Ethique (original) (raw)

Le furet fait fureur. Le python aussi. Sans oublier le perroquet, l'iguane ou le chien de prairie. Bien s�r, ceux qu'on appelle les NAC (nouveaux animaux de compagnie) n'ont pas encore d�tr�n� les chats, les chiens, ni les poissons. La France n'est pas la Grande-Bretagne, o�, comme l'a d�plor� le mensuel la tortue dans son N� d'ao�t, le nombre des reptiles d�tenus comme pets (soit environ 5 millions de serpents et l�zards) d�passe d�sormais celui des chiens. L'Hexagone r�siste. Mais l'engouement est l�; la b�te sauvage d'appartement est un produit en plein essor.

"Quand j'ai commenc�, tout le monde me regardait comme un martien. Aujourd'hui, c'est une mode", constate Yann. Cet informaticien de trente-trois ans a longtemps eu chez lui, dans son logement de province, plusieurs dizaines de serpents. Depuis qu'il vit avec sa compagne et qu'ils ont un enfant, Yann n'a gard� que_"deux pythons royaux -les plus gentils"_. Pastel et Domino, ce sont leurs noms, font partie de la famille, comme le berger allemand.

Contrairement � Yann, qui a lutt� pour transformer sa phobie initiale en "passion", et qui a achet� ses premiers serpents exotiques dans une jardinerie parisienne, Michel, un retrait� de soixante-six ans, install� avec son �pouse dans une vieille maison de campagne, a c�toy� d�s l'enfance, aux c�t�s de son grand p�re, qui "chassait les vip�res pour les vendre � un laboratoire", le monde redout� des reptiles. "Mon grand p�re ne les tuait jamais: il mettait le pied dessus, doucement, et les saisissait avec deux doigts, derri�re la t�te", se souvient-il.

Quand Michel a commenc� � collectionner les serpents, le mat�riel ad hoc n'existait pas en magasin. "Il fallait tout faire soi-m�me. Pour leur apporter la chaleur, je bricolais des ampoules. Pour les nourrir, je leur donnais des souris blanches. Vivantes, �videment." Aujourd'hui, dans les animaleries sp�cialis�es, on ach�te les souris congel�es et l'�quipement en kit. Pour Michel, le temps de la chasse aux vip�res n'est plus. Mondialisation aidant, l'�re du mus�e vivant exotique l'a remplac�.

Des pi�ces enti�res de sa maison sont occup�es par des bocaux en verre, des terrariums, o� sont d�tenues plusieurs dizaines de serpents -ainsi que quelques sp�cimens de tortues. Son �pouse, Brigitte, est une mordue des batraciens. La propri�t� est assez vaste pour accueillir des chevaux, des chats, des chiens, des oiseaux et m�me, parfois, les lamas des voisins. Nicolas a moins de chance. Cet �tudiant en m�decine a d� se r�soudre, faute de place, � installer ses terrariums et leurs ondoyants occupants dans la chambre � coucher de son petit F2 -intrusion que sa copine appr�cie "mod�r�ment". mais les serpents le fascinent au point qu'il s'est lanc� dans l'�levage, _"j'ai un bout d'Afrique chez moi",_r�sume-t-il. Nicolas n'est pas une exception.

"Pour beaucoup de clients, comme pour l'immense majorit� des �leveurs, la nature demeure quelque chose de lointain, d'exotique, explique Karim Daoues, patron de la Ferme tropicale, une animalerie parisienne sp�cialis�e dans les reptiles.Les pays d'origines des serpents, en Afrique, en Asie ou en Am�rique latine, il n'y ont jamais mis les pieds. Le terrain, ce n'est pas leur truc. Le terrarium est un raccourci de la nature sauvage." Ce que confirme le v�t�rinaire Lionel Schillinger, sp�cialiste et amateur de reptiles: "on se recr�e un biotope � la maison." En les faisant se reproduire, "on est devenu la m�re nature, on a pris le pas sur elle. Comme les horticulteurs ou les aquariophiles", s'enhardit Karim Daoues. Les sp�cialistes, comme le Docteur Schillinger ou son confr�re Didier Boussarie, auteur de nombreux ouvrages et articles sur les NAC, estiment � environ un million le nombre de reptiles d�tenus en France par les amateurs -essentiellement des hommes. Presque rien compar� aux quelques dix-sept millions de chiens et chats (43,7% des animaux de compagnie, selon le dernier sondage Sofres 2003, r�alis� pour les fabricants d'alimentation pour chiens, chats et oiseaux, la Facco) que comptent les foyers fran�ais. "Pour les reptiles, on n'a pas d'outils de mesure fiables, en dehors du march� -qui a tripl� depuis le d�but des ann�es 1990", rel�ve Karim Daoues. Il sait de quoi il parle: alors que son premier magasin, ouvert en 1993, �tait une boutique de 44m2, sa ferme tropicale s'�tend sur plus de 600m2 et aligne un chiffre d'affaire annuel de 2 millions d'euros.

"un vrai d�collage", sourit le jeune chef d'entreprise. Avec, � la clef, son lot de mauvaises surprises ("le serpent, c'est le roi de l'�vasion", note Yann), de morsures ou de maladies -comme la salmonellose. Sans forc�ment plus de probl�mes qu'ailleurs. "Les esp�ces originales ou exotiques ne sont pas plus mal �lev�es que les esp�ces banales. Il y a m�me, en proportion, beaucoup plus de rongeurs maltrait�s, par m�connaissance ou par n�gligence, que de reptiles", souligne le professeur Jean-Fran�ois Courreau, qui exerce � l'Ecole nationale v�t�rinaire de Maisons-Alfort.

