Convoi pour Bethlehem (original) (raw)
Convoi pour Bethlehem
par Isra�l Shamir
Dans le roman humoristique de P. G. Woodhouse, Une Demoiselle en P�ril, on peut lire cette r�partie, qui irait comme un gant au Pr�sident Bush : "Votre raisonnement semble ne pr�senter aucune faille. Mais � quoi cela nous avance-t-il ? Applaudissons l'Homme de Logique... mais qu'en est-il de l'Homme d'Action ? Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire de vos belles cogitations ?"24 octobre 2001 - C'est la carcasse d'une Audi, flambante neuve mais "pli�e" comme un paquet de cigarettes vide balanc� dans un cendrier par un fumeur � la cha�ne nerveux, qui nous a accueillis � l'entr�e de Bethlehem. Et encore, d'autres voitures, r�duites � une fin feuillet� de verre et d'acier... Les �quipages servant les tanks isra�liens adorent �craser des bagnoles et des poubelles comme n'importe quel punk d�linquant. Des petits gamins, accroupis dans un coin, �taient absorb�s dans leur jeu avec des cartouches vides, mettant � profit au maximum une rel�che inopin�e dans les combats. Bethlehem �tait tranquille, pour la premi�re fois depuis le samedi 20 octobre, jour o� les tanks Merkava envahirent la Ville du Christ, r�alisant le projet ch�ri de Sharon : r�occuper la Palestine.
Le calme r�gnait, lorsqu'une autre force prit possession des lieux : des Chr�tiens de J�rusalem, venus soutenir leurs voisins assi�g�s. Ce fut spectacle merveilleux, �voquant le temps des Croisades, de voir le Convoi de la Solidarit� emmen� par des �v�ques et des pr�lats de toutes ob�diences, catholiques, orthodoxes et musulmans, portant croix et banni�res et brisant l'encerclement du bouclage isra�lien pour emprunter ensuite les ruelles outrageusement d�fonc�es qui conduisent � l'Eglise de la Nativit�. Par opposition � la Croisade de Bush en Afghanistan, cette Croisade-ci a �t� accueillie avec joie tant par les Chr�tiens que par les Musulmans, aucune brisbille n'opposant ces deux communaut�s �troitement m�l�es. Nous pass�mes devant la carcasse br�l�e de l'H�tel Paradis (qui a �t� atteint de plein fouet), devant des pyl�nes �lectriques cass�s en deux, la partie sup�rieure pendouillant dans le vide, devant les photos de jeunes gar�ons et filles tu�s par les francs-tireurs isra�liens, appos�es sur les murs, tandis que les gens du coin sortaient de leurs abris pour venir rejoindre le cort�ge.
Des tanks isra�liens quitt�rent les rues principales et all�rent rejoindre leurs antres en se tra�nant lourdement, comme des dragons d�rang�s dans l'observation de leur proie. En chemin, j'ai rencontr� des tas de vieux amis, des boutiquiers du coin, des guides. Ils �taient plut�t r�sign�s "Vu l'�tat des choses, avec cette guerre qui continue, disaient-ils, il n'y a pas de touristes, pas de revenus, pas d'espoir. J�rusalem et Bethlehem : soit elles se tiennent debout ensemble, soit elles tombent ensemble". Bethlehem est en fait une banlieue de J�rusalem : combien de fois ne suis-je venu, avec mes touristes et mes p�lerins dans cette ville bourgeoise aux villas spacieuses, aux magasins de souvenirs g�ants, aux familles gr�co-palestiniennes, aux religieuses impeccables, aux meutes de touristes et aux nombreux expatri�s, prosp�rant gr�ce � l'Eglise de la Nativit�, grandiose �difice de l'�re justinienne et plus ancien b�timent de toute la Palestine.
L'esplanade devant l'�glise, la Place de la Cr�che (ou de la Grotte), �tait pleine d'habitants de la ville qui profitaient de la chance qui leur �tait offerte de profiter un peu du soleil apr�s plusieurs journ�es pass�es derri�re les volets clos. Dimanche dernier, sur le porche de l'�glise, un franc-tireur isra�lien a tu� un gar�on du coin, �g� de seize ans, Johnny Thaljieh, et son doux visage nous observe, depuis un poster imprim� � la h�te. Cette place a �t� reb�tie par l'Autorit� palestinienne dans un style italianisant, il y a tout juste deux ans, avant les festivit�s du Mill�naire. Au temps de l'administration isra�lienne directe, c'�tait un parking sordide r�serv� aux jeeps de la Police des fronti�res et aux autobus de tourisme.
