Alfred Vallette - Les Amateurs de Remy de Gourmont (original) (raw)
1. « Un roman de la vie grise, Le Vierge », Mercure de France, mars 1891
2. « Alfred Vallette », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898
1. « Un roman de la vie grise, Le Vierge », Mercure de France, mars 1891 & Nouvelle Imprimerie Gourmontienne n°1, automne 2000. Ce texte a aussi été recueilli dans Promenades littéraires, sixième série, Mercure de France, 1926, sous le titre de « Alfred Vallette, romancier »
Annuellement, d'après de sûres statistiques, la nation française produit environ trois mille tomes de roman : c'est une grande richesse. Là-dedans sont comprises les réimpressions et les traductions et toutes sortes de babioles, — de jouets et de verroteries. Il est à croire que le trafic engendré par cette industrie est spécialement d'importation ; on voit des gens curieux et même dévoués tenter sous l'Odéon la dévirginisation subreptice de ces tomes, on n'en voit jamais que la passion exalte au point de leur faire payer, afin d'une possession complète et définitive, la rançon de ces multicolores esclaves. Où vont-elles, après ce stage à des comptoirs, à des vitrines, ces créatures issues de nous, pour qui leurs fabricateurs rêvèrent des robes brodées d'orfroi comme des chasubles, des colliers de perles noires, des diadèmes d'escarboucles, des souliers en peau d'unicorne, — et des lits de harem où la favorite parfumée d'origan s'évente sur des toisons de lynx avec des plumes de chimères !
Il y a telle sorte d'ivoire vert dont la provenance est inconnue ; presque aussi mystérieux, mais à l'inverse, le commerce des livres. On en sait le départ, on en ignore les suites. Rachilde émettait l'autre jour cette idée que peut-être, en telles régions invisitées, enfilés comme des merluches à de souples baguettes, ou comme des conques à des cordes de ramie, les romans nouveaux servent de monnaie, de régulateur du troc : avec ces ligatures, on dote les filles, on acquiert des chèvres et des armes de guerre, des femmes et de l'eau-de-vie. Bien que cette opinion ne soit encore que probable, et que nulle carte géographique, même de Justus Perthes, ne marque dans les solitudes de l'Afrique centrale une « Région des Livres » comme il y a une « Région des Lacs », bien que Stanley soit resté à ce sujet, non comme sur d'autres, muet, — on peut, néanmoins, l'accepter provisoirement. Cela nous tire d'un grand embarras, — si toutefois, ainsi que je le pense, le doute est supérieur à l'ignorance.
D'autre part, c'est encore un soulagement. Qui n'avait été froissé de constater, en ces temps si noblement utilitaires, la vanité, le bon-à-rien du roman filoselle, de la bobine vulgaire débobinée en feuilleton puis rebobinée en volume (marques Delpit frères, Rabusson aîné, les Fils de Cotonet, Gréville-Duruy jeune et Vve Theuriet, Aux 100.000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant, Aux Fleurs de Médan, etc.) ?
Dorénavant, nous voilà consolés et rassurés sur les floraisons funèbres d'un des arbres fruitiers les plus productifs du grand verger de l'industrie française. Travaillons, l'avenir est à nous : qui sait si à la prochaine exposition décennale nous n'aurons pas une place notoire, au pavillon de la République de Libéria, entre les plumes d'autruche et la poudre d'or !
Cependant, n'étant point spécialement qualifié pour les enquêtes commerciales, je me permettrai, au risque de mortifier dans leur dignité et même de léser dans leurs intérêts tant de respectables usiniers, de considérer la question à un point de vue différent, oh ! moins sérieux, et même, disons-le, entièrement futile, — celui de l'art.
Pour des yeux inexercés, inhabitués au compte-fil, les marques ci-dessus (et toutes les autres) se différencient très bien : tel amateur des produits galamment mélancoliques et jobardement mondains des « Fils de Cotonet » méprise avec résolution la marchandise « Rabusson aîné » ; ceux qui se fournissent aux 100.000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant) haussent les épaules devant les filés prudemment perpétrés sous les auspices de la Vve Theuriet ; et les habitués des cordonnets Fleurs de Médan (avec lesquels, disent-ils, on pourrait se pendre) récusent l'usage des pelotons « Delpit frères », qu'ils qualifient de simple filasse.
