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A Kiev, les marronniers sont � nouveau en fleur, par Isra�l Adam Shamir

Publi� le 19/06/2015

A Kiev, les marronniers sont � nouveau en fleur

Par Isra�l Adam Shamir

J�ai d� prendre mon courage � deux mains pour aller en Ukraine. Il y a eu une vague d�assassinats politiques dans ce malheureux pays si aimable, et les assassins courent toujours ; parmi les victimes, Oles Buzina, �crivain de renom et ami cher. Il y a deux ans, bien avant la crise, nous avions pris un verre ensemble sous un marronnier, dans une guinguette au bord de l�eau. Buzina avait la quarantaine, il �tait grand et mince, avec un visage en lame de couteau sarcastique, un cr�ne d�garni, un soup�on de moustache, et fort mauvais caract�re. C��tait un vrai Thersite r�leur au milieu des nationalistes belliqueux de Kiev, qui se moquait de leurs mythes sacr�s en termes d�Ukraine �ternelle Uber alles. Il appelait leur po�te nationaliste pr�f�r�, le premier � avoir �crit dans le dialecte local � le vampire �, � cause de sa pr�dilection pour les sc�nes sanglantes. Buzina �crivait en russe, la langue que les �crivains cultiv�s pr�f�rent en Ukraine, et qu�ils ont aff�t�e depuis Gogol ; il rejetait le discours chauviniste sur le coup d�Etat de 2014.

Il a �t� descendu, � midi, dans une rue pr�s de chez lui, en plein centre de Kiev, et les tireurs se sont �vapor�s dans la ti�deur du mois d�avril. Il n��tait pas seul : des journalistes de l�opposition ont �t� abattus, tels Buzina et Soukhobok, des membres du parlement, des pr�fets et des magistrats ont �t� d�f�nestr�s comme Chechetov, chef de parti, lors d�une � �pid�mie de suicides �. Liquid�s par des extr�mistes locaux op�rant librement sur le territoire, ou victimes de l�Equipe n�6 des Navy Seal, les tueurs am�ricains qui suppriment les ennemis de l�empire par milliers, de l�Afghanistan jusqu�en Ukraine et au Venezuela ? Qui sait. Bien d�autres journalistes ind�pendants et �crivains en ont r�chapp� de justesse, fuyant en Russie tel Alexande Tchalenko ou en Europe comme Anatoli Chari.

Je les avais rencontr�s � Kiev avant les troubles. Je les ai revus en exil, et ils m�ont parl� de menaces, de gangs de hooligans et de n�o-nazis �cumant la r�gion. J��tais horrifi�, parce qu�� mon �ge avanc� je ne r�vais nullement d�un s�jour en cellule de tortures, mais la curiosit�, le d�sir de voir de mes propres yeux et d��valuer la situation par moi-m�me, et par-dessus tout, une envie de marronniers en pleine floraison ont eu raison de ma trouille, et j�ai pris un train bizarre Moscou � Kiev. Toujours archiplein en temps normal, il �tait � moiti� vide. D�autres voyageurs aussi se faisaient du souci ; les gardes frontaliers ukrainiens �taient r�put�s arr�ter les gens au moindre soup�on ou vous refuser l�entr�e apr�s quelques heures dans un commissariat tr�s refroidissant.

Le garde qui visait mon passeport isra�lien �tait un colosse en treillis avec une grande bande exposant son groupe sanguin en caract�res latins ; IV rh�sus - . Mais il m�a laiss� passer apr�s avoir fait des v�rifications dans son ordinateur et pos� quelques questions. Je devais voir bien des soldats et officiers en treillis militaire dans toute l�Ukraine, autant qu�en Isra�l, peut-�tre. Le gouvernement de Kiev s�est visiblement mis � la mode isra�lienne : la pub pour l�arm�e est partout, avec des appels � s�enr�ler, � soutenir les soldats, � nourrir les soldats, � distraire les soldats, comme si leurs soldats �taient en train de d�fendre la patrie face aux barbares. En fait, ils bombardent et pillent les provinces rebelles, comme les Yankees dans Autant en emporte le vent.

