Aspects du culte dans les églises de Numidie au temps d’Augustin : un état de la question (original) (raw)
1Les sources littéraires témoignent de l’importante activité qu’Augustin déploya à travers toute l’Afrique, après son retour en 388, en particulier dans le vaste évêché rural d’Hippone1 qui lui avait été confié. Elles attestent aussi, dès l’époque de Cyprien de Carthage2, l’extrême densité des sièges épiscopaux africains, surtout dans la province de Proconsulaire et dans une moindre mesure de Numidie. Les vestiges archéologiques complètent ce témoignage en révélant des aspects du culte chrétien que les sources écrites ne mentionnent que de manière allusive.
2Le nombre d’édifices chrétiens connus dans la province de Numidie – entendue dans son sens ecclésiastique, c’est-à-dire en incluant les cités qui dépendaient de la Proconsulaire du point de vue civil3 – est considérable : on ne dénombre pas moins de 207 bâtiments répartis sur 126 sites, dont 167 sur 97 sites pour la seule Numidie. Cependant l’impression de la densité de l’implantation chrétienne qui ressort de ces chiffres masque en fait la difficulté posée par l’étude de ces vestiges, qui reste largement tributaire d’études déjà anciennes. Outre les travaux effectués par les militaires français à la fin du xixe et au début du xx e siècle, la synthèse de Stéphane Gsell4 reste aujourd’hui encore une référence obligée pour leur connaissance. Elle a été complétée par quelques fouilles menées dans les années 1930 par des membres de l’École française de Rome5, auxquelles il faut ajouter le fruit des “chantiers de charité6” qui ont donné lieu à des articles de synthèse sur les basiliques de l’Algérie7. Des travaux plus précis ont été entrepris par Yvonne Allais à Djemila entre 1942 et 1957, par P.-A. Février8 à la fin des années 1960 lorsqu’il était en poste à la direction des Antiquités de l’Algérie, et par J. Christern9 à Tébessa. Les quelques réflexions d’ensemble menées entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1980 – sessions des cours de Ravenne consacrées à l’Afrique du Nord10, colloque sur l’inhumation privilégiée en Occident tenu à l’université de Créteil en 1984, au cours duquel l’Afrique du Nord a été évoquée à plusieurs reprises11 – restent fondées sur ces recherches de terrain plus anciennes. Il faut y ajouter encore l’étude menée dans les années 1970 par Y. Duval sur l’épigraphie martyrologique12 en Afrique du Nord, ainsi que l’inventaire des basiliques chrétiennes de l’Algérie réalisé par I. Gui dans les années 1980 et publié au début de la décennie suivante13 sous la responsabilité de N. Duval et J.-P. Caillet, qui ont permis de recenser une bonne partie des vestiges chrétiens connus jusqu’alors.
3L’ancienneté globale des travaux cités, conjuguée à un état de conservation souvent précaire, rend difficile une étude précise des bâtiments : toute tentative se heurte rapidement au problème délicat posé par la datation des vestiges. Trop souvent, les édifices – notamment pour les fouilles anciennes pour lesquelles on dispose rarement de rapports complets – ont été datés, sans réelle analyse archéologique, par rapport aux découpages de l’historiographie traditionnelle, c’est-à-dire le plus souvent avant l’époque vandale, même si les travaux d’Yvette et Noël Duval ont depuis largement démontré que bien des églises furent en fait construites – ou du moins remaniées – à l’époque byzantine. Les datations les plus précises restent liées aux indications épigraphiques, avec toutes les difficultés qu’elles soulèvent, puisque les inscriptions sont surtout datées d’après la paléographie ou le formulaire épigraphique. Dans les rares cas où il est possible de proposer une datation absolue, l’inscription date généralement le support sur lequel elle se trouve (poteau ou plaque de chancel, sépulture, parfois claveau d’arc, dépôt de reliques), mais pas nécessairement le monument lui-même. Ceci est d’autant plus vrai pour les riches dépôts de reliques accompagnés de procès-verbaux détailles de Sila ou Henchir Akrib14 qui remontent au vie, voire au viie siècle, alors que l’église est manifestement plus ancienne. Je laisserai pourtant de côté ces églises, dans la mesure où aucun indice ne vient attester leur existence dès l’époque d’Augustin. Les autres indices chronologiques reposent parfois sur le style du décor architectural (poteaux de chancels sculptés et chapiteaux notamment), mais il n’existe encore aucun corpus détaillé étudiant l’évolution stylistique de la sculpture, exceptés le premier recensement présenté par N. Duval et P.-A. Février au congrès d’archéologie chrétienne de Barcelone en 196915 et le travail réalisé par J. Christern à Tébessa16. Les méthodes de datation de ces édifices restent donc très aléatoires.
4De fait, on ne connaît en Afrique que peu de vestiges d’édifices chrétiens urbains dont la construction remonte assurément au cours du ive siècle17. On comprendra donc que déterminer la réalité de l’implantation monumentale chrétienne en Numidie au temps d’Augustin reste difficile. Malgré le grand nombre d’édifices conservés – au moins partiellement – en Numidie, si Ton prend en compte uniquement ceux pour lesquels on dispose d’indices, parfois ténus, d’une datation remontant au temps de saint Augustin – c’est-à-dire, au sens large, entre le ive et la première moitié du ve siècle – leur nombre se réduit singulièrement. On n’en compte plus alors que 22 pour lesquels on possède des vestiges suffisants18, auxquels il faut ajouter trois sites qui ont livré des objets liés au culte chrétien, mais dont l’édifice dont ils proviennent reste inconnu19. Certes, on pourrait y ajouter ceux dont les dispositions architecturales et liturgiques sont semblables aux édifices mieux situés chronologiquement, mais on mesure combien les conclusions que Ton peut en tirer demeurent fragiles. C’est pourquoi seuls les 22 édifices signalés seront pris en compte.
5Ceux-ci se répartissent sur le territoire de toute la Numidie, d’Hippone sur la côte, à Djemila, aux confins avec la Maurétanie siti tienne (fig. 1). Le hasard des fouilles et de la conservation des vestiges fait que les églises se concentrent surtout dans le Sud-Est de la Numidie ecclésiastique, autour de Tébessa (Ksar el Kelb, Henchir el Abiod, Henchir Touta, Morsott, Tébessa-Khalia, Henchir Deheb) et au centre de la province, autour de Timgad (Timgad, Henchir Guesseria, Oued Rezel, Henchir el Atech, Seriana, Henchir Bou Takrematen, Kherbet el Ousfane, Henchir el Atech, Henchir Tarlist). Il faut encore y ajouter, en Proconsulaire, Madaure, et, dans l’extrême Sud de la Numidie, Et-Toual.
