasme. C’est pourquoi comme Žižek (1994) ou Derrida (1994), il faut poser la question de la fantasmatique du souverain, de l’exercice du pouvoir ou du règne de la loi, d’une façon qui englobe l’institution et excède le phénomène psychologique. C’est-à-dire qu’il faut s’interroger par exemple, même avant Guantanamo, sur le traitement des prisonniers de l’IRA par le gouvernement anglais – l’affaire Bobby Sands – ou sur celui des prisonniers de la RAF (Rote Armee Fraktion) ou des membres d’Action directe en France15. Dans ce dernier cas, vous avez quatre ou cinq individus, manifestement réduits à l’impuissance, condamnés à perpétuité, sur lesquels un État civilisé comme le nôtre exerce, au nom de la loi, une sorte de vengeance infinie qui acquiert les caractéristiques de la torture physique et morale : ça ne sert ni à l’exemplarité de la loi, ni à la protection de la société, et ça ne satisfait pas non plus les instincts sadiques ou la perversion de tel ou tel détenteur du pouvoir politique, sinon de façon marginale. Donc en réalité la chose malaisée, dérangeante et plus qu’irrationnelle, incompréhensible, c’est le fait que cette puissance impersonnelle, essentiellement objective, qu’est l’État ou l’institution juridique et pénale, exerce une vengeance interminable sur certains individus : c’est complètement fantasmatique, c’est un scénario fantasmatique, mais ce scénario n’est pas celui d’un individu, d’une volonté particulière ou l’effet d’un caractère psychologique. Et c’est encore différent de ce que Foucault avait entrepris de décrire dans Surveiller et punir (1975) avec le modèle panoptique, où il y avait bien une dimension fantasmatique du pouvoir, mais où celle-ci était intégrée à une rationalité à la fois épistémologique et utilitaire.
27Tracés : Ces formes de l’extrême violence sont-elles à comprendre comme des violences structurelles ? Est-ce pour cela que Marx est un de vos interlocuteurs privilégiés dans Violence et civilité ?
28É. Balibar : La relecture de Marx (1993) est intéressante de plusieurs points de vue, d’une part parce qu’effectivement Marx fournit une description extensive de ce qu’on peut appeler « violence structurelle » – je ne dis pas qu’il en fournit la version définitive, ça n’aurait pas de sens, il y a d’autres violences structurelles que celles qui sont décrites par Marx – mais il y a quelque chose d’exemplaire dans la façon dont Marx propose la description de la violence structurelle. La caractéristique de la violence structurelle, ce n’est pas simplement de relever de l’ultra-objectivité ou du fonctionnement des structures réifiées de la formation sociale, ni même des intentions, des décisions ou de l’exercice de la souveraineté. C’est premièrement, et Žižek (2008b) y insiste, le fait que la violence structurelle est fondamentalement masquée et déniée, ce qui fait partie des conditions de son propre exercice, et que Marx déjà soulignait en son temps. Et l’on pourrait rapporter cette analyse à des discours politiques actuels relevant de la « défense sociale » sur les émeutes, les banlieues parisiennes, les villes grecques, etc. dans lesquelles un pouvoir légitime dénonce la révolte violente à condition de faire le silence sur ce qui la précède et en un sens la provoque (je ne dis pas ce qui la justifie, c’est une autre question). Mais je soutiens qu’il est fondamental de réintroduire cette dimension : il y a une extrême violence dont le caractère invisible induit un certain partage du visible et de l’invisible, mais qui plutôt que d’atténuer cette violence, au contraire la renforce.