Le pillage a rendu la guerre fort populaire pendant un temps, pour l�Ukrainien moyen. Jusqu�� l�arriv�e des cercueils apr�s deux d�faites majeures de l�arm�e de Kiev, � Ilova�sk et Debaltseve. Les images des jeunes hommes morts au combat pour reprendre le Donbass sont d�ploy�es sur les places principales des villes ukrainiennes, et cela fait trop de martyrs, pour une petite guerre victorieuse. Le flux des volontaires s�est tari, le r�gime a commenc� � enr�ler les valides de tout poil. Un certain nombre d�entre eux ont alors choisi de filer en Russie ou se sont cach�s, mais l�arm�e re�oit le renfort des compagnies priv�es de mercenaires occidentaux, elle n�est pas en manque.

Les accords de Minsk ont mis un frein � la guerre, mais les tirs et les bombardements continuent. Les hostilit�s peuvent reprendre de plus belle : les US veulent une guerre par procuration contre la Russie. Le r�gime peut choisir la guerre pour des raisons �conomiques, dans la mesure o� les choses empirent. Le niveau de vie a d�gringol� : la hryvnia, la monnaie locale, s�est effondr�e, les prix se sont envol�s, et les salaires et pensions n�ont pas boug�.

Est-ce que les gens se plaignent, est-ce qu�ils regrettent le coup d�Etat de f�vrier 2014 ? Pas vraiment. Ils en veulent � Poutine le Russe pour tous leurs malheurs, et lui ont donn� un surnom obsc�ne : � Poutine est jaloux parce que nous allons rejoindre l�UE �, m�a dit le patron d�un cyber caf�, un balaise en tenue de camouflage, alors m�me qu�au m�me moment, � Riga, les dirigeants de l�Union europ�enne ont bien pr�cis� qu�il n��tait pas question que l�Ukraine devienne membre � part enti�re de l�UE. A la rigueur, un membre associ�, comme la Turquie ou le Maghreb. La propagande militariste (� �paulez nos gars �) a eu de l�impact, comme celle des nationalistes. Bien des Ukrainiens parlent avec une haine palpable de la Russie, ce qui ne les emp�che pas d�aller travailler et vivre en Russie quand une occasion se pr�sente.

Les Russes croient que les privations vont faire retrouver leurs esprits aux Ukrainiens, mais cela n�en prend pas le chemin. Les Ukrainiens, comme tous les Russes - et c�est ce qu�ils sont, parce que l�Ukraine n�est que la r�gion sud-ouest de la Russie historique, elle n�est pas moins russe que les autres - sont costauds, t�tus, patients, frugaux et capables de survivre dans les contextes les plus hostiles. Mais un retournement reste possible : en 2004, le premier putsch sur le Ma�dan (�galement sponsoris� par l�Occident) avait install� un pr�sident pro-occidental dans la place, mais il s��tait ridiculis�, et n�avait pas r�ussi � se faire r��lire. Ce second putsch pourrait conna�tre une issue semblable, mais cette fois-ci le r�gime a d�cid� d��liminer les partis d�opposition. Le Parti communiste est interdit, et le Parti des r�gions qui gouvernait jusqu�alors a �t� d�mantel�, ses membres n�ont pas le droit de participer aux �lections. Le r�gime de Kiev n�a pas besoin d�une apparence de d�mocratie, � partir du moment o� il a le soutien de l�Occident.

Je ne voudrais pas exag�rer : Kiev, ce n�est pas l�enfer sur terre, la ville reste vivable. Les gens �vitent d�exprimer leur point de vue en public, et il y en a qui ne veulent pas �tre vus avec un Moscovite, mais ce n�est pas une crainte qui les �crase. Les communistes et les pro-Russes en g�n�ral risquent plus de perdre leur emploi que leur vie. Et bien des Ukrainiens voient la Russie avec chagrin et tendresse, et ils le font savoir. Parmi eux, les communistes, qui endurent des menaces quotidiennes ; il y a aussi les chr�tiens orthodoxes, parce que le r�gime soutient l��glise catholique uniate de rite oriental et essaie d�arracher � leurs �glises les orthodoxes ; il y a les �crivains qui publient en russe, et les intellectuels qui ont vu leurs journaux ferm�s, leurs livres dispara�tre des rayons; enfin, il y a les ouvriers des industries qui tournent encore, parce que l�Ukraine �tait la partie la plus industrialis�e de la Russie.

