Jeanne la Preuse, Jeanne la Sainte : la « Pucelle » dans le Ditié de Jehanne d’Arc de Christine de Pizan (original) (raw)

1Dans le bilan qu’elle dressait il y a quelques années sur « l’état présent des travaux consacrés à Christine de Pizan », Liliane Dulac notait « l’accroissement extraordinairement rapide du nombre des publications » concernant cet auteur depuis trente ans1. Si la question du féminisme a pu dans un premier temps attirer l’attention sur elle, des thèmes majeurs de son œuvre n’ont pas tardé à se dégager et à susciter des études qui ont mis en évidence sa personnalité intellectuelle, là où on se plaisait à répéter que son travail était avant tout le fruit de compilations, et ont révélé, derrière la banalité apparente de certains de ses jugements ou commentaires, une pensée à la fois très maîtrisée et fortement engagée dans les préoccupations de son époque, tout particulièrement dans le domaine de la réflexion politique. Quelle plus belle illustration donner de ce renouveau des études christiniennes que de citer la phrase par laquelle débute la passionnante biographie que Françoise Autrand a fait récemment paraître sur notre auteur : « Christine de Pizan est le plus grand auteur politique du XVe siècle »2 ?

2Or c’est bien à démontrer cette affirmation liminaire quelque peu provocatrice qu’est consacrée une grande partie de ce riche ouvrage écrit par la spécialiste des règnes de Charles V et de Charles VI, qui parvient indéniablement à nous convaincre grâce à une exploration très fouillée des nombreux écrits de Christine. Sans doute d’autres aspects de cette œuvre prolixe restent à étudier et le travail d’édition demeure encore insuffisant, tant pour les éditions savantes que pour rendre aisément accessibles plusieurs de ses ouvrages. Mais il n’est pas jusqu’au Ditié de Jehanne d’Arc, qui aujourd’hui nous occupe, qui n’ait pas suscité bon nombre d’articles, au point de nous amener à nous interroger un moment sur l’intérêt d’une nouvelle contribution3 ! Pourtant, la relecture du texte nous a persuadée que nous pouvions ajouter modestement notre pierre à l’édifice, entraînée aussi bien par la force qui se dégage du poème que par le souci d’en éclairer certains détails, et pour ce faire, il nous a semblé pertinent de mieux relier le Ditié à l’ensemble de l’œuvre. Dans son étude du Livre des trois Vertus, Mathilde Laigle voyait dans le Ditié « le testament littéraire de Christine de Pisan », non seulement parce qu’il s’agit de son dernier écrit, mais aussi parce qu’il concentre les intérêts, les interrogations, les prises de position qui déterminent toute son œuvre précédente. L’événement extraordinaire que constituent la venue de Jeanne d’Arc à Chinon et le renversement de la situation militaire et politique qu’elle obtient en cette très brève période comprise entre avril et fin juillet 1429 a fait sortir Christine d’un silence qui durait depuis une dizaine d’années (les Heures de contemplacion sur la Passion de Nostre Seigneur sont datées approximativement des années 1420). Pouvait-on s’attendre à moins quand on sait l’attention constante qu’elle porta aux événements dramatiques que connaît la France depuis 1405, les efforts qu’elle n’a cessé de déployer pour susciter des médiateurs, ses appels inlassablement répétés en faveur de la paix ? Pouvait-on croire qu’elle allait rester muette alors que justement c’est par l’intervention d’une représentante de ce « femenin sexe » dont elle a assuré si souvent la défense que la crise monarchique semble devoir se dénouer ? C’est vrai, et pourtant la personnalité de Jeanne n’était-elle pas aux antipodes de celle de Christine, au point d’empêcher que ne se produise une véritable « reconnaissance », comme celle par exemple que produisit sur elle Boèce, dans le livre duquel elle put « se mirer » selon ce qu’elle raconte au début du Chemin de longue étude4 : d’un côté nous avons une paysanne, de l’autre une noble, d’un côté une illettrée, de l’autre une lettrée ? Mais surtout, comme le montre fort bien Colette Beaune, Jeanne a dérangé profondément ses contemporains :

L’aventure de Jeanne est […] une remise en question des rôles que la société médiévale attribue aux femmes ; une femme peut-elle guerroyer, parler au conseil royal ou prêcher5 ?