29La deuxième caractéristique de la pensée de Marx sur la violence structurelle – comme l’avaient déjà montré les lectures du Capital des années 1960, autour d’Althusser (Althusser et al., 1965) ou des opéraïstes italiens (Tronti, 1977 ; Negri, 1978) – c’est la découverte du fait que le mode de production capitaliste repose sur la nécessité immanente de la surexploitation. C’est pourquoi il y a ici deux niveaux dans le discours de Marx. D’un côté la mise en évidence d’une sorte de normalité liée à l’articulation des catégories économiques et des catégories juridiques, à savoir que le travail commence par un contrat et dans le contrat, le capitaliste et le travailleur se reconnaissent mutuellement, échangent quelque chose, définissent, même si cela est sous-tendu par l’inégalité d’un rapport de force, les termes d’un échange. Mais la réalité que décrit Marx est tout à fait contraire à cette première description. C’est pour cela qu’il emploie des expressions comme celle d’« esclavage de fabrique » : cela renvoie à la réalité du franchissement des limites qui rendent le travail humain supportable ou satisfaisant. C’est évidemment ce que l’on retrouve, dans une série d’analyses récentes, notamment chez Emmanuel Renault (2004), et que l’actualité projette parfois au premier plan avec les pathologies de la vie en entreprise. Mais ces phénomènes sont fondamentalement liés au fait qu’il y a une destruction de la force de travail dans les conditions mêmes de son utilisation. Ce qui provoque nécessairement une résistance et une lutte pour essayer de « civiliser », de limiter les conséquences de cette tendance, donc de ramener la durée du travail à l’intérieur des possibilités de restauration des forces du travailleur, d’abolir le travail des enfants au profit de l’éducation, etc. Mais ce qui déclenche cette résistance, ce n’est pas le fait de l’exploitation comme telle, mais le basculement permanent de l’exploitation dans la surexploitation.
30Et enfin il y a une troisième caractéristique de la violence structurelle qui est devenue omniprésente et qui s’est déplacée depuis que Marx a écrit Le Capital, mais sur laquelle il avait déjà attiré l’attention, qui n’est pas le déchaînement de l’extrême violence à l’intérieur du procès de travail, mais qui est le déchaînement de l’extrême violence dans la forme de l’expulsion des individus et des masses en dehors de la sphère du travail : c’est ce que Bertrand Ogilvie (1995) ou Zygmunt Bauman (2006) désignent par « la production des hommes jetables », autrement dit la production par le capitalisme d’une « surpopulation absolue », de masses « inutiles » ou « superflues » parce qu’elles n’entrent plus dans le cadre de ce que Marx avait appelé « l’armée industrielle de réserve » et qu’il avait rattaché au concept de « surpopulation relative » entretenu par les cycles de l’accumulation capitaliste. Vous avez finalement deux modalités de basculement de la violence dans l’extrême violence, de l’exploitation dans la surexploitation, qui sont le pendant l’une de l’autre, dont l’une est intérieure au procès de production et dont l’autre lui est extérieure.
31Ce qui est finalement très intéressant, c’est que Marx ne peut pas rendre compte de cet excès intrinsèque sans recourir à un discours allégorique… et là le spécialiste des sciences sociales va dire « Halte là, on n’est plus dans la science, on est dans la littérature, on sort de l’explication, on sort de l’analyse » ! Mais, pour autant, on ne sort pas de la description, qui fait alors intervenir une dimension fantasmatique : c’est là qu’on trouve les équivalents marxiens du Léviathan de Hobbes (2000), le fameux Moloch de la production capitaliste, ce qui implique toujours d’une façon ou d’une autre la représentation du monstre. Et toute la question est de savoir si l’on disqualifie ce langage, au nom d’une prétendue pureté de l’objectivité scientifique, ou bien si l’on reconnaît dans le recours contrôlé, très mesuré de la part de Marx, à ce langage, l’une des formes sous lesquelles la dimension d’excès inhérente à la réalité elle-même peut trouver à se faire jour dans la description.
32Tracés : Pensez-vous que l’on puisse faire dialoguer une entreprise comme la vôtre et des théories de l’action collective à l’image de celle de Charles Tilly ?
33É. Balibar : La question que je me pose à propos de Tilly (Tilly et Tarrow, 2008) est de savoir s’il n’y a pas une dimension que j’appellerai « prophylactique » dans sa façon de conceptualiser la politique en termes de conflit. Je pense ici au déplacement qu’il opère par rapport à la conceptualisation en termes d’institution, d’exercice du pouvoir et d’obtention de l’obéissance. Et il y a de ce point de vue une affinité évidente avec la manière dont Foucault a lui-même essayé de proposer une dialectique permanente du pouvoir et de la résistance qui suggère que les structures politiques ne sont pas stables, mais qu’elles sont constamment remises en question et qu’elles vivent de cette remise en question permanente. Mais à partir du moment où vous traitez descriptivement et conceptuellement de la politique en termes de conflictualité, vous fabriquez une autre rationalité qui n’est pas la rationalité juridique, mais qui est la rationalité stratégique, et je me demande si on ne bute pas alors sur la difficulté de la normalisation ou de la réduction de la violence excessive, sur l’impossibilité de problématiser les franchissements de seuil ou les renversements, c’est-à-dire les aspects inévitablement irrationnels de l’utilisation de la violence comme instrument politique. Car l’extrême violence en tant que rapport de force qui va jusqu’au non-rapport de force, qui détruit la nécessaire mise en rapport que suppose tout conflit, anéantit la possibilité même du champ conflictuel ou stratégique.
