La mémoire des Lettres (original) (raw)

Depuis l'été 1944, les ruines de l'abbaye d'Ardenne se dressaient tristement au nord de Caen. La carcasse de l'église témoignait de la violence des bombardements anglo-américains et du courage des fantassins canadiens, dont certains furent fusillés par la Wehrmacht en ces lieux, au mépris des lois de la guerre. Mais hormis ces souvenirs du Débarquement, le spectacle était plutôt pitoyable: une abbatiale reconvertie en grange, des bâtiments conventuels loués pour des fêtes, des vestiges dans un tel état qu'il fut même un temps envisagé de les livrer aux bulldozers. Or, voici que cet ancien chef-d'?uvre en péril s'apprête à accueillir des chercheurs venus du monde entier pour consulter des fonds d'archives réunis par l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC).

Le destin de cette abbaye fondée au XIIe siècle par les prémontrés s'est scellé grâce à la rencontre de deux hommes qui ne semblaient à première vue guère faits pour s'entendre. René Garrec, président du Conseil régional de Basse-Normandie, voulait à tout prix restaurer cet ensemble remarquable. Après l'échec d'un projet d'université franco-américaine, le solide notable normand tombe en 1995 sur un intello parisien: Olivier Corpet, directeur de l'IMEC, spécialiste du nouveau roman, grand amateur de Barthes, de Foucault et d'Althusser. Curieux attelage, direz-vous... C'est oublier que les carpes se marient parfois avec des lapins. Surtout lorsque chacun possède ce dont l'autre a besoin. Garrec a de la place à revendre; Corpet ne sait plus où fourrer les tonnes et les tonnes de dossiers qu'il a accumulés.

La fondation de l'IMEC ne remonte pourtant qu'à 1988, mais le succès a été rapide. Cette association régie par la loi de 1901 est née pour conserver et offrir aux chercheurs les fonds d'archives des principaux acteurs de la vie intellectuelle. Une aubaine pour les éditeurs, qui peuvent ainsi vider leurs caves, sauver des pans entiers de leur histoire et soigner leur image. Le fonds le plus prestigieux est sans conteste celui d'Hachette, qui remonte à 1826 et que Jean-Luc Lagardère a cédé à l'IMEC: presque deux siècles d'histoire de l'édition. Mieux, cet ensemble où les correspondances voisinent avec les factures et autres documents comptables a été classé monument historique - distinction réservée jusqu'alors à des manuscrits rares ou à des objets précieux. Denoël, Fayard, Flammarion, Hetzel, Stock et Le Seuil sont aussi de la partie, de même que les revues, l'une des grandes spécialités de L'IMEC, car elles abritent souvent une part importante et méconnue des ?uvres littéraires.

De la vénérable Revue des Deux Mondes à Esprit, c'est tout un pan du débat intellectuel qui s'offre ainsi aux historiens. Olivier Corpet avoue d'ailleurs une préférence pour les hommes-carrefours, pour les personnages qui pendant des décennies furent en rapport avec des créateurs venus des horizons les plus divers. Au hasard du catalogue, on relève ainsi Jean Paulhan, éminence grise de la NRF et des éditions Gallimard, Pierre Brisson du Figaro, Jean Fauvet du Monde ou encore Francis Lacassin, l'infatigable redécouvreur des maîtres de la littérature populaire.

Pour la plupart d'entre nous, cependant, les archives personnelles des auteurs, leur correspondance, leurs manuscrits sont plus éloquents. Après avoir débuté avec Céline, Colette, Genet ou encore Beckett, l'IMEC a effectué en une dizaine d'années une incroyable moisson. Les grands noms des sciences humaines (Brunschvicg, Lévy-Bruhl, Barthes, Foucault) reposent en paix dans les magasins au côté des poètes (Georges Schéhadé, Jean-Claude Renard) et des romanciers (Bove, Duras, Mandiargues). A son tour, le théâtre est arrivé (Antoine Vitez, Patrice Chéreau), suivi par la musique (Erik Satie) et par la peinture (Christian Dotremont, animateur du groupe Cobra).

La clef du succès est simple: l'IMEC offre aux déposants une solution parfaitement adaptée à leurs problèmes. Un auteur qui sent la mort venir souhaite en général léguer son héritage intellectuel. Une veuve, des enfants, des proches confrontés au décès d'un homme célèbre sont souvent débordés par les aspects pratiques de la succession: un appartement envahi par les livres, des monceaux de reliques dont ils ignorent la valeur vénale et l'intérêt historique, un fatras de papiers livrés aux souris et à l'humidité.

Véritables compagnons d'Emmaüs, les pèlerins de l'IMEC se chargent de tout; ils vident les sous-sols, les greniers, les garde-meubles, parfois même les cuisines; ils préservent les bibliothèques privées dans leur intégralité, jusqu'au plus banal livre de poche; ils s'engagent à effectuer un premier classement dans un délai de dix-huit mois - délai exigé par les compagnies d'assurances. Comme il s'agit d'un dépôt et non d'une vente ou d'une donation, les héritiers peuvent récupérer leurs biens à tout moment, et ils restent libres d'autoriser ou de refuser l'accès de telle ou telle partie du fonds aux chercheurs.

Evidemment, certains petits malins pourraient profiter de l'aubaine pour faire expertiser des documents, avant de les mettre en vente chez Sotheby's ou ailleurs. Olivier Corpet écarte cette hypothèse d'un haussement d'épaules; l'expérience lui a appris que les veuves abusives et les héritiers avides constituent une infime minorité, et que presque tous les déposants n'ont qu'une idée en tête: préserver la mémoire d'une ?uvre et d'un homme.

Voilà pourquoi l'IMEC n'a perdu que trois fonds sur les trois cent cinquante réunis en quinze ans. Voilà pourquoi, en ce mois de mars 2003, les spécialistes du «dépoussiérage» sont en train de trier deux nouveaux fonds: les archives de Jack Lang et celles du Collège de France. Sur un rayonnage, des boîtes contiennent les milliers de cartes de v?ux envoyées par l'ex-ministre de la Culture à la planète entière. Sur une table, on découvre les lettres adressées par Marcel Mauss à son oncle Emile Durkheim. Un peu plus loin, Radiguet et Roland Barthes côtoient Chris Marker et Edgar Morin.

Au début, les grandes institutions françaises se réjouissaient de voir l'IMEC collecter des fonds dont personne ne voulait. Mais la petite association est aujourd'hui une rivale qui attire plusieurs nouveaux déposants par mois. La Bibliothèque nationale de France, en particulier, subit sa concurrence directe, et elle n'a sans doute guère apprécié de voir Alain Robbe-Grillet lui retirer ses manuscrits pour les remettre à son ami Olivier Corpet... Ce dernier reste méfiant. Il sait qu'une simple décision budgétaire pourrait asphyxier l'IMEC, qu'un plus gros poisson que lui pourrait l'avaler, et qu'une jeune institution risque toujours de connaître le sort funeste de la Cinémathèque.

Outre les questions de place, la décentralisation lui offre donc une assurance de pérennité. A Paris, il n'était qu'un frère lai; à Caen, il sera abbé. D'ici quelques mois, le président de la République devrait inaugurer son fief d'Ardenne. D'ici un an, des clercs allemands, américains, japonais logeront dans les bâtiments conventuels. Ils assisteront à des colloques dans la grange dîmière. Ils travailleront dans l'abbatiale aménagée en bibliothèque. Entre prime et none, ils déambuleront sur les coursives installées dans les bas-côtés. Dans le vaisseau central, ils pianoteront sur leurs ordinateurs. Exactement comme à Oxford ou à Cambridge.

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