Dans le Sud-est de l�Ukraine, ils se battent avec des armes, et ailleurs, la guerre au ralenti, celle des mots et des id�es, continue. Pour quoi se battent-ils donc ? La version russe de l�histoire � les Ukrainiens ethniques n�o-nazis se r�clamant de Bandera pers�cutent les Russes d�Ukraine � est une simplification tr�s excessive. De m�me, la version ukrainienne selon laquelle l�Ukraine choisit l�Europe plut�t que la Russie qui veut les ramener dans son giron honni, ne tient pas. La r�alit� est bien diff�rente. On le comprend � partir du moment o� on rencontre des Russes pro-Ukrainiens en Russie. Ils sont nombreux, influents, bien plac�s � Moscou, contrairement aux Ukrainiens pro-Russes de Kiev, nombreux et priv�s de droits civils. La guerre civile se passe en Ukraine et en Russie, et ce n�est pas pour un enjeu ethnique, comme on le pr�tend des deux c�tes.

Il s�agit de la bagarre entre la bourgeoisie compradore et ses ennemis, les ouvriers, les industriels, les militaires. La bagarre dure depuis 1985, trente ans d�j�. En 1991, c�est l�empire qui avait gagn�. L�Union sovi�tique avait �t� d�membr�e, l�industrie et les forces arm�es d�mantel�es. La science avait �t� �limin�e, les ouvriers avaient perdu leurs emplois. L�Etat, aussi bien en Russie qu�en Ukraine, �tait � genoux devant l�Empire. Un drame pour les petites gens, une chance pour les collabos.

Beaucoup de gens ont prosp�r� sur les ruines de l�Union sovi�tique. Pas seulement les oligarques, mais la classe de tous ceux qui pouvaient prendre la moindre part � la privatisation. Les firmes occidentales achetaient les industries, pour les d�manteler. Le complexe agricole a �t� d�truit. La Russie et l�Ukraine ont �t� soumises � l��conomie imp�riale globale : elles se sont mises � acheter des biens manufactur�s et leur nourriture � l�Ouest, ou en Chine, en dollars UD. La Russie ne produisait plus que du p�trole et du gaz.

Il y a eu deux tentatives pour renverser la vapeur en Russie. Eltsine les a bloqu�es les avec des tanks. D�test� et us�, il avait choisi Poutine pour lui succ�der. Poutine avait �t� choisi et soutenu par les oligarques et par l�Occident pour tenir la Russie d�une main de fer dans un gant de velours, et la garder soumise et d�pendante. Tout doucement, il a commenc� � faire une place � la souverainet�. La Russie de Poutine est encore loin de l�ind�pendance, il n�est pas s�r m�me que cela soit ce qu�il cherche. Poutine n�est pas un communiste, il ne veut pas la restauration de l�Union sovi�tique, il est loyal envers les Russes riches, il reste fid�le � l��cole de pens�e mon�tariste, il fait des affaires en dollars et dans les banques occidentales, il n�a pas nationalis� les principales industries et les terres rafl�es par les escrocs.

Et pourtant, c�est bien la troisi�me tentative pour renverser la vapeur. Il a fait bien plus que ce que l�Empire autorisait. Il a franchi les lignes rouges dans sa politique int�rieure en interdisant aux firmes occidentales d�acheter les ressources naturelles russes ; il a franchi la ligne rouge en politique �trang�re, en prot�geant la Syrie et en rendant la s�curit� � la Crim�e. Il a commenc� � r�industrialiser la Russie, � produire du bl� et � acheter des marchandises chinoises en se passant du dollar. Il a mis des limites au pouvoir des oligarques.

Mais les hommes d�Eltsine, les compradores reaganistes, ont conserv� leurs positions de pouvoir � Moscou. Ils contr�lent les universit�s les plus prestigieuses et l�Ecole sup�rieure d��conomie, ils tiennent les journaux et les revues, ils ont le soutien financier des oligarques et des financements �trangers, ils sont repr�sent�s au gouvernement, ils p�sent sur la mentalit� de l�intelligentsia russe, ils regrettent l��poque d�Eltsine et adorent l�Am�rique ; ce sont eux qui soutiennent le r�gime de Kiev parce qu�ils consid�rent � raison que c�est le prolongement de celui d�Eltsine.