34Tracés : Vous distinguez trois types d’usage politique de la violence : la « non-violence », la « contre-violence » et l’« anti-violence ». Alors que les deux premières s’inscrivent dans des traditions philosophiques et pratiques qui montrent certaines limites, vous définissez l’« anti-violence » comme seule capable de traiter, de civiliser les formes de l’extrême violence. Pouvez-vous expliquer les rapports entre ces différentes notions ?
35É. Balibar : J’appelle par hypothèse de l’anti-violence tout ce qui échappe à l’antithèse traditionnelle – aussi bien du côté de la phénoménologie du pouvoir que de la phénoménologie de la révolution – entre la non-violence et la contre-violence.
36La non-violence, on croit comprendre ce que ça veut dire, mais les choses sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Le fait que la non-violence, dans la tradition politique dont nous sommes les héritiers, recouvre à la fois la description d’un État de droit (qui suppose évidemment que le droit ne soit pas de l’ordre de la violence : Benjamin (2000) permet d’en discuter) et des formes variées de contestation de l’ordre social ou du commandement qui procèdent à une autolimitation de leurs propres moyens, montre déjà que l’idée de non-violence n’a rien de simple.
37En ce qui concerne la contre-violence, les choses ne sont pas plus simples. Ainsi, à l’intérieur du marxisme, chez Lénine (2006) ou Mao (1967) l’héritage de la Révolution française est crucial pour le modèle de la pratique politique révolutionnaire – comme du reste Žižek (2008a) le remarque en l’assumant –, de sorte qu’on a là une logique révolutionnaire qui s’inscrit dans l’horizon général d’une problématique de la souveraineté. C’est pourquoi on peut trouver des formulations semblables sinon identiques chez les grands théoriciens de la souveraineté comme Bodin (1986), Hobbes (2000) ou Schmitt (2009), et chez les grands théoriciens porte-parole de la révolution comme Robespierre (2008), Lénine ou Mao, ce qui ne veut pas dire que je les considère comme interchangeables. Mais le fait est que la grande formule médiévale qui dit que « le souverain est dégagé de l’obéissance à la loi » (princeps legibus solutus est), faute de quoi il ne pourrait pas l’énoncer, se retrouve sous une forme quasiment identique dans la définition théologico-politique de la souveraineté chez Schmitt (« le souverain est celui qui décide de l’état d’exception ») et dans les phrases de Lénine sur la dictature du prolétariat comme processus par lequel une classe détruit le pouvoir d’une autre, voire en élimine historiquement une autre, en se plaçant au-dessus des lois. Lénine la reprend à son compte suivant un renversement de perspective qui oppose au monopole de la violence légitime caractéristique de l’État ce que j’ai appelé un « monopole de classe de la violence historiquement décisive ».
38Dans chacun des cas – souveraineté étatique et révolution – on a affaire à une idée différente de la contre-violence : ou bien, dans le cas de la souveraineté étatique, c’est une contre-violence préventive, c’est pourquoi du reste elle se loge si naturellement dans les formes de la normalité juridique, mais toujours avec cette précision que quand on a affaire à des « salopards » qui ne veulent pas respecter la loi, il faut bien utiliser la force ; ou bien dans le cas de la violence révolutionnaire, c’est une violence qui n’est pas première, mais qui répond à une violence structurelle et, en tant que telle, se doit d’être violente par nécessité (avec cette modulation que chez un auteur comme Benjamin les choses se compliquent avec l’idée d’une violence divine, qui sans être première, est cependant créatrice et originaire).
- 16 « Le réel, c’est ce qui revient toujours à la même place, à cette place où le sujet en tant qu’il (...)
