Jeanne d'Arc - H.Wallon - Appendice : La fausse pucelle (original) (raw)
Jeanne d'Arc par Henri Wallon - 5° éd. 1879 Appendice II-23 : La fausse pucelle |
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Sur ce sujet, voyez l'intéressante étude de M. Lecoy de la Marche : Une fausse Jeanne d'Arc. (Extrait de la Revue des questions historiques, 1871.)
Les aventures de la fausse Jeanne en Allemagne ont été retracées, dès 1439, par Jean Nider, Alsacien, prieur des Dominicains de Nuremberg, puis de Bâle, d'après l'inquisiteur Henri Kaltyseren, qui la vit à Cologne; et le portrait est peu flatté : « Elle portait les armes, dit-il, et des vêtements dissolus comme un des soudoyers des seigneurs; elle dansait avec les hommes et se livrait tellement à la boisson et aux excès de la table qu'elle dépassait toutes les bornes du sexe féminin, sexe qu'elle avouait. Et comme en ce temps (de même, hélas ! qu'aujourd'hui) deux prétendants au siége de Trèves molestaient grièvement cette Église, elle se vantait de pouvoir et de vouloir y introniser une des deux parties, comme Jeanne la Pucelle (dont il sera parlé tout à l'heure) avait fait un peu auparavant à Charles, roi de France, en l'affermissant dans son royaume. Bien plus, elle affirmait qu'elle était cette Jeanne suscitée de Dieu. Un jour, donc, comme elle était entrée à Cologne avec le jeune comte de Wurtemberg qui la soutenait et la favorisait, et qu'elle avait fait, devant les seigneurs, des merveilles qui semblaient tenir de l'art magique, elle fut recherchée et assignée publiquement par ledit inquisiteur pour qu'on en fît enquête. On disait qu'elle avait déchiré un linge et l'avait remis soudain dans son premier état à la vue de tous; qu'elle avait brisé une vitre contre un mur et l'avait raccommodée en un instant, et qu'elle avait opéré maint autre faux prodige. Mais la malheureuse refusa d'obéir aux ordres de l'Église; elle eut, pour n'être point arrêtée, la protection du comte susdit qui la fit sortir secrètement de Cologne, et ainsi elle put échapper aux mains de l'inquisiteur, mais non aux liens de l'excommunication. Ainsi atteinte, elle sortit d'Allemagne et pénétra dans les frontières de France où, pour se soustraire à l'interdit et au glaive de l'Église, elle épousa un chevalier. Puis, un prêtre, ou pour mieux dire un débauché, la séduisit par des paroles d'amour; elle s'enfuit furtivement avec lui, entra dans Metz, où elle habita comme sa concubine, témoignant par là à tous de quel esprit elle était animé »
(Extrait du Formicarium de Jean Nider. Quicherat, Procès, t. V, p. 324). — Les lieux désignés autorisent à croire qu'il s'agit bien de celle dont a parlé le doyen de Saint-Thibaud.
J'ai dit qu'elle osa venir à Orléans. Voici les traces que l'on trouve d'elle dans les comptes de la ville : « A Pierre Baratin : pour bailler à Fleur-de-Lils, le jeudi IXe jour du mois d'aoust, pour don à lui fait pour ce qu'il avoit apporté lettres à la ville de par Jehanne la Pucelle; pour ce 48 s. p. — .... pour bailler à Jehan Dulils, frère de Jehanne la Pucelle, le mardi XXIe jour d'aoust l'an M CCCC XXXVI, pour don à lui fait la somme de 12 livres tournois pour ce que ledit frère de ladicte Pucelle vint en la chambre de ladicte ville requérir aux procureurs que ils lui voulsissent aidier d'aucun poy d'argent pour s'en retourner par devers sa dicte seur.... — A Regnault Brune, le XXVe jour dudict mois, pour faire boire ung messager qui apportoit lectres de Jehanne la Pucelle; pour ce 2 s. 8 d. p. — A Cueur de Lils, le XVIIIe jour d'octobre M CCCC XXXVI, pour ung voyage qu'il a fait pour ladicte ville par devers la Pucelle, laquelle estoit à Arlon en la duchié de Lucembourc, et pour porter les lectres qu'il apporta de ladicte Pucelle à Loiches, par devers le roy qui là estoit... ; pour ce 6 l. p. — Le IIe jour de septembre, pour pain, vin, poires et cerneauls dépensez.... à la venue dudict Cueur-de-Lils, qui apporta lesdictes léctres de Jehanne la Pucelle, et pour faire boire ledict Cueur-de-Lils, lequel disoit avoir grant soif; pour ce 2 s. 4 d. p. » (T. V, p. 326, 327, 329, 331).
