Interview de Pierre Dubois (original) (raw)

Actusf : Avec les succès d’Harry Potter, du Seigneur des Anneaux, on a dit et répété que les Occidentaux étaient à nouveau en quête du merveilleux. Comme accueillez-vous ce renouveau de la curiosité pour le merveilleux ?
Pierre Dubois : Tout dépend de ce que l’on appelle le merveilleux. La pensée magique, par exemple, est différente pour les africains ou les tibétains… Chez les Birmans, y a les Nat#. Même quand on monte dans un autobus, on va mettre un Nat pour le protéger. Toutes ces pensées magiques, qui existent ailleurs, dans tous les pays qui n’ont pas la chance d’être, disons, civilisés, existent toujours, quelquefois avec des excès. Je pense aux rites de passages. Si nous pouvions encore faire des rites de passage, par exemple au moment terrible de l’adolescence où on dit à l’enfant qui va devenir adulte de se démerder, avec tout ce qu’il sait qui va se passer. Là, il y a toute une tribu qui le prend en main. Il y a le shaman, le Merlin, le passeur qui va le prendre en main. Cet enfant né dans la magie de la nature a une vision de la nuit, du néant…On n’a plus de vision de la nuit. En ville, tout est éclairé, il y a une menace, une déchéance. Dans tous ces pays là, on n’a pas besoin d’aller leur montrer le merveilleux, ils le vivent au quotidien. En Islande, quand on construit une route, on va regarder sur le plan s’il n’y a pas un chemin des trolls, si les elfes ne sont pas là… Les Islandais sont capables de faire un grand détour. J’ai vu une fameuse chapelle (ce qu’il nous reste de magique), entre Valenciennes et Lille, pleine d’ex-votos, où les gens venaient prier, touchaient leurs plaies avec un bout d’étoffe et accrochaient l’étoffe à l’arbre. C’était le bon dieu de Gibloux. La tradition disait que si on posait cette statuette sur le sol, si une voiture passait, elle était détournée par le bon dieu de Gibloux. Et bien, ce sont les bulldozers qui sont passés et qui ont détruit ce lieu. Si cette pensée magique qu’on a, on la détruit, c’est une civilisation qui risque de perdre son âme et ses rêves. Les anglais sont plus attirés par les fées, par nature. Ils aiment la nature, les petites choses. Ils protègent les fées comme les grenouilles. On voit souvent « ralentir grenouilles » ou « ralentir canards ». Sur les églises, on voit sur la porte des panneaux « veuillez fermer la porte, des oiseaux pourraient se retrouver prisonniers ». Dans les pubs et les châteaux, ils ont conservé leurs fantômes. Ils y croient et aiment ça. Leurs fées leurs lutins…Là, toute la pensée magique vit encore. Chez nous, le fait de dire qu’on croit aux lutins et aux fées est bizarre. Quand quelqu’un vient me dire qu’il y croit, c’est qu’il est douteux ou alors il sent le patchouli !

Actusf : Justement, en France, il y a cette réputation des belles lettres, d’une littérature qui s’est éloignée des contes régionaux, des contes populaires. La littérature dite « classique », à partir du17eme, a-t-elle enterré les contes, les traditions orales, etc… ?
Pierre Dubois : C’est plus le centralisme. Quand même, dès Louis XIV…Regardez les jardins à la française : il y a le roi au milieu et « je ne veux voir qu’une seule tête ». Le gazon, on ne marche pas dessus, il est taillé au cordeau. Les plates bandes, ce ne sont pas des brassées comme en Angleterre, où on épouse justement le terrain qui existe d’abord, où on fait un jardin en respectant les contours de la rivière, et où on met un lieu éventuellement dédié à Vénus dessus. Nous, ce sont des châteaux comme Versailles… Paris, au milieu et tout converge au cordeau. Et le soir, on ferme les jardins publics. La culture, c’est pareil. On a une même pensée. Tout ce qui est un peu sauvage, tout ce qui vient des provinces, des régions doit se plier à une seule pensée, bourgeoise… On le voit. Le patois qui pourrait être une richesse…Depuis François Ier, d’ailleurs. Toute la littérature comme Henri Pourrat# qui s’est beaucoup inspiré des contes était quand même vue comme douteuse. C’est un auteur régionaliste. Même s’il a eu le Goncourt, ça reste un provincial. Il y a en quelques uns qui se démènent, comme Le Bris…On l’accepte parce qu’il parle des Etats-Unis ou de l’Angleterre… Mais par exemple, bien avant notre mai 68, et tout ce que ça a donné, les Américains avaient déjà fait leur culture sur Tolkien. Il récupère politiquement ce discours et le fait passer. Là, on veut bien écouter ! Mais si on en parle émotionnellement, ce n’est plus crédible. Et même un universitaire, s’il s’intéresse aux fées et aux lutins, c’est surtout sans y croire. J’ai toujours été tristement épaté par les universitaires. Je me souviens de l’un d’eux qui faisait son mémoire sur un auteur anglais, Marryat#, et qui méprisait ce genre de littérature. Or, comme personne ne l’avait fait avant, ça l’intéressait et comme personne ne connaissait, ça lui permettait d’avoir une vision d’entomologiste sans aimer vraiment le sujet. Bachelard, lui, oubliait de temps en temps la raison pour l’émotion, dans le raisonnement de l’enfance, par exemple. Ca doit être pour ça qu’il a été totalement oublié. On l’étudie du bout des lèvres…C’est de la poésie, pour l’ensemble des gens, pas un philosophe ni un psychanalyste.