39Le problème politique de la civilité ne commence alors qu’à partir du moment où on prend acte à la fois de la préexistence d’une condition de violence, c’est-à-dire qu’on suppose que la violence et la contre-violence font partie non pas des moyens contingents de la politique, mais des conditions structurelles et permanentes de son existence ; et d’autre part du fait que la violence n’est pas un moyen neutre ou neutralisable, c’est-à-dire non pas qu’on puisse s’en passer – je ne dis pas cela, surtout pas – mais c’est un moyen dont on ne peut pas calculer d’avance les limites d’utilisation. C’est pour cela que, tout en ayant une position opposée, je trouve Žižek intéressant. On pourrait croire qu’il se contente de répéter une tradition révolutionnaire qui légitime l’utilisation de la violence par l’inéluctabilité de ces conditions et l’absoluité de ses fins, autrement dit par le fait que, quand on ne veut rien de moins que l’émancipation des êtres humains et qu’on ne se fait aucune illusion sur le caractère intrinsèquement violent de l’ordre social auquel on s’oppose, non seulement le recours à la violence est légitime mais les hésitations, les précautions, les mises en garde relèvent du philistinisme… Mais il fait en réalité quelque chose de plus : il répète cette tradition dans le moment où elle est disqualifiée en raison des conséquences catastrophiques de son usage, et il va jusqu’à suggérer que le révolutionnaire n’est pas seulement celui qui fait usage de la violence, mais celui qui s’installe délibérément au point d’incertitude absolue quant aux effets que la violence politique entraîne – qu’il caractérise comme le « réel » lacanien16. Ce n’est donc pas seulement l’idée qu’on ne peut pas faire autrement, mais que l’initiative révolutionnaire doit assumer le risque de la catastrophe.
40Tracés : Quelle est alors votre propre position ? Autrement dit, qu’entendez-vous par « anti-violence » comme forme « idéale-typique », pourrait-on dire, des « stratégies de civilité » ?
41É. Balibar : Je n’identifie pas l’idée d’« anti-violence » à l’idée de conversion de la violence en droit, en institution ou en sociabilité. La notion de « civilité » est certes proche de celle de citoyenneté mais elle s’en différencie en ce qu’elle excède le cadre institutionnel et juridique. Je fais un usage du terme de « civilité » qui est indépendant de la critique de l’incivilité, des incivilités. Il ne s’agit ni de se demander comment nous allons faire pour résister aux incivilités à l’image du discours moralisateur qui explique que « ça va de plus en plus mal, les incivilités se multiplient, les jeunes ne se lèvent plus dans l’autobus pour faire place aux vieux, les vols à la tire se multiplient, etc. », ni de faire de la civilité ou de la civilisation un programme global de réduction des incivilités, comme le fait John Keane (1996). La catégorie d’incivilité est extraordinairement élastique, allant des violences conjugales jusqu’aux génocides, et le programme, si raisonnable soit-il, qui en dérive, est un programme de pacification générale des relations sociales.
42Je n’emploie pas le terme de « civilité » dans ce sens-là, mais dans le droit fil de Machiavel (1993), au sens des modalités et des instruments sous lesquels, sans se dissocier a priori de la violence, l’action politique réussit néanmoins à échapper à l’anéantissement et à l’effondrement dans les formes de l’extrême violence. J’ai tendance à privilégier un modèle de civilité influencé par un certain nombre de questions contemporaines qui se réfère à la productivité et à la possibilité même du conflit, ce qui du reste me ramène dans le voisinage de Tilly ou de Foucault. Quand Foucault a essayé de définir le pouvoir en termes de relations agonistiques entre les résistances et les normes, il a cherché à proposer un modèle de description de la politique comme conflictualité sans souveraineté, sans réduction ou sans effondrement soit dans l’extrême violence de la loi, soit dans l’extrême violence de la lutte des classes.
43L’idée de civilité vise à répondre à la perte de sens de l’action politique dans la conjoncture actuelle qui procède de la neutralisation de la dimension conflictuelle au profit d’une normativité exacerbée, d’une imposition systématique du consensus, ou alors d’une prolifération de la violence qui fait l’objet d’un chantage permanent. Je serai tenté, dans ces conditions, de décrire positivement comme une des modalités de la civilité les formes de la lutte des classes qu’on a connues pendant un siècle et demi – certes dans le cadre limité des nations capitalistes développées du Nord-Ouest européen – entre les débuts du mouvement socialiste à l’époque de la révolution industrielle et l’accélération de la mondialisation, qui ont comporté à la fois une dimension insurrectionnelle et une dimension institutionnelle. Il s’agit de se demander, en convoquant à la fois les ressources de la philosophie, celles des sciences sociales, et celles de l’expérience militante, ou de la citoyenneté active, ce qui pourrait aujourd’hui prendre la relève de cette grande tradition.
