Marie Jaëll : un cerveau de philosophe et des doigts d'artiste (original) (raw)

Compte rendu de lecture par jean-Marc Warszawski, 20 avril 2004

LAURENT HURPEAU (coordinateur), Marie Jaëll : un cerveau de philosophe et des doigts d'artiste (préface par Alban Ramaut). Éditions Symétrie, Lyon 2004.

L'évocation de Marie Jaëll, lorsqu'on l'évoque, s'accompagne souvent de marques d'admiration et de mystère. Dans les conservatoires on redoute parfois l'arrivée des élèves ayant déjà été formés à la «méthode Jaëll», car il y a alors, dit-on hésitant et à voix basse, «tout à refaire».

On sait que Marie Jaëll est une grande virtuose du piano, une intellectuelle, une musicienne proche de Liszt et de Camille Saint-Saëns, une psychologue qui aurait percé certains mystères du jeu pianistique.

Marie Trautmann est née en 1846 à Steinseltz en Alsace dans une famille d'agriculteurs aisés. Elle suit des cours de piano avec un professeur français à Stuttgart. Donne sa première audition à 8 ans. Elle a dix ans quand on monte à Paris pour la présenter à Henri Herz, professeur au Conservatoire et homme entreprenant (un des premiers Européens a avoir tourné aux État-Unis, inventeur d'un guide main pour le piano, le «Dactylion» et fondateur d'une maison de pianos). On retourne toutefois en Alsace et Marie Jaëll suit des cours à Strasbourg avec Louis Liebe. En 1862 elle obtient un premier prix de piano au Conservatoire de Paris 4 mois après son inscription. Elle s'est déjà produite en public 145 fois.

Sa mère joue le rôle de manager, d'impresario, d'attachée de presse et peut-être d'agent matrimonial. Elle encourage le mariage avec Alfred Jaëll, célèbre concertiste. Le couple fait sensation dans toute l'Europe. On remarque le formidable tempérament fougueux de Marie et la délicatesse dans les nuances d'Alfred. La guerre de 1870 exacerbe les sentiments patriotiques de Marie. Il ne sera plus jamais question de concert en Allemagne, et Alfred ne succèdera pas comme prévu à Moschelès au Conservatoire de Leipzig, il ne reprendra pas la direction de la «Neue Zeitschrift für Musik» fondée par Schumann. Diabétique, son état s'aggrave vers les années 1880, il meurt en 1882, Marie Jaëll a 35 ans.

Marie Jaëll ne reprend pas le rythme assez élevé des concerts. Elle continue à composer : elle approche César Franck mais suit des cours avec Camille Saint-Saëns. Liszt a fait éditer ses «Valses à quatre mains» en 1874. En 1887 elle est admise à la Société des compositeurs de musique. Sa dernière composition est de 1894 si on excepte celles destinées à sa méthode. Elle est peu à peu happée par une passion sans partage : comprendre les mécanismes de la main pianistique, voire le mécanisme des mains de Liszt dont le jeu l'a fortement impressionné, et auprès duquel elle fait plusieurs séjours à Weimar. Elle écrit de nombreux ouvrages pour éclairer sa méthode, elle-même destinée à soutenir son enseignement.

Le livre collectif dirigé par Laurent Hurpeau n'a pas l'objectif de lever les mystères biographiques, de fouiller la psychologie du personnage ni de présenter la méthode. Il s'agit plutôt d'un livre-témoignages puisant dans une abondante correspondance et un « cahier de pensées» ou de «travail» substantiel que Marie Jaëll a tenu toute sa vie. C'est aussi un livre marqué par des témoignages d'aujourd'hui sur l'œuvre par des interprètes, ou sur la méthode par des élèves ou des professeurs l'ayant pratiquée, et sur l'être proche par le biais d'une mémoire familiale encore vivante.

