une g�ographie galante et all�gorique (original) (raw)
La Carte de Tendre : une g�ographie galante et all�gorique
(choix de textes de Madeleine de Scud�ry, Segrais, Maulevrier, Tristan l'Hermite,...)
(voir la Carte sur le site de la Bnf)
Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu'Herminius avait pri� Cl�lie de lui enseigner par o� l'on pouvait aller de Nouvelle-Amiti� � Tendre, de sorte qu'il faut commencer par cette premi�re ville qui est au bas de cette carte pour aller aux autres; car, afin que vous compreniez mieux le dessein de Cl�lie, vous verrez qu'elle a imagin� qu'on pouvait avoir de la tendresse pour trois causes diff�rentes : ou pour une grande estime, ou par reconnaissance, ou par inclination; et c'est ce qui l'a oblig�e � �tablir ces trois villes de Tendre sur trois rivi�res qui portent ces trois noms et de faire aussi trois routes diff�rentes pour y aller. Si bien que, comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie et Cumes sur la mer de Tyrrh�ne, elle fait qu'on dit Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Cependant comme elle a pr�suppos� que la tendresse qui na�t par inclination n'a besoin de rien autre chose pour �tre ce qu'elle est, Cl�lie, comme vous le voyez, madame, n'a mis nul village le long des bords de cette rivi�re qui va si vite qu'on n'a que faire de logement le long de ses rives pour aller de Nouvelle-Amiti� � Tendre. Mais, pour aller � Tendre-sur-Estime, il n'en est pas de m�me, car Cl�lie a ing�nieusement mis autant de villages qu'il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer � faire na�tre par estime cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle-Amiti� on passe � un lieu qu'on appelle Grand Esprit, parce que c'est ce qui commence ordinairement l'estime; ensuite vous voyez ces agr�ables villages de Jolis Vers, de Billet galant et de Billet doux, qui sont les op�rations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d'une amiti�. Ensuite, pour faire un plus grand progr�s dans cette route, vous voyez Sinc�rit�, Grand Cœur, Probit�, G�n�rosit�, Respect, Exactitude, Bont�, qui est tout contre Tendre, pour faire conna�tre qu'il ne peut y avoir de v�ritable estime sans bont� et qu'on ne peut arriver � Tendre de ce c�t�-l� sans avoir cette pr�cieuse qualit�. Apr�s cela, madame, il faut, s'il vous pla�t, retourner � Nouvelle-Amiti� pour voir par quelle route on va de l� � Tendre-sur-Reconnaissance. Voyez donc, je vous en prie, comment il faut d'abord aller de Nouvelle-Amiti� � Complaisance; ensuite � ce petit village qui se nomme Soumission et qui touche � un autre fort agr�able qui s'appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de l� il faut passer par Assiduit�, pour faire entendre que ce n'est pas assez d'avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeants qui donnent tant de reconnaissance, si on ne les assid�ment. Ensuite vous voyez qu'il faut passer � un autre village qui s'appelle Empressement et ne faire pas comme certaines gens tranquilles qui ne se h�tent pas d'un moment, quelque pri�re qu'on leur fasse et qui sont incapables d'avoir cet empressement qui oblige quelquefois si fort. Apr�s cela vous voyez qu'il faut passer � Grands Services et que, pour marquer qu'il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petits que les autres. Ensuite il faut passer � Sensibilit�, pour faire conna�tre qu'il faut sentir jusqu'aux plus petites douleurs de ceux qu'on aime. Apr�s il faut, pour arriver � Tendre, passer par Tendresse, car l'amiti� attire l'amiti�. Ensuite il faut aller � Ob�issance, n'y ayant presque rien qui engage plus le cœur de ceux � qui on ob�it que de le faire aveugl�ment; et, pour arriver enfin o� l'on veut aller, il faut passer � Constante Amiti�, qui est sans doute le chemin le plus s�r pour arriver � Tendre-sur-Reconnaissance. Mais, madame, comme il n'y a point de chemins o� l'on ne se puisse �garer, Cl�lie a fait, comme vous le pouvez voir, que ceux qui sont � Nouvelle-Amiti� prenaient un peu plus � droite ou un peu plus � gauche, ils s'�gareraient aussit�t; car, si au partir du Grand-Esprit, on allait � N�gligence que vous voyez tout contre cette carte, qu'ensuite continuant cet �garement on aille � In�galit�; de l� � Ti�deur, � L�g�ret� et � Oubli, au lieu de se trouver � Tendre-sur-Estime on se trouverait au lac d'Indiff�rence que vous voyez marqu� sur cette carte et qui, par ses eaux tranquilles, repr�sente sans doute fort juste la chose dont il porte le nom en cet endroit. De l'autre c�t�, si, au partir de Nouvelle-Amiti�, on prenait un peu trop � gauche et qu'on all�t � Indiscr�tion, � Perfidie, � Orgueil, � M�disance ou � M�chancet�, au lieu de se trouver � Tendre-sur-Reconnaissance, on se trouverait � la mer d'Inimiti� o� tous les vaisseaux font naufrage et qui, par l'agitation de ses vagues, convient sans doute fort juste avec cette imp�tueuse passion que Cl�lie veut repr�senter. Ainsi elle fait voir par ces routes diff�rentes qu'il faut avoir mille bonnes qualit�s pour l'obliger � avoir une amiti� tendre et que ce qui en ont de mauvaises ne peuvent avoir part qu'� sa haine ou � son indiff�rence. Aussi cette sage fille voulant faire conna�tre sur cette carte qu'elle n'avait jamais eu d'amour et qu'elle n'aurait jamais dans le cœur que de la tendresse, fait que la rivi�re d'Inclination se jette dans une mer qu'on appelle la Mer dangereuse, parce qu'il est assez dangereux � une femme d'aller un peu au del� des derni�res bornes de l'amiti�; et elle fait ensuite qu'au del� de cette Mer, c'est ce que nous appelons Terres inconnues, parce qu'en effet nous ne savons point ce qu'il y a et que nous ne croyons que personne ait �t� plus loin qu'Hercule; de sorte que de cette fa�on elle a trouv� lieu de faire une agr�able morale d'amiti� par un simple jeu de son esprit, et de faire entendre d'une mani�re assez particuli�re qu'elle n'a point eu d'amour et qu'elle n'en peut avoir.
Aussi, Aronce, Herminius et moi trouv�mes-nous cette carte si galante que nous la s�mes devant que de nous s�parer. Cl�lie priait pourtant instamment celui pour qui elle l'avait faite de ne la montrer qu'� cinq ou six personnes qu'elle aimait assez pour la leur faire voir, car, comme ce n'�tait qu'un simple enjouement de son esprit, elle ne voulait pas que de sottes gens, qui ne sauraient pas le commencement de la chose, et qui ne seraient pas capables d'entendre certaine nouvelle galanterie, allassent en parler selon leur caprice ou la grossi�ret� de leur esprit. Elle ne put pourtant �tre ob�ie, parce qu'il y eut une certaine constellation qui fit que, quoiqu'on ne voul�t montrer cette carte qu'� peu de personnes, elle fit pourtant un si grand bruit par le monde qu'on ne parlait que de la Carte de Tendre. Tout ce qu'il y avait de gens d'esprit � Capoue �crivirent quelque chose � la louange de cette carte soit en vers, soit en prose, car elle servit de sujet � un po�me fort ing�nieux, � d'autres vers fort galants, � de fort belles lettres, � de fort agr�ables billets et � des conversations si divertissantes que Cl�lie soutenait qu'elles valaient mille fois mieux que sa carte, et l'on ne voyait alors personne � qui l'on ne demand�t s'il voulait aller � Tendre. En effet cela fournit durant quelque temps d'un si agr�able sujet de s'entretenir qu'il n'y eut jamais rien de plus divertissant. Au commencement Cl�lie fut bien f�ch� qu'on en parl�t tant, car enfin, disait-elle un jour � Herminius, pensez-vous que je trouve bon qu'une bagatelle que j'ai pens� qui avait quelque chose de plaisant pour notre cabale en particulier, devienne publique, et que ce que j'ai fait pour n'�tre vu que de cinq ou six personnes qui ont infiniment de l'esprit, qui l'ont d�licat et connaissant, soit vu de deux mille qui n'en ont gu�re, qui l'ont mal tourn� et peu �clair�, et qui entendent fort mal les plus belles choses? Je sais bien que ceux qui savent que cela a commenc� par une conversation qui m'a donn� lieu d'imaginer cette carte en un instant ne trouveront pas cette galanterie chim�rique ni extravagante; mais, comme il y a de forts �tranges gens par le monde, j'appr�hende extr�mement qu'il n'y en ait qui s'imaginent que j'ai pens� � cela fort s�rieusement, que j'ai r�v� plusieurs jours sans le chercher et que je croyais avoir fait une chose admirable. Cependant c'est une folie d'un moment, que je ne regarde tout au plus que comme une bagatelle qui a peut-�tre quelque galanterie et quelque nouveaut� pour ceux qui ont l'esprit assez bien tourn� pour l'entendre.