44Tracés : Vous faites de la « civilisation de la révolution » la condition de la relance du projet révolutionnaire au xxi e siècle. S’agit-il du processus politique qui pourrait selon vous mener au dépérissement de l’État ?
45É. Balibar : Je crois que la civilisation de la révolution est la condition même d’une civilisation de l’État, ce qui peut mener à une transformation d’une telle ampleur qu’il devienne méconnaissable par rapport à ce que son nom a historiquement désigné. Ce que je veux dire par là, c’est que le jeu dialectique, le conflit entre l’État et la révolution est sans fin historique prévisible, donc il y a eu et il y a – il faut les reconnaître – des phénomènes révolutionnaires, des processus révolutionnaires, dont l’horizon n’est pas immédiatement la fin de l’État en tant qu’institution oppressive, mais le contrôle de l’État en tant qu’institution dangereuse. Par conséquent, la clé d’une politique de contrôle, de régulation, de limitation, voire d’autolimitation des effets destructeurs, oppressifs, meurtriers de l’État ne réside pas non plus, comme le voudrait une certaine tradition libérale, dans l’appel que l’on fait à l’État de se soumettre à des contraintes juridiques, de reconnaître la valeur supérieure des droits de l’homme et des normes constitutionnelles, mais dans la qualité ou la modalité des actions politiques qui s’opposent à lui, qui lui résistent, qui le contestent. C’est, si on veut, à la fois Mao et Gandhi. Je n’étais pas maoïste autrefois, contrairement à certains de mes condisciples, mais il y a des formulations de Mao qui ne peuvent manquer de me frapper : celles qui viennent notamment du texte sur la « guerre prolongée » (Mao, 1967) qui explique que l’objectif d’une stratégie politique n’est pas de détruire l’adversaire ou de l’acculer à une situation qui soit pour lui sans issue, mais au contraire de lui ouvrir la possibilité d’un compromis, d’une défaite honorable. Chez Gandhi (1938), il y a des idées du même genre, toute la question étant de savoir comment on peut les appliquer dans la conjoncture actuelle. Autrement dit, le politique « prudent », dans le sens le plus classique, non pas au sens où il aurait peur du risque ou peur du danger, mais en tant qu’il réfléchit à la finalité de ses propres initiatives, n’est pas seulement celui qui cherche à construire une force supérieure à celle de l’oppresseur, mais celui qui cherche aussi à orienter par avance les actions de l’adversaire. Le révolutionnaire n’est donc pas celui qui envisage, au nom des masses et souvent à leur place, les moyens d’écraser la contre-révolution, mais celui qui essaie de construire les conditions d’un autre rapport de force.
46Je n’exclus pas finalement la thèse du dépérissement de l’État au sens du dépérissement de l’État-nation ou de l’« Empire », en tant que formes historiques d’État déterminées, mais j’exclus la thèse du dépérissement de l’État au sens du dépérissement de l’institution politique. C’est une grande divergence avec toute une tradition de spontanéisme politico-philosophique, car je ne crois pas qu’on puisse penser la politique, et encore moins la civilité comme dimension du politique, dans les modalités de l’auto-organisation de la société. L’idée de civilisation de l’État est plutôt une autre façon de formuler l’objectif d’une institution publique non souveraine.
47Tracés : Il y a une vingtaine d’années, dans Race, nation, classe, vous analysiez le racisme comme une « forme typique de l’aliénation politique inhérente aux luttes de classes dans le champ du nationalisme, sous des formes particulièrement ambivalentes (racisation du prolétariat, ouvriérisme, consensus “interclassiste”) » (Balibar et Wallerstein, 2007, p. 22). Vos réflexions sur la violence vous ont-elles permis de compléter ou préciser ces analyses sur le racisme qui apparaissent encore aujourd’hui plus que jamais d’actualité ?