6On constate ainsi que les grandes cités liées à l’action d’Augustin (Hippone, Madaure et Thagaste) n’ont guère livré de vestiges archéologiques datables de l’époque de l’évêque d’Hippone. À Hippone, la cité épiscopale, parmi les sept églises qui existaient alors20, un seul édifice a été mis au jour. E. Maree, le fouilleur, identifiait cet ensemble chrétien à l’église d’Augustin21 (fîg. 2), mais l’interprétation ne peut être prouvée, même s’il est certain que l’édifice existait à l’époque d’Augustin22. L’église, du fait de sa longue utilisation, reste décevante pour l’archéologue : l’architecture, mal conservée, ne présente rien de spécifique et les aménagements liturgiques ont disparu (fig. 3) ; seules subsistent les nombreuses sépultures attribuées à l’époque vandale23. À Madaure, où Augustin fut élève, on a conservé trois édifices voués au culte chrétien, dont deux seulement peuvent remonter à son époque. L’un d’eux fut aménagé dans les petits thermes de la ville probablement avant l’époque vandale (fig. 4, no 3). Le troisième bâtiment chrétien remonterait à la seconde moitié du ve siècle. Aucun vestige chrétien n’est apparemment connu à Thagaste.
Fig. I. Localisation des édifices chrétiens de Numidie pouvant remonter à l’époque d’Augustin (dessin A. Michel d’après Gui I.. Duval N., Caillet J.-P., 1992, Basiliques de l’Algérie, 1. Texte, face p. 366).
Fig. 2. Hippone, schéma du quartier Chrétien D’après Février (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 123, 1).
Fig. 3. Hippone, la basilique en 1964 (Gui I„ Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 123,3).
7Cependant les vestiges existants, malgré leur caractère disparate qui interdit toute synthèse précise, permettent de saisir le cadre monumental du culte chrétien et différents aspects de la piété populaire dont les sources écrites ne rendent pas toujours compte avec autant de précision.
8La majeure partie des églises sont, comme dans tout le monde chrétien de cette époque, des basiliques. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’une Église africaine bien spécifique, ces basiliques ne présentent guère de particularités architecturales par rapport aux autres édifices d’Occident24. Proches dans leur organisation de la basilique latine, elles sont généralement dépourvues d’atria : on y accède plutôt par un simple vestibule (Henchir Deheb, Henchir el Atech) (lig. 5). Il s’agit surtout d’édifices à trois nefs, séparées soit par des colonnes, soit par des piliers dont peu de vestiges subsistent généralement. La seule originalité marquante apparaît dans la région de Tébessa (Tébessa, Henchir Deheb. Morsott 1), avec l’emploi de supports doubles (deux colonnes adossées ou une colonne adossée à un pilier) pour séparer les nefs25. Le dispositif réapparaît à Timgad (Timgad 7 et dans d’autres églises de Timgad postérieures à la période prise en compte ici) et ponctuellement à Djemila (église Sud du groupe épiscopal). Les nefs se terminent par une abside qui est soit saillante (Henchir el Atech, Henchir Tarlist, Henchir Guesseria, Timgad 7, Ksar el Kelb, Henchir Deheb), soit inscrite entre une (Kherbet el Ousfane) ou deux sacristies (Tébessa, Timgad 1).
Fig. 4. Madame, plan du centre antique de la ville d’après Christofle (Gui I., Duval N.. Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 164).
Fig. 5. Henchir el Atech, plan de l’église d’après Simon (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., 1992, Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, pl. 76,6).
9Six des édifices envisagés possèdent un baptistère, mais sa présence, surtout s’il est isolé sans autres dépendances autour de l’édifice, ne suffit pas à identifier ces églises comme appartenant à des groupes épiscopaux, notamment lorsqu’on ne possède aucune indication de chronologie relative, puisqu’aux époques tardives la prérogative de l’évêque en matière de baptême n’était plus systématique26. L’emplacement de ces six baptistères n’obéit à aucune règle fixe. La cuve peut être placée dans une pièce située derrière l’abside (Morsott 1 ou Hr. Deheb) ou en façade de l’église (basilique Nord du groupe épiscopal de Djemila, Henchir Bou Takrematen 2). À Tébessa, le baptistère a été aménagé dans une pièce à l’angle sud-ouest de l’atrium et à Hippone, son implantation au nord-est de l’église s’explique par le remploi de structures plus anciennes réaménagées pour la circonstance. On ne possède pas. pour ces édifices, d’éléments de chronologie relative, et encore moins de chronologie absolue ; tout au plus le baptistère de Djemila est-il attribué d’après le style des pavements aux ive-ve siècles.
10Les conclusions que l’on peut tirer de l’élude architecturale des bâtiments retenus pourront sembler décevantes à l’historien. De fait, c’est surtout l’organisation interne des aménagements liés au culte qui témoigne de l’originalité de l’église d’Afrique et de certains aspects qui relèvent de la piété populaire.
11L’abside, où siégeaient les membres du clergé, est surélevée de 0.45 m à 1,00 m dans 12 des 20 églises envisagées (Tébessa, Morsoli 1, Henchir Deheb, Henchir Guesseria, Timgad I, Kherbet el Ousfane I, Henchir Bon Takrematen 2, Oued Rezel 4, Henchir Tarlisi 1). La surélévation atteint 1,20 m à Henchir el Atech, 1.46 m à Ksar el Kelb, 1,80 m à Djemila dans l’église du quartier Ouest. On y accédait le plus souvent, en tout cas en Numidie centrale, par deux escaliers, sauf dans l’église 4 d’Oued Rezel et dans l’église 1 d’Henchir Tarlist, où il n’y en avait qu’un27.
12Cette surélévation de l’abside n’est apparemment liée à aucune nécessité architecturale, sauf à Ksar el Kelb, où des tombes et des sarcophages étaient enfouis sous le sol de l’abside (cf. infra). Dans certains cas, elle s’explique par la présence d’une crypte sous-jacente. L’aménagement reste relativement rare puisqu’I. Gui n’en a dénombré que 25 pour toute l’Algérie (dont dix d’identification douteuse)28, mais un quart sont concentrées dans la province ecclésiastique de Numidie, tout particulièrement à Djemila, où les quatre églises connues jusqu’à présent possédaient une crypte. Une cinquième crypte apparaît dans l’église 1 de Timgad. implantée dans la nécropole qui borde la voie menant à la porte de Lambèse. Ce sont là les seules cryptes bien attestées, car dans l’église aménagée dans les petits thermes de Madaure, seule une série de trous de poutres visibles 90 cm au-dessus du niveau du seuil du presbyterium installé dans une piscine thermale laisse supposer l’existence d’une crypte. À Henchir Guesseria, il s’agit en fait plutôt, compte tenu des dimensions (1,50 x 1,20 x 1,00 m de haut) et de l’emplacement de l’aménagement, d’une fosse d’autel (voir infra).
