Cyrille Dubois, le hors la voie (original) (raw)

Jean-Marc Warszawski, 2024

Broadway Rhapsody

Cyrille Dubois, Ensemble Arte Combo, Broadway Rhapsody, airs de George Gershwin et de Kurt Weill, arrangés par Michaël Ertzscheid et Frank Sibold. NoMad Music 2024 (NMM 115).

Enregistré au Conservatoire de Chatou, date n.c.

Après être passé par la maîtrise de Caen puis par le Conservatoire national supérieur de Paris, après avoir fait ses débuts à la Scala de Milan, au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, à l’Opéra-Comique de Paris et à l’Opéra de Paris tout court, après qu’il eut été une des révélations des Victoires de la musique en 2015, Cyrille Dubois a acquis la notoriété d’un grand ténor national tant comme haute-contre baroque que dans les répertoires classique et contemporain.

Cette fois, accompagné par le musicalement solide quintette à vent Arte Combo et le pianiste Michaël Ertzscheid, il explore un répertoire, on va dire de « songs », de mélodies composées par George Gershwin Kurt Weill, soit séparées soit reprises de comédies, de drames musicaux, de films : Porgy and Bess, An American in Paris, Oh, Kay! Goldwyn Follies, pour le premier, Lady in the Dark, One Touch of Venus, Lost in the Stars, Drei Groschen Oper, pour le second.

La première écoute nous a franchement déçu. Peut-être parce que nous nous y attendions. En général, les répertoires « populaires », comme la variété ou le jazz ne réussissent pas aux voix académiques, même si on s’appelle Roberto Alagna, Nathalie Dessay ou Philippe Jaroussky. Trop de justesse peut-être, trop dans les temps, une accentuation qui ne le fait pas, une certaine dignité qui interdit des exagérations qui passeraient comme triviales, voire simplement, la voix naturelle qui ne s’y prête pas. Nous ne savons pas, mais le « je ne sais quoi » n’est en général pas au rendez-vous. Pour ce qui est du jazz américain, même du rock, même du blues, même du rap, face au groove qui les caractérise, on aura toujours hexagonalement bien du mal à ne pas swinguer comme un fer à repasser. Donc, à première écoute, Cyrille Dubois nous a semblé, quant au timbre, manquer de cohérence sur la longueur, et même avoir de vilains aigus rétrécis à gorge nue, à se demander s’il n’abandonnait pas la technique au profit du populaire plus spontané ou s’il n’y avait pas l’idée de rendre le son des enregistrements des années 1940, éteignant pas mal les harmoniques.

La seconde écoute, quand même ! Moins polarisée sur ce phénomène nous a fait découvrir un cédé fort sympathique, ou en fait le magnifique quintette avec piano et ses très bons arrangements sauvent tout, et à part ces quelques aigus qui nous chagrinent, Cyrille Dubois est assez brillant, sauf évidemment pour le groove (on en demande moins à Kurt Weill qu’à Gorge Gershwin). Et comme nous avons été aux nouvelles, nous avons appris que ces songs issus de comédies musicales sont ici réaménagés pour en former une nouvelle avec un livret spécifique : un jeune homme hérite du cabaret de son grand-père, etc. On peut donc imaginer l’animation scénique qui va avec… mais qui ne va pas de soi à la simple écoute de ce cédé.

L’interpolation des œuvres de Gershwin et Weil ne trouble pas la cohérence d’ensemble, les beaux arrangements y sont pour quelque chose. Par contre les justifications avancées pour cet appariement sont étonnantes.

On peut accepter l’idée, comme entrée de réflexion, que le jazz et la comédie musicale estompent la frontière entre « la musique dite sérieuse et la musique populaire », mais prétendre que Gershwin et Weil en sont les premiers maîtres est chronologiquement faux et nous semble un peu exagéré comme jugement de valeur. Le parallèle entre ces deux compositeurs qui auraient une communauté de destins » est assez curieux. Gershwin et Weill n’ont pas « les mêmes itinéraires de vies croisées entre l’Europe et les États-Unis ». Le premier est né à Brooklyn aux États-Unis, le second, né à Dessau en Allemagne, a quitté son pays en 1933 sous la poussée nazie en ne s’est installé aux États-Unis qu’en 1935, pour les quinze dernières années de sa vie où il a changé d’esthétique et a composé pour Broadway. Mais son immense succès vient de Berlin et sa collaboration avec Berthold Brecht, Der Flug der Lindberghs, Das Berliner Requiem, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny et surtout Die drei Groschen Oper. Le blues et Brooklyn ce n’est pas le cabaret politique de Berlin.

Le livret semble indiquer que Gershwin et Weill auraient les mêmes librettistes ou paroliers en la personne d’Ira Gershwin. Ce qui n’est pas juste. Certes Kurt Weil a écrit sur des paroles d’Ira Gershwin, mais il a eu bien d’autres paroliers : Berthold Brecht bien sûr, Georg Kaiser, Caspar Neher, Jean Cocteau, Robert Desnos, Jacques Deval (La Marie Galante).

Le […] tous deux de confession juive […] est propre à faire dresser les cheveux sur la tête. D’abord en ce que trier les gens selon leur religion est inepte, même si cela est une habitude de signaler systématiquement dans les biographies l’appartenance religieuse (pour les juifs) comme si cela déterminait quelque chose de plus, ou de spécial, que pour les autres. Or on se demande bien ce qu’il y a de judaïque dans les musiques de Gershwin et de Weil, même si le père de ce dernier était chantre et compositeur à la synagogue de Dessau. Je ne suis pas certain que Gerschwin était de confession juive, et pratiquement certain du contraire pour Kurt Weil, lequel, attiré par le communisme et la critique sociale, aurait été plutôt athée.

On excusera cette longueur digressive, mais remettre le monde sur les pieds est un peu plus compliqué qu’énoncer des préjugés qui vont de soi par définition.

Kurt Weil, Stay Well, plage 8 (extrait).


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Vendredi 19 Juillet, 2024 18:36