Les Amateurs de Remy de Gourmont (original) (raw)
Lautréamont
C'était un jeune homme d'une originalité furieuse et inattendue, un génie malade et même franchement un génie fou. Les imbéciles deviennent fous et dans leur folie l'imbécillité demeure croupissante ou agitée ; dans la folie d'un homme de génie il reste souvent du génie : la forme de l'intelligence a été atteinte et non sa qualité ; le fruit s'est écrasé en tombant, mais il a gardé tout son parfum et toute la saveur de sa pulpe, à peine trop mûre.
Telle fut l'aventure du prodigieux inconnu Isidore Ducasse, orné par lui-même de ce romantique pseudonyme : Comte de Lautréamont. Il naquit à Montevideo, en avril 1846, et mourut âgé de vingt-huit ans, ayant publié les Chants de Maldoror et des Poésies, recueil de pensées et de notes critiques d'une littérature moins exaspérée et même, çà et là, trop sage. On ne sait rien de sa vie brève ; il ne semble avoir eu aucunes relations littéraires, les nombreux amis apostrophés en ses dédicaces portant des noms demeurés occultes.
Les Chants de Maldoror sont un long poème en prose dont les six premiers chants seuls furent écrits. Il est probable que Lautréamont, même vivant, ne l'eût pas continué. On sent, à mesure que s'achève la lecture du volume, que la conscience s'en va, s'en va, — et quand elle lui est revenue, quelques mois avant de mourir, il rédige les Poésies, où, parmi de très curieux passages, se révèle l'état d'esprit d'un moribond qui répète, en les défigurant dans la fièvre, ses plus lointains souvenirs, c'est-à-dire pour cet enfant les enseignements de ses professeurs !
Motif de plus que ces chants surprennent. Ce fut un magnifique coup de génie, presque inexplicable. Unique ce livre le demeurera, et dès maintenant il reste acquis à la liste des œuvres qui, à l'exclusion de tout classicisme, forment la brève bibliothèque et la seule littérature admissibles pour ceux dont l'esprit, mal fait, se refuse aux joies, moins rares, du lieu commun et de la morale conventionnelle.
La valeur des Chants de Maldoror, ce n'est pas l'imagination pure qui la donne : féroce, démoniaque, désordonnée ou exaspérée d'orgueil en des visions démentes, elle effare plutôt qu'elle ne séduit ; puis, même dans l'inconscience, il y a des influences possibles à déterminer : « Ô Nuits de Young, s'exclame l'auteur en ses Poésies, que de sommeil vous m'avez coûté ! » Aussi le dominent çà et là les extravagances romantiques de tels romanciers anglais encore de son temps lus, Anne Radcliffe et Maturin (que Balzac estimait), Byron, puis les rapports médicaux sur des cas d'érotisme, puis la Bible. Il avait certainement de la lecture, et le seul auteur qu'il n'allègue jamais, Flaubert, ne devait jamais être loin de sa main.
Cette valeur que je voudrais qualifier, elle est, je crois, donnée par la nouveauté et l'originalité des images et des métaphores, par leur abondance, leur suite logiquement arrangée en poème, comme dans la magnifique description d'un naufrage : toutes les strophes (encore que nul artifice typographique ne les désigne) finissent ainsi : « Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme ; mais il sombre avec lenteur ... avec majesté. » Pareillement les litanies du Vieil Océan : « Vieil Océan, tes eaux sont amères... je te salue, vieil Océan. — Vieil Océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques... je te salue, Vieil Océan. » Voici d'autres images : « Comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant à travers le silence », et cette effarante invocation : « Poulpe au regard de soie ! » Pour qualifier les hommes, ce sont des expressions d'une suggestivité homérique : « Les hommes aux épaules étroites. — Les hommes à la tête laide. — L'homme à la prunelle de jaspe. — Humains à la verge rouge. » D'autres d'une violence magnifiquement obscène : « Il se replace dans son attitude farouche et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes ténébreux, qui prennent leur essor dans l'éther lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires de poulpes, devenues mornes à l'aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimable. » (1868 : qu'on ne croie donc pas à des phrases imaginées sur quelque estampe d'Odilon Redon.) Mais quelle légende, au contraire, quel thème pour le maître des formes rétrogrades, de la peur, des amorphes grouillements des êtres qui sont presque — et quel livre, écrit, on l'affirmerait, pour le tenter !