13Les cinq cryptes de Numidie bien attestées étaient implantées soit sous l’abside, soit sous le chœur et l’abside des églises. Le plan de la crypte reprend en général celui de l’abside de l’édifice érigé au-dessus. À Djemila, le chevet de l’église est restitué par rapport à celui de la crypte pour les deux basiliques du groupe épiscopal et pour l’église des quartiers Est. L’élévation de la crypte y reste d’ailleurs mal connue puisque la partie haute des murs a disparu. Seule la crypte de l’église des quartiers Ouest était mieux conservée – peut-être parce qu’elle correspond à une ancienne memoria ensuite intégrée dans l’église29.
Fig. 6. Djemila (Cuicui), église Ouest. La crypte vue depuis la nef
(Allais Y., Basilique cimétériale, fig. 6, 1962-1965, p. 197).
14Il s’agit d’une confession rectangulaire (6,30 x 4,60 m) dont le sol se trouvait à 0,90 m en contrebas de celui de la nef, placée sous l’abside de l’église, qui était surélevée de 1,80 m (soit une hauteur totale de 2,70 m pour la crypte). Au Sud/Sud-Ouest, la salle se terminait par une petite abside voûtée en cul-de-four. Elle était probablement couverte par un plafond maçonné que supportaient quatre piliers en pierre de taille hauts de 2,40 m (fig. 6). Toujours à Djemila, les cryptes du groupe épiscopal comportaient deux salles semi-circulaires reliées par un couloir transversal qui courait sous le chevet des deux édifices. La crypte de l’église Nord faisait face à une profonde exèdre en hémicycle, tandis que trois niches semicirculaires s’ouvraient en face de la crypte méridionale (fig. 7 et 8). Une organisation semblable paraît avoir été adoptée dans l’église du quartier Est, érigée dans une zone cimétériale, où le sol de la crypte, en partie remblayée, se trouvait 2,10 m en contrebas du sol des nefs (fig. 9). Dans l’église 1 de Tirngad, la crypte se présentait comme une salle haute de 2,20 m, subdivisée par deux files de piliers, qui s’étendait sous l’abside et ouvrait sur deux pièces aménagées sous la sacristie septentrionale (fig. 25). L’accès à ces cryptes se faisait, lorsqu’il est connu, par l’extrémité d’un des collatéraux de l’église. On le voit, ces cryptes restent un aménagement assez rare et leur présence ne saurait expliquer la surélévation de l’abside dans les églises de Numidie.
Fig. 7. Djemila (Cuicul), plan des cryptes du groupe épiscopal d’après Christern
(Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 77,1).
Fig. 8. Djemila (Cuicul), plan restitué du groupe épiscopal d’après Christern
(GUI I, Duval N., Caillet J.-P.. Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 77.1).
Fig. 9. Djemila (Cuicui), plan de la basilique cimétériale Est d’après Bailly
(Duval N. et Février P.-A., 1991, Basilique cimétériale de l’Est, fig. 2).
15L’abside dominait ainsi largement le chœur qui était normalement délimité par des clôtures composées de plaques encastrées dans des poteaux et maintenues dans un rail de pierre, parfois partiellement conservé dans le sol de l’édifice. Les traces laissées par le chancel ne permettent pas toujours de restituer avec exactitude son extension ; néanmoins, dans la plupart des cas, il était assez profond (I 1,00 m dans les deux églises du groupe épiscopal de Djemila), englobant souvent les deux à trois dernières travées de la nef centrale (Morsott 1, Henchir el Atech, HenchirTarlist 1. Henchir Bou Takrematen 2, Djemila Ouest, Ksarel Kelb). Il s’étendait plus rarement à une partie des collatéraux, comme à Ksar el-Kelb, où l’aménagement doit être mis en relation avec la amemoria de Marculus aménagée à l’extrémité du collatéral sud (fig. 17). À Tébessa, le chœur, profond de trois travées, se prolongeait peut-être à l’origine par un couloir qui menait à un contre-chœur dont le dessin des panneaux de mosaïque de la nef conserve la trace30 (fig. 11). Une organisation voisine du chœur apparaît également dans l’église aménagée dans les petits thermes de Madaure (fig. 10).
Fig. 10. Madaure, installations chrétiennes dans les petits thermes d’après Duval (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustration. 1992, pl. 117,4).
Fig. 11. Tébessa, restitution graphique des mosaïques de la nef de la basilique
(Christern J., Tebessa, fig. 17, 1976, p. 68).
16L’autel est en principe place très en avant dans la nef en Afrique, notamment aux époques anciennes, en tout cas avant l’époque byzantine. Curieusement, parmi les édifices considérés, les rares vestiges de l’autel qui ont été préservés (à cinq reprises seulement – six si l’on tient compte de Madaure 3) semblent indiquer – à l’exception de l’église aménagée dans les petits thermes de Madaure – qu’il se trouvait bien dans la nef, mais relativement proche de I abside. Dans I eglise 1 de Morsott, il n’en reste que quatre trous délimitant une surface de 2,79 x 1,28 m – qui peuvent correspondre à un ciborium – située 5 cm devant l’abside (fig. 12). A Henchir el Atech, le fouilleur M. Simon considère que les deux dalles conservées sur la corde de l’abside surélevée d’1.20 m permettent de restituer remplacement de l’autel31, mais selon I. Gui, il faut plutôt le restituer plus en avant, juste au pied de la corde de l’abside, au-dessus d’un sarcophage32. On retrouverait la même situation à Ksar el Kelb, où P. Courcelle33 restitue un ciborium “dans la région de l’autel” qui serait placé, d’après le sarcophage sous-jacent, juste devant l’abside, dans la dernière travée de la nef. Il est certes vraisemblable de considérer qu’il s’agit là des traces laissées par l’état tardif de l’autel, qui serait le seul conservé, mais les vestiges en sont souvent bien ténus pour aboutir à une conclusion ferme34.
Fig. 12. Morsott, plan de la grande basilique d’après Gsell (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2. Illustrations, 1092, pl. 159, 3).
17Ils ne permettent guère, même, de restituer la typologie de la table. Tout au plus peut-on considérer qu’il s’agissait d’autels-coffres dans l’église 2 de Seriana (Pasteur) et dans l’église 2 de Kherbet el Ousfane. Dans la première subsistaient, à la corde de l’abside, les traces d’un coffre cimenté de 0,45 m de côté, surmonté d’une dalle de 1,30 x 0,70 m qui est considérée comme la base d’un autel-coffre35. Dans la seconde, S. Gsell signale trois fragments de piliers de pierre avec des bandes en saillie décorées, qu’il interprète comme des éléments d’un autel-coffre36.