Ont pris part à la rédaction de cet ouvrage : Catherine Guichard (l'art de toucher le piano) ; Laurent Hurpeau (la correspondance avec Liszt ; la correspondance avec Saint-Saëns ; ) ;Marie-Laure Ingelaere (biographie d'Alfred Jaëll ; catalogue des œuvres ; bibliographie) ; Thérèse Klipffel (biographie de Marie Jaëll) ; Laure Pasteau (quelques réflexions sur la méthode Jaëll) ; Alexandre Sorel (les compositions de Marie Jaëll) ; Christiane de Turckheim (les correspondances de Marie Jaëll ; La correspondance avec Catherine Pozzi) ; Le livre s'ouvre sur une préface d'Alban Ramaut et un avant propos de Thérèse Klipfell et Christiane de Turckheim.

Le parti hagiographique, la volonté de tracer dans la destinée idyllique de ce personnage exceptionnel alourdissent inutilement un ouvrage par ailleurs évocateur et bien documenté. Il est par exemple difficile d'imaginer une petite fille de six ans qui «persuadée qu'elle ne peut vivre sans piano : arrive à convaincre ses parents qu'un lien mystérieux et profond la lie à la musique» [p. 6]. Par contre on imagine parfaitement, comme dans un récit de Giono, le char à bancs chargé du piano, entrer dans la cour de la ferme ; la maisonnette en bois qu'on construit dans le jardin pour le loger avec un ameublement sommaire et on se demande - cela a peut-être son importance, dans quel état d'accordage est alors ce piano de 1852, et comment il est entretenu.

Mais le ton est donné : Marie Jaëll est à la fois solitaire en marge et au centre du monde. C'est ainsi qu'une vie au forcing commence, parce que hors du monde on se sent être moins que les autres et qu'au centre du monde on se sent chargé d'une mission. Dès la page 7, deux extraits de correspondance sont judicieusement choisis :

Toute enfant j'ai emporté de Steinseltz une idée fixe. Tout le monde m'était supérieur, tout le monde en savait plus que moi. A cette impression se joignait un besoin irrésistible, dominant d'apprendre […] Atteindrai-je jamais l'équilibre, la mesure ? Il le faut, sinon, ma vie ne serait pas digne de sa mission.

En 1868, en Italie, c'est le choc : elle entend pour la première fois jouer Liszt. Elle note dans son livre sur les rythmes du regard [p. 5] Et c'est précisément la prodigieuse dissociation des doigts de Liszt, entièrement reliée à la transcendante cérébralité de son jeu qui a provoqué le perfectionnement momentané de ma mémoire, et par conséquent de ma pensée musicale [...] Liszt possédait dans chacun de ses doigts un état de conscience distinct. Ce choc est à la fois déstabilisant par les questions qu'il pose et stabilisant par la recherche qu'il provoque.

Mais dans un premier temps, cet équilibre que Marie Jaëll recherche tout au long de sa vie semble être assuré par la proximité de deux fortes personnalités : sa mère organise ses études et sa carrière ; son mari Alfred Jaëll prend la relève en l'associant à sa propre activité et l'arrimant à un milieu professionnel et mondain où il est largement introduit. A 35 ans, en 1882, elle est seule, mais déjà le nombre de concerts qu'elle donne à fléchi depuis 1880, voire 1876.

C'est Liszt qui en quelque sorte devient, pour les quelques années qu'il lui reste à vivre, le père et maître de Marie Jaëll. Ami d'Alfred Jaëll, Liszt invite sa veuve à Weimar. De 1883 à 1885 elle y fera trois séjours. Elle rompt la décision de ne plus mettre les pieds en Allemagne. Elle écrit dans son journal en 1883 : Dès que je quitte Weimar, je tombe dans le noir. Quel exil… Quel exil… et pourtant Weimar me pèse. […] Maître, je cous ai quitté, mais c'est pour demeurer avec vous […] O saintes journées de travail et de progrès ! Comme je vous aime. Ce qu'il me faut dans la vie, c'est la marche en avant ; peu importent les sacrifices, pourvu que j'avance dans ma voie [p. 22]. Chez Liszt, elle s'occupe de secrétariat, corrige des partitions, achève la troisième Mephisto-Walz, s'imprègne de l'art du maître.

