Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion de l'Inauguration de la plaque « Maisons des... (original) (raw)

« O maman! Dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part ».
Je suis très heureux d’être avec vous ici près de Chambéry à l’occasion du lancement de l’année Rousseau. Je regrette de ne pouvoir être avec vous ce soir pour la création de Philippe Hersant, avec les Chœurs et Solistes de Lyon-Bernard Tétu, l’Orchestre des Pays de Savoie et la Compagnie Ecuador à l’Espace Malraux, à laquelle je ne peux assister en raison d’une réunion à l’Elysée ; mais j’ai tenu à faire ce déplacement pour vous rejoindre afin de vous manifester tout l’intérêt que je porte à une commémoration nationale dont la portée dépasse largement nos frontières et celles de nos amis suisses, tant la portée de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau s’inscrit de longue date dans un patrimoine à la dimension universelle.
Un écrivain, un philosophe, un théoricien du politique, un penseur de l’égalité et de l’éducation, de la musique et de la nature, un musicien, un promeneur, un homme de son siècle en somme, naissait il y a trois cents ans. L’auteur d’Emile ou de l’Education et du Contrat social, parus il y a deux cent cinquante ans, eut par ses écrits une influence majeure sur l’aventure révolutionnaire. Les multiples facettes, les grandeurs et les contradictions de cette figure centrale des Lumières françaises et européennes seront explorées lors des très nombreuses rencontres et manifestations qui se dérouleront tout au long de l’année.
Je tiens à saluer le travail de tous ceux qui s’y sont impliqués, en France, en Suisse aussi avec notamment la Société Jean-Jacques Rousseau qui depuis sa fondation à l’université de Genève il y a plus de cent ans, est un point de référence pour les études rousseauistes ; et, bien sûr, l’implication remarquable de la Région Rhône-Alpes, qui s’est engagé pleinement pour cette commémoration nationale, avec plus de quarante manifestations - lectures, concerts, colloques, pique-niques républicains, présentation de courts-métrages - qui vont rythmer cette année, à commencer par le spectacle de ce soir inspiré des Rêveries du promeneur solitaire.
Nous n’aurons pas trop d’une année pour revisiter la personnalité complexe de celui qui s’érigeait en juge de lui-même, et à laquelle des historiographies aux réflexes nationaux auront longtemps assigné une place parfois réductrice : le père de la volonté générale face aux penseurs de la Révolution glorieuse des britanniques, l’inspirateur de la Terreur face aux partisans des réformes mesurées et respectueuses des traditions… Alors même que selon Edmund Burke, l’auteur des Réflexions sur la révolution de France, la Révolution française trouvait sans doute aussi ses sources dans un radicalisme anglais du siècle précédent issu de la pensée de Locke. Mais les oppositions faciles ont la vie dure, et l’on continue à associer les théories de Rousseau à une forme de furia francese qui conduisit à la démesure et la déraison politique, celle qui mit plus d’un siècle à stabiliser l’idée républicaine. Radicalement sauvage, adepte de toutes les tables rases et de la barbarie volontaire contre les servitudes de la propriété, ennemi de la civilisation, prêtre des fureurs collectives… depuis le temps où l’on brûlait ses livres à Genève, l’homme aura alimenté bien des malentendus et des controverses. Et à l’évidence, celui qui fut panthéonisé par la Convention thermidorienne fut un puissant réveille-matin contre toutes les assurances des Lumières – tout comme son ami-ennemi David Hume l’était, selon Kant, pour les sommeils dogmatiques.
Mais ici, aux Charmettes, c’est aussi de la mémoire d’un autre Rousseau dont il est question, celui des Confessions, de l’ultime promenade des Rêveries peu de temps avant sa mort, celui d’une nouvelle forme d’introspection qui donnera lieu aux plus belles pages de la littérature francophone, et de ce genre si particulier qu’est l’autobiographie - un genre, en quelque sorte, qui est né ici, qui trouve ces sources en ces murs, dans les paysages qui nous entourent, que parcourut Rousseau pendant la décennie qu’il passa à Chambéry et ses alentours, la capitale des Ducs de Savoie, dont j’ai eu le plaisir de visiter avec vous, il y a quelques instants, le château et sa Sainte Chapelle.