Il est difficile de compatir aux sympathies et aux dégoûts de ces amateurs, car les produits qu'ils aiment et ceux qu'ils repoussent sont tous taxés de hâtivité et d'insolidité, tous fabriqués avec une belle ignorance ou un rare dédain des élémentaires principes artistiques, tous « établis » avec le seul souci de la vente, du succès rapide, de la caisse à remplir.
Un homme de lettres qui, pour gagner strictement sa vie, se livre à des écritures ou médiocres ou volontairement médiocrisées, fourrées, selon la nécessaire clientèle, de cédrats ou de piments, n'est pas cela même nullement condamnable : la liberté est une maîtresse qu'on ne paie jamais trop cher. Mais celui qui, à l'abri de toute pauvreté présente ou future, rédige, dans un but mercantile, de la copie, s'exclut à jamais, par ce seul acte, de la société des honnêtes gens dont nous voulons que la Littérature soit exclusivement composée. M. Zola, par exemple, qui eut de talent, l'a si bien galvaudé à des entreprises du genre de la Bête humaine et du Rêve que l'annonce actuelle de tel de ses livres nouveaux nous laisse aussi indifférents que les réclames des poêliers et des droguistes.
Il nous suffit d'ailleurs qu'à la suite de maîtres toujours dignes, quelques jeunes écrivains, bien décidés à ne jamais forfaire, publient de temps à autre un livre dont l'art, qui en est le moyen, est aussi le but : Le Vierge, d'Alfred Vallette est de ceux-là.
On était accoutumé, dans un cercle, à dénommer ce volume, avant son apparition, « Monsieur Babylas », et il me coûte (moins qu'à l'auteur, sans doute) d'avoir à employer une appellation différente et fausse, — sans être inexacte. Il faut, en de certaines circonstances, capituler avec les éditeurs, il serait parfois périlleux de leur répondre par un Sit ut est, aut non sit, — mais ces raisons majeures ne peuvent m'empêcher de regretter le premier titre. Non que Le Vierge soit spécialement mauvais, mais ces syllabes induisent en erreur sur le but du romancier, qui n'a voulu ni donner un pendant à la vie de saint Stanislas Kostka , ni exciter les imaginations.
C'est une étude très simple, très dense et d'un bon naturalisme de la petite vie de province, synthétisée en une figure falote de petit vieux, figure merveilleusement vivante en son absence de vie, étonnamment vraie en son exagération vers le néant. Monsieur Babylas est la créature à laquelle il n'arrive jamais rien de notoire, qui se meut dans un milieu on dirait fluide où les chocs sont rares et peu violents, à laquelle rien ne réussit, mais qui d'ailleurs n'entreprend à peu près rien, qui est d'une timidité de chien battu et naturellement se fait battre rien que sur son air, souffre-douleur par destination, souffrant réellement, mais pas comme d'autres, souffrant négativement, ne comprenant pas la vie et incapable de chercher à la comprendre, un être faible, facilement roulé, mais jusqu'à un certain point protégé par cet excès d'innocence contre de trop grosses canailleries, incapable également de s'amuser et de s'ennuyer, contenté par l'absence d'activité, passant de longs moments, au bureau où il fait des copies, à jouir de ne rien faire, « dans une pose de petite fille qui s'ennuie à la messe », ne changeant guère en prenant de l'âge, ne s'apercevant de la puberté que par des désirs très imprécis, ne parvenant, à aucun moment, malgré des luttes contre une sorte de couardise maladive, à se renseigner directement sur la différence des sexes, mourant encore jeune ou toujours vieux d'une phtisie héréditaire, mourant guetté par d'équivoques captations, et après sa mort insulté, lui, le pauvre immaculé Babylas, dans ses mœurs !