Pourtant il y a une grande diff�rence ; Eltsine �tait un ennemi des nationalistes, alors que Kiev se sert du nationalisme comme un moyen pour consolider son emprise. Kiev est en outre bien plus militaris�e que Moscou ne l�a jamais �t�. Le terrain commun, c�est leur haine du pass� sovi�tique, du communisme et du socialisme. Kiev a d�cid� d�abattre tous les monuments de l��re sovi�tique, et de d�baptiser toutes les rues qui portent des noms sovi�tiques. Les anticommunistes de Moscou ont bruyamment soutenu ce virage, et ont appel� � l�imiter en Russie. L��lite intellectuelle de Gorbatchev, �g�e mais toujours solide, a �galement pris le parti de l�anticommunisme de Kiev.

Poutine n�a gu�re chass� ces gens du pouvoir. Il cultive ses liens avec Anatoli Tchouba�s, super voleur du temps de Eltsine, et avec Koudrine, l��conomiste friedmanien. Il vient de commencer � mettre le nez dans leurs affaires : les ONG occidentales et les financements doivent maintenant �tre enregistr�s, leurs transactions ont �t� rendues visibles et ont r�v�l� d��normes injections de capital �tranger dans leurs m�dias.

Malgr� cela, ceux qu�on peut identifier comme des pro-Poutine sont une minorit� dans l�establishment moscovite. Et voil� pour l�image du � dictateur impitoyable � !

La dualit� de la structure du pouvoir russe influence la politique russe envers l�Ukraine. Une minorit� qui est plus poutinienne que Poutine appelle � la guerre et � la lib�ration des provinces orientales d�Ukraine. Ils voient la confrontation avec l�Occident comme in�vitable. Le groupe comprador puissant appelle � livrer le Donbass, � faire la paix avec Kiev et avec New York. Ils veulent que la Russie suive les traces de Kiev, sans son nationalisme. Poutine rejette les deux extr�mismes, et avance au centre, au grand dam des deux groupes.

Le r�gime de Kiev aurait pu mettre � profit cette r�sistance de Poutine, et n�gocier une bonne paix stable. Mais leurs sponsors veulent la guerre. Le Donbass rebelle a �t� le moteur de toute l�Ukraine. Le nouveau r�gime souhaite d�sindustrialiser le pays ; les ouvriers de l�industrie et les ing�nieurs parlent russe et se r�f�rent � l�Union sovi�tique et � la Russie qui en est l�h�riti�re, tandis que ceux qui parlent ukrainien et qui soutiennent le r�gime sont principalement de petits cultivateurs et boutiquiers. C�est la situation typique de l�ex-URSS : la d�sindustrialisation est l�arme de choix des r�gimes pro-occidentaux, depuis le Tadjikistan jusqu�� la Lituanie. En Russie aussi, d�ailleurs, la premi�re op�ration mise en �uvre par les r�formateurs pro-occidentaux � l��poque de Gorbatchev et d�Eltsine a �t� la d�sindustrialisation. On dit que le trait� transatlantique d�Obama, le TAFTA, va d�sindustrialiser l�Allemagne et la France. Voil� pourquoi le Donbass industriel a de bonnes raisons de refuser de r�int�grer l�Ukraine, � moins qu�elle devienne un Etat f�d�ral qui laisse une grande autonomie aux provinces. Mais Kiev pr�f�re la guerre pour d�peupler la r�gion.

J�ai donc trouv� en Ukraine un nouveau rebondissement des tragiques �v�nements des ann�es 1990. Qui va gagner ? La prochaine g�n�ration des r�formistes gorbatcheviens en costume folklorique nationaliste, ou les ouvriers de l�industrie ? Peut-�tre que Poutine pourrait r�pondre � la question, mais il n�est pas press�.

Dans un second article, nous allons nous tourner vers Moscou et ses nouvelles manoeuvres.[1]

Traduction : Maria Poumier

[1] A lire, sur l��volution de la Rrussie et de l�Ukraine, le volume de Shamir La Bataille de Russie, �d. Kontrekulture, Paris, juin 2015, 287 p., 16 euros.