Signe des temps, cette v�n�rable institution vient d'introduire pour la premi�re fois, dans son programme 2004-2005, une option d'enseignement sp�cial -NAC. Mais doit-on vraiment parler d'animaux_"de compagnie"_ ? En ce qui concerne les poissons ou les reptiles, les clients eux-m�mes, crois�s devant les terrariums de la ferme tropicale ou sur le quai de la M�gisserie, o� alternent animaleries et jardineries, parlent d'animaux "d'agr�ment" ou_"de d�cor"._

POURQUOI choisir un poisson rouge plut�t qu'un boa ou une mygale? "les animaux, c'est comme la musique,tranche un vendeur. Certains pr�f�rent le jazz, d'autres le classique." Quai de la m�gisserie, fin novembre, un magasin n'est-il pas all� jusqu'� proposer des animaux"d'ornement" -des daims en l'occurrence sens�s mettre un peu de vie (sauvage) dans les parcs de demeures priv�es? _"J'ai d� d�courager une dame qui en voulait pour son appartement. Un grand appartement dans le XVIeme arrondissement, mais tout de m�me...",_soupire l'employ�.

A la fois "miroir" et "faire-valoir" de l'homme, l'animal est choisi "pour donner une image singuli�re de son ma�tre", estime l'ethnologue Jean-Pierre Digard, dont l'ouvrage Les Fran�ais et leurs animaux (Fayard, 1999) doit �tre prochainement r��dit�._"Alors que le caniche, par exemple, est vu comme un chien pour eff�min�, le pitbull est pr�sent� comme un chien pour mec viril,_explique-t-il. Pour le python, il y a le mod�le "caillera" et le "BCBG". La palette s'�largit au sein de l'univers des chiens et des chats, mais aussi � travers les esp�ces: on passe aux furets, puis aux mygales, etc. C'est une expansion sans fin."

In�puisable, la "b�stise" humaine l'est peut �tre. les b�tes elles-m�mes, en revanche, se retrouvent quelques fois menac�es de rar�faction voire d'extinction. C'est le cas de certaines esp�ces de perroquets, pr�lev�es dans leur milieu naturel, comme_"le gris d'Afrique (Erythacus psittachus), les amazones et les aras",_ regrette le docteur Boussarie. "Entre 40 et 50% des oiseaux sauvages captur�s meurent avant m�me d'�tre export�s, du fait des m�thodes employ�es pour les pi�ger et les conditions de transport et de d�tention, souvent lamentables", souligne St�phane Ringuet, l'un des responsables du programme Traffic, cr�� par le Fond mondial pour la nature (www.traffic.org).

Anne et Alain Boisset, fondateurs de l'Association de sauvegarde et d'accueil des perroquets, pr�s de Rambouillet, dans les Yvelines, ne d�mentiront pas._"Beaucoup d'acheteurs de perroquets veulent un oiseau magique -qui parle, qui chante, avec qui ils auront une relation affective. Ils r�vent de le domestiquer. Mais c'est un contresens absolu. Le perroquet demeure un animal sauvage, m�me s'il a �t� �lev� en captivit�, � la main",_explique Anne Boisset, infatigable d�nonciatrice des r�seaux mercantiles qui font du commerce des animaux exotiques une manne.

Le rez-de-chauss�e de la belle maison de Raizeux �t� transform� en voli�re. le salon a disparu sous les immenses cages, o� s'�battent, hurlant � tue-t�te, aras, cacato�s et autres psittacid�s: tous ont �t� perdus, abandonn�s, ou saisis par les douanes. Les Boisset habitent � l'�tage. Etre envahis ne les g�ne pas: _"le peu qu'on fait, �a �vite au moins la mort de ceux-l�",_dit la ma�tresse de maison, en d�signant les volatiles. (... ... ..)

Install� dans le midi de la France, le docteur Yves Firmin, co-fondateur du Groupe d'Etudes des nouveaux animaux de compagnie (Genac), soigne tous les animaux sans distinction, rats, mygales et sangliers compris. _"Tous les animaux ne sont pas faits pour vivre avec l'homme,_insiste-t-il. Personnellement, je vis tr�s bien sans NAC. Mon chien Jack Russell et mes trois enfants me suffisent" s'amuse le v�t�rinaire, qui n'en fustige pas moins les animaleries "qui vendent n'importe quoi � n'importe qui" et d�nonce les "profits incroyables" g�n�r�s par le trafic des animaux.

Selon cet iconoclaste, les amateurs de NAC "se partagent entre les abrutis, qui se servent de l'animal pour frimer et les passionn�s, pour qui il repr�sente un r�ve ou la beaut�". Si_"dans chaque animal il y a des merveilles � d�couvrir"_, l'homme peut "s'en inspirer". Mais "qu'il s'y int�resse en scientifique, pas en imb�cile". (... ... ...)

Les NAC, qui ont d�sormais leurs v�t�rinaires, leurs magasins sp�cialis�s et leurs refuges, ont aussi leur cur�. (... ... ...)

"Il n'y a pas de b�tes sauvages, avertit le Dr Firmin. il y a des animaux libres et d'autres qui sont captifs." Il suffirait, pour s'en convaincre, de relire_Le Chien et le Loup,_ d'un certain Jean de La Fontaine...

Catherine Simon, Le Monde, 20.12.2004.