C'est une création qui, sans être immense, est bien une création. Babylas nous était inconnu ; désormais il existe, il entre dans les types. Création originale, oui, car si elle doit quelque chose à Charles Bovary, elle pousse ce quelque chose très loin en dehors du type de Flaubert . Bovary est un homme faible, bon, un peu niais, non dénué d'instruction, capable même, avec une autre femme, de faire figure : c'est un homme acceptable et même supérieur à bien des petits médecins et fonctionnaires de province. Babylas n'est pas acceptable ; il y a en lui du gnome, de la larve ; il donne la sensation pénible de l'incomplet, d'un chien sans queue, d'un chat sans oreilles, d'un oiseau sans plumes ; il n'a ni cheveux ni barbe ; dès sa première jeunesse, il doit couvrir d'une perruque son crâne de poussin duveté à peine, son crâne guère plus gros, guère plus plein : pourtant ce n'est pas un idiot, ni un noué, — c'est une maquette.
Il est presque prodigieux que l'auteur ait réussi à donner la vie à un être qui semble si peu fait pour vivre. Il vit, néanmoins, même d'une vie très visible, avec les paroles et les gestes, le corps et l'âme, de la vie intérieure et de la vie de relation, bien posé dans son ambiance, debout sur ses maigres jambes, bien logique avec lui-même, du dehors au dedans et du dedans au dehors : pour cela, le mot de création n'est pas excessif. Et l'ensemble est une œuvre d'art comme tel ivoire de Chine, tel bronze du Japon, art qui vaut par le détail autant que par le total et, dans le ramassis condensé de son grotesque intense et suranimé, nous donne une impression d'existence que ne nous donneront jamais, les contemplerions-nous pendant des siècles, les truquages gréco-romains de M. Chapu .
L'histoire de Monsieur Babylas apparaît, pour la contexture générale, ordonnée selon des principes scientifiquement codifiés. Le livre qui a ainsi servi de grammaire artistique à l'auteur est évidemment l'Éducation sentimentale, mais il n'y a pas imitation ; c'est plutôt une assimilation volontaire de procédés, une expérience résolument tentée et certainement réussie, comme d'un peintre qui emprunterait à un devancier sa perspective, son groupement, ses lointains, son étagement de plans, mais se réserverait la couleur, la forme, l'expression, l'intention, tout ce qui doit être personnel, à moins d'inexistence. Ainsi l'ironie est plus accentuée, les faits sont plus menus, plus tassés, engendrent bien plus que dans tels succédanés de l'Éducation le sourire et même le rire, l'émotion et même la pitié, la curiosité et même la sympathie,- ce qui est très loin des exagérations d'indifférence où se sont complu (pour n'avoir pas compris tout ce qu'il y avait en Flaubert de tristesse, d'amertume et même de tendresse et de bonté sous la rigidité affectée de cet homme au large cœur) de prudents compilateurs comme M. Céard ou M. Alexis .
Le Vierge est plein d'agréables descriptions qu'on devine exactes (il ne faut pas dire vraies), avec dedans de jolis mots, le « grisollis » des alouettes, les tons d'un couchant dégradés jusqu'au « vert putride » ; — de très curieuses observations : une nouvelle circule dans l'école, colère du maître, silence, recueillement, « après quoi prudemment une tête se releva, imitée d'une autre, d'une autre encore, et de toutes » ; on voit des oiseaux : c'est tout à fait charmant ; — d'autres telles que : les petites filles aiment bien le sage Babylas, mais elles l'utilisent, lui font tourner la corde, brusquement, le jeu fini, le plantent là ; — par la forme de sa bouche « abaissée aux commissures, il semblait toujours sur le point de pleurer » ; — page 5, une très bonne psychologie de l'enfant pris et dompté par la vanité ; — ailleurs, bien notée « la tristesse des journées de fêtes », des jours où les gens ont l'air de jouer à s'ennuyer ; — plus loin, la naissance de la puberté, sur le fond toujours gris pointillée en menus coups de pinceau, en minuscules taches, mais fondues et assemblées vers une impression unique ; — des remarques d'un humorisme lugubre, d'un comique atroce : Babylas — cette malchance n'arrive qu'à lui — « ferma les yeux de son père, — qui se rouvrirent peu après ».
En général, il y a, tout le long du volume, une bonne représentation de l'acte par le mot qui matériellement le détermine d'entre les autres actes, et un bon choix des actes nécessaires à la différenciation du type Babylas d'entre ses congénères.
