Palmarès des villes: la revanche de la province (original) (raw)
Le temps des villes est un temps long. Voilà des siècles que les Français pestent contre la "pieuvre parisienne", des siècles que ce "cher et vieux pays", comme disait de Gaulle, semble écrasé par une capitale aussi vorace que tentaculaire. Et voici que, sans prévenir, Paris la dominatrice, Paris la munificente, Paris la surpuissante, commence à perdre du terrain par rapport aux grandes métropoles régionales.
Pas toutes, bien sûr ; pas dans tous les domaines, non plus, mais enfin les faits sont là : depuis dix ans, Toulouse, Nantes ou Rennes progressent plus vite que la mégalopole francilienne. Un retournement historique.
Telle est la conclusion capitale, si l'on ose dire, de cette enquête inédite et un brin herculéenne. Patiemment, humblement, avec des préventions d'entomologiste suisse, L'Express a examiné environ 3 000 données, puisées aux meilleures sources. Pour mesurer l'évolution économique des 51 plus grandes "villes" de l'Hexagone, au sens large (voir l'encadré page 42), depuis le dernier recensement de l'Insee, en 1999 - un travail que même le vénérable Institut n'a pas encore entrepris.
Or, on l'oublie parfois, les villes vivent, grandissent, déclinent aussi. Qui se souvient que Rouen fut longtemps la deuxième ville du pays ? Provins, une cité prestigieuse ? Le bourg gersois d'Eauze, la capitale d'une province romaine ? Le mouvement est lent, presque impalpable, souvent invisible aux yeux des hommes, mais il n'échappe pas aux statistiques qui, dans leur impitoyable froideur, divulguent au grand jour les évolutions de la géographie contemporaine. C'est cette nouvelle France que L'Express dévoile cette semaine.
Paris rattrapée
La première leçon, la plus importante, sans doute, est donc celle-ci : l'avance de Paris sur les autres métropoles françaises se réduit. Trois indicateurs en apportent la preuve.
1. Le nombre d'emplois dans la capitalen'a augmenté que de 9,3 % entre 1999 et 2006 (date des derniers chiffres disponibles). Sur ce chapitre crucial, elle ne se situe qu'à une piteuse 41e place sur 51. Battue par des cités comme Troyes, Limoges et Amiens ! Et à des années-lumière des championnes de la spécialité : Perpignan (+ 22 %), Montpellier (+ 23,5 %) et surtout Toulouse (+ 26 %).
2. La proportion de cadresdiminue dans la capitale. Alors qu'elle atteignait 47,5 % en 1990, cette catégorie déterminante pour la compétitivité économique est tombée à 45,9 % en 1999, et même à 44,5 % en 2006. Dans le même temps, elle bondissait à Bordeaux, à Nantes, à Rennes, à Lyon et surtout à Toulouse. Attention toutefois aux contresens : ce retournement inédit ne signifie pas que les cadres sont de moins en moins nombreux dans la capitale, mais que leur rythme de progression y est désormais inférieur à la moyenne nationale.
3. Le Grand Paris enregistre un solde migratoire négatif avec les régions. En clair, chaque année, le nombre de provinciaux qui arrivent dans la capitale et ses alentours est inférieur à celui des Parisiens qui s'installent en régions : 115 000 personnes de moins entre 1999 et 2006, l'équivalent de la commune de Nancy ! Alors que d'autres territoires connaissent le phénomène contraire, en particulier Perpignan, Toulouse, mais aussi le Genevois français, Bayonne et la côte basque, Nîmes, Montpellier et La Rochelle.
**Conclusion logique :**Paris occupe une triste 35e place sur le thème du "dynamisme économique" (voir page 48).
De nouvelles capitales crédibles
A priori, il y a tout lieu de se réjouir de voir apparaître en France des alternatives à la capitale crédibles sur le plan européen. "Les investisseurs internationaux commencent à s'intéresser à des villes comme Lyon, Toulouse, Lille, Strasbourg, Nantes et Grenoble. Le mouvement est encore timide, mais réel", indique Marc Lhermitte, associé chez Ernst & Young.