18Ce sont là de bien maigres indications quant à l’organisation liturgique des édifices considérés. On ne peut que constater, que, comme dans les autres régions d’Afrique, le clergé siégeait dans l’abside, à distance de l’autel qu’il dominait largement, ainsi que la foule des fidèles. Toute autre généralisation s’avérerait hâtive du fait du petit nombre d’édifices sur lesquels ces remarques se fondent, d’autant plus que l’organisation interne peut varier en fonction de l’histoire spécifique du bâtiment.
19Cependant, l’un des aspects les plus marquants du culte dont les traces subsistent dans les églises reste celui des saints et martyrs. Les vestiges archéologiques révèlent l’ampleur de ce phénomène dont les sources écrites laissent seulement entrevoir l’existence. En effet, les traités de Tertullien et la correspondance de Cyprien de Carthage ne signalent que rapidement la célébration annuelle de la liturgie eucharistique pour l’anniversaire du martyre dès le iiie siècle, sans apporter de précisions37. En 401, la décision prise au concile de Carthage de détruire les fausses memoriae des martyrs, c’est-à-dire celles dont l’autel ne contenait ni la tombe, ni les reliques, montre qu’au début du ve siècle, la nécessité de consacrer l’autel par des restes matériels s’imposait déjà38.
20Ces restes matériels associés à l’autel ont évolué nettement entre le ive siècle et l’époque byzantine. Aux époques les plus anciennes, le culte des martyrs était étroitement lié au culte funéraire privé, ce dont témoignent dans les nécropoles divers aménagements autour des tombeaux des martyrs ou sur le lieu de leur souffrance, que P-A. Février39 et Y. Duval40 ont pu mettre en évidence. Dès le ive siècle se développent autour de la sépulture des martyrs des enclos (area cincta), des mausolées, parfois associés à une basilique, des églises construites autour du corps du martyr (basiliques ad corpus), où l’autel est alors associé à la tombe du martyr. Ces mausolées et basiliques ad corpus attestés sans ambiguïté par l’archéologie et l’épigraphie restent peu nombreux. Exceptée la memoria de Tébessa (cf. infra), ils se limitent à quelques sites dont aucun n’appartient à la Numidie : Bénian (tombeau et basilique de Robba) et Tipasa (basilique Sainte-Salsa et basilique d’Alexandre) en Maurétanie césarienne, Carthage (Bir Ftouah, Damous el Karita, Basilica Maiorum) en Proconsulaire.
Fig. 13(à gauche).Djemila (Cuicul), église Ouest. La crypte après restauration (Allais Y., Basilique cimétériale, fig. 8, 1962-1965, p. 199).
21Cependant, lorsque dans une basilique l’autel est directement placé au-dessus d’une tombe, il est évident qu’elle jouit d’une vénération spécifique. Malgré l’anonymat du défunt, on peut alors admettre qu’il s’agit d’une basilique ad corpus d’un des nombreux martyrs locaux qui existaient en Afrique, a fortiori si l’édifice se trouve dans une nécropole41.
22C’est probablement le cas, en Numidie, de l’église du quartier Ouest de Djemila. L’édifice fut érigé sur une crypte (cf. supra) dont l’abside contenait une tombe qui était associée à des fragments de mensa (fig. 13 et 14)42. On pouvait contempler l’aménagement depuis le chœur de l’église par trois fenestellae ouvertes dans le mur de la crypte (fig. 15) qui s’élevait 1,80 m au-dessus du niveau des nefs. S’il est tentant de considérer cette sépulture comme celle d’un martyr du fait de son emplacement sous l’abside de l’église, on peut en revanche s’interroger sur la tombe découverte dans le chœur à la hauteur de la dernière travée de la nef, perpendiculairement à l’axe de l’église (fig. 16). Il s’agit d’une fosse rectangulaire (1,82 x 0,60 x 0,90 m) maçonnée en briques recouvertes de chaux qui contenait encore, au moment de la fouille, le squelette d’un défunt qu’Y. Allais considère comme celui d’un saint protecteur des enfants en raison des sépultures d’enfants trouvées autour et au-dessus du caveau43. L’interprétation dépend en grande partie de la chronologie que l’on peu ! attribuer à ces aménagements. Y. Allais restitue l’emplacement de l’autel au-dessus de ce caveau qu’elle semble considérer comme une installation contemporaine de l’aménagement de l’église au-dessus d’une memoria plus ancienne44. Cependant, on se demande alors quelle était la nécessité des fenestellae dans une memoria indépendante. Ces ouvertures devraient logiquement remonter à l’aménagement de l’église afin de permettre d’apercevoir la tombe de la crypte depuis le chœur, mais le caveau découvert dans le chœur gêne l’accès aux fenestellae et l’on peut se demander s’il ne correspond pas en fait à un aménagement encore plus tardif. Quoi qu’il en soit, même si l’on considère que ce tombeau marque l’emplacement de l’autel, faut-il pour autant le considérer comme une seconde tombe sainte comme le propose Y. Allais ? Le phénomène serait étonnant dans une église attribuée a l’époque byzantine où l’on pratique plutôt le dépôt de reliques. Doit-on alors remonter la chronologie de l’église ou interpréter ce caveau comme une simple inhumation ad sanctos ?
Fig. 14. Djemila (Cuicul), église Ouest. Tombe conservée dans l’abside de la crypte avant restauration (Allais Y., Basilique cimétériale, fig. 7. 1962-1965, p. 197).
Fig. 15. Djemila (Cuicul), église Ouest. Fenestellae aménagées dans le mur séparant la crypte du chœur de l’église, vues depuis l’abside (Allais Y., Basilique cimétériale, fig. 5, 1962-1965, p. 195).
Fig. 16. Djemila (Cuicul), plan de l’église Ouest d’après Allais
(Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 73, 1).
23À Ksar el Kelb et à Henchir el Atech on peut en revanche se trouver en présence de basiliques ad corpus érigées auprès de tombes saintes. À Ksar el Kelbune tombe subsistait devant l’abside dans l’axe de l’église lors des fouilles en 1934 (fig. 17). Enfouie à 40 cm de profondeur sous le niveau du chœur, il s’agissait d’un sarcophage monolithe inséré dans une cavité creusée dans la roche, juste à ses dimensions. De part et d’autre, se trouvaient deux pierres, qui avaient disparu lors de la reprise des fouilles en 1936. P. Cayrel, le premier fouilleur, pensait qu’elles avaient “été placées là plus tardivement”45, tandis que P. Courcelle qui reprit la fouille en 1936, considérait qu’elles pouvaient avoir appartenu à une clôture protégeant l’aménagement, peut-être un ciborium46. Faut-il plutôt voir dans ces pierres les restes de l’autel placé au-dessus du sarcophage ? On peut hésiter, compte tenu de leur forme et de leur emplacement par rapport à la tombe, car l’autel ne l’aurait pas recouverte en totalité. À Henchir el Atech, un sarcophage contenant deux corps, ensevelis probablement à la chaux, disposé perpendiculairement à l’axe de l’église était en partie “encastré” dans le mur de soutènement de l’abside47 (fig. 5). Il était précédé d’un espace dallé large de 0,80 m, lui-même en contrebas de 0,35 m par rapport à la nef.