Après avoir amusé, vers les deux tiers de cette histoire en images, la pauvre créature, tout d'un coup, par un imperceptible changement de rythme, commence à vous navrer : cela s'accentue à partir de la femme fuyante à ses pitoyables velléités, et l'enterrement du chien — fragment d'un tout à fait vrai sentiment — vient encore préciser la sorte de misère dont souffre alors Babylas : celle de l'isolement par timidité sentimentale.
Enfin, tout autour de Babylas, des personnages et des choses bien concordants avec la tonalité de la figurine centrale et qui la repoussent, par les hachures de leur grisaille, vers une lumière doucement trouble : on dirait d'un pays d'éternelle demi-transparence, une perpétuelle atmosphère de matin d'hiver, mais d'un matin ni froid ni chaud, ni clair ni sombre.
Ici finit le résumé, en impressions, de ce premier roman d'Alfred Vallette, — roman sobre et solide, consciencieux et achevé, de noble labeur et d'art sincère.
[texte entoilé par Thierry Gillybœuf, 2 juillet 2001]
Sur le roman d'Alfred Vallette, lire aussi :
1. Lettres de J.-K. Huysmans (1887 à 1890)
2. Lettre de Remy de Gourmont à Alfred Vallette du 18 avril 1890
3. Lettre de Marcel Schwob à Alfred Vallette du 22 février 1892
2. « Alfred Vallette », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898
ALFRED VALLETTE
On a beaucoup célébré les mérites des fondateurs d'ordres religieux ; on a dit leur foi en l'idéal, l'enthousiasme de leurs rêves, la persévérance de leurs gestes d'espoir vers la gloire d'avoir vécu généreusement, leur prosternement devant l'infini, leur culte de cet art suprême, la charité, leur amour des formes nouvelles de l'activité sociale, leur génie à plier à leurs désirs la paresse humaine, la peur humaine, l'avarice humaine.
De ces ordres, les uns se sont éteints, après avoir donné au monde ce qu'ils avaient de lumière ; les autres ont prolongé dans les siècles l'agonie lente qui étouffe doucement les institutions en désaccord avec les goûts de l'humanité ; d'autres enfin n'ont vécu qu'en pliant et en repliant leurs statuts selon les transformations si rapides et si déconcertantes de l'idéal éternel. Mais quelles qu'aient pu être ces différentes fortunes, une période est surtout intéressante dans l'histoire des ordres, celle des débats, celle de la lutte contre la première hostilité.
Pareillement, on écrirait de curieux chapitres sur les fondateurs de revues littéraires, et l'on trouverait, sans doute avec étonnement, que Philippe de Néri et tel de nos contemporains ont des caractères communs, par exemple le goût de l'inconnu et le désintéressement qui sacrifie à la fortune d'une idée les satisfactions présentes.
Pour qu'une œuvre soit importante, c'est-à-dire inexplicable, inexcusable, admirable dans le bien, exécrable dans le mal, il faut qu'elle apparaisse désintéressée, que les roues initiales qui la meuvent soient d'un métal absurde, d'un système incompréhensible, que tout le mécanisme se déroule selon le mystère de principes tout à fait inabordables au peuple des fidèles. Quoi de plus stupide, aux yeux d'un socialiste, que le renoncement à toute joie tangible d'une créature qui se voue au soin de vieillards malades, dans le seul but de « gagner le ciel » ? Et quoi de plus stupide, aux yeux du chroniqueur parisien, que le renoncement de l'écrivain qui, pouvant gagner de l'argent, voue sa fortune ou sa jeunesse au seul but de faire du nouveau, d'ouvrir le long de la montagne un sentier de plus menant vers rien, vers l'art pur, vers une statue toute nue de la Beauté ?
C'est peut-être là qu'il faut placer le fameux sperne te sperni, car il arrive que les entreprises les plus méprisées deviennent une source de gloire et une source de bonheur. Il arrive, dans le domaine social, qu'une association fondée par une servante bretonne soulage à Paris plus de pauvres que l'Assistance publique ; et il arrive, dans l'ordre littéraire, qu'une revue fondée avec quinze louis a plus d'influence sur la marche des idées, et par conséquent sur la marche du monde (et peut-être sur la rotation des planètes) que les orgueilleux recueils de capitaux académiques et de dissertations commerciales.