On rapporte à son séjour en Poitou ce qui est dit dans la Chronique du connétable Alvaro de Luna : il parle d'ambassadeurs qu'elle envoya, en 1436, à la cour du roi de Castille, afin d'obtenir des vaisseaux qui concourussent, selon le traité d'alliance des deux couronnes, à l'attaque des possessions anglaises (t. V. p. 329, et la note rectificative de M. J. Quicherat sur La Rochelle, désignée à tort par le Chroniqueur).
En 1438, les comptes de Tours portent en dépense les frais d'un message que le bailli de Touraine envoyait au roi à Orléans « touchant le fait de dame Jehanne des Armaises, avec une lettre de ladite dame (27 septembre 1438), ibid., p. 332. — En 1439, on la retrouve à Orléans: « Le 19 juillet, pour dix pintes et choppine de vin présentées à ma dicte dame Jehanne, 14 s. p. » — « Le 30 juillet, pour viande achetée de Perrin Basin pour présenter à madame Jehanne des Armoises, 40 s. p. ; pour 21 pintes de vin à disner et à soupper, présentées à ladicte Jehanne des Armoises, ce jour, 28 s. p. » — « Le 1er aoust, pour dix pintes et choppine de vin à elles présentées à disner quand elle se partit de ceste ville, 14 s. p., etc. », ibid. Elle y revint encore le 4 septembre. Son retour est attesté dans les comptes par une nouvelle dépense de 4 s. 4 d. parisis pour « six pintes et une choppine de vin, » ibid.
Le service annuel institué par la ville après la mort de la Pucelle et supprimé alors ne fut pas rétabli. Voy. Procès, t. V, p. 274. Cf. Lottin, t. I, p. 578, 284 et 286.
La présence de la fausse Jeanne dans l'entourage du maréchal de Rais est signalée par les lettres de rémission données à Jean de Siquenville, qui la remplaça à la tête de sa troupe : « Deux ans a, dit à icellui suppliant qu'il vouloit aler au Mans et qu'il vouloit qu'il prinst la charge et gouvernement des gens de guerre que avoit lors une appelée Jehanne, qui se disoit Pucelle, etc. » T. V, p. 333 (Extrait d'une rémission du Trésor des chartes, an 1441. Le fait remonte donc à 1439).
La fausse Pucelle vint ensuite, ou plutôt fut amenée à Paris: « Item, en celui temps (août 1440) en amenèrent les gens d'armes une, laquelle fut à Orléans très-honorablement receue, et quand elle fut près de Paris, la grand erreur recommença de croire fermement que c'estoit la Pucelle; et pour celle cause l'université et le parlement la firent venir à Paris bon gré mal gré; et fut monstrée au peuple au Palais sur la pierre de marbre en la grant court, et là fut preschée, et toute sa vie et tout son estat, et dit qu'elle n'estoit pas pucelle, et qu'elle avoit esté mariée à ung chevalier dont elle avoit eu deux fils ; et avec ce disoit qu'elle avoit fait aucune chose, dont il convint qu'elle allast au Saint-Père comme de main mise sur son père ou sa mère, prestre ou clerc violentement ; et que pour garder son honneur, comme elle disoit, elle avoit frappé sa mère par mésaventure, comme elle cuidoit férir ung autre, et pour ce qu'elle eust bien eschevé (évité) sa mère, se n'eust esté la grand ire où elle estoit, car sa mère la tenoit pour ce qu'elle vouloit battre une sienne commère ; et pour celle cause lui convenoit aller à Rome; et pour ce elle y alla vestue comme ung homme, et fut comme souldoyer en la guerre du Saint-Père Eugène; et fist homicide en ladite guerre par deux fois; et quand elle fut à Paris, encore retourna en la guerre et fut en garnison, et puis s'en alla » (Journal du Bourgeois de Paris, t. XL, p. 508 de la collection des Chroniques de Buchon).