3Or Christine s’est employée justement tout au long de son Livre des trois Vertus à définir les tâches qui incombaient spécifiquement aux femmes selon le rang qu’elles occupaient dans la société, la fonction exercée par leur mari ou le métier auquel elles-mêmes s’adonnaient pour assurer leur survie, leur âge, leur propre statut. Et le maître mot qui guide sa réflexion est l’ordre : chacune à sa place ! Le respect de ces différences de statuts est, dit-elle, encore plus nécessaire en France qu’ailleurs (par exemple en Italie) parce que les états y sont plus différenciés :

Pour ce en France – qui est le plus noble royaume du monde et ou toutes choses doivent estre les plus ordonnees selon qu’il est contenu es ancians usages de France –, n’apertient point, quoy que elles [_les femmes_] facent ailleurs, […] que la femme d’un laboureur de plat païs porte tel estat que la femme d’un homme de commun mestier, ne la femme d’un homme de mestier comme une bourgeoise, ne une bourgeoise comme une damoiselle, ne une damoiselle comme la dame, ne la dame comme une contesse ou duchece, ne la contesse ou duchece comme une royne, ains se doit chascune tenir en son propre estat6

4Condamnant fermement les « outrages » à cette règle qu’elle dit constater de plus en plus souvent, elle traite celles qui ne se conforment pas à cet ordre de « gens desguisez »7. Assurément, ce ne peut être le cas de Jeanne, qui est exceptionnel et répond à une dynamique qui dépasse le plan humain et relève du miracle, comme le Ditié le déclare clairement. Mais justement, ici encore, Christine n’est-elle pas amenée à déroger à des principes qui lui sont chers ? Si ses conceptions et ses convictions sont fortement empreintes d’une foi très solide, n’a-t-elle pas toujours donné dans sa réflexion politique la priorité au droit ? Pensons par exemple à la façon dont se termine, dans le Chemin de longue étude, le débat qui doit permettre de choisir le meilleur candidat pour gouverner la Terre. Raison refuse de trancher vu le désaccord qui règne parmi les autorités célestes consultées : la décision est renvoyée aux hommes et c’est Christine qui est investie du rôle de messagère pour rapporter en France cette discussion, afin qu’elle y trouve sa conclusion. Comme le souligne Françoise Autrand, « ce n’est pas dans l’ordre du merveilleux chrétien mais dans celui du droit que Christine de Pizan place sa réflexion sur le pouvoir royal »8.

5S’il est pourtant nécessaire de préserver le mystère – au sens sacré – que constituent la venue de Jeanne et son intervention victorieuse comme le fait Christine en invoquant de manière itérative la grâce faite ainsi à la France – pas moins de dix occurrences du terme dans le Ditié –, nous verrons comment la pleine adhésion de Christine à l’événement miraculeux s’explique en grande partie parce qu’il vient combler les attentes clairement inscrites dans toute son œuvre et parachève la patiente réflexion que ses ouvrages ont l’un après l’autre élaborée. À cet égard, le vers du Ditié qui nous paraît le plus remarquable est le vers 24 : « Ores voy ce que je veulx », déclare Christine.

6Isolé, le vers sonne comme l’affirmation visionnaire de celle qui prétendrait faire surgir les événements de sa volonté, comme Minerve toute armée de la tête de Jupiter. Il acquiert un tout autre sens si on le met en relation avec l’œuvre. Dans quelle mesure, donc, ce qu’elle voit, ce que les événements lui mettent sous les yeux, correspondent-ils à sa volonté la plus profonde, qu’elle n’a eu de cesse de proclamer dans ses livres ?

7Avant de prendre en considération certains détails qui éclairent cette question, partons de la structure du poème afin de restituer l’énergie qui anime l’ensemble et de donner à chaque élément la juste place qui lui revient. Les éditeurs du texte, A.J. Kennedy et K. Varty, ont mis en évidence une composition reflétant la hiérarchie socio-politique et allant du haut vers le bas : Dieu, Charles VII, Jeanne, les troupes françaises, les Anglais et leurs alliés9. Ce schéma mérite selon nous d’être retouché de plusieurs façons. D’abord, parce que c’est d’elle et de ses sentiments que Christine part en y consacrant 32 vers (strophes 1 à 4) ; ensuite, parce que la cause de sa joie clairement annoncée à la strophe 5, c’est le rétablissement de la monarchie et le retour de la légitimité ; ce n’est qu’à la strophe 7 que l’intervention divine est affirmée pour la première fois : « Dieu a tout ce fait de sa grace » (v. 50). Et il faut attendre le vers 86 pour entendre la première allusion à Jeanne :

Dieu, par une vierge tendre,
[A] adés voulu (chose est voire !)
Sur France si grant grace estendre.