Misère et stérilité de l'argent, de l'argent pourtant vénérable et adorable, car il est le signe de la liberté et l'une des seules chasubles qui donnent aux épaules humaines leur grâce et leur force ! Heureusement que la foi et la bonne volonté sont ses immédiats succédanés et qu'il y a des paroles magiques qui valent de l'or. Tout organisme, dès qu'il est né, tend vers sa réalisation ; les organismes conditionnés par la société ne peuvent se réaliser que selon le plan social ; alors vivre c'est créer de la richesse ; le mot est inéluctable. Mis en activité, un million ou une idée ont des aboutissements pareils ; seulement le million est limité par son chiffre, tandis que l'idée, outre qu'elle est invulnérable, peut, matériellement, être productive à l'infini.
Ceci n'est pas un jeu d'allusions : j'écris des figures dans l'espace. Cependant, il s'agit d'un fondateur : ainsi ces pages vont se relier aux suivantes par la seule sonorité d'un mot.
Identifié dès la naissance du Mercure de France avec la revue qu'il avait nettement contribué à faire naître, M. Alfred Vallette en est devenu, par la suite, le fondateur réel, puisque toutes les pierres au-dessus de la première ont été touchées par ses seules mains, et puisque seul il y représente, depuis le premier coup de marteau, le principe de continuité, qui est le principe même de la vie. A partir donc du moment où il assuma cette charge, sa littérature a été tout en actes ; il n'a plus exercé qu'une imagination pratique, une critique à conséquences immédiates et certaines.
Il n'y eut là aucun phénomène de dédoublement ou de rénovation : une intelligence naturellement réaliste s'adaptait à des fonctions réalistes, comme, d'abord, elle s'était adaptée, en littérature, à l'analyse logique et minutieuse de la réalité. Ecrire un roman ou le vivre, il n'y a entre les deux occupations qu'une différence musculaire, tout extérieure : quel que soit le geste, le travail du cerveau est identique ; l'équivalence est parfaite entre l'acte et l'idée de l'acte, ce qui rend inutile leur superposition ; devenu matériellement actif, et avec surabondance, M. Vallette ne pouvait plus écrire ; s'il abandonnait ses fonctions actuelles, il se remettrait à écrire, immédiatement. C'est la rivière qui, selon la vanne remontée ou descendue, coule par ici ou par là. L'intelligence n'est libre que dans les limites des lois dynamiques.
Il faut cependant noter que l'activité extérieure de M. Vallette surpasse ce qu'on lui a connu d'activité intérieure. Il n'aurait jamais été un écrivain fécond, de ceux qui, l'œuvre achevée, la jettent sans souci, déjà pleins d'un amour exclusif pour celle qui va naître. Capable de s'abstraire pendant des années dans une idée et dans une œuvre unique, il est de ceux qui ont le souci de ne pas achever pour n'avoir pas la peine de recommencer. Les commencements épouvantent certaines intelligences : mais ce sont celles-là qui ont le sens de la continuité, ce qui est une grande vertu, c'est-à-dire une grande force. La patience de Flaubert est presque incompréhensible pour ceux qui vivent dans un océan d'idées dont les vagues battent ; mais l'agitation de Balzac déconcerte les esprits méthodiques.