48É. Balibar : Je vous remercie vivement de terminer l’entretien par cette question (qui pourrait à elle seule nous entraîner dans un nouveau cycle de réflexions), car elle pointe directement les enjeux d’actualité que comporte pour moi une « phénoménologie de la violence », et le cadre dans lequel on peut chercher à mobiliser les références théoriques que je viens d’évoquer. Les essais que je rassemble dans Violence et civilité s’étendent sur une période qui va de 1994 à 2006. Ils enchaînent directement avec le travail sur le racisme que j’avais commencé en dialoguant avec Immanuel Wallerstein dans Race, nation, classe (dont la première édition est de 1988) et que je n’ai pas interrompu depuis. Il y a deux liens en particulier que j’aimerais souligner.
49D’abord les formes, les objets, les manifestations du racisme (un terme qui a été lui-même institutionnalisé au lendemain de la deuxième guerre mondiale pour couvrir à la fois l’expérience du nazisme, et plus généralement celle de l’antisémitisme européen, celle de la colonisation et celle de la ségrégation de couleur dans les sociétés post-esclavagistes) sont extraordinairement diverses du point de vue de l’intensité et du point de vue de la représentation, pour ne pas dire de la légitimation. Elles commencent dans les discriminations ou les persécutions quotidiennes et elles finissent dans les processus d’élimination, voire d’extermination de masse. Elles oscillent entre les langages de l’hérédité et de la dégénérescence, ou si vous voulez de la menace biologique fantasmatique, et de la culture, de la différence entre le « soi » et « l’autre », par exemple de l’ennemi intérieur théologiquement défini, comme on le voit aujourd’hui chez nous avec la fantasmatique du péril islamique. Naturellement dans tous les cas il y a des généalogies historiques précises qu’il faut reconstituer et analyser pour trouver le bon discours critique. Mais il y a aussi, précisément, un problème « phénoménologique » général, qui tourne autour des questions de seuil, et des possibilités de renversement de l’ultra-objectivité dans l’ultra-subjectivité ou inversement, que nous évoquions tout à l’heure. Donc, d’une certaine façon quand je tentais, avec plus ou moins de succès, ce n’est pas à moi d’en juger, de mettre en place cette sorte de « topique » de l’hétérogénéité et des passages imperceptibles entre les modalités de la cruauté, que j’ai même voulu représenter dans un diagramme, c’est toujours la question du racisme, des racismes à la fois multiples et superposés, qui me servait de modèle implicite.
50Le second lien entre toutes ces questions auquel je veux faire allusion est celui qui s’établit par ce biais entre une perspective d’analyse des institutions et une réflexion anthropologique, qui sont comme deux dimensions concurrentes de la philosophie politique, et qui affectent en particulier la notion de « civilité ». J’ai dit à l’époque de Race, nation, classe qu’il fallait analyser le racisme comme un « supplément intérieur » du nationalisme, une dimension excessive inévitablement appelée (bien qu’à des degrés très inégaux selon les conjonctures) par son incomplétude ou insuffisance constitutive (l’impossibilité pour la nation de construire la communauté absolue qu’elle imagine). De son côté, Wallerstein insistait beaucoup plus sur les effets « objectifs » de division du travail et de hiérarchisation des populations dans le cadre de l’économie-monde capitaliste. On voit bien aujourd’hui, me semble-t-il, avec l’intensification du racisme en Europe et dans chacun des pays européens en particulier, selon des formes assez voisines même si le langage est parfois différent, visant les immigrés dits « clandestins » (qui n’ont rien de clandestin, leurs flux sont quasiment organisés par l’économie), ou les Tsiganes, ou les musulmans, comment ces deux dimensions se surdéterminent pour recréer l’ennemi intérieur, et produire une sorte d’inclusion exclusive généralisée. Mais cette figure de l’inclusion exclusive ou de l’exclusion intérieure a aussi une dimension anthropologique, elle est l’une des principales modalités institutionnelles sous lesquelles, dans une société qui se veut universaliste, l’extrême violence vient se loger au contact des différences, et les instrumentaliser. Elle pose donc avec une urgence particulière la question politique de la civilité, ou de l’anti-violence, sans préjuger de ses stratégies qui prennent diversement en compte les facteurs de classe, de structure, d’idéologie et d’imaginaire.