Un Rousseau intime et du retour sur soi dont la Semaine de la Langue Française et de la Francophonie dans deux mois se fera l’écho, pilotée par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France et parrainée cette année par la Comédie-Française, autour de « dix mots », puisés pour cette nouvelle édition de ce rendez-vous de la langue française  et sur votre proposition, cher Jean-Jack Queyranne, dans le vocabulaire rousseauiste de la description de soi et de la confession. Dans le monde entier, via notre réseau culturel à l’étranger, avec l’implication du Ministère des affaires étrangères et des instituts français, on parlera la langue de Rousseau.
 
Je disais : « cet autre Rousseau » ; mais il clair que cette pensée du retour sur soi, du Jean-Jacques qui se remémore les temps de la construction de soi et la figure de l’amour perdu, aura profondément déterminé sa pensée politique - lui qui se fera l’adepte, quelques années plus tard, de l’histoire conjecturale, d’un retour imaginaire aux origines, dans le « deuxième discours », celui sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Quand on repense à la postérité révolutionnaire de ce texte, il est frappant de se rappeler que les collines de Chambéry y sont bien pour quelque chose. 
C’est l’esprit de ces croisements que j’ai voulu mettre en valeur en lançant le label « Maisons des Illustres », en septembre dernier. Un lieu, une mémoire, celles des artistes, des écrivains, des grands scientifiques ou des figures politiques qui sont des références cardinales de notre mémoire commune ; un apprentissage du regard sur le quotidien et la dimension finalement séculière de ce qui aura été sacralisé par le temps et la mémoire collective, une approche en biais des parcours et des pensées parfois les plus intimidants. Ce sentiment, je l’ai clairement ressenti lorsque j’ai posé la première plaque des « Maisons des Illustres » à La Boisserie, la maison du Général de Gaulle à Colombey-les-deux-Eglises.
Les Charmettes : cette villa classée monument historique présente la particularité d’être de longue date un lieu de pèlerinage. Nombreux furent les visiteurs illustres qui, comme en témoigne son Livre d’Or, tinrent à se rendre aux Charmettes pour tenter de percer le secret d’un novateur de génie - à commencer par l’Anglais Arthur Young, parcourant la France à l’aube de la Révolution, puis Chateaubriand, Lamartine, George Sand, partis à la recherche des sources d’un romantisme qui n’en était pas encore un.
En s’installant à 24 ans avec Madame de Warens dans cette demeure, Jean-Jacques allait vivre des années heureuses dans ce « séjour de l’innocence », qu’il regrettera tant quand il sera pris à Paris dans ce qu’il appelait  « le tourbillon de la grande société […et] la fumée de la gloriole » ; des années plus heureuses que celles qu’il traversa un quart de siècle plus tard, quand il écrivait les Confessions réfugié dans la région sous un faux nom, exilé de Suisse, et interdit en France. Des années qu’il cherchera toujours à revivre dans ce qu’il appelait ses « délires champêtres » à Montmorency – où l’on trouve la maison-musée du Montlouis, autre haut lieu rousseauiste, également musée de France et maison des Illustres -, ou, plus tard, à Ermenonville. Cet « heureux verger », où il commença à se faire son « magasin d’idées », où il fit à la fois son apprentissage amoureux et ses humanités buissonnières : la maison du plus illustre des autodidactes.
Aujourd’hui, le succès des Charmettes ne s’est pas démenti auprès de ses visiteurs, qui viennent souvent de loin pour y retrouver la mémoire de Rousseau. En apposant cette plaque avec vous, qui permettra d’intégrer les Charmettes dans ce réseau de mémoire, je souhaite que cette demeure puisse faire l’objet de travaux de restauration respectueux de l’esprit des lieux ; et je suis convaincu que le dialogue entre la ville de Chambéry et mon ministère via la direction régionale des affaires culturelles nous permettra de préserver, comme l’écrivait George Sand dans la Revue des deux mondes à propos des Charmettes, « ce je ne sais quoi qui ne s'emporte pas matériellement, et qui seul donne de la valeur et de la vie aux choses emportées ».
Je vous remercie.