8Ensuite, il faut souligner le caractère dramatique – au sens littéraire du terme – du poème : véritable petit drame aux accents très claudéliens – pardonnez-moi l’anachronisme ! – qui, sans aller jusqu’à mettre en scène divers personnages, les interpelle tour à tour avec des intonations extrêmement variées. Le roi figure en premier : « Et tu, Charles, roy des François… », à la strophe 13 (ton solennel, célébration de la gloire retrouvée) ; puis c’est l’action de grâces à Dieu à la strophe 20 : « Tu en soyes loué, hault Dieu ! » (v. 153). Ensuite, c’est à Jeanne qu’elle s’adresse de la strophe 21 à la strophe 24 (expression de la gratitude, avec des inflexions où se mêlent émerveillement et tendresse) :

Et toy, Pucelle beneurée,
Y dois-tu estre obliée… ?

9Plus loin, aux strophes 37 et 38, Christine s’adresse aux troupes royales pour les exhorter à la vaillance, tandis que les deux strophes suivantes, où elle interpelle les Anglais, opèrent un radical changement de registre : vocabulaire et métaphores rabaissent l’épique au familier, le ton est sarcastique et elle ne se prive pas d’une pointe de sadisme lorsqu’elle leur promet d’« assavourer la mort » (v. 317-318), avec les loups qui dévoreront leurs cadavres (v. 319). Enfin, à la fin du poème, elle apostrophe violemment ceux qui ont fait alliance avec les Anglais (« Et vous, rebelles rouppieux »10, v. 361) pour leur reprocher leur total aveuglement. Le ton s’adoucit quelque peu lorsqu’elle s’adresse à Paris d’abord (strophe 55), puis aux villes rebelles (strophe 57), pour les inciter à se soumettre, tout en menaçant les habitants de destruction s’ils ne comprennent pas le langage du pardon et de la douceur.

10Poème militant, texte engagé, comme on l’a justement écrit11, où Christine entremêle habilement la narration des événements récents avec ses commentaires qui empruntent leur ton aussi bien au lyrisme qu’à la louange, à la satire ou au blâme. On note, en outre, les surprenants décrochements qui achèvent de donner au poème son rythme heurté : ainsi, à la strophe 7, elle annonce le récit des événements : « Mais or vueil raconter comment… » ; pourtant, c’est une série d’interpellations au public et d’exclamations sur la « merveille » qui succède à cette annonce (« Oyez par tout l’univers monde… », « notez comment esbahir / Ne se doit… », « Voiez comment toujours n’est une / Fortune… »)12.

11Les voix de Christine, ou plutôt SA voix, riche de toute la palette des sentiments, se fait ici entendre, comme l’indique déjà avec force le « Je, Christine » qui ouvre le poème. On y reconnaît la formule d’attestation utilisée par les historiens – parmi les premiers, citons Villehardouin ou Joinville – portant témoignage des événements qu’ils racontent. Mais il est clair que dans le cas de Christine, c’est aussi paradoxalement sa subjectivité qu’elle affiche sans retenue ici13. Or c’est vraiment la première fois qu’elle le fait, de façon aussi immédiate et directe. Pensons aux nombreuses allégories auxquelles elle a eu recours pour mettre en scène sa parole : Othea (Epistre Othea), Raison, Droiture et Justice (La Cité des Dames), Libera et Philosophie (Le Livre de l’advision Cristine)… Même lorsqu’elle intervenait pour évoquer l’actualité, elle se présentait toujours comme intermédiaire, messagère, porte-parole d’autrui (ainsi des « adoulez supplians françoys » dans l’Epistre à la Reine14).

