La guerre contre la drogue : bilan d’un échec (original) (raw)

Le bilan de plus d’un siècle de prohibition des drogues est clairement négatif. Il est certes impossible de déterminer avec certitude si l’interdit a permis de limiter la production illégale de drogue, comme le pensent certains (notamment Windle et Farrell, 2012), ou si elle l’a au contraire dynamisée en raison de la rentabilité de la transgression, comme l’estiment d’autres (Roitman, 2000 ; McCoy, 2004). Il est en revanche acquis que les cultures illégales de pavot à opium, de cocaïer, ou encore de cannabis, n’ont pu être réduites de façon significative et durable, ni à l’échelle mondiale, ni dans la plupart des pays producteurs (Afghanistan, Birmanie, Colombie, États-Unis, Maroc, Mexique, Pérou, etc.).

L’interdiction de la production constitue le fondement de toutes les politiques et actions antidrogue mises en place par la communauté internationale depuis le début du XXe siècle. En 1906, Charles Henry Brent, évêque de l’Église épiscopale des États-Unis en poste aux Philippines, où la consommation d’opium était problématique, convainquit le président Théodore Roosevelt de réunir une Commission internationale de l’opium. Cette Commission se réunit à Shanghai en 1909, sous la présidence de Brent. Elle posa les bases de la prohibition de l’usage non thérapeutique des drogues. Le premier traité international mettant en œuvre cette interdiction fut signé à La Haye en 1912, à l’occasion d’une conférence internationale également présidée par Brent. L’objet de cette Convention internationale de l’opium était d’établir un contrôle de la production, du commerce et de la consommation d’opium mais aussi de morphine, d’héroïne et de cocaïne. Après la Première Guerre mondiale, la communauté internationale se dota d’un premier organe de lutte contre la drogue : dans le giron de la Société des Nations fut institué, en 1920, le Comité consultatif sur le trafic de l’opium et d’autres drogues nuisibles, précurseur de la Commission des stupéfiants des Nations unies établie en 1946. Conventions et protocoles internationaux se succédèrent jusqu’à la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 (184 États signataires en 2014) qui les réunit en un instrument aujourd’hui encore au cœur du système de contrôle international des stupéfiants. S’y sont adjointes depuis la Convention sur les substances psychotropes de 1971 (183 États signataires) et la Convention des Nations unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988 (189 États signataires).

Guerre contre la drogue et développement alternatif

Dès l’origine du régime prohibitionniste, et particulièrement depuis qu’en 1971 le président américain Richard Nixon a déclaré la guerre contre la drogue, les politiques menées à l’échelle mondiale ont eu pour principal objectif la réduction de l’offre. La diminution et, à terme, la suppression des productions illégales étaient censées provoquer une augmentation des prix de détail et, ainsi, décourager la consommation. Mais les efforts déployés ont échoué. Au contraire, depuis le début des années 1970, la production agricole et la consommation de drogues ont très nettement augmenté. Les zones de production se sont diversifiées. La disponibilité des produits illégaux sur le marché mondial a crû, y compris en termes de prix et de qualité. Ainsi, en mars 1995, après trois décennies de guerre contre la drogue, Thomas Constantine, alors administrateur de la Drug Enforcement Administration (ci-après DEA, le service états-unien de police fédérale chargé de la lutte antidrogue), déclarait devant le Congrès des États-Unis que la « disponibilité et la pureté de la cocaïne et de l’héroïne » étaient « plus élevées que jamais » (Falco, 1997). Depuis, la production de cannabis, de cocaïne et d’héroïne n’a pas diminué dans la plupart des pays producteurs. En témoignent les exemples du Maroc, du Pérou, de l’Afghanistan, de la Birmanie, du Laos et de l’Inde (Chouvy, 2009 ; ONUDC, 2014).

Nombre d’observateurs ont imputé cet échec à la prohibition elle-même. Celle-ci permet de dégager des profits élevés qui dynamisent le marché de la drogue, et c’est notamment « parce qu’elle est illégale et risquée » que cette économie est « hautement rentable » (Fonseca, 1992 : 491). Mais l’échec des politiques antidrogue est aussi dû à la priorité qui a été donnée à la réduction de l’offre plutôt qu’à la baisse de la consommation. Plusieurs études montrent que la prise en charge médico-sociale des usagers de drogues est plus efficace que leur répression, et davantage encore que les tentatives de suppression des productions agricoles de drogues illégales à la source (Teslik, 2006). Enfin, l’échec des politiques antidrogue peut être attribué à la façon même dont la réduction de l’offre a été conçue et entreprise depuis le début des années 1970. La guerre contre la drogue a en effet très largement privilégié la répression de paysanneries criminalisées par la prohibition internationale. L’éradication forcée des cultures illégales de cannabis, de coca et de pavot à opium, a bénéficié de financements sans comparaison avec ceux dédiés aux politiques de développement économique (cultures de substitution, développement intégré, développement alternatif).