Fig. 17. Ksar el Kelb, plan restitué d’après Duval (Gui I., Duval N., CailletJ.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 141, 3).
Fig. 18. Flenchir Tarlist, plan d’après Labrousse (Gui I.. Duval N., CailletJ.-P.. Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 81, 3).
24C’est probablement encore un cas semblable qui apparaît dans la basilique d’Henchir Tarlist. L’édifice, remanié à plusieurs reprises, comporte, au centre du chœur, deux tombes perpendiculaires à l’axe de l’église, enfouies 30 cm plus bas que le dallage du chœur – c’est-à-dire au même niveau que le sol des nefs – et placées sous un ciborium dont les bases subsistaient lors de la fouille (fig. 18). Elles étaient recouvertes par une dalle de 2,10 x 1,10 m, qui marque l’emplacement supposé de l’autel. Cependant, l’aménagement découvert immédiatement derrière rend l’interprétation plus complexe : quatre colonnes (?) reliées par des murets bâtis avec des débris divers étaient érigées autour d’un soubassement (2,65 x 1.42 m) qui couvrait une tombe à 1,20 m de profondeur. Le fouilleur l’interprétait comme un autel tardif48, mais I. Gui se demandait s’il ne s’agissait pas plutôt d’un autel devant lequel se seraient groupées des inhumations privilégiées couvertes par un ciborium49. Il est là encore difficile de trancher, mais il est vrai que si la maçonnerie du dernier aménagement serait étonnante pour un autel, la profondeur de la tombe couverte par l’aménagement laisse un doute. Ceci d’autant plus que l’on a découvert sur le dé du piédestal de la colonne au sud-ouest du chœur une épitaphe (memoria Paterini eips.), attribuée d’après la graphie à la fin du ive siècle ou au début du suivant, que M. Labrousse considère comme celle d’un évêque50 et qu’I. Gui met en relation avec l’un des deux sarcophages placés sous le ciborium51. La situation de l’édifice dans une area cimétériale52, comme l’indiquent les tombes trouvées contre un mur au sud de l’édifice et celles, au même niveau et de même typologie, partiellement couvertes par le mur de l’abside, rendent vraisemblable l’existence d’une tombe considérée comme sainte dans l’église.
25L’église d’Henchir Guesseria, enfin, peut aussi être classée dans cette série. Elle possédait, en avant de l’abside, juste devant le chancel, une fosse d’autel (1,50 x 1,20 m pour 1,00 m de haut) – plutôt qu’une crypte compte tenu des dimensions –, dont le fond était surcreusé d’une cavité (1,10/1,20 x 0,40 x prof. 0,60 m) qui contenait une sépulture d’enfant (fig. 19 et 20). On hésite à y reconnaître une tombe sainte ou un dépôt de reliques53, mais on se trouve presque certainement en présence d’un aménagement lié au culte d’un saint ou d’un martyr.
Fig. 19. Henchir Guesseria, plan, coupes transversale et longitudinale de Meunier publiés par Février (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 84, 2).
Fig. 20. Henchir Guesseria, essai de restitution du plan de l’église et de la chapelle par Duval (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations. 1992, pl. 84, 1).
26Quoi qu’il en soit, lorsqu’elles sont associées à l’autel, ces tombes sont directement liées par des restes matériels à la mémoire du saint. Il existe cependant d’autres formes d’aménagements qui permettent de rappeler sa mémoire, même lorsque le martyr ou le saint n’est pas physiquement présent. En effet, les témoignages épigraphiques désignent par le terme memoria, à l’origine lié au contexte funéraire, aussi bien la tombe sainte que la basilique ad corpus ou que le lieu commémorant la passion (qui ne contient pas nécessairement le corps du martyr), ou encore tout aménagement lié au culte martyrial sans lien immédiat avec la tombe du martyr. Édifices consacrés loin des tombes des martyrs, éléments du mobilier liturgique, reliques ou ex-votos en l’honneur des martyrs sont ainsi également désignés par le terme memoria54.
27En Numidie, l’exemple le plus spectaculaire en est la memoria triconque de Tébessa, associée à une basilique de pèlerinage probablement dédiée à sainte Crispine55. Sur le liane sud de l’église se dresse un édifice triconque, légèrement en contrebas de la basilique de la fin du ive-début du ve siècle, sur laquelle elle ouvre par un escalier (fig. 22). L’aménagement, sous cette forme, semble contemporain de la construction de l’église, mais il existait à l’origine un monument indépendant dont les fouilles ont révélé l’existence. Si l’architecture de cet édifice demeure inconnue, son développement est assez clair. Ce premier bâtiment était une memoria indépendante qui semble s’être implantée sur le lieu du martyre de sainte Crispine (et non sur sa sépulture qui n’a pas été retrouvée). Les niveaux les plus anciens dégagés ont permis de reconnaître, à l’intérieur, autour d’un espace vierge sanctifié plus tard par un dépôt de reliques56, huit sarcophages monolithes et deux tombes sous tuiles, dont le niveau était cohérent avec celui du reliquaire (fig. 21). L’ensemble était à l’origine scellé par un sol, qui fut couvert plus tard par un pavement de mosaïque homogène et cohérent. Ce dernier fut ensuite endommagé par les tranchées de fondation creusées lors de la construction de la chapelle tréflée qui remplaça la première memoria. Deux monnaies de Constance II scellées entre le tapis de mosaïque et le sol plus ancien donnent le terminus post quem de 350.
Fig. 21. Tébessa. chapelle triconque, vue des
fouilles sous la mosaïque (DUVAL Y., Loca
sanctorum. I. fig. 88, 1982, p. 125).
Fig. 22. Tébessa, plan détaille du complexe d’après Christern et Müller
(Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 151)
28L’inscription martyrologique57 placée au centre d’une couronne de laurier inscrite dans un carré sur le pavement adopte un formulaire d’épitaphe qui indique qu’elle ne commémore pas le dépôt de reliques. L’inscription ne se trouvait pas immédiatement au-dessus du reliquaire découvert, alors que le tapis de mosaïque est de conception unitaire. Elle était complétée par une inscription votive commémorant l’offrande du pavement par le diacre Novellus58, et par quatre à cinq épitaphes très simples, dont celles d’un lecteur et d’un diacre, à peu près orientées par rapport aux tombes sous-jacentes (fig. 23). Il faut donc supposer, comme l’a démontré Y. Duval59, l’existence, non d’une vénération du reliquaire, mais celle d’un lieu suffisamment vénéré, dès lu première moitié du ive siècle, pour attirer des tombes du clergé avant même le dépôt de reliques. Ce lieu vénéré correspond à un cénotaphe, qui explique le formulaire funéraire et la formule de malédiction pour le violateur éventuel de cette memoria (ista memoria qui apparaît dans la bande sous l’inscription martyrologique). Dans ce cas, la memoria ne se trouve pas sur la tombe des martyrs – probablement Crispine et ses compagnons60 – mais probablement sur le lieu de leur martyre. Les tombes découvertes sont donc dans ce cas des tombes privilégiées des membres du clergé61.
