Elisée Reclus , géographe, anarchiste, écologiste Jean-Didier Vincent Prix Fémina de l'essai 2010 (original) (raw)

"Élisée Reclus nous a énormément apporté et depuis une vingtaine d’années notamment depuis la redécouverte de son œuvre, l’école géographique française, pour d’autres raisons a progressé. Il fut un homme du XIXe siècle qui, comme bien d’autres hommes de haute culture, avait l’espérance d’un monde meilleur et ses convictions libertaires, et en vérité sa religiosité profonde, le rendaient à la fois plus lucide à moyen terme et plus utopique pour l’avenir. Nous vivons dans un monde qui a perdu ses illusions et où l’on raisonne en termes de dangers quant à l’avenir de la planète. C’est une raison majeure de nous interroger sur notre position à l’égard de l’œuvre d’Élisée Reclus." Yves Lacoste (Préface au N° 117 de la revue Hérodote consacrée à Elisée Reclus)

Elisée Reclus est né en 1830 à Sainte Foy la Grande. Son père est pasteur calviniste et fera quinze enfants à son épouse. Soit ! Vingt ans de grossesses !!!

"Croissez et multpliez" est-il écrit dans la Bible. Le bon pasteur y a obéi scrupuleusement.

Le "frère fratrissime" ainé, Elie, et son cadet, ont un avenir tout tracé : ils devront tous deux succéder à papa dans son sacerdoce. Point final.

Sauf que les deux frangins réussiront à se défaire de la foi, à devenir athées, tout en conservant la rigueur morale inculquée par leurs parents, qu'ils mettront au service de leur nouvelle foi : la Liberté.

Liberté absolue que seule l'Anarchie peut faire advenir.

Comment, ayant commencé sa vie à Sainte Foy la Grande puis Orthez, en cette première moitié du XIXe siècle, dans un milieu ultra-pratiquant, arrrive-t-on à parcourir le monde, à l'étudier, à observer la Nature et les hommes et à devenir l'un des "pères" de la géographie politique que méprisait tant Vidal-Lablache mais qu'Yves Lacoste a fait sienne en reprenant cette notion de "géopolitique", que le nazisme avait dévoyée.

Pour Yves Lacoste "la Géographie, ça sert à faire la guerre", pour Elisée Reclus "la Géographie n'est autre chose que l'Histoire dans l'Espace en même temps que l'Histoire est la Géographie dans le temps".

On sent bien la filiation entre les deux géographes, et il y a belle lurette que l'on a remisé au grenier, les conceptions trop étriquées de Vidal-Lablache, tout en se les gardant un chouïa sous le coude, histoire de ne pas mettre à la poubelle cette approche universitaire française qui a quand même permis de mieux comprendre notre planète... à une certaine époque.

Mais tout change, tout bouge, tout n'est que mouvement perpétuel.

"Dans l’œuvre immense de Reclus on ne peut dissocier le géographe du libertaire. Son projet n’est pas d’inventer une société idéale, mais de changer vraiment le monde, de faire sauter les multiples formes d’oppression qui entrave l’épanouissement de l’homme dans une société juste. Il lui faut donc comprendre et expliquer le monde tel qu’il est. Ce qui rend intéressante, aujourd’hui encore, la lecture des œuvres de Reclus, ce sont les passages où il aborde les rapports de pouvoirs et/ou de domination. Reclus croyait en l’existence possible d’une société universelle, juste, où chaque individu serait respecté et saurait respecter autrui une fois que les hommes se seraient débarrassés des oppresseurs, des accapareurs, entre autres de l’État, source de puissance et de pouvoirs, donc de domination. Cette position politique est a priori en totale opposition avec l’approche d’Hérodote puisque la nation et dans une moindre mesure l’État sont des concepts que nous estimons fondamentaux de l’analyse géopolitique. Mais ce qui nous rapproche d’Élisée Reclus, c’est la volonté de décrypter le monde avec honnêteté, de ne pas masquer, dans la mesure où l’on en est conscient, ce qui ne nous plaît pas." Résumé de l'article paru dans cette même revue par Béatrice Gibelin, "La" spécialiste du géographe E. Reclus.

