Niels Abel et les critères de convergence (original) (raw)

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Figure 1: Billet de banque norvégien (1978) à l’effigie de Niels Henryk Abel (1802-1829)

Figure 1

: Billet de banque norvégien (1978) à l’effigie de Niels Henryk Abel (1802-1829)

Le nom de Niels Henrik Abel ne vous évoque peut-être pas grand-chose, ou alors seulement le prix éponyme créé en 2001 par l'Académie norvégienne des sciences et des lettres pour combler l'absence de prix Nobel en mathématiques. Et pourtant, la destinée romantique d'Abel pourrait lui permettre de rivaliser dans l'imaginaire populaire avec son célèbre contemporain Évariste Galois (1811-1832). Né en 1802 dans une Norvège étouffée par le blocus napoléonien, il s'avère être un élève studieux issu d'une famille modeste. Le renvoi d'un professeur sévère (sa pédagogie musclée aurait même tué un élève) et l'arrivée d'un nouveau pédagogue, plus ouvert, permettent au jeune Niels de s'épanouir et de connaître ses premiers succès mathématiques. Cet enseignant, Bernt Holmböe, comprend très vite la qualité de son élève comme on peut le voir à travers l'appréciation suivante (pour servir de recommandation) où certains croient voir une prémonition du destin tragique:

À l'excellence de son intelligence s'unit une passion et un intérêt insatiables pour la mathématique, si bien qu'à n'en pas douter, s'il lui est donné de vivre, il deviendra probablement un très grand mathématicien.

Après quelques premiers articles (1) dans la revue Magazin for Naturvidenskaberne (2), il rédige, en 1824, une petite merveille mathématique intitulée Mémoire sur les équations algébriques oú l'on démontre l'impossibilité de la résolution de l'équation générale du cinquième degré. Grâce à ce succès d'estime, il décroche une bourse du gouvernement norvégien pour un voyage d'études à l'étranger (d'abord en Allemagne puis en France) afin de rencontrer les pontes, bénéficier de leurs lumières et faire reconnaître ses propres travaux.

Les premières escales en Allemagne (Hambourg, Berlin, Fribourg) sont plutôt prometteuses notamment avec la rencontre de August Leopold Crelle qui devient rapidement un ami et un soutien inconditionnel du jeune norvégien. Malheureusement, à la suite d'une incompréhension, Abel ne fait pas le détour vers Göttingen pour rencontrer Gauss (qui, de toutes façons, ne semble plus très intéressé par les travaux sur les équations algébriques).

Figure 2 : August Leopold Crelle (1780-1855), fondateur de la revue Journal für die reine und angewandte Mathematik (dit Journal de Crelle)

Il reprend donc la route pour Paris puisque c'est là que sévit, entre autres, l'immense Augustin Louis Cauchy (1789-1857), le seul qui puisse comprendre et faire reconnaître le génie du norvégien. C'est donc rempli d'espoirs que le jeune Abel (il a alors 23 ans) débarque à Paris et s'installe modestement dans le Quartier latin. Il n'est pas facile pour l'étudiant de rentrer en contact avec les grands scientifiques ; entre la timidité du scandinave et la distance mise par les sommités, c'est avant tout l'histoire d'un rendez-vous manqué. Abel essaie toujours de se faire connaître mais il doit avouer son désabusement. Pourtant, il n'est pas mathématiquement découragé ; il écrit, en 1826, un long texte intitulé Mémoire sur une propriété générale d'une classe très étendue de fonctions transcendantes qu'il dépose aussitôt à l'Académie des sciences. Les rapporteurs sont Adrien-Marie Legendre (1752-1833) et, justement, Cauchy. Peu de nouvelles lui reviennent à propos de ce texte et il consigne son désespoir dans sa correspondance comme, par exemple, dans cette lettre à son ancien professeur Holmböe (3):

Legendre est d'une complaisance extrême, mais malheureusement fort vieux. Cauchy est fou, et avec lui il n'y a pas moyen de s'entendre, bien que pour le moment il soit celui qui sait comment les mathématiques doivent être traitées. Ce qu'il fait est excellent, mais très brouillé.