Une autre grande personnalité proche est Camille Saint-Saëns, compositeur de grande culture, inventeur de la musique française, qui à la réputation de préférer défendre ses idées plutôt que ses amitiés. Depuis 1871, Marie Jaëll prend des cours de composition auprès de lui et entretient pendant presque trente années et quelques orages une intense correspondance. Pour Marie Jaëll qui a choisi d'être française en 1871, Saint Saëns symbolise peut être l'anti-germanisme comme le culte qu'on porte à Berlioz. Mais comme elle-même, comme Liszt, il est un enfant prodige du piano et un grand concertiste. Il lui adresse en 1883 une note particulièrement intéressante : Pourquoi vous obstinez-vous à dénaturer à plaisir la musique et votre magnifique talent ? Cherchez donc tout uniment à faire le plus fidèle possible à ce qui est écrit ; votre nature fera le reste. Vous jouez si merveilleusement quand vous imaginez jouer comme tout le monde ! [p. 24]. Mais évidemment, leur correspondance porte avant tout sur leurs œuvres respectives et montre le bonheur qu'à Marie Jaëll à être une élève appliquée et admirative du maître qui lui adresse un poème en 1885 :

Muse qui sous les doigts sais faire vibrer l'âme
Dans les cendres d'un cœur éteint et consumé,
Femme étrange, pourquoi réveiller une flame ?
J'ai trop vécu ; j'ai trop souffert ; j'ai trop aimé

L'arbre a senti le vent des mornes étendues
L'astre de ses rayons, l'orage de ses pleurs
Tour à tour l'ont frappé ; sur les branches tordues
Son feuillage brûlé ne connaît plus les fleurs

A partir de 1894, elle ne compose plus.

C'est qu'une passion liée a un repliement introspectif la domine peu à peu : comprendre scientifiquement la tactilité pianistique et devenir soi-même. Là encore, sur son chemin elle rencontre un maître en la personne de Charles Féré (1852-1907), médecin et psychopathologiste élève, secrétaire puis chef de laboratoire de Charcot, médecin aliéniste et responsable à l'hôpital de Bicêtre. Il est l'auteur de nombreux travaux sur la sensation et le mouvement, les troubles de la vision, sur le magnétisme animal (avec Binet), la pathologie des émotions, la psycho-mécanique. Elle est là aussi une élève appliquée. Ils collaborent à des expériences au laboratoire de psychologie de la Sorbonne de 1897 à 1917 où Marie Jaëll puise certainement ses méthodes d'observations systématiques et sa manière claire d'en rendre compte.

Dans son livre sur «La musique et la physiologie», elle note [p. 3] «(…) la musique n'a pas pour origine une cause inconnue ou mystérieuse, c'est le fait de se représenter mentalement les sons entendus. Les citations et les notes de bas de pages montrent qu'elle est lectrice des physiologistes, anatomistes, psychologues de son époque mais aussi de Forkel (2209-1818, compositeur et musicographe) , Helmhotz (1821-1894, physicien), Engels (1820-1895, philosophe, collaborateur de Karl Marx), Taine (1828-1893, philosophe), Darwin (1809-1882, naturaliste), Spencer (1820-1903, philosophe).

Sa méthode s'enracine autour d'une idée essentielle : l'image harmonieuse dessinée par l'ensemble des lignes papillaires des pulpes (les empreintes digitales) correspond à l'harmonie du son, au toucher harmonieux. Elle expérimente en prenant les empreintes digitales sur des claviers virtuels en carton. Elle attribue aussi des couleurs aux doigts, découvre l'influence du magnétisme, de l' «anneau tactile» qu'on forme avec le pouce et l'indexe comme dans le zen, qui change la perception des choses, pense que la vision a un rythme. Par exemple suivre le périmètre d'un cercle de droite à gauche est de caractère majeur car plus rapide que de gauche à droite qui est de caractère mineur. On devine qu'elle tente de rapprocher les mouvement du cerveau ou des yeux de celui de la tactilité pianistique, et en fin de compte de dresser une analogie avec le dessin des empreintes digitales.