Or, il me semble en ce début de XXIe siècle que plus le temps passe et plus la pensée anarchiste pourrait recouvrer une actualité certaine.

En effet, les partis traditionnels ont failli. Les hommes politiques, d'où ils sont issus, ont trahi leurs électeurs, de droite comme de gauche. Bien plus, l'Etat n'est plus dirigé par des politiciens possédant une vision de l'avenir des générations futures, mais par des marionnettes aux mains des financiers, habitués du Grand Casino de la Finance en Transes. Ce ne sont que "fondés de pouvoirs" des grands prédateurs de la planète, des exploiteurs des ressources du sol, du sous-sol et des hommes.

Conséquence : les citoyens sont aigris, vivent avec des peurs bien entretenues par une presse aux mains des oligarches, ils sont soumis par les sondages qui se substituent à leurs volontés, surveillés 24H/24 dans toutes leurs actions et considérés, plus comme des consommateurs que comme des concitoyens, si ce ne sont des "variables d'ajustement" et des "suspects en puissance" dans la cadre de la lutte contre le terrorisme, ce nouveau loup garrou, cet indispensable "ennemi héréditaire" qui change de tête, de religion, d'origine mais qui est indispensable à la soumission des peuples aux princes qui les gouvernent.

Le désespoir les pousse vers les sirènes de l'extrême droite, un peu vers l'opium des religions, un peu vers les drogues douces et dures, le repli sur leur communauté, la Française des Jeux, l'abrutissement par les Jeux télévisés, les émissions de télé-réalité arrangée, et le sport dans tous ses états. Décervelage général.

Bien sûr, certains luttent, se mettent en grève, défilent, rappellent qu'ils sont encore vivants.

Il y en a même et de plus en plus qui se regroupent dans des associations, qui ont compris qu'il n'y a plus grand chose à espérer des institutions traditionnelles et c'est ainsi, que se met en place, lentement, une économie parallèle, faite de réseaux, de monnaie de substitution, de troc d'heures de travail, d'échanges de services et de productions potagères.

Certes, cela ne constituera jamais la vie d'une société future à haut niveau technologique. On voit mal comment, dans l'urbanisme actuel, l'on peut introduire, si ce n'est à doses homéopathiques, des jardinets et du petit élevage dans les arrondissements parisiens, lyonnais ou marseillais. Mais pourquoi ne point retrouver certaines idées des anarchistes de jadis ? Et c'est là qu'intervient la géographie telle qu'Elisée Reclus l'a conçue.

Car en plus d'introduire l'Homme dans l'Espace, il préfigure déjà ce que devrait être l'écologie.

"L’homme, cet « être raisonnable » qui aime tant à vanter son libre arbitre, ne peut néanmoins se rendre indépendant des climats et des conditions physiques de la contrée qu’il habite. Notre liberté, dans nos rapports avec la Terre ; consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence. Quelle que soit la relative facilité d’allures que nous ont conquise notre intelligence et notre volonté propres, nous n’en restons pas moins des produits de la planète : attachés à sa surface comme d’imperceptibles animalcules, nous sommes emportés dans tous ses mouvements et nous dépendons de toutes ses lois [La Terre, t. II, p. 622]." Elisée Reclus ou l'écologie avant l'écologie.

" De plus, pour Reclus l’homme doit vivre libre, sans obéir à d’autres lois que celles de la nature et sans avoir à subir le moindre encadrement, seule la libre association des individus est acceptable. C’est pourquoi il souhaite la disparition complète de toutes les organisations politiques ou administratives territoriales ce qu’il exprime dans une intervention au congrès de la Ligue de la paix et de la liberté (dont Bakounine est aussi un des membres)

Je démontrai ainsi qu’après avoir détruit la vieille patrie des chauvins, la province fédérale, le département et l’arrondissement, machines à despotisme (sic) le canton et la commune actuels, inventions des centralisateurs à outrance, il ne restait que l’individu et que c’est à lui de s’associer comme il l’entend : voilà la justice idéale [Correspondance, t. I, p. 285].