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Voici la part tragique de l'histoire: Cauchy oublie/perd le manuscrit (4) et par conséquent, Abel n'a pas la reconnaissance qu'il venait chercher. Il s'acharne quelques temps encore puis repart vers son pays natal (avec une nouvelle escale à Berlin), avec une double préoccupation : qu'est devenu son précieux manuscrit de Paris ? Comment assurer un minimum d'aisance matérielle pour lui et sa fiancée ? Le constat est terrible (« Mon voyage de Paris a été terriblement vide », confie-t-il dans une lettre à Boeck) et la situation alarmante, car il ne retrouve que la précarité de cours particuliers à son retour en Norvège. L'obtention d'un poste stable est, à l'époque, bien plus compliquée qu'aujourd'hui et Abel et ses amis se démènent. Le premier multiplie les travaux exceptionnels, les autres pressent les autorités académiques dans différents pays. La Norvège lui propose de remplacer le Professeur Hansteen parti en voyage en Sibérie. Crelle peut être fier d'annoncer enfin dans une lettre du 8 avril 1829 :

Mon cher, mon précieux ami, je puis maintenant vous apporter de bonnes nouvelles. Le Ministère de l’Éducation a décidé de vous appeler à Berlin, et de vous offrir un poste. (…) Vous pouvez maintenant envisager tranquillement l’avenir. (…) Vous allez venir dans un bon pays, avec un meilleur climat, et serez plus proche de la science et des authentiques amis qui vous estiment et vous aiment.

Malheureusement, Niels ne lira jamais cette lettre puisqu'il est mort deux jours plus tôt (à 27 ans) d'une tuberculose (vraisemblablement contractée lors de son terrible séjour parisien) lors d'un séjour auprès de sa promise à Froland. Comme l'indique Holmoe dans la préface à l'édition des œuvres d'Abel de 1838:

Il poursuivit infatigablement ses recherches scientifiques, et peut-être que, surtout la dernière année de sa vie, il y mit trop d'activité et d'efforts, étant naturellement souffrant et d'une constitution faible et sensible.

Figure 3 : Abel, Mémorial publié à l’occasion du centenaire de sa naissance (éditeurs à Kristiania, Paris, Londres & Leipzig) ; on remarquera que de tels ouvrages étaient publiés en langue française à l’époque (1902).

Figure 3

: Abel, Mémorial publié à l’occasion du centenaire de sa naissance (éditeurs à Kristiania, Paris, Londres & Leipzig) ; on remarquera que de tels ouvrages étaient publiés en langue française à l’époque (1902).

Œuvres

Si les travaux de Niels Abel ont tardé à être pleinement reconnus en France, ils ont été en partie publiés de son vivant, principalement dans le célèbre Journal de Crelle (petit nom plus commode que la dénomination allemande officielle Journal für die reine und angewandte Mathematik, herausgegeben von Crelle) puis l'objet de plusieurs publications d'œuvres (soit-disant) complètes. Comme le suggère Christian Houzel (5), on peut classer les travaux d'Abel en cinq catégories:

1. La résolution (possible ou non) des équations algébriques par radicaux: c'est le thème de son premier gros travail avec l'impossibilité pour une équation de degré 5 (théorème appelé désormais Abel-Ruffini). Ses efforts seront complétés par une théorie plus générale de Galois quelques années plus tard. 2. L'étude de fonctions transcendantes: on connaît nombre de fonctions définies comme primitives de fonctions à radicaux (intégrales elliptiques ) ou réciproques de celles-ci (fonctions elliptiques). Abel les étudie en détails et avec rigueur puis les classifie selon leurs propriétés. C'est l'objet principal du mémoire perdu de l'Académie des Sciences de Paris mais aussi le théâtre d'une saine émulation avec un autre mathématicien prometteur, Jacobi (1804-1851). 3. La résolution d'équations fonctionnelles; dans ses travaux sur les fonctions transcendantes, Abel est confronté à un problème d'équations fonctionnelles déjà rencontrées dans sa jeunesse mathématique. Il apporte quelques avancées (souvent méconnues). 4. Les transformations intégrales : elles aussi sont apparues à un moment comme un outil dans d'autres études mais donnent lieu à des publications spécifiques. 5. Les séries (numériques ou entières): comme Cauchy dans son cours à l'École polytechnique, Abel reprend les bases de cette théorie lorsqu'il découvre le manque de rigueur qui y règne. Voici son constat dans une lettre à Holmböe:

Même si l'on considère les cas les plus simples, il n'y a pas dans toutes les mathématiques une seule série infinie dont la somme a été rigoureusement déterminée. En d'autres termes, les domaines les plus importants des mathématiques s'avèrent sans fondation.