Cette évolution positive ne doit toutefois pas être poussée trop loin. "Il ne faut pas opposer Paris au reste de la France. Sans la capitale, les autres régions vivraient moins bien", rappelle Bernard Morel, chef du département de l'action régionale de l'Insee. Un exemple ? Si Disneyland n'avait pas choisi Marne-la-Vallée, c'est à Barcelone que se serait installé le géant américain. Pas à Nantes ni à Brive-la-Gaillarde. Autrement dit, Paris permet à la France d'être globalement plus riche. D'où la nécessité absolue de ne pas trop l'affaiblir.
Compétitivité : Paris sauve l'honneur
Si l'avance de la capitale diminue, elle continue de dominer le classement global de la "compétitivité". Contradictoire ? Non. C'est un peu comme si, dans un marathon, un athlète avait pris quinze minutes d'avance sur ses poursuivants : même s'il court moins vite dans le dernier kilomètre, il franchira tout de même en tête la ligne d'arrivée. C'est ce qui se passe avec le Grand Paris, qui, malgré un relatif essoufflement, reste le meilleur pour de nombreux indicateurs clefs : liaisons aériennes, population, nombre d'étudiants, pôles de compétitivité... Sur la photo-finish, la capitale devance Toulouse et Lyon, tandis que Nantes, Rennes et Bordeaux suivent un peu plus loin. En revanche, nulle trace d'Amiens, de Reims, de Rouen ou d'Orléans au tableau d'honneur. Comme si la capitale, par sa taille, "asséchait" son environnement dans un rayon d'au moins 300 à 400 kilomètres.
Les reines de la qualité de vie
Cette victoire est toutefois insuffisante pour éviter à Paris de ne décrocher qu'une simple 5e place au classement général. Car celui-ci accorde certes une prime à la compétitivité économique - coefficient 2 - mais tient compte tout de même de la qualité de vie - coefficient 1 (voir méthodologie, page 45).
Or, là, il n'y a pas débat. Logements hors de prix, délinquance inquiétante, air vicié, circulation kafkaïenne, et toujours pas la mer ni la montagne : non, ce n'est pas après avoir abusé de substances hallucinogènes que la rédaction de L'Express lui attribue seulement une 39e place sur ce chapitre. On peut mener à Bordeaux une carrière professionnelle de haut niveau et piquer une tête le week-end dans le bassin d'Arcachon. Un scénario inenvisageable dans la capitale, sauf à raffoler des eaux verdâtres de la Seine. Dans ce domaine, c'est une ville de dimension modeste qui l'emporte, Angers, devant Rennes, Brest et Poitiers. Comme s'il était difficile de concilier taille européenne et qualité de vie, notamment pour l'immobilier et la sécurité.
Classement général : la victoire de l'Ouest et du Sud
Toulouse, Rennes, Nantes... Le classement général est sans appel. A l'exception de Paris et de Strasbourg, les dix premières places sont toutes occupées par des villes de la moitié sud ou de la façade atlantique. Il s'agit soit de métropoles sachant allier compétitivité et qualité de vie, comme Rennes (respectivement 5e et 2e), Nantes (4e et 7e) ou Montpellier (7e et 8e).
Soit des cités dont les atouts économiques sont si puissants qu'ils leur permettent de pallier une qualité de vie un peu moins bonne. L'exemple parfait est naturellement Paris (1er et 39e). Mais le phénomène se vérifie à un moindre degré pour Toulouse (2e et 17e) et Lyon (3e et 28e). Rien d'alarmant encore pour ces deux belles métropoles, mais des difficultés réelles à poursuivre leur croissance vigoureuse tout en évitant délinquance, embouteillages et envol des prix des logements.