Actusf : Comment êtes vous venus à faire votre encyclopédie ? Par des discussions avec d’autres elficologues, des lectures, dans les endroits où la féerie est encore très présente ?
Pierre Dubois : Les deux. Par collectage : en allant voir sur place. Par courrier également. Par la littérature. En fouillant dans les bibliothèques. Mais également par une autre source : celle de fées. C’est important d’y croire soi-même ou de vouloir y croire. On ne voit pas comme c’est difficile de lutter tous les jours, dans ce contexte, de remonter au créneau, de reprendre le bâton, je retourne en féerie, je mets ma plume sur le papier et j’écoute ce qu’on me raconte. Il y a ce chant, ce murmure des fées et des elfes.
C’est les brownies de Stevenson : je mets du tabac, des petits cadeaux sur mon bureau et au matin, j’écoute. La féerie est basée par cet échange, cette pensée magique. Le « il était une fois » qu’on doit se dire tous les matins est très important. On ne doit pas rompre le contact avec le « compagnon invisible », comme Stevenson.
C’est un peu comme un couple. Au début, c’est tout feu tout flamme, puis le quotidien s’installe, il y a les mots qu’on ne se dit plus, les gestes qu’on ne fait plus, les rapports amoureux qui s’estompent pour devenir mensuels…puis qui n’existent plus. Ça s’alimente. Le merveilleux aussi. Cette trame se tisse…
C’est la fameuse trame des fées, quand on dévide le fil de la vie. La seconde fée la trame et la troisième coupe à un moment donné. Il ne faut jamais couper le contact avec sa marraine fée. Pour prendre une image moderne, c’est Indiana Jones qui arrive au bord du gouffre et se jette pour voir le pont apparaître à ses premiers pas. Et ce pont de Brigadoon#, il faut toujours le voir, le traverser et le retraverser, sinon on le perd de vue.

Actusf : Vous avez mentionné toutes les choses que vous recevez, à propos du petit peuple. Vous avez sans doute une collection assez fabuleuse ! Est-ce que vous pensez l’exposer un jour ou l’autre ?
Pierre Dubois : Non. C’est vrai que j’ai une maison qui ressemble à un musée. Mais ce n’en est pas un. Je préfère Pétrus Barbygère. En fait, parfois, je mens dans mes textes. Je tends des fils. Dans mes textes, je joue au second, troisième degré, il faut trouver les pistes dans les biographies. Et notamment, je dis que j’ai été inspiré par un elficologue du nom de Pétrus Barbygère. En fait, c’est…Pierre le barbu ! Avec Sfar, on s’est amusés à faire les aventures de Pétrus Barbygère pour la bonne raison qu’un auteur dont je ne citerai pas le nom a cité comme lues les chroniques elfiques de Pétrus Barbygère. C’est comme le Nécronomicon de Lovecraft, un livre qui n’existe pas. Or, pour moi, Pétrus Barbygère existe et j’aime que ma maison ressemble à son antre. C’est rempli de fées, de lutins, d’épées, de corne, de cornemuses, de claymores, de cailloux…de la mousse qui pousse sur la tombe du révérend Kirk. Il y a également beaucoup de livres. Je ne sais pas ce qu’ils vont devenir. Pour l’instant, personne de mon entourage ne s’y intéresse. Est-ce qu’ils vont être vendus ? Donnés ? Est-ce qu’ils vont disparaître ? Là où j’habite, ça n’intéresse personne non plus. Ils me jetteraient même plutôt des pierres ! Il y a, à côté de Quiberon, une bibliothèque qui porte mon nom…je leur donnerai peut-être à eux…Mais non, je ne sais pas…J’attends plutôt un Robin des Bois Si je trouve un héritier, un Perceval, un Merlin ou un Pétrus Barbygère en herbe, je lui donnerai tout !

L’appel est donc lancé !