Dans l'�glise, parmi les pr�tres et les la�cs, j'ai remarqu� un Am�ricain, grand, �lanc�, avec une moue fi�re, de longs cheveux boucl�s et un couvre-chef exotique. C'�tait le Rabbin Jeremy Milgrom, du mouvement "Rabbins pour les Droits de l'Homme". "Je croyais �tre le seul Juif, ici", me dit-il. "Je suis certain que des milliers d'Isra�liens viendraient s'ils connaissaient la situation". C'est vrai. La t�l�vision isra�lienne, docile comme un m�dia de Staline, a minimis� l'invasion et diffus� des vues b�nignes de tanks amicaux surveillant des rues tranquilles. N'emp�che que, la nuit d'avant, J�rusalem avait �t� le th��tre d'un gros meeting de Juifs r�clamant l'expulsion des non-Juifs de la Terre Sainte. La t�l�vision isra�lienne a indiqu�, le vendredi soir, juste avant l'incursion, que les deux tiers des Isra�liens juifs �taient favorables � cette "solution" mortif�re. Toutefois, chacun d'entre nous a la libert� de choisir, et le Rabbin Milgrom a choisi un juda�sme vivable. J'�tais puissamment heureux de le voir : Dieu sait, peut-�tre cette Sodome a-t-elle seulement besoin de quelques justes ?
Dans l'�glise, il y avait des trous dans les pierres, laiss�s par les impacts de balles : les �quipages des tanks isra�liens s'entra�nent � l'utilisation des mitrailleuses lourdes qui h�rissent leurs tourelles en tirant sur le berceau du Christ. Cela me rappela un ouvrage de William Dalrymple, qualifi� de "splendide, efficace et impressionnant" par la critique du Financial Times, "Depuis la Montagne Sainte" [1] : il y indique que, "au cours d'une flamb�e d'attaques contre les propri�t�s de l'Eglise, en Isra�l, une �glise de J�rusalem, une chapelle baptiste et une librairie chr�tienne avaient �t� enti�rement br�l�es. Il y avait eu des tentatives d'incendier les �glises anglicanes de J�rusalem Ouest et de Ramleh, ainsi que deux �glises � Saint-Jean d'Acre. Le cimeti�re protestant du Mont Sion avait �t� profan�, pas moins de huit fois."
Il aurait pu ajouter l'histoire de Daniel Koren, ce soldat isra�lien qui a pulv�ris� sous ses balles les icones du Christ et de la Vierge Marie dans l'�glise Saint-Antoine de Jaffa. Dalrymple mentionne les agissements du maire conservateur de J�rusalem, Ehud Olmert, qui a ordonn� la destruction des fondations de monast�res chr�tiens et d'�glises, r�cemment d�couvertes � J�rusalem, au cours de fouilles arch�ologiques, afin d'occulter jusqu'� la m�moire d'une pr�sence chr�tienne en Terre Sainte. C'est le m�me Ehud Olmert qui a d�truit (dans sa ville) encore trois maisons palestiniennes de plus, ce matin, tandis que nous parcourions les rues de Bethlehem.
Dans la Grotte de la Nativit�, quelques cierges �taient allum�s et une famille palestinienne priait en silence devant l'Etoile, comme le faisaient leurs anc�tres, depuis le cruel pr�d�cesseur de Sharon, le Roi H�rode le Grand. Je me suis mis � penser � l'�tranget� de la co�ncidence : pourquoi cette incursion a-t-elle commenc� juste au moment o� les bombardiers de l'US Air Force �crabouillent les villes afghanes ? Apparemment, le gouvernement de Sharon a d�cid� d'utiliser l'exp�dition am�ricaine en Afghanistan aux fins de reconqu�rir la Palestine. Dans un d�sastre, un voleur ne voit qu'une opportunit� de voler. Tandis que nos yeux sont fix�s sur les d�serts, au-del� de la rivi�re Oxus, tandis que les Am�ricains sont rendus fous d'angoisse par un peu de poudre blanche dans une enveloppe, tandis que les organisations humanitaires maugr�ent devant les masses d'Afghans affam�s, tandis que la flotte anglo-am�ricaine fait obstacle � une aide possible venue d'Irak ou de Syrie, les Isra�liens mettent la main sur ce qui reste de la Palestine et �radiquent la m�moire du Christ de Sa terre natale.