Les failles de la Méditerranée
Globalement, les villes du Sud vont bien : elles continuent de créer de nombreux emplois et d'attirer de nouveaux habitants. Pourtant, elles accusent un léger retard sur leurs homologues de l'Ouest. Logique : si elles ont des attraits évidents, la mer et la météo au premier chef, elles présentent aussi de sérieux inconvénients - des prix de l'immobilier ahurissants, une insécurité croissante, sans oublier un défaut de coordination politique qui freine les grands projets d'aménagement, notamment en matière de transports. D'où les résultats relativement décevants d'Aix-Marseille (9e du classement général) et de Nice-Cannes-Antibes (12e).
Les difficultés du Nord et de l'Est
Cette enquête confirme une autre tendance de fond : les difficultés persistantes du Nord et de l'Est. Thionville, Béthune, Dunkerque, Montbéliard occupent souvent les dernières places. C'est là la France industrielle : puissante hier, déstabilisée aujourd'hui par la mondialisation. Un choc terrible qui s'ajoute à d'autres difficultés structurelles : population peu diplômée, météo capricieuse, manque d'attrait touristique... En témoigne l'un des indicateurs les plus significatifs de ce palmarès : le solde migratoire. Quand les Français le peuvent, ils quittent ces cités mal en point économiquement et dénuées d'"aménité", comme disent délicatement les géographes. Il s'agit bel et bien aujourd'hui des zones les plus inquiétantes du territoire français. Même Lille (18e) a du mal.
Un effet taille
Ce n'est pas exactement un scoop ? Peut-être, mais encore fallait-il le confirmer. Oui, dans la compétition économique, il existe une prime à la taille. Seul un certain seuil de population permet de disposer d'une université de haut niveau, d'une offre culturelle riche, d'un marché du travail diversifié, etc. Résultat : les huit premières places de notre classement sont toutes occupées par des métropoles de plus de 500 000 habitants.
La revanche des villes moyennes
Cette prime à la taille n'interdit pas aux cités plus modestes de briller. Au contraire, plusieurs d'entre elles obtiennent de très bons résultats, meilleurs en tout cas que leur rang en termes de population. C'est le cas notamment de Tours, de Dijon, de Clermont-Ferrand, de Poitiers, de La Rochelle ou encore de Bayonne et de la côte basque.
L'explication est délicate, mais risquons-en une. Qu'il s'agisse de commerces, de lycées ou de cinémas, ces cités proposent à leurs habitants une offre de bon niveau, souvent comparable à celle des grandes métropoles. Et ce avec moins d'inconvénients, puisqu'en règle générale le prix de l'immobilier y est moins élevé, la circulation moins apocalyptique et l'environnement mieux préservé. Reste, évidemment, que l'on n'y trouve pas certains services rares : le grand chirurgien du genou, le 3e cycle hyper pointu en biotechnologies, l'Opéra doté d'une distribution internationale... Mais les progrès de la mobilité sont passés par là : dans ces cas, rien n'empêche de prendre le TGV, la voiture, voire l'avion.
Marseille, la déception
A l'inverse, certaines métropoles sont plus mal classées que prévu. C'est le cas notamment de Marseille (9e seulement, alors qu'elle devrait disputer à Lyon la 2e place), mais aussi de Lille, de Toulon ou de Rouen. Au contraire, Montpellier, Toulouse, Tours, Dijon, Annecy ou Poitiers font beaucoup mieux que ce que l'on pouvait attendre d'elles. Il ne suffit donc pas d'être "gros" pour gagner. D'autres facteurs entrent en ligne de compte.
L'effet tourisme, jusqu'où ?
Le tourisme garantit-il le développement économique ? Beaucoup le pensent. Un territoire attractif, par définition, permet de séduire non seulement des vacanciers, mais aussi des retraités, avec les créations d'emplois que cela entraîne dans l'hôtellerie-restauration, le bâtiment, le commerce, les services à la personne et le secteur public. C'est ce que l'on appelle l'"économie résidentielle". "50 000 retraités quittent ainsi Paris chaque année pour s'installer sur les bords de la Méditerranée", indique le sociologue Jean Viard. De quoi expliquer en grande partie les créations d'emplois massives - et non délocalisables - observées à Nice, Montpellier, Bordeaux ou Toulouse, mais aussi à Perpignan, Avignon, La Rochelle ou au Pays basque.