Voici un passage bien caractéristique à la fois du talent de Lautréamont et de sa maladie mentale :
Le frère de la sangsue (Maldoror) marchait à pas lents dans la forêt... Enfin, il s'écrie : « Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui l'empêche de partir, n'aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que, toi, aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu ? Ni moi, ni les quatre pattes nageoires de l'Ours marin de l'océan Boréal, n'avons pu trouver le problème de la vie... Quel est cet être, là-bas, à l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés ? et quelle majesté mêlée d'une douceur sereine ! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. Il m'est inconnu. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble... Il y a comme une auréole de lumière éblouissante autour de lui... Qu'il est beau !... Tu dois être puissant, car tu as une figure plus qu'humaine, triste comme l'univers, belle comme le suicide... Comment !... c'est toi, crapaud !... gros crapaud !... infortuné crapaud !... Pardonne !... pardonne !... Que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits. Mais, qu'as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir l'air si doux ? Quand tu descendis d'en haut... je te vis ! Pauvre crapaud ! Comme alors je pensais à l'infini, en même temps qu'à ma faiblesse... Depuis que tu m'es apparu, monarque des étangs et des marécages ! couvert d'une gloire qui n'appartient qu'à Dieu, tu m'as en partie consolé ; mais, ma raison chancelante s'abîme devant tant de grandeur ! ... Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes... » Le crapaud s'assit sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de l'homme !), et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons s'enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes : « Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir... je ne suis qu'un simple habitant des roseaux, c'est vrai, mais, grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu'il y avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie, et je puis te parler... Moi, je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi ! Parce que je te hais... Adieu donc ; n'espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu as été la cause de ma mort. Moi, je pars pour l'éternité, afin d'implorer ton pardon ! »
Les aliénistes, s'ils avaient étudié ce livre, auraient désigné l'auteur parmi les persécutés ambitieux : il ne voit dans le monde que lui et Dieu — et Dieu le gêne. Mais on peut aussi se demander si Lautréamont, n'est pas un ironiste supérieur (1), un homme engagé par un mépris précoce pour les hommes à feindre une folie dont l'incohérence est plus sage et plus belle que la raison moyenne. Il y a la folie de l'orgueil ; il y a le délire de la médiocrité. Que de pages pondérées, honnêtes, de bonne et claire littérature, je donnerais pour celle-ci, pour ces pelletées de mots et de phrases sous lesquelles il semble avoir voulu enterrer la raison elle-même ! C'est tiré des singulières Poésies :
« Les perturbations , les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques du vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, - devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement. » Maldoror (ou Lautréamont) semble s'être jugé lui-même en se faisant apostropher ainsi par son énigmatique Crapaud : « Ton esprit est tellement malade qu'il ne s'en aperçoit pas, et que tu crois être dans ton naturel chaque fois qu'il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d'une infernale grandeur. »
(Le Livre des Masques, 1896, Mercure de France)
Nota Bene : texte repris comme préface aux Chants de Maldoror, Éditions de la Sirène, 1920 & aux Œuvres complètes du Comte de Lautréamont, Isidore Ducasse, Librairie José Corti, 1961.
Echos
Principal artisan de la gloire de Lautréamont (61), Gourmont ne se bornera pas à saluer hautement Les Chants de Maldoror dans le Mercure de France du 1er février 1891 ; il recherchera à la Bibliothèque Nationale les premières éditions des Chants et en donnera la description précise ; il découvrira les Poésies ; il publiera, dans le Mercure du 1er novembre 1891, l'acte de naissance d'Isidore Ducasse, il révélera Maldoror à Alfred Jarry.