Il va s'attacher dès lors à mettre de l'ordre et de la discipline dans les méthodes employées : c'est ainsi que naîtront les lemmes d'Abel, théorème d'Abel, transformation d'Abel...

Description générale du texte

Le texte que nous commentons, intitulé Recherche sur la série binomiale, est la pièce essentielle de son travail de la cinquième catégorie ; le texte original est publié dans le Journal de Crelle en 1826 (à la suite d'un texte plus court concernant la même série), mais nous utiliserons sa republication en français dans le cadre des œuvres complètes publiées en 1881 par l'État norvégien sous la direction des deux prestigieux mathématiciens Ludvig Sylow et Sophus Lie.

Cet article est découpé en différentes parties qui ne présentent pas toutes le même intérêt pour nous. La première est une courte introduction à l'ensemble de l'article qui rappelle quelques problématiques de la théorie des séries numériques. La deuxième dresse une liste des théorèmes de convergence et de leurs démonstrations. Les troisième et quatrième parties sont un travail virtuose dans le cas particulier de la série binomiale. Les techniques déployées apparaissent désormais comme usuelles pour l'étude des séries entières mais à l'époque, elles imposent à Abel l'introduction du rayon de convergence et la distinction entre les études sur disque ouvert de convergence et au bord de ce disque. La cinquième partie exploite les résultats pour la série binomiale afin de calculer la somme d'autres séries qui en dérivent.

Section I

Pour expliquer sa démarche, Abel propose un bref panorama des problèmes de convergence des séries, tels qu’identifiés dans la littérature mathématique de l'époque ; il s'indigne du peu de considération apporté aux justifications idoines – comme si la manipulation des sommes d'un nombre infini de termes était en tout point identique à celle, plus usuelle, des sommes d'un nombre fini de termes:

On applique ordinairement les opérations de l'analyse aux séries infinies de la même manière que si les séries étaient finies, ce qui ne me semble pas permis sans démonstration particulière.

En effet, pour pouvoir manipuler des sommes infinies (comme les exemples proposés du produit de deux telles sommes, de la composition d'une somme infinie avec une fonction usuelle ou de la manipulation des séries divergentes), il faut avant tout justifier de l'existence de ces sommes, c'est-à-dire de la convergence de la suite des sommes partielles lorsque le nombre de termes tend vers l'infini. Cette approche rigoureuse (principalement due à Cauchy) répond en fait à un siècle de manipulations hasardeuses des séries divergentes et aux polémiques que celles-ci ont fait naître.

Ensuite, Abel introduit la série binomiale dont le terme général (d'indice n) est . Il rappelle qu'il n'y a qu'un nombre fini de termes non nuls si m est un entier naturel et que la somme est alors (1+x)m d'après la formule du binôme de Newton. En définitive, il se propose de

Trouver la somme de la série

pour toutes les valeurs réelles ou imaginaires de x et de m pour lesquelles la série est convergente.

Cette série a déjà été étudiée par Newton, Euler, Bolzano (dont le mémoire n'est même pas cité par Abel) et Cauchy (avec pour ce dernier l'étude de la convergence et la détermination de la somme pour un argument réel). Pour pouvoir étudier cette série, Abel doit effectuer quelques rappels (issus de « l'excellent ouvrage de M. Cauchy ») et énoncer quelques résultats (des théorèmes numérotés de I à VI) qui rythment la deuxième section de cet article. Détaillons ces énoncés et leurs preuves avec des notations plus contemporaines : en effet, Abel utilise les séries numériques puis décrit les différents comportements de ces séries lorsque l'on modifie un paramètre ; de nos jours, il est plus simple de parler directement de séries de fonctions et d'étudier la convergence et les propriétés de la somme en tant que fonction. Ainsi, nous traduirons les énoncés d'Abel en termes de séries entières même si ce mot est anachronique par rapport au texte étudié ici.

Figure 4 : Augustin Cauchy (1789-1857)  et son fameux Cours d’analyse à l’École royale polytechnique (1821).

Figure 4

: Augustin Cauchy (1789-1857) et son fameux Cours d’analyse à l’École royale polytechnique (1821).