Cl�lie n'avait pourtant pas de raison de s'inqui�ter, madame, car il est certain que tout le monde prit tout � fait bien cette nouvelle invention de faire savoir par o� l'on peut acqu�rir la tendresse d'une honn�te personne qu'� la r�serve de quelques gens grossiers, stupides, malicieux ou mauvais plaisants, dont l'approbation �tait indiff�rente � Cl�lie, on en parle avec louange; encore tira-t-on m�me quelque divertissement de la sottise de ces gens-l�, car il y eut un homme entre les autres qui, apr�s avoir vu cette carte qu'il avait demand� � voir avec une opini�tret� �trange, et qui apr�s l'avoir entendu louer � de plus honn�tes gens que lui, demanda grossi�rement � quoi cela servait et de quelle utilit� �tait cette carte. Je ne sais pas, lui r�pliqua celui � qui il parlait, apr�s l'avoir repli�e fort diligemment, si elle servira � quelqu'un, mais je sais bien qu'elle ne vous conduira jamais � Tendre.
Ainsi, madame, le destin de cette carte fut si heureux que ceux m�mes qui furent assez stupides pour ne l'entendre point servirent � nous divertir, en nous donnant sujet de nous moquer de leurs sottises.
La Carte du Royaume d'Amour
ou la description succincte de la contr�e qu'il r�git,
de ses principales villes, bourgades et autres lieux,
et le chemin qu'il faut tenir pour y faire voyage.
(Recueil de Sercy : prose, 1658)
Le Royaume d'Amour est situ� fort pr�s de celui des Pr�cieuses. C'est une contr�e fort agr�able, et o� il y a de la satisfaction de voyager, quand on en sait la carte en perfection et qu'on n'est point en hasard de s'y fourvoyer. il s'y trouve quelques mauvais passages qu'on ne saurait �viter; mais comme on se repr�sente qu'il n'y a nul bien sans peine et que les plaisirs succ�dent souvent aux douleurs, on se console facilement. Afin qu'on ne manque point aussi de conseil, voici une bonne guide des chemins que je vais vous donner.
Aux fronti�res du Royaume, on trouve la grande Plaine d'Indiff�rence qui est une belle Prairie o� se tient ordinairement une Foire pour toute sorte de Marchands, mais qui ne d�bitent que Vessies pleines de poix et de cr�me fouett�e.
Ayant travers� cette prairie, on gagne le Bois de Belle Assembl�e, qui est un bois fort agr�able o� il y a presque toujours Concert de Luths et de Voix, ou du moins la grande Bande de Violons et souvent la Com�die et le Bal. On y trouve une H�tellerie d�rob�e du grand chemin, qui s'appelle Doux-Regard o� on boit d'un petit vin qui a beaucoup de douceur, mais qui �chauffe plus qu'il ne d�salt�re.
De Doux-Regard on vient � Inqui�tude, petit village o� il y a de forts mauvais lits; on n'y couche gu�re que sur des fagots, encore sont-ils d'�pines.
D'Inqui�tude on vient � Revue, qui est une bourgade fort agr�able pour ce qu'elle contient.
De Revue on pense � Visite, village assez beau, mais qu'on n'arr�te point au g�te; on n'y trouve que des chaises pour s'asseoir et point de lits pour s'y coucher.
De Visite on passe � Soupirs, petit lieu o� il n'y a nulles singularit�s, si ce ne sont des Moulins � vent qui tournent � la faveur d'un vent qui se l�ve d'une montagne voisine qu'on appelle Coeur-F�ru.