Fig. 23. Tébessa, triconque, les états successifs de l’abside médiane d’après Christern (Duval Y.. Loca sanctoum. I, fig. 86. 1982, p. 124).
29On rencontre dans les églises d’Afrique d’autres aménagements qui témoignent d’une vénération du saint détachée partiellement de la tombe des martyrs. Y. Duval a montré que certains plateaux de tables, inscrits, du fait même du formulaire épigraphique, ne pouvaient être ni des mensae funéraires, ni des bases d’autel ayant un loculus à reliques, mais des offrandes faites à la mémoire du martyr62. Ces ex-votos portent souvent un décor qui évoque une table de repas, comme la mensa marturum découverte dans l’église 2 d’Henchir Bou Takrematen. ornée de quatre coupelles et d’une "assiette” centrale (fig. 24). Datée des ive-ve siècles d’après la graphie de l’inscription, la dalle est interprétée par Y. Duval comme une table d’oblation en l’honneur de martyrs, qui était placée sur un monument commémoratif plutôt qu’utilisée comme base d’autel63.
Fig. 24. Henchir Bou Takrematen, mensa marturum (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 94, 3).
30Que le suint soit présent ou non par des vestiges matériels, les aménagements liés à sa vénération ont rapidement attiré des sépultures. La présence des tombes dans et autour des églises est l’une des caractéristiques marquantes des basiliques africaines, mais aussi d’Occident en général. L’ampleur du phénomène prend une physionomie différente selon les époques : dans les édifices les plus tardifs, l’accumulation des tombes dans les basiliques urbaines est spectaculaire, mais jusqu’au milieu du ve siècle, l’inhumation dans l’église reste le privilège d’un nombre restreint d’individus ; les sépultures se concentrent plutôt autour de l’église64. La tombe privilégiée est bien sûr celle du martyr, qui, dès l’origine, fait l’objet d’un traitement spécifique (cénotaphe, area, basilique ad corpus, cf. supra), mais aussi toute tombe proche de la tombe sainte, qui retire les bienfaits de sa présence. Sans l’approuver, Augustin témoigne en effet de la ferveur dont jouissaient les inhumations ad sanctos pour les Chrétiens de son temps. À ses yeux, le voisinage d’une tombe sainte ne pouvait rien amener en soi, puisque seules comptent les prières qui recommandent le défunt à Dieu : cependant l’évêque d’Hippone admet que les sépultures ad sanctos pouvaient bénéficier d’un effet bénéfique dans la mesure où les prières des vivants pour les morts se trouvent redoublées par la proximité d’une sainte sépulture65.
31De ce point de vue les églises de Numidie ne présentent guère de spécificités par rapport au reste des provinces africaines. Des sépultures privilégiées y apparaissent le plus souvent sans qu’on puisse identifier le défunt, à l’exception des épitaphes qui apparaissent sur le pavement de la chapelle tréflée de Tébessa et de l’inscription conservée sur le dé du piédestal d’une colonne de l’église d’Henchir Tarlist, qui nomment des membres du clergé66.
32En l’absence d’inscription, distinguer une tombe ad sanctos d’une tombe sainte n’est guère aisée ; cependant, certains emplacements, comme l’abside, possèdent un prestige plus important que d’autres. À Ksar el Kelb, elle renfermait, disposés dans l’axe de l’édifice, six sarcophages auxquels s’ajoutaient deux tombes à fosse. Le lien des tombes avec l’abside et l’organisation architecturale de l’édifice apparaît évident puisqu’elles ont entraîné la surélévation du sol de l’abside (fig. 17). Cela conduisait P. Courcelle à considérer que ces sépultures ne renfermaient pas les corps de simples fidèles, mais ceux de saints, qu’il proposait d’identifier aux neuf évêques donatistes martyrisés en même temps que Marculus67. L’église n’aurait possédé que des reliques de ce dernier68, puisque son tombeau présumé faisait l’objet d’un pèlerinage à Nova Petra, au nord de Batna. En l’absence d’épitaphe, il est difficile de soutenir l’interprétation ; il reste incontestable qu’il s’agit de tombes privilégiées, mais peut-on les qualifier de saintes ou même d’ad sanctos ?
33Une situation voisine apparaît dans la chapelle d’Henchir Guesseria : trois sarcophages à couvercle en bâtière sont placés dans l’abside perpendiculairement à l’axe de l’édifice, auxquels s’ajoutent deux autres sarcophages disposés en oblique dans l’espace restant ; dans la nef, trois sarcophages conservés dans l’axe de l’édifice évoquent des sépultures privilégiées69 (fig. 19 et 20). Il en va de même à Henchir Deheb où la tombe placée dans l’abside, dans l’axe de l’église70, n’est manifestement pas associée à l’autel, qui est restitué très en avant dans la nef, dans la quatrième travée en comptant depuis l’abside (fig. 25).
34La proximité de l’autel est un emplacement évidemment recherché pour ces tombes privilégiées, sans qu’on sache toujours si celui-ci était effectivement lié à une sépulture martyriale. A Henchir Tarlist, on ne sait si les sépultures protégées par le ciborium supposé sont des tombes saintes (si on admet la restitution de l’autel au-dessus, cf. supra) ou de simples tombes privilégiées. Le doute n’est guère permis, en revanche, pour les trois tombes enterrées sous le dallage perpendiculairement à Taxe de l’église juste devant les précédentes, ni pour celles découvertes immédiatement sur la gauche du chœur (en A sur le plan) (fig. 18). Ces dernières étaient disposées dans un caveau funéraire (1,10 m x 2,00 m) à 1,50 m de profondeur, qui était signalé par un renfoncement dallé de 2,00 x 1,50 m dans le sol de l’édifice, 20 cm en contrebas du pavement du chœur. Les tombes, non violées, renfermaient un mobilier relativement riche, ce qui mène M. Labrousse à les considérer comme les sépultures “de pieux personnages entourés d’une certaine vénération”71. On est bien sûr tenté de les interpréter comme des sépultures privilégiées, mais il faudrait connaître la chronologie relative du caveau et de l’église. Quoi qu’il en soit, même si le caveau est plus ancien, les sépultures étaient suffisamment prestigieuses pour que leur emplacement soit signalé au sol de l’église. De l’église Est de Djemila. érigée dans une zone cimétériale, il ne reste qu’une crypte et une partie des nefs de l’église, où subsistent plusieurs tombes (fig. 9). Celle qui est placée contre le mur de la crypte72, placée dans l’axe de la nef, à un endroit qui peut avoir été proche également de l’autel, jouit manifestement d’un emplacement privilégié.