12Avant même le témoignage (« Raconté soit en toute place, / […] Et escript […] / En mainte cronique et hystoire ! », v. 53-56), la subjectivité de Christine s’exprime au travers de la joie qu’elle fait éclater (et qui se substitue aux pleurs qui accompagnaient La Lamentation sur les maux de la France). C’est le motif de la reverdie, si familier aux poètes courtois depuis les premiers troubadours, qui est filé sur quatre strophes, avec le printemps qui succède à l’hiver, le vert au sec, le soleil au mauvais temps. Mais ce motif, Christine l’a déjà longuement transformé dans son œuvre, elle l’a spiritualisé pour ainsi dire, après l’avoir elle aussi adopté au tout début de sa production poétique pour chanter l’amour15. Pensons par exemple à sa longue description de la nature printanière qu’elle découvre au pied du mont Parnasse où l’a conduite la Sibylle au début du Chemin de longue étude16. Le printemps était celui de l’inspiration, de la fécondité culturelle – puisque ce cadre abrite la « Fontaine de Sapience ». Le soleil qui resplendit au début du Ditié (v. 18) et qui va se transformer à la fin en « lumière » (dernier mot du poème) n’est pas sans rappeler le rayon de soleil qui vient frapper le giron de Christine au début de La Cité des Dames, lui annonçant la conception d’un nouveau livre, ou encore l’éblouissante lumière qui auréole Philosophie dans Le Livre de l’advision Cristine17 – Philosophie qui à la fin de l’ouvrage se transforme en théologie. La connaissance et la sagesse ont toujours partie liée chez notre auteur avec la vérité chrétienne.

13Comme la structure du poème telle que nous l’avons présentée plus haut le mettait en évidence, c’est le thème politique qui nous paraît central dans le Ditié. Ce qui déclenche la joie et le rire de Christine, c’est le rétablissement de la monarchie française. À la fuite du dauphin de la capitale évoquée dans la première strophe18 – et associée à son propre exil de Paris19 – répond sa triomphale restauration dans la cinquième strophe, avec, comme une enluminure, la belle image du roi couronné chevauchant avec panache un cheval aux éperons d’or (v. 37-40). Et pour donner plus de « réalité » à cette image, Christine imagine dans la strophe suivante la mise en scène d’une entrée royale, avec le peuple accourant pour acclamer et fêter son roi20. Le motif du roi triomphant revient à plusieurs reprises dans la suite : sa victoire sur ses ennemis (str. 13), le royaume recouvré (str. 14), le destin impérial qui lui est prophétisé (str. 16), la cérémonie du couronnement précisément datée (str. 49), les victoires obtenues par Jeanne et par le roi sur les villes rebelles (str. 50-52).

14On remarque en outre qu’à deux reprises, Christine en profite pour adresser à Charles VII une série de conseils, fruit de sa patiente réflexion sur ce que doit être un bon prince – et on peut dire que cette question n’a cessé d’alimenter ses ouvrages, depuis l’Epistre Othea jusqu’au Livre de la Paix, en passant par Les Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, Le Chemin de longue étude et Le Livre de l’advision Cristine. Dans les strophes 17 et 18, c’est le service de Dieu et l’achèvement de la guerre qu’elle présente comme les principes qui doivent dicter sa conduite. Quant à la situation présente, le conseil d’un habile dosage entre violence et douceur est donné indirectement à Charles VII au moment où Christine s’adresse aux villes rebelles (str. 57 et 58).

15On comprend ainsi toute la force qui se dégage de l’affirmation que nous relevions plus haut : « ores voy ce que je veulx », en mesurant combien tous ses efforts et son énergie, tels qu’ils se donnent à lire dans son œuvre, ont tendu vers ce résultat. Même lorsqu’il lui est arrivé de parler « par couverture » en raison surtout de sa situation précaire à l’égard des mécènes qui assurent sa survie, sa position, comme le montre Françoise Autrand, a toujours été claire, en particulier à partir de 1405 : elle est toujours restée fidèle aux Orléanais21. En association à la constance de ses choix politiques, ce qui frappe chez Christine, c’est l’espoir toujours présent, même aux moments les plus sombres de la crise. Ainsi, dans la Lamentacion qu’elle écrit en août 1410 au moment où Paris est assiégé par les Bourguignons, elle trouve le courage de s’écrier : « Maiz encores y a il remede, Dieu est misericors ! Tout n’est pas mort, quant que gist en peril ! »22. C’est très exactement à cette espérance sans cesse ranimée par l’écriture, insufflée aux autres aussi bien qu’à elle-même, à cette patiente attente de vingt-cinq ans, que répond le Ditié en montrant que ses souhaits ont été finalement exaucés : Dieu a enfin porté secours au droit (v. 59-61), Dieu a relevé ceux qui n’ont pas cessé d’espérer (v. 71-72).