Les supporters de Sharon, dans les m�dias am�ricains, lui ont apport� leur soutien en faisant monter d'un ton leur vague de ratonnades anti-arabes et de leur chant de guerre raciste. "Les traits fuyants, retors, pas nets - bref, s�mitiques - d'un Bin Laden caricatur� transparaissent dans chaque bulletin d'information : appel � peine dissimul� au racisme du t�l�spectateur am�ricain. Le Dr. Joseph Goebbels n'aurait pas fait mieux", a rapport� sur la situation am�ricaine l'historien britannique David Irving. Il sait de quoi il parle : il est le biographe mondialement reconnu de Goebbels...
Le pr�sident Bush a demand� qu'Isra�l se retire imm�diatement. Il l'a fait "sotto voce", tout en disant par ailleurs qu'"il n'y aurait pas de discussion avec les Afghans.". Nous verrons bien qui l'emportera, si les remontrances du Pr�sident atteignent Isra�l, si cet aboiement sera suivi ou non d'un coup de canine.
Dans le roman humoristique de P. G. Woodhouse, Une Demoiselle en P�ril, on peut lire cette r�partie, qui irait comme un gant au Pr�sident Bush :
"Votre raisonnement semble ne pr�senter aucune faille. Mais � quoi cela nous avance-t-il ? Applaudissons l'Homme de Logique... mais qu'en est-il de l'Homme d'Action ? Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire de vos belles cogitations ?"
Apr�s la grande �glise, notre procession se rendit � Beit Jala, une cit� jumelle de Bethlehem. Les deux h�pitaux de Beit Jala ont �t� bombard�s, dix personnes ont �t� tu�es dans cette localit� par des tirs isra�liens al�atoires, au petit bonheur la chance. Les familles �prouv�es �taient r�unies dans la cour de l'�glise, portant des portraits de leurs proches disparus et recevant les condol�ances.
Particuli�rement touchante, la beaut� frappante de Rania Elias, une jeune fille de vingt ans, tu�e par une roquette isra�lienne dans son lit m�me. Sur son portrait, elle portait une robe de mari�e immacul�e : ce fut son linceul.
Beit Jala est sombre, mais debout. Dans ses rues, des jeunes hommes munis de mitraillettes AK. "C'est le Tanzim", expliqua en fran�ais un pr�tre � un de ses fr�res en religion. Les gars du Tanzim qui avan�aient au pas de charge me rappelaient, avec leur b�ret sur la t�te, les jeunes "barbudos" de Fidel Castro, un peu comme si la r�volution palestinienne �tait en train de conna�tre une deuxi�me jeunesse. Leur d�fil� parti, les tanks avanc�rent et le chant des armes l�g�res se r�pondant en �cho au-dessus des villes jumelles se fit entendre.
Un chauffeur de taxi juif, colosse au teint basan�, me prit en charge devant le barrage de contr�le. L'�norme volant de sa Merc�d�s tournait comme un joujou dans ses �normes paluches. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau � un gu�rillero imposant du Tanzim, que j'avais vu quinze minutes et un kilom�tre auparavant, dans le camp de r�fugi�s de Aida. "J'ai v�cu toute ma vie avec des Arabes", me dit le chauffeur de taxi. "Ma femme me dit que je suis un Arabe de coeur. Nous devrions vivre ensemble. Les choses �tant ce qu'elles sont actuellement, avec cette guerre qui continue, il n'y a pas de touristes, pas d'argent, pas d'espoir. J�rusalem et Bethlehem ? Soit elles sont debout ensemble, soit elles s'�croulent ensemble"...
Eh oui, n'en d�plaise au lavage de cerveau officiel, il y a une compr�hension, des deux c�t�s de la grande "S�paration". La Terre Sainte est indivisible. Elle doit �tre entretenue conjointement par nous tous, dans l'�galit�. Il y a assez d'espace pour prier, pour jouer, pour cultiver des oliviers, pour �crire des programmes informatiques et pour piloter des touristes. Les tanks doivent partir et, avec eux, la fronti�re artificiellement trac�e entre Isra�l et la Palestine.
- Note :
[1] Editeur : Harper Collins Publishers, 1997. ISBN 0 00 6547745 -http://www.fireandwater.com