35À Timgad, à deux reprises, la nef contient des sépultures, qui, par les aménagements spécifiques dont elles ont fait l’objet, apparaissent comme des tombes privilégiées. Dans l’église érigée dans la nécropole proche de la porte de Lambèse, au Nord-Ouest, un sarcophage (1,60 x 0,90 m) à couvercle en bâtière et acrotères était placé au centre de la nef centrale, légèrement décalé vers la droite (Nord-Est), dans une fosse au centre d’une surface dallée (3,50 x 3,58 m), elle-même protégée par un chancel (fig. 26). L’aménagement et “la poignée d’ossements” d’enfants que contenait le sarcophage73 a conduit à des interprétations diverses. Selon M. Christofle, le fouilleur, le sarcophage était recouvert d’une dalle – qu’il n’a pas retrouvée – au-dessus de laquelle il restituait un autel. N. Duval, assimile ces ossements d’enfants à des reliques ou au “résultat d’une réduction de plusieurs corps” tout en privilégiant l’hypothèse d’un sarcophage visible pouvant être touché74. P.-A. Février y voit plutôt la réduction d’une sépulture, donc une sépulture secondaire, dans une basilique martyrologique75. Il reste difficile de trancher : privilégiée, la tombe l’est sûrement par sa protection par un chancel ; en revanche, il est difficile de dire s’il s’agit d’une tombe sainte – ou même d’un dépôt de reliques. On ne comprend pas bien pourquoi l’aménagement occupe cette position excentrée dans la nef. Par ailleurs, son emplacement même à l’intérieur de la basilique et non dans la cour au nord-est de l’édifice lui confère un statut particulier qu’il est difficile de définir plus précisément. Un aménagement voisin apparaît dans l’église 7 de Timgad (“cathédrale donatiste”) : dans la nef, à la hauteur des7e et10e colonnes, presque dans l’axe de la chapelle à crypte plus tardive qui flanque l’édifice à l’Est, deux stylobates de pierre délimitent un emplacement privilégié approximativement carré de 2,65 m de côté. Au centre de cette area, perpendiculairement à l’axe de la nef de l’église et légèrement décalé vers la gauche (l’Est) à la limite entre la nef centrale et le collatéral, un sarcophage dont seul le couvercle en bâtière affleurait était enfoui dans le sol de l’édifice (fig. 27 et 28). Le couvercle était percé d’une ouverture en forme d’entonnoir dans laquelle a été trouvé un élément de bronze en forme de passoire. L’aménagement, qui se trouvait à l’aplomb de la bouche du squelette que renfermait le sarcophage, a été interprété comme un dispositif à libations76. On pourrait hésiter à considérer la sépulture comme une tombe sainte, mais aussi bien P.-A. Février que N. Duval s’accordent à n’y reconnaître qu’une sépulture privilégiée77.
Fig. 25. Henchir Deheb, plan et coupe d’après Laout (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992. pl. 143, 1).
Fig. 26. Timgad, église de la nécropole de la Porte de Lambèse (église 1), plan d’après Christofle (Gui I.. Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 127, 1).
Fig. 27. Timgad, églises 7-8 ("cathédrale donatiste”)
(Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques Je l’Algérie, 2, Illustrations, 1992, pl. 132,2).
Fig. 28. Timgad, église 7 (“cathédrale donatiste”), chœur et sépulture privilégiée d’après un croquis de Duval (Gui I., Duval N., Caillet J.-P., Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, 1992.pl. 133, 5).
36Quoi qu’il en soit, ces sépultures révèlent des pratiques funéraires – ici les libations dans ce dernier exemple, mais aussi la vénération de martyrs et la recherche de la proximité de leur tombe pour d’autres sépultures – dont les sources textuelles ne se font guère l’écho, hormis les passages célèbres d’Augustin, qui s’érige contre les banquets célébrés sur la tombe des martyrs, héritage lointain d’un culte rendu aux morts78.
37Ce culte des martyrs qui s’est développé à l’origine en milieu funéraire prend – au moins à partir du ve siècle – un aspect plus liturgique avec le dépôt, sous ou dans l’autel, de reliques qui sont prises comme le substitut des corps des martyrs. Le culte des reliques devient alors un élément essentiel de la piété populaire, dont les vestiges archéologiques témoignent davantage que les sources écrites. Augustin y fait de nombreuses allusions dans ses sermons, mais elles témoignent plus du climat de ferveur populaire vis-à-vis des reliques qu’elles ne précisent leur nature ou leur emplacement79.
38Les témoignages archéologiques des dépôts de reliques sont à priori nombreux dans les églises de Numidie80, mais on est frappé du peu d’exemples qui peuvent remonter à l’époque d’Augustin. Peut-être est-ce dû au hasard des découvertes archéologiques qui ont fourni peu d’inscriptions remontant à ces périodes81 et à l’absence d’éléments stratigraphiques fiables du fait de l’ancienneté des fouilles. Ainsi, dans l’église d’Et Toual, l’auge de pierre (0,80 x 0,50 m) contenant un reliquaire en terre cuite qui fut découverte au milieu du soubassement de l’autel par le commandant Massié en 1882 est attribuée sans argument précis aux ive-ve siècles. Dans l’église 2 d’Henchir Bou Takrematen, le seul élément de datation est fourni par une mensa marturum attribuée à la même époque d’après la graphie de l’inscription. Mais l’indice suffit-il à dater le dépôt des reliques conservées dans l’urne d’albâtre découverte à l’intérieur d’un loculus aménagé dans la face antérieure du mur de soutènement de l’abside (fig. 29) ? La même question se pose pour le coffret découvert à Dalaa daté du ive siècle par Gsell et Monceaux, dont l’usage comme reliquaire ne remonte pas nécessairement à cette époque82. Seule l’inscription gravée sur le chapiteau retaillé utilisé comme reliquaire qui fut découvert sous l’autel dans l’église d’Henchir elAbiod semble effectivement pouvoir être attribuée d’après la paléographie à la fin du ive ou au début du ve siècle83.
Fig. 29. Henchir Bou Takrematen 2, mur de soutènement de l’abside et escalier sud (cl. Berthier ; Gui I.. Duval N., Caillet J.-P., 1992, Basiliques de l’Algérie, 2, Illustrations, pl. 94).