Cet "effet tourisme" est d'autant plus puissant qu'il joue dans tous les secteurs d'activité. Un patron sait qu'il lui sera plus facile de faire venir les cadres dont il a besoin en s'installant à Sophia-Antipolis, sur les bords de la Méditerranée, ou à Grenoble, près des stations de ski alpines. C'est pourquoi, pour mesurer le dynamisme des grandes villes, L'Express a tenu compte à la fois de critères strictement économiques, mais aussi de la qualité de vie.
Cette analyse doit toutefois être doublement nuancée. D'abord, parce que ce modèle "touristique" repose en partie sur le bon niveau de vie des retraités. "Qu'en sera-t-il demain si les réformes en cours affaiblissent le pouvoir d'achat des seniors ?" interroge la géographe Béatrice Giblin. Ensuite, parce que les territoires qui vivent de la consommation dépendent, in fine, de ceux qui créent de la richesse. Personne n'a donc intérêt à l'affaiblissement des villes productives - Paris, au premier chef - dont dépend l'avenir des villes résidentielles.
Avantage aux capitales régionales
Disposer du titre de capitale régionale est un atout enviable. La preuve ? Les bons résultats enregistrés par Besançon, Clermont-Ferrand, Poitiers, Dijon... C'est que ce statut leur permet de disposer de nombreux fonctionnaires de haut niveau. Cet élément joue d'autant plus fortement quand la ville domine son territoire. Toulouse assure des fonctions métropolitaines que nul ne lui conteste en Midi-Pyrénées. Tout comme, à une échelle plus modeste, Clermont-Ferrand en Auvergne. Alors qu'elle est bien moins peuplée, la préfecture du Puy-de-Dôme (430 000 âmes) obtient ainsi des résultats souvent meilleurs que Toulon, forte pourtant de ses 600 000 habitants. La préfecture varoise souffre à l'évidence du voisinage de Marseille.
Le rôle crucial des maires
On ferait erreur en pensant que ces différents classements ne sont que le produit implacable des vastes courants croisés de l'économie mondiale et de la géographie hexagonale. Les hommes, eux aussi, jouent un grand rôle dans le destin de leur territoire. Et d'abord les maires. "Lille ne serait pas ce qu'elle est sans Pierre Mauroy, Montpellier sans Georges Frêche, Valenciennes sans Jean-Louis Borloo, Nantes sans Jean-Marc Ayrault, ni Rennes sans Edmond Hervé", rappelle Béatrice Giblin. En revanche, il a peut-être manqué, ces vingt dernières années, de tels dirigeants à Nice, à Rouen, à Strasbourg, à Marseille. Petite leçon d'instruction civique à l'endroit des électeurs distraits : glisser un bulletin dans l'urne n'estjamais un geste anodin...
Les handicaps originels
A l'impossible nul n'est tenu. Des élus comme Michel Delebarre à Dunkerque ou Antoine Rufenacht au Havre font sans doute de leur mieux. Mais, quand on est confronté au déclin des industries textiles à Troyes, de la sidérurgie à Thionville, du bassin houiller à Douai-Lens, quand on affronte la fermeture de Manufrance à Saint-Etienne, quand sa cité a été ravagée par la guerre, comme Lorient ou Saint-Nazaire, le plus grand génie du développement local ne peut à lui seul inverser la tendance.
Réciproquement, certaines cités tirent sans grand mérite les fruits de décisions prises ailleurs. Il faut rappeler que Toulouse la resplendissante doit d'abord son succès à l'Etat. C'est lui qui a décidé d'implanter les industries aéronautiques le plus loin possible de l'ennemi héréditaire de l'époque, l'Allemagne. Ses édiles successifs, sans doute, ont su accompagner ces vents favorables en développant l'enseignement supérieur, l'offre culturelle, la communication et en cultivant la forte identité de leur cité prestigieuse. Mais on ne vexera personne en écrivant qu'il est plus facile de gérer la Ville rose que Béthune ou Montbéliard.
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