En Asie, où l’essentiel de l’opium a toujours été produit, l’histoire offre de nombreux exemples de politiques répressives et incitatives destinées à supprimer la culture illégale du pavot. Presque toutes ont échoué. Les interdits de production se sont révélés inefficaces, les campagnes d’éradication forcée impraticables, les actions répressives contre-productives économiquement, les projets de développement alternatif mal conçus et insuffisamment financés, et faute d’évaluation suffisante, peu de leçons ont été tirées de ces échecs (Chouvy, 2009). Les plus grands succès et les plus grands échecs de la lutte contre la production de drogue ont pris place dans l’Asie de l’opium. En témoignent la rapide suppression de l’immense production chinoise, dans les années 1950 (Zhou, 1999), et l’augmentation sans précédent de la production afghane à partir des années 1990. Mais de manière générale, les politiques mises en œuvre n’ont pas réussi à endiguer les productions illégales (Chouvy, 2009).

La lutte antidrogue face à ses échecs et à leur déni

L’échec de la prohibition et des politiques et actions antidrogue est difficilement accepté par ses principaux acteurs, au premier rang desquels l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Les rapports annuels de cet organisme recensent les progrès, réels ou supposés, de la lutte mondiale contre la drogue. Ainsi, dans un rapport de 2006, l’Office déclarait qu’il y avait eu nettement moins d’opium produit en 2005 qu’un siècle plus tôt (ONUDC, 2006). Mais en 1906, l’Empire du Milieu était à l’origine de 85 % des 41 624 tonnes produites dans le monde, et l’opium faisait l’objet d’un commerce imposé à la Chine par deux guerres (1839 et 1856) et plusieurs traités iniques. Mettre en perspective la production de 2005 et celle de 1906 se révèle dès lors trompeur sachant qu’un siècle de prohibition et plus de trente années de guerre contre la drogue séparent les deux dates. Nombre d’observateurs n’ont pas manqué de le faire remarquer, regrettant au passage que la sélection partiale et partielle de ses données par l’ONUDC décrédibilise ses travaux (IDPC, 2007). Certes, comparer les 4 620 tonnes d’opium produit en 2005 aux 41 624 tonnes de 1906 permettait de présenter un bilan plus favorable que si la comparaison avait été opérée avec les 1066 tonnes de 1970 : à l’époque, la Convention unique de 1961 avait moins de 10 ans et ni la guerre contre la drogue (1971) ni les premiers projets internationaux de développement alternatif (1972, en Thaïlande) n’avaient été engagés. Le rapport 2006 de l’ONUDC s’inscrit donc indubitablement dans ce que certains ont nommé la politique du déni (Bertram, Blachman, Sharpe, Andreas, 1996). La guerre contre la drogue, justifiée par une idéologie prohibitionniste aux relents puritains et racistes, résiste à toute approche rationnelle. Elle se voit continuellement reconduite au lieu d’être remise en question. Les échecs (relatifs diront certains) de la prohibition se répètent depuis des décennies mais ne donnent lieu à aucune révision, si ce n’est au renforcement de moyens jugés insuffisants (Blumenson et Nilsen, 1998 ; Carpenter, 2000 ; Davenport-Hines, 2001).

Le cas des États-Unis démontre pourtant qu’aucun État, quelles que soient les ressources financières, humaines, techniques, et politiques, dont il dispose, ne peut empêcher la production illégale massive de drogues. L’impuissance américaine est d’autant plus flagrante que les gigantesques moyens déployés dans sa guerre contre la drogue n’ont permis ni de supprimer les vastes superficies de cannabis cultivées sur le territoire national (superficies estimées en 2009 à 31 000 hectares dans le seul État de Californie, et à 44 400 dans tout le pays [1]), ni de bloquer les flux du trafic international de drogue en provenance de ses deux voisins, Mexique et Canada, et du reste du monde (HIDTA, 2010). La puissance de la DEA (86 bureaux, dont un à Paris, répartis dans 66 pays) et la constante augmentation de ses moyens (de 1 470 agents et 65 millions de dollars de budget annuel lors de sa création en 1973, à 5 235 agents et 2,4 milliards en 2008) [2] n’ont à l’évidence pas suffi à réduire l’étendue des cultures de cannabis, le nombre de laboratoires de méthamphétamine, et le trafic de drogue en général. L’agence fédérale a certes obtenu des résultats en faisant diminuer de façon importante les cultures de cannabis dans le Midwest, mais elle n’a pas réussi à éviter les déplacements de la production vers la Californie, le Tennessee, le Kentucky, Hawaii, et New York (Chouvy, 2014).