16Il est temps maintenant d’examiner le remède : Jeanne. Quelle représentation nous en donne Christine et en quoi les réflexions contenues dans son œuvre nous permettent de mieux la comprendre ? Les réactions suscitées chez les clercs par l’intervention de Jeanne mettent avant tout en évidence le scepticisme qu’elle a provoqué. André Vauchez va jusqu’à dire que l’exaspération de certains de ces clercs face aux prétentions de femmes telles que Jeanne a certainement compté dans la décision de la brûler23. Parmi les clercs, Gerson fut un des seuls à se prononcer en sa faveur. Quant à Christine, elle lui manifeste un total soutien, et pourtant, elle s’applique scrupuleusement dans le Ditié à ne pas en faire une héroïne. Voyons comment ces deux exigences se concilient.

17Si, comme on l’a vu dans la structure du poème, les premières allusions à Jeanne sont tardives, ce n’est pas seulement pour ménager la surprise et accentuer le paradoxe entre le résultat obtenu et la cause de ce soudain renversement de situation. C’est aussi pour donner à Jeanne sa juste place : celle d’instrument de la providence divine. Dans les trois premières occurrences, c’est, de manière significative, comme complément d’agent, que Jeanne est introduite dans le processus de restauration du royaume :

18Les véritables acteurs, ce sont Dieu et le Roi. Il est intéressant de voir que Christine ne prête pas vraiment à Jeanne l’initiative de sa venue à Chinon et qu’elle préfère employer une expression neutre et imagée plutôt que de mentionner les voix invoquées par Jeanne :

Par miracle fut envoiée
Et divine amonition,
De l’ange de Dieu convoiée
Au roy, pour sa provision (v. 225-228).

19On retrouve ici une des caractéristiques fondamentales du féminisme de Christine, qui s’exprime très clairement dans Le Livre des trois Vertus : si la femme a autant de qualités et de talents que l’homme, c’est en respectant son statut qu’elle doit les cultiver. Or, quel est le statut de Jeanne ? C’est « une fillete de XVI ans » (v. 273), une « simple bergiere » (v. 198). D’après les renseignements que nous fournit Colette Beaune, on note d’abord que Christine a tendance à rajeunir Jeanne – elle serait plus proche de 18 ans24. Quant au statut de « bergère », elle ne l’a jamais eu et a toujours affirmé qu’elle ne l’était pas. Si Christine n’est pas la seule à le soutenir, un de ses premiers écrits nous permet peut-être de mieux cerner l’univers fantasmatique associé à la bergère. Dès l’apparition de la poésie courtoise chez les troubadours, le genre de la pastourelle s’était amusé à inverser le schéma courtois et à projeter sur la bergère des qualités opposées à celles de la dame. Tout en l’aménageant, Christine reprend cette tradition dans son Dit de la Pastoure, daté de 1403. C’est, dit-elle, pour oublier sa douleur d’avoir perdu celui qu’elle aimait qu’elle imagine cette « pastoure » toute occupée à garder ses brebis dans un monde rustique et serein. Mais voilà que la bergère tombe bientôt amoureuse d’un chevalier séduit par son chant et bien qu’ils parviennent un temps à vivre un bonheur partagé, les absences de plus en plus longues du chevalier conduisent la bergère à une situation fort proche de celle dont Christine avait justement voulu s’échapper. D’ailleurs, progressivement la bergère de Christine « se dépastoure » et « s’encourtoise »25. On a donc bien affaire à un ailleurs fantasmatique où l’on cherche une inversion du modèle aristocratique afin d’échapper à ses impasses, ou plus simplement afin de se distraire, comme le montre à la fin du XIVe siècle la multiplication des divertissements aristocratiques qui mettent en scène l’univers pastoral26. En tout cas, c’est peut-être parce que l’image de la bergère était si familière au public noble qu’elle a été choisie par certains, entre autres Christine. Cette irruption de la bergère au milieu des nobles ne date pas d’hier, même si elle s’est faite sous la forme du jeu littéraire, et l’effet de surprise est du même coup atténué.