39La même incertitude prévaut pour les autres édifices dans lesquels des reliques ont été retrouvées : si leur construction peut être ancienne, aucun élément ne vient préciser la date de leur dépôt. Ainsi, l’église Nord de Djemila et sa crypte remontent probablement à la fin du ive ou au début du ve siècle. Dans la crypte était conservé un massif maçonné de I, 48 m de côté dans lequel P. Monceaux et O. Nußbaum ont reconnu un autel84, mais que J. Christern a identifié comme un support pour un coffre à reliques, celles des prédécesseurs de l’évêque Cresconius, qui est mentionné dans une inscription sur le pavement de l’église Sud85. L’identification de Cresconius reste débattue : on admet traditionnellement qu’il s’agit de l’évêque qui signe en 411 au concile de Carthage, mais P.-A. Février considère que l’inscription se réfère à un Crescens ou Cresconius qui vivait au vie siècle, ce qui coïnciderait mieux avec la graphie de l’inscription et le style du pavement86. Rien, dès lors, ne permet de dater avec assurance le dépôt des reliques.
40L’église de Ksar el Kelb, datée d’après la mention épigraphique de Marculus qui est identifié au martyr donatiste mort en 347, soulève le même embarras. Le dépôt de reliques n’est de toute façon pas placé sous l’autel majeur de l’église et l’installation présente des incohérences. À l’extrémité orientale du collatéral sud de l’édifice était aménagé un petit monument commémoratif protégé par un chancel, constitué d’une cuve (0,56 m de haut, diam. 0,58 m) encadrée de quatre plaques de pierre dont l’une portait une inscription la désignant expressément comme une memoria (memoria domni Marchuli) (fig. 17). Derrière cette memoria, dans la sacristie sud dont elle était séparée par un fin muret au tracé conjectural, les fouilles de P. Courcelle ont mis au jour, en 1935, une mensa de type funéraire, en plâtre, établie sur un massif de maçonnerie qui était creusé d’une cavité ovoïde, dans laquelle on a trouvé des débris d’os et de verre. Courcelle conclut à un dépôt de reliques violé – la mensa aurait alors servi de reliquaire – et considère la cuve de la memoria de Marculus comme un bénitier87. L’interprétation n’emporte pas vraiment l’adhésion : on se demande pourquoi un bénitier serait désigné du terme memoria. Il est clair cependant que l’installation n’a pas servi non plus pour un dépôt de reliques : Y. Duval rappelle que le formulaire employant le terme memoria au singulier, sans être précédé de hic, se réfère bien à une installation martyriale, mais ne désigne pas le loculus88. On est embarrassé pour interpréter l’installation, dont la chronologie reste obscure : s’il apparaît que les deux fouilleurs successifs de l’édifice s’accordent à considérer l’aménagement de la memoria comme postérieur à la construction de la basilique89, la chronologie relative de la mensa et de la memoria reste à déterminer. En effet, le muret dans lequel vient s’encastrer la mensa présente un tracé curieux, d’ailleurs conjectural, et aurait été construit lors d’un agrandissement de la sacristie sud. Tout au plus peut-on constater que ces installations, à caractère martyrial, viennent constituer dans le collatéral de l’église un second pôle de culte.
41Dans l’église 4 d’Oued Rhezel, des reliques étaient conservées dans des récipients de terre cuite et de verre déposés dans “un massif maçonné fait de tuiles recouvertes de plâtre” (1,90 long x 1,80 m large x 0,60 m de haut) “à gauche du chœur” contre le mur d’abside90, et d’autres urnes reliquaires sont signalées contre le mur de soutènement de l’abside. L’ensemble n’est daté que par le matériel de fouille, abondant, qui remonterait aux ve-vie siècles, mais il est vraisemblable que la multiplicité des reliques indique des dépôts successifs dont certains doivent être postérieurs à l’époque d’Augustin.
42Le dépôt des reliques découvertes dans l’abside de l’église d’Henchir Tarlist est tardif également. L’auge reliquaire de pierre (0,95 x 0,56 x prof. 0,31 m), enfouie à 40 cm sous le sol du presbyterium sous une dalle de plus de 2,00 m de long, comportait une inscription peinte sur le couvercle que la paléographie permet de dater de la seconde moitié du vie siècle. La datation est confirmée par la mention, parmi les douze noms de martyrs, de plusieurs saints orientaux, dont le culte n’a été introduit en Afrique qu’avec la reconquête byzantine91.
43L’image qui ressort de l’étude des églises de Numidie à l’époque d’Augustin peut surprendre T historien des textes. Les bâtiments qui peuvent avoir existé dès l’époque d’Augustin s’avèrent finalement peu nombreux si l’on tient compte des réserves émises plus haut sur les diflicultés de datation. D’autre part, les hauts lieux liés à la vie d’Augustin – Thagaste, Madaure et Hippone – ont finalement livré assez peu de vestiges chrétiens. La même déception guette l’historien qui chercherait à déceler dans les églises des traces archéologiques de l’action d’Augustin contre les donatistes et des luttes si virulentes que ces derniers ont suscitées en Numidie sous son épiscopat. Même si les listes conciliaires attestent dans de nombreuses localités l’existence d’une double hiérarchie, catholique et donatiste (cl. actes de la conférence de Carthage de 411), il est impossible, le plus souvent, d’identifier les édifices tenus par les donatistes. Rien, sur le plan archéologique – ni l’architecture, ni aménagements liturgiques particuliers – ne permet de différencier une église donatiste d’une église catholique. À Hippone même, on n’est pas capable de localiser la cathédrale donatiste à laquelle font allusion les sermons d’Augustin92. En Numidie, on ne possède qu’à deux reprises des indices qui suggèrent qu’on est en présence d’édifices donatistes, mais dans les deux cas, l’interprétation n’est finalement pas assurée. L’identification de l’église 7 de Timgad à la cathédrale donatiste ne repose finalement que sur une inscription trouvée dans le vestibule de la maison adjacente à l’édifice, qui mentionne un sacerdos Dei Optatus. On a voulu identifier ce personnage à l’évêque donatiste de Timgad93, mais l’emploi du terme sacerdos ne suffit pas pour y voir un évêque94. À Ksar el Kelb, la memoria conservée à l’extrémité du collatéral sud de l’église a été tenue pour celle du martyr donatiste Marculus, décédé en 347, mais l’identification reste débattue95. Quoi qu’il en soit, du point de vue archéologique, l’édifice ne présente aucun élément ni aménagement liturgique particulier qui permettrait de le distinguer d’une église catholique. Ce n’est guère d’ailleurs étonnant, puisque les querelles entre donatistes et catholiques portaient essentiellement sur le dogme et la légitimité du clergé et non sur les usages liturgiques, qui seuls laissent des traces dans les églises. L’analyse archéologique permet de restituer le cadre architectural dans lequel se déroulait la vie liturgique en révélant des aspects de la piété populaire dont les sources écrites et les réflexions d’Augustin ne dévoilent pas l’ampleur. Ainsi peut-on suivre, à travers la présence de tombes saintes, d’inhumations privilégiées, puis de dépôts de reliques, le développement du culte des saints et des martyrs et la ferveur qu’il suscita.