De Soupirs on se rend � Soins-sur-Complaisance, grande et fameuse ville, o� se trouvent citadelle, ville et universit�. Le capitaine du ch�teau n'y dort pas d'un profond sommeil; il semble qu'il craigne toujours quelque surprise, ou qu'il ait quelque entreprise � ex�cuter. Il a toujours des gens � gages pour l'avertir qui passe, quel temps il fait et quelle heure il est. On tient qu'en ce lieu, qui est haut �lev�, on fait �clore � toute heure des Poulets � la r�verb�ration du Soleil, qui sont blancs comme neige, et qui ne chantent que pour une personne aim�e. La Ville est toute pleine de marchands de citrons doux, d'oranges de Portugal, de marmelades et confitures d'Italie; on trouve force gants de frangipane et des essences de toutes sortes, comme aussi des bijoux fort jolis pour des discr�tions. L'Universit� a d'excellents professeurs qui sont pass�s Docteurs en Fleurettes, Rondeaux, Bouts-rim�s, Triolets, Bons mots et Contes agr�ables. On tient qu'ils �tudient depuis longtemps pour trouver la plus fine Raillerie, mais que la plupart se sont jusques ici rong� les ongles jusqu'� la chair vive, sans en pouvoir venir � bout.
De Soins on vient � Feu d�clar�, petit bourg dont les habitants sont tellement enrhum�s qu'� peine les peut-on entendre, tant ils parlent bas; aussi, pour s'expliquer, ils se contentent souvent de marcher sur le pied, ou de serrer la main aux personnes. On les prendrait pour �tre des gens fort vertueux, car ils ont toujours sur le teint la rougeur d'une honn�te honte.
De Feu d�clar� on vient � Protestations, o� les habitants sont fort d�vots; ils ont toujours les mains jointes ou regardent le Ciel en se frappant l'estomac et font bien souvent des serments horribles pour assurer de leur bonne foi, mais il ne faut pas croire tout ce qu'ils disent.
De Protestations on arrive � Confidence, petit lieu qui est dans un fond et dont l'abord est un peu difficile. Ceux qui l'habitent se confessent perp�tuellement les uns aux autres et n'en sont pas plus gens de bien pour cela.
De Confidence on trouve une petite villette dans le fond d'un bois qu'on appelle Entreprendre. Les habitants de ce lieu ont r�putation pour l'escrime, et pourtant ils ne savent qu'un coup d'�p�e, qui est de faire la feinte aux yeux et de porter la botte en dessous; on tient aussi qu'il y a l� d'habiles gens pour la lutte et que les habitants de Quimper-Corentin ont appris d'eux � donner le saut de Breton. Il y avait autrefois en ce m�me lieu un ch�teau m�diocrement fortifi�, qu'on appelait R�sistance; mais il a �t� ruin� par les guerres et de son d�bris on a fait une petite bicoque qu'on nomme T�t-Rendue.
D'Entreprendre on vient avec quelque travail � Jouissance, qui est comme la capitale de la province. Elle est parfaitement agr�able en son abord et remarquable pour ses beaux jardins, qui ont tous des labyrinthes ing�nieusement construits, o� on se va perdre deux � deux.
De Jouissance on vient par un chemin bord� de roses � Sati�t�. La journ�e est grande et le chemin un peu long, mais lorsqu'on en est � une port�e d'arbal�te, on ne voit plus sur les �glantiers que des gratte-culs. Les vivres sont � fort bon march� dans la ville de Sati�t�, mais l'air du terroir donne Si peu d'app�tit qu'on ne daigne pas seulement y toucher.
De Sati�t� on arrive � une bourgade qui n'a qu'une rue fort longue qu'on appelle Faible Amiti�. L� chacun s'appelle par son nom de bapt�me, car, de toute anciennet�, on n'y donne point de surnom ni de qualit� � personne, et par un article de la coutume du lieu sont annul�s � jamais les anciens titres de Mon Bon, et de Ma Ch�re.
De Faible Amiti� on se trouve tout contre Inclination nouvelle, joignant Doux-Regard, dans le bois de Belle Assembl�e, tellement qu'il semble qu'on n'ait fait qu'un circuit dans toute la R�gion d'Amour. Il y en a qui disent que dans le Cœur est la ville capitale, mais qu'il y a bien du chemin � faire pour y arriver, car elle est sur une montagne dont le sommet s'�l�ve beaucoup au-dessus des nues; on ne peut y monter ni en carrosse ni � cheval, non pas m�me avec des mulets ou autres montures, mais seulement � pied; encore est-il quelquefois besoin d'�ter ses souliers, quoique le chemin soit fort �pineux. Plusieurs graves auteurs ont �crit les singularit�s de cette ville, qu'on appelle Amour C�leste; les modernes l'ont nomm�e Saintet� Monastique. Il n'y entre point de gens de mauvaise vie; les gardes qui veillent aux portes en d�fendent l'entr�e, quelque bonne mine qu'ils puissent faire pour se d�guiser. Les habitants de cette cit� sont tr�s heureux, parce qu'ils trouvent leur bonheur en eux-m�mes; leur �me est toujours en repos, bien que leur corps soit souvent en peine; ils mangent peu, ne dorment gu�re, et disent souvent un grand chapelet, afin que le reste des habitants de cette province se convertisse et se rende digne de vivre avec eux dans cette belle habitation.