20Mais c’est l’association de cette origine avec la « preuse » qui, pour Christine, prouve la merveille, l’intervention divine :

Une femme – simple bergiere –
Plus preux qu’onc homs ne fut a Romme !
Quant à Dieu, c’est chose legiere (v. 198-200).

21Sur les prouesses au combat de Jeanne, sur sa vaillance superlative, le Ditié ne tarit pas d’éloges et accumule les superlatifs :

Jamais force ne fu si grant,
Soient ou à cens ou à miles ! (v. 284-285)

Tel force n’ot Hector n’Achilles ! (v. 287)

[…] Plus prouesse Dieu lui donne
Qu’à tous ceulz de qui l’on raisonne (v. 348-349).

22On sait que Boccace, dans son De mulieribus claris, avait lui-même mis à l’honneur la vierge guerrière et qu’il avait même proposé Camille en modèle à ses contemporaines27. Or, alors que Christine a largement recours à cet ouvrage pour écrire La Cité des Dames, elle introduit dans sa source des modifications très intéressantes à étudier. Sans doute Camille ou les Amazones prouvent-elles que les femmes peuvent elles aussi être douées de force physique, mais le commentaire que fait Christine à leur sujet est loin d’être aussi positif que celui de Boccace : elles sont si fières et si altières qu’elles ne daignent jamais s’accoupler à un homme et demeurent vierges28. La place qu’elle leur réserve dans sa cité est éloquente : elles sont utilisées pour les fondations afin d’assurer son invincibilité. Notons toutefois que l’une de ces femmes guerrières échappe à ce sort : c’est même la première à peupler la cité, il s’agit de la femme de Mithridate, Hypsicratée. Écoutons ce beau portrait, dans lequel Christine suit de près Boccace :

Comme les vêtements féminins n’étaient pas pratiques en de telles circonstances et qu’il n’était pas convenable qu’une femme se montrât dans la bataille aux côtés d’un si puissant roi et d’un guerrier si vaillant, elle coupa ses longs cheveux blonds comme l’or afin de passer pour un homme, et pourtant c’est là le plus bel ornement de la beauté féminine. Ne se souciant pas plus de la belle fraîcheur de son teint, elle revêtit le heaume, sous lequel elle était souvent sale, recouverte de sueur et de poussière. Elle fit encore plier son beau corps délicat sous le poids des armes et d’un haubergeon bardé de fer ; elle ôta les anneaux précieux et les riches joyaux qui ornaient ses mains pour prendre la hache tranchante, la lance, l’arc et les flèches ; en lieu et place de ses riches ceintures, elle ceignit enfin l’épée29.

23Qu’est-ce qui, selon Christine, distingue Hypsicratée de Camille ou de Penthésilée ? C’est qu’elle fait subir à son corps cette transformation radicale par amour pour son mari30. Elle se rapproche de Jeanne, dont la mission guerrière est au service de Dieu et du roi de France. D’ailleurs les termes employés dans le Ditié pour évoquer le corps frêle et délicat de Jeanne sous le poids de l’armure rappellent l’alliance paradoxale de la fragilité du corps féminin et du viril équipement guerrier, présente dans le portrait d’Hypsicratée, à la différence que, dans le cas de la jeune Lorraine, l’aide divine ôte toutes les difficultés accompagnant cette transformation :

Une fillete de XVI ans
(N’est-ce pas chose fors nature ?)
A qui armes ne sont pesans,
Ains semble que sa norriture
Y soit, tant y est fort et dure ! (v. 273-277).