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Abel commence par préciser la convergence d'une série numérique: étant donnée une suite réelle ou complexe (νn), on considère la série de terme général νn. Cette série est convergente si la suite des sommes partielles (comprendre la somme des termes νk pour k allant de 0 à n) converge lorsque n tend vers l'infini. Elle est divergente dans le cas contraire. Abel rappelle ensuite une condition nécessaire et suffisante de convergence pour une série (6) (désormais appelé critère de Cauchy):

Pour qu'une série soit convergente, il est nécessaire et il suffit que pour des valeurs toujours croissantes de m, la somme νm+ νm+1+…+ νm+n s'approche indéfiniment de zéro, quelle que soit la valeur de n.

Puis, dernier rappel, il explique d'une phrase une condition nécessaire (mais pas suffisante) de convergence : si la série converge, alors le terme général tend vers zéro. Au passage, il précise une notation un peu originale pour la lecteur du vingt-et-unième siècle

on représentera dans ce mémoire par ω une quantité qui peut être plus petite que toute quantité donnée.

En termes plus conventionnels, une suite sera plus petite que ω si pour tout ε > 0, il existe un rang à partir duquel tous les termes de la suite sont bornés par ε. La notation qu'introduit Abel n'a pas été conservée telle quelle au-delà du dix-neuvième siècle ; mais elle a l'avantage de lui permettre de traduire le fait qu'une suite tend vers zéro (et plus généralement d'écrire la convergence d'une suite) en termes d'inégalités faciles à manipuler.

Section II

Les deux premiers théorèmes (numérotés I et II) énoncent rigoureusement un résultat connu aujourd'hui sous le nom de règle de D'Alembert (et fournissent, entre autres, un moyen de calculer le rayon de convergence d'une série entière). Ce résultat était déjà connu avant les travaux d'Abel mais souvent utilisé mal à propos, comme dans le travail de Bolzano sur la série binomiale (Binomischer Lehrsatz et Rein Analytischer Beweis,1817)

Considérons une suite (ρm) à termes positifs telle que le quotient _ρm+1/ρm_admette une limite α finie.

Théorème I. Si la limite α est strictement supérieure à 1, alors la série de terme général ρm est divergente et plus généralement, toute série de terme général εmρm, avec εm ne tendant pas vers 0, est divergente. Théorème II. Si la limite α est strictement inférieure à 1, alors la série de terme général ρm est convergente et plus généralement, toute série de terme général εmρm avec εm bornée (7) est convergente.

La preuve de ces théorèmes repose sur la comparaison de la série de terme général ρm avec la série géométrique de raison α' avec α’ strictement entre α et 1, c'est-à-dire la comparaison avec la série de terme général (α’)m. Comme on connaît explicitement l'expression des sommes partielles de la série géométrique (et plus particulièrement de ses tranches de Cauchy (c'est-à-dire les sommes des termes de la suite pour les indices compris entre deux valeurs fixées), on sait que celle-ci converge si et seulement si sa raison est de module strictement inférieur à 1.

Dans sa preuve, Abel est un peu moins précis: il semble supposer qu'à partir d'un certain rang, ρm+1 < α ρm, c'est-à-dire que la suite ρm+1/ρm tend vers α par valeurs inférieures et distinctes de α (les termes de la suite tendent vers α tout en restant strictement inférieurs à α) ; de plus, l'énoncé sous-entend que α ≠ 1 (les strictement des énoncés ci-dessus). Il faut toutefois reconnaître que ces points ne sont que des détails qui ne changent pas foncièrement la nature du résultat et que les reprises de ces résultats poliront ces détails de rédaction.

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Abel enchaîne ensuite avec un théorème plus technique:

Théorème III. Soit (tm) une suite réelle, (pm) la suite des sommes partielles de la série de terme général tm et (εm) une suite décroissante positive. Si la suite (pm) est majorée par δ, alors les sommes partielles de la série de terme général εmtm est majorée par δε0.

Ce résultat a un grande importance dans toutes les preuves qui vont suivre : il indique comment l'on peut contrôler une série en décomposant son terme général comme produit d'un terme décroissant positif et d'un terme dont on contrôle les sommes. La démonstration repose sur l'astuce technique qui consiste à égaler tm par la différence pm - pm-1 pour obtenir une somme qui fait intervenir d'une part pm et d’autre part (εm - εm-1) : cette idée géniale permet de déplacer les difficultés pour se ramener aux termes sur lesquels portent les hypothèses du théorème. La manipulation mise à l'œuvre, qui mime l'intégration par parties en remplaçant les fonctions par des suites et les intégrales par des sommes, est désormais appelée transformation d'Abel (ou sommation par parties).