En fait tout ce qu'elle lit, perçoit, regarde est au service de ses théories qui convergent toutes vers l'intellectualisation du contact des pulpes des doigts et des touches du piano.

On peut penser à cet extrait de lettre adressée à une de ses amies [p. 152] : Pourtant je sens bien ce que je me dois à moi-même ou plutôt ce que Dieu a mis en moi, je n'ai pas le droit de laisser étouffer les germes qui veulent vivre […] De Dieu je suis parmi les élus. C'est une charge, elle est d'autant plus sacrée que le nombre des élus parmi les femmes est si minime.

Tout semble faire signe à sa destinée. Mais son rapport pratique au piano, ses lectures, ses relations, son orientation positive canalisent les idées qu'on pourrait dire «exotiques», et dont elle dit parfois avoir peur. Marie Jaëll veut être scientifique. Jamais, même quand ses idées paraissent très téméraires, elle ne verse dans l'ésotérisme. Tout ce qui reste inconscient dit-elle reste imperfectible [p. 220]. Son but est d'arriver à une conscience parfaite de la tactilité pianistique : La conscience vague que nous avons des mouvements réalisés par nos doigts doit être remplacée par une conscience intégrale» écrit-elle dans son livre sur « La nouvelle conscience» [p. 2]. De ce fait, sa méthode et sa pensée contiennent des traits assez fulgurants, comme son opposition à la mécanisation : La répétition de l'effort est nuisible. On se mécanise. Ce qu'on apprend rapidement est le meilleur [idem ; p. 3]. Ou ce qu'elle raconte de sa première audition de Liszt dans son livre sur «Le rythme du regard» [p. 4] : Un jour en entendant Liszt pour la première fois en 1868 il lui sembla être atteinte de myopie musicale : j'avais tout à coup découvert qu'il existe une perspective dans l'audition des sons. Ce n'est pas la musique telle qu'elle est écrite par le compositeur (...) mais la transfiguration idéale qu'elle entendait, plus belle, plus divisible : sur le papier les notes n'ont pas de vie. Liszt en jouant a suggéré un esprit différent du sien, il a suggéré une autre mémoire.

Cette méthode, elle la partage avec des élèves souvent fascinés par sa personnalité, comme le fut Catherine Pozzi, personnage tragique et écrivain de génie. On peut se demander si son livre de pensées philosophiques, au moins le titre Peau d'âme, n'est pas inspiré par Marie Jaëll. Peau d'âme, cette peau qui met en contact l'être et le monde, comme la peau de pulpes des doigts met en contact la mécanique du piano et la sensibilité musicale.

En 1882 Marie Jaëll écrit écrit à sa sœur Caroline :

Je suis toujours préoccupée par des travaux que je dois entreprendre, des progrès que je dois réaliser. Mon jeu ne me contente que de loin en loin et par fragments, rarement dans l'ensemble. Je découvre toujours des lacunes.

Se sentir toujours trop petit pour ce qu'on désire et trop grand pour ce que l'on atteint, se sentir entre ces deux alternatives sans trouver d'issue, sans connaître le moyen de terminer cet état de lutte ; voir toujours la tache inachevée, sentir l'âme inassouvie, brûlant d'un feu qui le dévore, et constater l'impuissance humaine à calmer cet embrasement intérieur, ce volcan qui bouillonne.

Parfois je me fais peur, l'excès de mes sentiments m'effraye ! je me demande : que deviendrais-je si cette lave, qui me fait trembler lorsqu'elle est endiguée venait à briser les liens qui l'enserrent, si elle devenait torrent et s'érigeait en maître ? Ah, je suis faible puisque j'ai peur de moi, mais il est une chose plus dangereuse encore que se craindre, c'est de na pas se connaître ! [Kiener Hélène. Marie Jaëll 1846-1925 : problèmes d'esthétique et de pédagogie musicales. Paris : Flammarion, 1952. p. 32)]

Notice sur Marie Jaëll

Jean-Marc Warszawski 20 avril 2004

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