La guerre contre la drogue a été vigoureusement soutenue par l’administration Reagan (1981-1989). Une conséquence notable en a été la militarisation de la lutte contre le trafic alors qualifié de « menace contre la sécurité nationale » (Carpenter, 2000). Des milliards de dollars ont depuis été dépensés, principalement en Amérique latine mais aussi en Asie. Ainsi les Etats-Unis ont financé des patrouilles de Marines le long de la frontière mexicaine, la livraison d’hélicoptères d’attaque à la dictature birmane (18 entre 1974 et 1978), et le déploiement d’unités paramilitaires de lutte antidrogue dans l’Afghanistan post-Taliban. À ce jour, le Plan Colombie reste le programme antidrogue le plus onéreux jamais financé par les États-Unis : 4 milliards de dollars entre 2000 et 2005, dont 80 % attribués à la police et à l’armée colombienne contre seulement 8 % au développement alternatif (Isacson, 2005). Les résultats de ce plan sont loin d’avoir été à la hauteur de son financement. Malgré des épandages aériens de glyphosate les plus vastes de l’histoire de l’éradication forcée, la Colombie comptait 157 200 hectares de coca en 2006, soit 13 200 hectares de plus qu’en 2005 (Isacson, 2005).

L’Afghanistan fournit un autre exemple de l’échec de la guerre contre la drogue : ni les interdits répétés (hormis celui imposé par les talibans en 2000 [3]), ni les opérations d’éradication forcée, ni les projets de développement alternatif, n’ont pu y empêcher l’augmentation importante de la culture illégale du pavot. Malgré plus d’une décennie d’efforts menés par différents acteurs de la communauté internationale, et en dépit des fortunes dépensées dans la reconstruction de l’État afghan, la production d’opium y est passée de 4 565 tonnes en 1999 à 8 200 tonnes en 2007 (davantage que la production mondiale totale l’année précédente : 6 610 tonnes en 2006). Si la production a baissé en 2013 (5 500 tonnes) en raison de facteurs climatiques, les superficies cultivées en pavot, elles, n’ont jamais été aussi vastes : les 209 000 hectares cultivés illégalement (36 % de plus qu’en 2012) témoignent autant du faible contrôle politico-territorial de l’État que des succès pour le moins mitigés de la lutte antidrogue (ONUDC, 2013 ; Chouvy, 2014).

Éradication forcée vs. développement alternatif

L’histoire du développement alternatif (entendu au sens de développement économique au service de la lutte contre la drogue) montre que cette approche n’a que très rarement permis de réduire les productions agricoles de drogues illégales (ONUDC, 2005). Pourtant, en dépit de ses résultats décevants, le développement alternatif ne doit pas être rejeté en bloc. On peut en effet raisonnablement estimer que son échec est imputable à la faiblesse des méthodes et des moyens financiers mis en œuvre plutôt qu’à la logique qui le sous-tend. Cette stratégie n’a pas failli parce qu’elle est inadaptée mais parce qu’elle a été sous-utilisée, la réduction des productions agricoles illégales ayant trop souvent été dissociée des questions de développement économique.

La pauvreté constitue la cause première du recours à la production agricole de drogues. Or les paysans de la drogue sont souvent perçus non comme des victimes du sous-développement économique, mais comme des criminels, ce qui explique la priorité donnée à la répression par rapport au développement dans les stratégies de lutte antidrogue. À l’instar de ce qui s’est passé en Afghanistan lors de la dernière décennie, l’essentiel des moyens consacrés à la lutte antidrogue a été utilisé pour concevoir, mettre en œuvre et renforcer une batterie de mesures répressives qui aggravent la pauvreté des régions productrices de cannabis, de coca, et de pavot, au lieu d’y remédier.

Le déploiement du développement alternatif a été entravé par diverses contraintes économiques, politiques, et idéologiques. Néanmoins, les quelques expériences positives auxquelles il a donné lieu permettent de penser que cette approche recèle un potentiel encore non exploité. On ne peut en dire autant des stratégies répressives, qui ont été conduites pendant près de quatre décennies à des échelles et avec des moyens dont le développement alternatif est loin d’avoir bénéficié. C’est notamment le cas des programmes d’éradication forcée qui, en aggravant la pauvreté des paysans pourtant reconnue comme l’une des principales causes du recours à la production agricole de drogues illégales, se révèlent non seulement inefficaces mais contre-productifs.

Aller plus loin

Bibliographie

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