Exemple d’application du théorème d’Abel

Le théorème d’Abel s’applique à de nombreuses études de convergence. Un premier exemple concerne la cas élémentaire des séries « alternées », c'est-à-dire de coefficients (-1)nεn avec (εn ) décroissante vers 0: on prend alors tn= (-1)n et on vérifie que les sommes partielles de cette suite sont bornées par 1. Ainsi, les séries alternées convergent. Ce résultat, déjà connu de Leibniz, est appelé critère spécial des séries alternées. On peut généraliser l'exemple précédent avec tn= einθ pour θ qui n'est pas un multiple entier de 2π. Le caractère borné des sommes partielles vient alors du calcul explicite des sommes géométriques.

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Les deux théorèmes suivants concernent la continuité (8) d'une somme de série de fonctions, d'abord dans le cas d'une série entière puis dans le cas d'une série entière dépendant d'un paramètre.

Théorème IV. Soit ƒ la somme de la série entière de coefficients (νm). Supposons que cette série entière soit convergente pour l'argument δ > 0 (c'est-à-dire que son rayon de convergence est supérieur ou égal à δ). Alors: δ la série entière converge pour tout argument inférieur en valeur absolue à δ ; δ la fonction &dnof est continue à gauche sur [0, δ.].

Dans la rédaction proposée ici du théorème IV, on met en évidence les deux points différents de l'énoncé d'Abel. Le premier correspond à une définition de ce qu'on appelle aujourd'hui le rayon de convergence comme borne supérieure de l'ensemble des réels pour lesquels la série entière converge; en effet, le premier point indique que pour tout argument strictement inférieur (en valeur absolue) au rayon, la série est convergente. Le second point est un résultat encore plus fin et indique la propriété de continuité de la somme de la série entière sur le domaine de convergence, y compris au bord du cercle si la série y converge. La preuve consiste à découper la série définissant de sorte à exploiter les hypothèses de convergence (via la transformation d'Abel, théorème III) et de continuité des sommes partielles (qui sont des polynômes).

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Le théorème suivant vise à étudier la continuité relative à un paramètre dans les coefficients de la série entière.

Théorème V. Soit (νn) une suite de fonctions continues sur [a,b]. Supposons que la série entière dont les coefficients de coefficients (νn) soit, pour tout x ∈ [a,b], convergente pour l'argument δ > 0. Alors, pour tout α ∈ [0, δ], la fonction

est continue sur [a,b].

Ce résultat, un peu plus technique du fait des deux variables (celle des fonctions νn notée x et celle de la série entière notée α) explore en fait la notion de convergence uniforme même s'il n'est pas énoncé ainsi. Abel a en effet réalisé que la convergence de la série en un point ne suffit pas pour transmettre la propriété de continuité sur un voisinage de ce point. Il est d'autant plus facile d'affirmer cela qu'Abel reprend Cauchy et son cours de 1821 en note de bas de page, exhibant un contre exemple avec la série trigonométrique de terme général qui n'est pas continue aux arguments multiples impairs de π.

La notion de convergence uniforme

La convergence uniforme est une condition bien plus forte que la convergence simple. Dans le cas de la convergence simple, pour tout seuil ε > 0 et tout élément x du domaine considéré, on peut trouver un rang à partir duquel la distance |fn(x)-f(x)| devient inférieure à ε. A priori, si on choisit y ≠ x, alors le rang N à partir duquel la distance |fn(x)-f(x)| inférieure à ε va être différent et il n'existe pas forcément de rang qui puisse convenir pour tous les arguments x. Dans le cas de la convergence uniforme, on peut trouver un rang à partir duquel la distance |fn(x)-f(x)| devient inférieure à ε pour tout x. Cette condition est donc beaucoup plus forte : une suite de fonctions qui converge uniformément sur un ensemble converge simplement sur celui-ci (il suffit pour chaque x de considérer le rang commun à tous les arguments).