Lettre de M.D. sur la Carte du Royaume de Tendre �crite � l'Illustre M. S.
(Recueil de Sercy : prose, 1658)
Vous ne savez sans doute pas le danger qu'il y a de voyager aux Terres inconnues, puisque vous t�moignez souhaiter d'y aller. Pour moi, sur ce que j'en ai ou� raconter, je ne conseillerais point � mes amis d'entreprendre un si p�nible voyage. On dit qu'il n'est permis de trafiquer en ce lieu que de Cœurs humains et que, pour �tre re�u d'acheter cette sorte de marchandise, il faut passer le plus beau de ses ans � pousser des soupirs, qui ne sont point entendus, ou qui sont confondus avec tant d'autres qu'on donne souvent � des nouveaux venus des Cœurs qu'il y a des ann�es enti�res que les pauvres anciens poursuivent; et quand, apr�s bien des travaux, on en remporte quelqu'un, il y a des voleurs sur les grands chemins qui ne laissent pas �chapper une seule occasion de vous d�rober ce fruit de vos peines. De ces voleurs dont je parle, il en est de plusieurs esp�ces : les uns se d�guisent, marchent au petit pas, et ne vont que la nuit, mais ce ne sont pas l� les plus � craindre; car quand ils ont d�rob� un ou deux Cœurs, ils bornent l� leur ambition et se retirent. Les plus redoutables sont certains blondins qui ont des soldats qui portent pour armes des �ventails � b�ton d'�caille de tortue; leur �tendard est de point de Raguse ou autre dentelle � la mode; et ils ont des machines de guerre qui jettent incessamment des montres ou diamants de prix, des essences, des confitures s�ches et autres semblables choses. Il n'�chappe gu�re de Cœurs � ces sortes de Voleurs; et le malheur que j'y trouve, c'est qu'ils ne sont point punis de leurs larcins, car ils sont si bien aupr�s du Roi du pays qu'on ne peut obtenir de justice de lui sur cette mati�re. D'esp�rer qu'un bon sentiment de conscience les oblige�t � faire restitution, ce serait un faible r�confort, car, du moment que ces jeunes Tyrans ont fait passer un Cœur par leurs mains, il est indigne de retourner � son premier ma�tre.
Ce n'est pourtant pas pour vous refuser l'assistance que vous me demandez que je vous veux d�tourner de ce voyage, car si, apr�s tout ce que je vous en dis, vous demeurez ferme dans votre r�solution, je m'offre de vous enseigner un petit sentier que des gens nouveaux venus de ces terres m'ont dit �tre le plus court et le moins dangereux. La Carte de Tendre n'en fait point de mention; cependant, de la mani�re qu'on me l'a d�peint, je m'�tonne qu'il y ait �t� oubli� : on l'appelle le sentier du Hasard; on passe pour y arriver par un Bois qui se nomme des Bonnes Fortunes, et il se termine � un Pont qu'on appelle Faiblesse f�minine. On dit, quand on est sur ce Pont, qu'on n'a plus qu'un pas jusques aux Terres inconnues. J'ai m�me ou� dire que les Cœurs qui se vendent sur cette route sont d'un usage plus commode que ceux de la Ville de Tendre, car ceux de cette Ville de Tendre sont gard�s dans un magasin public dont la Concierge est une ancienne Dame nomm�e Grande Vertu, qui n'en permet l'entr�e qu'� fort peu de gens. Elle demande des certificats de Longue Connaissance, des attestations de Bel Esprit et des passeports de Bonne R�putation. Toutes ces formalit�s sont incommodes aux gens que la seule curiosit� pousse � faire ce voyage; c'est pourquoi, comme je vous crois de ce nombre, je m'imagine que ce petit chemin d�tourn� est celui que vous devez prendre; et si vous revenez heureusement charg� de butin, vous aurez la bont� de me conter vos aventures; car moi qui ne veut, s'il se peut, conna�tre ce Royaume que par le rapport d'autrui, je serai bien aise d'en savoir les coutumes par un homme d'autant d'esprit que vous.