M. Lecoy de la Marche, dans l'étude que j'ai citée, place après cette scène de Paris la scène de Chinon, où la fausse Jeanne fut confondue par Charles VII. Il est douteux qu'après ce qui venait de se passer à Paris, Jeanne des Armoises, quelle que fût son impudence, ait osé vouloir tromper encore le roi. M. Lecoy de la Marche (l. l., p. 15) a, je pense, mal entendu le texte de Pierre Sala. Les mots : « En outre me compta le dit seigneur que dix ans après fut ramenée au roy une aultre Pucelle affectée qui moult ressembloit à la première, » établissent évidemment un intervalle de dix ans entre l'arrivée de Jeanne d'Arc à Chinon et la présentation de cette fausse Pucelle. La mort de Jeanne, qui a été rapportée dans les lignes précédentes, est une incise de Pierre de Sala dans l'anecdote qu'il emprunte au seigneur de Boisy sur les deux Jeanne. C'est donc bien en 1439, comme je l'ai dit dans le texte, et avant l'exposition de la fausse Pucelle sur la table de marbre du Palais, qu'il faut placer sa visite à Chinon.
M. Lecoy de la Marche a retrouvé sa trace à une époque postérieure, dans une lettre de rémission qu'elle obtint du roi René, duc d'Anjou, en février 1457 (1458). Il en résulte qu'après son aventure de Paris elle revint en Anjou, et que, devenue veuve et remariée à un homme de basse condition appelé Jean Douillet, elle avait encouru l'inimitié d'une famille noble (de Saumoussay ou Chaumussay) qui la fit emprisonner à Saumur, puis bannir de la province sans motif plausible. C'est en appelant de cette sentence qu'elle se fit donner par le roi René la grâce de rester, nonobstant ce bannissement, dans la province pendant cinq ans sans être inquiétée (Voy. Lecoy de la Marche, l. l, p. 19).
Quoique Jeanne des Armoises ait figuré à la tête d'une troupe qui, sous un autre capitaine, marcha contre Le Mans, il ne la faut pas confondre avec la Pucelle du Mans, jeune fille dont le vrai nom était Jeanne la Féronne. Celle-ci, d'ailleurs, ne porta pas les armes; elle se donnait comme inspirée, abusa l'évêque du Mans par de fausses révélations et finalement démasquée fut condamnée au pilori, en 1460, vingt ans après l'exhibition de la fausse Jeanne à Paris. C'est à elle que s'applique cette virulente diatribe du Livre des femmes célèbres de A. Dufaur (104) : « Ypocrite, ydolâtre, invocatrixe, sorcière, magique, lubrique, dissolue, enchanteresse, le grand miroir de abusion, qui, selon son misérable estat, essaya à faire autant de maulx que Jehanne la Pucelle avoit fait de biens. Après sa chimérale ficte et mensongière dévotion, de Dieu et des hommes délaissée, comme vraye archipaillarde, tint lieux publiques, de laquelle pour l'honneur des bonnes et vertueuses n'en vueil plus longuement à escrire. » — Il en a bien dit assez. — Voy. t. V, p. 336 ; cf. Vallet de Viriville, Hist. de Charles VII, t. II, p. 456, et t. III, p. 422, et Lecoy de la Marche, l. l.
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879.
Notes :
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