Figure 5 : Convergence non uniforme. Les fonctions fn(x)= xn (dont les courbes sont représentées en pointillés) convergent sur le segment [0,1] vers la fonction discontinue (de valeur 0 partout sauf en 1 où elle vaut 1) représentée par la courbe violette. Cette convergence n’est pas uniforme sur le segment [0,1] mais l’est sur tout segment de [0,a] avec a < 1.

Figure 5

: Convergence non uniforme. Les fonctions fn(x)= xn (dont les courbes sont représentées en pointillés) convergent sur le segment [0,1] vers la fonction discontinue (de valeur 0 partout sauf en 1 où elle vaut 1) représentée par la courbe violette. Cette convergence n’est pas uniforme sur le segment [0,1] mais l’est sur tout segment de [0,a] avec a < 1.

La preuve quant à elle ressemble dans son schéma à celle du théorème IV avec un découpage en isolant une fonction polynomiale et la majoration du reste par une suite géométrique de raison strictement inférieure à 1 multipliée par une fonction θ. Ceci permet d'obtenir facilement une majoration du reste pour un x fixé; malheureusement cette majoration dépend de x et la suite de l'argument d'Abel est erroné (comme celui de Cauchy mais cette fois-ci l'affirmation à démontrer est correcte) car il utilise la même majoration sur tout un intervalle entre (x – β) et x.

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Le dernier théorème de cette partie ne concerne plus la régularité des fonctions mais juste une règle de manipulation pour le produit des séries (désormais appelé produit de Cauchy).

Théorème VI. Soit deux séries numériques convergentes de terme général (νn) et (ν’n), telle que les séries numériques de terme général ρn = |νn| et ρ’n = |ν’n| soient également convergentes. Alors la série de terme général est convergente et la somme vérifie

Soit, en termes plus contemporains, le produit de Cauchy de deux séries absolument convergentes définit encore une série convergente. La preuve consiste à reconnaître dans la somme partielle des rn le produit des sommes partielles des νn et des ν’n puis de majorer les termes restant en utilisant la convergence absolue.

Aussitôt faite cette démonstration, Abel embraie avec un résultat dont l'énoncé n'est pas indiqué comme théorème.

Soit deux séries numériques convergentes de terme général tn et t’n, telles que la série de terme général est convergente.

Alors

La preuve de ce résultat combine les différents théorèmes de la partie : → Il introduit les séries entières (dont les coefficients sont les tn et les tn' respectivement) prises en α ∈ [0,1[ , qui sont absolument convergentes d'après le théorème II → Il calcule le produit de ces séries avec le théorème VI. → Enfin, il effectue le passage à la limite α → 1 grâce à la continuité obtenue au théorème IV.

Section III

L'objectif de cette longue section est d'étudier la convergence de la série binomiale dans le cas d'un argument x de module différent de 1 et de calculer lorsqu'elle existe la somme de la série. Abel procède en plusieurs étapes. Il réécrit toutes les quantités en fonctions de variables réelles. Voici un bref récapitulatif des notations pour le lecteur qui voudrait suivre les calculs dans leur intégralité

→ La première étape consiste à identifier les parties réelle et imaginaire (p et q) de la somme recherchée φ(m) en fonction de ces différents paramètres: on obtient la formule numérotée 2 dans le texte d'Abel (page 74). Pour établir la convergence ou la divergence dans le cas , il suffit alors d'appliquer la règle de D'Alembert (théorèmes I et II de la section 2). → Une fois la convergence établie pour α < 1, Abel utilise le théorème VI sur les produits de séries pour montrer que la somme vérifie l'équation fonctionnelle φ(m+n) = φ(m) φ(n) (formule 3) → L'étape suivante consiste à résoudre cette équation par étapes: - un premier changement de fonction inconnue (on résout avec θ une fonction auxiliaire) - une récurrence pour obtenir les valeurs entières (formule 8) - le passage aux rationnels (formule 9) - puis, avec un argument de continuité provenant du théorème V, le passage aux réels. → Les formules 11 à 16 décrivent les étapes pour revenir de ce résultat sur la fonction auxiliaire θ à la somme recherchée φ en passant par le module de cette dernière fonction.