(61) Pour tout ce qui a trait à la campagne menée par Gourmont et le Mercure de France en faveur de Lautréamont, on consultera MAURICE SAILLET : Les Inventeurs de Maldoror (II), dans les Lettres Nouvelles, n°15, mai 1954 (Noël Arnaud).
Nous n'avons aucun portrait d'Isidore Ducasse. Cet homme qui est notre contemporain nous est plus inconnu qu'Homère, que Socrate ou que Caligula. L'auteur de la préface à l'édition de 1890, - l'éditeur lui-même, L. Genonceaux — qui a encore rencontré des gens qui avaient approché l'auteur de Maldoror, nous dit qu'il était grand et brun ; nous ne savons rien de plus. Félix Vallotton, dans le Livre des Masques de Rémy de Gourmont, a tracé une sorte d'effigie idéale de cet inconnu. Il a représenté un magnifique jeune homme au visage d'ange, au regard acéré et puissant. Puisque nous ne savons rien de plus, pourquoi ne pas nous en tenir à cette image ? Les peintres anglais ont souvent transformé leurs poètes pour leur donner un caractère idéal et fabuleux plus conforme peut-être que la réalité, à leur apparence foudroyante. Du moins le supposons-nous ainsi. En réalité, il m'est arrivé de rencontrer dans leur jeunesse, des poètes anglais encore vivants et qui étaient alors aussi beaux que Keats ou que Shelley. Tenons-nous en donc à l'image de Vallotton. Peut-être n'a-t-elle aucun rapport avec le véritable Ducasse ; mais nous ne le saurons jamais. En tout cas, elle est d'une ressemblance idéale, je veux dire qu'elle transporte avec une exactitude rêvée dans le monde des apparences, ce que nous pouvons deviner de l'esprit du passant mystérieux qui nous occupe (Edmond Jaloux, « Lautréamont », Visages français, Albin Michel, 1954).
Comment se faisait-il que Bloy, que Gourmont, que, plus récemment, Larbaud, qui avaient pourtant subi l'aimantation de ce message unique, l'avaient arbitrairement écarté comme pathologique ou n'avaient pas été plus secoués par lui ? Seul Jarry, sans doute... mais il n'en avait parlé que par allusion. Pour nous, il n'y eut d'emblée pas de génie qui tînt devant celui de Lautréamont (A. Breton, Entretiens 1913-1952 avec André Parinaud, NRF1952).
[...] l'acte de décès lui-même, tel qu'il est publié dans l'édition du Sans Pareil des Œuvres complètes de Lautréamont (1927), nous laisse incertains sur sa véritable date. « Du jeudi 24 novembre 1870... », ainsi commence cette pièce d'état civil. Or, le 24 novembre 1870 tombait un mardi.
Le battement de quarante-huit heures, Remy de Gourmont devait l'amplifier de quatre années puisque, dans son Livre des Masques, il recule jusqu'à 1874 le décès de Lautréamont. Ce glossateur méticuleux, rompu à l'analyse des documents et à la critique des textes, a été abusé, faute d'autres repères, par la date de l'édition posthume belge des Chants de Maldoror. Encore avait-il « repêché » à la Nationale les deux plaquettes des Poésies éditées à compte d'auteur, six mois avant sa mort, par Isidore Ducasse.
Erreur vénielle et qui démontre qu'au début de ce siècle, alors que l'auteur de Sixtine esquissait ses portraits symbolistes, un mystère planait encore sur le « prodigieux jeune homme », dont Léon Bloy, quelques années auparavant, écrivait qu'on ne savait rien, « sinon qu'il était mort dans un cabanon » ; détail que le « mendiant ingrat » ne devait d'ailleurs qu'à sa propre imagination, laquelle, comme chacun sait, était aussi fastueuse que son style (Gustave Joly, « Les cent ans de Lautréamont », Paru, n° 17, avril 1946).
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