C’est cet engagement sans faille dans ce combat pour la liberté qui le conduit d’une part à soutenir les actions militantes anarchistes, y compris les plus violentes, comme les attentats,

Je crois que toute oppression appelle la revendication et tout oppresseur, individuel ou collectif, s’expose à la violence. Quand un homme isolé, emporté par sa colère, se venge contre la société qui l’a mal élevé, mal nourri, mal conseillé, qu’ai-je à dire ? Prendre parti contre le malheureux pour justifier ainsi d’une manière indirecte tout le système de scélératesse et d’oppression qui pèse sur lui et des millions de semblables, jamais. Mon œuvre, mon but, ma mission est de consacrer toute ma vie à faire cesser l’oppression [Correspondance, t. II, p. 425].

d’autre part, à dénoncer tous les rapports de domination, qu’ils soient le fait de l’État, des capitalistes, des riches sur les pauvres ou même des pauvres sur d’autres pauvres, d’une nation dominée sur une autre nation plus faible :

Il n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation opprimée qui fait retomber l’oppression comme une fureur de vengeance sur les peuples qu’elle asservit à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent, se hiérarchisent [H&T, t. I, p. 281]."

On comprend qu'avec de tels propos, bien qu'il fasse partie de la Société de Géographie en France, bien qu'il ait enrichi la Maison Hachette, il n'eut point droit à appartenir à l'Université. Non, mais ! Un ancien communard ! Un type qui avait connu la prison, qu'une pétition internationale empêcha d'être déporté en Nouvelle-Calédonie, "un ananar" qui "comprenait" que certains de ses camarades utilisassent l'attentat comme moyen d'expression. Comment peut-on, quasiment à la veille de la guerre de 14, tolérer qu'il y ait quelques blessés voire un mort ou deux ?

Loin de moi la justification de l'attentat comme moyen d'accéder à une société plus juste. Définitivement, je ne tolère pas l'attentat aveugle. C'est s'attaquer trop souvent à des innocents, ceux-là mêmes que l'on veut défendre. C'est contreproductif et moralement injustifiable. Non ! N'en déplaisent aux Jésuites : "La fin ne justifie pas les moyens !"

Mais cette fidélité d'un homme, d'un "savant", à la cause qu'il croit juste contre la doxa petite-bourgeoise, même éclairée, aura pour conséquence qu'il sera perpétuellement surveillé, soupçonné, tenu à l'écart des institutions et devra s'exiler en Belgique.

Le livre de Jean-Didier Vincent se lit comme un roman d'aventures.

Elisée Reclus y apparaît comme un errant : traversée de la France à pied et à 18 ans avec son frère Elie, voyage aux USA, puis en Colombie, retour en Europe qu'il parcourt pour écrire les guides Joanne, ces ancêtres des Guides Bleus. Ce terrien, universaliste, fou amoureux de la Nature et des humains, épousera une métisse dont il aura deux filles. Le métissage des peuples, voilà l'avenir.

Il pratiquait 6 langues. Il mettra 18 ans à écrire sa "Nouvelle Géographie Universelle", 19 volumes, 17 873 pages, 4 290 cartes et des milliers de gravures.

"L'homme et la Terre" paraîtra seulement après sa mort en 1905 grâce au travaux de son neveu Paul Reclus.

On peut. On doit lire deux textes qui sont parus chez Babel : Histoire d'une Montagne et Histoire d'un Ruisseau, dont j'ai rendu compte en son temps. Géographie, compréhension de notre environnement et poésie en prose y font bon ménage.

http://blogs.mediapart.fr/blog/max-angel/060913/une-cure-dhumanisme

http://blogs.mediapart.fr/blog/max-angel/240211/histoire-d-un-ruisseau-elisee-reclus-editeur-babel

Enfin, ou en plus, veuillez trouver ci-joint une sympathique conférence sur Elisée Reclus, sans prétention et très plaisante.

http://www.pireneas.fr/index.php?option=com\_content&view=article&id=72&Itemid=211&lang=fr

C'est quand même bizarre que le livre du professeur Vincent, un de nos plus célèbres neurologues, soit passé inaperçu auprès des Médiapartiens.

La malédiction qui pèse sur les anarchistes serait-elle toujours de mise ?

Ou bien, reproduit-on cet ostracisme pratiqué jadis à l'égard de Pasteur, un chimiste en médecine, et ici, un neurologue en géographie. Quelle honte, fi !