Section IV

Cette section vise à élucider le cas limite des arguments x de module 1. La discussion porte sur la partie réelle de l'exposant m. → Premier cas : Si la partie réelle k de m est inférieure ou égale à –1, alors le terme général de la série ne tend pas vers 0 car son module λμ ne tend pas vers 0 : il y a divergence grossière. → Deuxième cas : Si la partie réelle k de m est positive, alors la série de terme général λμ est convergente d'après le critère de Cauchy (9). Il en suit avec la transformation d'Abel (théorème II) que la série binomiale converge. → Troisième cas : Si la partie réelle k de m appartient à ] –1,0[, alors on multiplie par x+1 et on se ramène au cas précédent ce qui établit la convergence.

La fin de la section est consacrée à d'une part à un rappel des résultats établis (convergence et valeur de la somme) et d'autre part à des cas particuliers (plus précisément, A: cas où m est un nombre réel ; B: cas où x est n nombre réel ; C: cas où m et x sont tous deux réels ; D: cas |x|= 1 ; E: cas m réel et |x|= 1 , F: cas où x est un imaginaire pur) où l'on simplifie la formule de la somme pour retrouver des résultats connus auparavant.

Section V

Cette dernière partie permet

par des transformations convenables des expressions précédentes [de] déduire encore plusieurs autres, entre lesquelles il se trouve de très remarquables.

On remarque entre autres le développement en série entière des fonctions ln et arctan (arctan α = α – 1/3 α3+ 1/5α5 +…) ainsi que d'autres identités admirables entre fonctions trigonométriques.

Conclusion

Cet article d'Abel est officiellement un travail virtuose pour étudier une série très particulière mais on y trouve, outre la rigueur rare à l'époque (si l'on excepte l'erreur dans la preuve du théorème V), des outils très généraux pour l'étude des séries numériques. Reprenant les idées et travaux de Cauchy sur la convergence (et en particulier, l'étude de la convergence par le critère de Cauchy), Abel introduit des méthodes de calcul s'adaptant pour de nombreuses séries semi-convergentes et qui préfigurent, entre autres, l'étude des séries entières de fonctions et la convergence uniforme par Karl Weierstrass (“Sur la théorie des séries entières”, écrit en 1841 mais publié seulement en 1894) et Louis-Augustin Cauchy (“Notes sur les séries dont les divers termes sont des fonctions continues d'une variable réelle ou imaginaire, entre des limites données” publiée aux Comptes Rendus de l'académie des sciences de Paris en 1853, texte dans lequel il reconnaît son erreur de 1821, signalée par Abel, avant d'introduire le critère de Cauchy uniforme pour les séries de fonctions).

Juillet 2011

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(1) Son premier article est intitulé Méthode générale pour trouver des fonctions d'une seule quantité variable, lorsqu'une propriété de ces fonctions est exprimée par une équation entre deux variables et paraît dans le premier numéro du premier volume de 1823.

(2) Revue cofondée par le physicien Christopher Hansteen, professeur d'astronomie à l'université de Christiana, soutien du jeune Niels Abel.

(3) Lettre du 24 octobre 1826, page 45 de la partie correspondance du Mémorial publié à l'occasion du centenaire de sa naissance, en ligne ici (voir en figure 3).

(4) En fait, il le retrouvera en juin 1829 après la mort de Niels Abel puis le manuscrit sera à nouveau perdu à deux reprises avant une redécouverte inespérée à Florence (les dernières pages manquantes ont été retrouvées en 2002), où il se trouve encore aujourd'hui. Pour tous les détails concernant cette gestion «négligente» par l'Académie des Sciences, on peut lire « Abel et l'Académie des Sciences » de René Taton, in Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 1948, volume 1, numéro 1-4, pp. 356-358 (en ligne sur Persée).

(5) The legacy of Niels Henrik Abel: the Abel bicentennial, Oslo, Springer 2002.

(6) La série est ici implicitement à valeurs réelles ou complexes: l'argument pour que le critère de Cauchy suffise à la convergence est la complétude de l'espace sous-jacent.

(7) Abel ajoute par 1, mais il est évident que ce choix de la constante n'intervient pas dans la preuve de ce théorème.

(8) La définition de continuité qu'Abel rappelle est davantage celle de la continuité à gauche.

(9) Rappelons le critère de Cauchy pour une série : pour tout seuil ε > 0, il existe un rang à partir duquel toutes les sommes d'un nombre fini de termes d'indices consécutifs de la série sont majorées (en module) par ε. La complétude du corps des réels (ou du corps des complexes) assure qu'une série qui vérifie cette propriété converge (propriété de complétude de ces corps).