M. Vallette est de l'école de Flaubert.
Observer la vie un peu de loin, sans prendre part au combat des intérêts, comme s'il s'agissait d'une autre race, c'est la première règle de l'écrivain réaliste ; il ne doit mettre aucune passion dans ses peintures. Flaubert l'observa fidèlement, car les aveux que l'on découvre sous ses phrases toujours oratoires sont la trace que l'inconscient laisse dans une œuvre profondément pensée ; il y a aussi, en l'unique roman de M. Vallette, des marques personnelles, çà et là, de ces empreintes qui prouvent à Robinson qu'un homme a passé par là, mais le Vierge n'en est pas moins un des romans les plus objectifs que l'on puisse citer, un de ceux qui furent écrits avec un sentiment parfait de l'inutilité définitive de tout. Ce sentiment, qui n'est aucunement négateur d'une activité sociale, ne s'oppose pas davantage à l'activité purement cérébrale : il permet au contraire à un esprit de se condenser dans une direction unique, sans regret de tous les possibles, puisque, en somme, toutes les directions se valent, sentiers tracés vers le même néant. Alors on se recueille dans une vie très seule et l'on dissèque M. Babylas, labeur d'autant plus difficile que la psychologie du personnage est plus élémentaire. Babylas est en effet une figuration de la vie représentée par l'absence même de la vie ; c'est la créature à laquelle il n'arrive jamais rien que de très ordinaire, qui se meut dans un milieu on dirait fluide où les chocs sont rares et adoucis, à laquelle rien ne réussit, mais qui, d'ailleurs, n'entreprend à peu près rien ; souffre-douleur né, mais souffrant peu comme il s'amuse peu, Babylas est surtout content d'être assis sans rien faire « dans une pose de petite fille qui s'ennuie à la messe » ; changeant d'âge sans changer de besoins, il est à peine touché par la puberté, enfin meurt encore jeune, ou toujours vieux, sans avoir jamais pu, malgré des luttes contre sa couardise maladive, se renseigner personnellement sur la différence des sexes. Babylas n'est pas le médiocre d'un milieu humble ; c'est un être nul arrêté dans son développement vers une nullité équilibrée ; et encore autre chose, car il contient du grotesque : c'est une larve, un gnome. Il n'a ni cheveux, ni barbe ; dès sa première jeunesse, il doit couvrir d'une perruque son crâne de poussin duveté à peine ; pourtant, ce n'est ni un idiot ni un noué : c'est une maquette.
Il est presque prodigieux que l'auteur ait réussi à donner l'existence à un être qui semble si peu fait pour vivre, à déterminer ses paroles, ses gestes et jusqu'à sa vie intérieure, à le bien poser d'aplomb dans son ambiance, debout sur ses maigres jambes, bien logique avec lui-même du dehors au dedans et du dedans au dehors. On est en présence d'une création baroque, bizarre, falote, mais tout de même d'une création ; tels, un ivoire de Chine, un bronze du Japon nous donnent, si loin qu'ils soient de nos goûts secrets, l'impression d'une œuvre d'art.
S'il est réussi, c'est-à-dire si l'impression première qu'il laisse est celle que l'auteur a voulue, un livre offre par surcroît une impression seconde qui peut varier selon les lectures ou selon l'heure des lectures ; ainsi, il m'a semblé que la misère dont souffrait Babylas est la misère de l'isolement par timidité sentimentale : et alors le grotesque gnome devient un être humain et sa timidité en fait un frère de l'orgueilleux. Le même mal peut tourmenter l'humble victime qui a peur et le superbe qui dédaigne d'avouer son désir.
On pouvait, après ce premier livre, attendre une suite d'études dans le même ton de sincérité et de détachement ; l'ironie sans doute se serait accentuée et, portant sur des faits plus généraux, aurait donné aux analyses une force plus convaincante. Il n'est rien de durable sans l'ironie ; tous les romans de jadis qui se lisent encore, le Satyricon et Don Quichotte, l'Ane d'or et Pantagruel se sont conservés dans le sel de l'ironie. Ironie ou poésie ; hors de là, tout est fadeur et platitude. Peut-être ne saurons-nous jamais si M. Vallette eût manié supérieurement ce don, mais nous savons qu'il le possède : en écrivant de littérature, il faut regretter que la Vie soit intervenue et, d'un geste un peu satanique, ait renversé l'encrier sur la page commencée.
Mais il n'y a pas d'activités inférieures en soi, comme il n'y a pas de matière méprisable, et l'intelligence peut s'exercer aussi bellement à gérer le bien temporel des écrivains qu'à rédiger des écritures. L'important est que l'intelligence soit : dès qu'elle est, elle agit ; et partout où elle agit on sent le bienfait de sa présence.
Nota Bene : Le masque d'Alfred Vallette a été publié par Le Glaneur — A la redécouverte des pages oubliées — dans son n° 8 de juin-juillet 1995.
A consulter :
Remy de Gourmont vu par Alfred Vallette