24On comprend ainsi pourquoi, à la différence de son ami Gerson dans son plaidoyer De mirabili victoria, Christine évite de recourir dans son Ditié aux modèles de Camille ou de Penthésilée. Elle préfère ne retenir que des exemples bibliques : Moïse, Josué, Gédéon, et pour les femmes, Esther, Judith et Déborah, pour montrer que, comme il l’a fait pour eux et même à un degré supérieur, Dieu a donné à Jeanne le pouvoir de sauver son peuple. Examinons plus précisément la trilogie féminine. Groupe hétéroclite, comme le remarque Colette Beaune31. Esther a permis le salut des Juifs en intervenant auprès de son mari Assuérus pour dénoncer son conseiller Aman, qui avait décidé leur perte. Judith, feignant de vouloir séduire Holopherne, lui a tranché la tête afin de sauver la cité qu’il assiégeait, sans pitié pour ses habitants. Enfin Déborah promet à Barac la victoire sur son ennemi Sisara et l’accompagne à la bataille afin de l’encourager à combattre32. Comme le note D. Fraioli33, on relève aussi ces noms dans les écrits rédigés pour éclairer le cas de Jeanne dès le printemps 1429 : Jean Gerson parle de Déborah et de Judith, à côté de sainte Catherine et de Judas Machabée, Henry de Gorkum cite Déborah, Esther et Judith, avant de se référer à Daniel libérant Susanne et à David triomphant de Goliath34. Mais ce qui me paraît le plus important, c’est que Christine avait déjà eu l’occasion d’évoquer ces femmes dans plusieurs de ses ouvrages. D’abord, dans La Cité des Dames, Déborah avait une première fois été citée par Droiture dans le groupe des prophétesses et des sibylles, servant de pierres pour bâtir édifices et palais35 ; puis au moment d’évoquer divers bienfaits accomplis par des femmes, Droiture mentionne Judith qui sauve Israël en tuant Holopherne et Esther délivrant son peuple, et elle ajoute :

Et ne crois pas que l’Écriture sainte n’ait fait état que de ces deux dames, car en maintes occasions Dieu choisit des femmes pour sauver son peuple, mais je les passe sous silence pour aller plus vite ; je t’ai déjà parlé par exemple de Déborah qui, à l’instar de tant d’autres, délivra elle aussi son peuple de l’esclavage36.

25On voit ainsi que Christine n’avait pas attendu les écrits des clercs sur le cas de Jeanne pour regrouper la vieille prophétesse, la chaste veuve et l’épouse fidèle sous une même bannière qui va s’adapter au « penon » royal brandi hardiment par Jeanne (v. 102-104) grâce à l’analogie instaurée entre le peuple d’Israël et celui de France. Mais d’autres références à ces héroïnes bibliques dans son œuvre montrent que Christine peut jouer différemment des diverses caractéristiques de ces figures. Ainsi, dans Le Livre des trois Vertus, la reine Esther est donnée en exemple pour son attitude de respect et d’obéissance envers son mari, qui pour cette raison n’a pas refusé d’exaucer ses désirs37. Dans l’Epistre a la reine, où Christine supplie Isabeau de Bavière d’intervenir pour réconcilier le duc d’Orléans et le duc de Bourgogne, Esther est invoquée comme exemple parce qu’elle a apaisé l’ire d’Assuérus et permis de rétablir la paix38. Quant à Judith, elle ne manque pas d’assumer une certaine ambivalence. Dans Le Livre des trois Vertus, Christine l’évoque à la fin de la deuxième partie, dans le chapitre consacré aux « dames de religion » : « la gloire de Jérusalem » se distingue en effet par sa chasteté, qu’elle aima tant que Dieu lui donna « force d’omme »39. En revanche, dans Le Livre de Paix achevé en 1413, au moment où la guerre civile connaît une nouvelle flambée de violence, elle dresse un portrait du « mauvais seigneur », du « détestable tyran », où l’on reconnaît sans peine Jean sans Peur, et appelle au tyrannicide en évoquant le meurtre d’Holopherne par Judith40. On voit que, même si le Ditié assimile la mission divine de Jeanne à celle de ces trois héroïnes en raison du salut qu’elles ont assuré à leur peuple, d’autres attributs mis en valeur dans son œuvre ne manquent pas d’enrichir et de nuancer le rapprochement qu’elle opère ici entre elles trois et la nouvelle « élue ».

26Pour achever cette étude de la représentation de Jeanne, nous choisirons un dernier détail qu’ont relevé Deborah Fraioli et Colette Beaune : il est contenu dans les vers 188-190, qui d’après moi offrent une certaine ambiguïté. Jeanne, dit Christine, est « celle / Qui donne à France la mamelle / De paix et doulce norriture ». Faut-il pour autant associer Jeanne à une figure maternelle41 ? Je ne le pense pas, car, comme la récurrence de cette allégorie dans son œuvre le donne à voir, c’est France qui est la mère et Jeanne ne fait, par ses exploits, que lui rendre ses attributs de mère, alors que la guerre civile l’avait conduite à voir avec horreur ses enfants s’entretuer. Déjà, dans Le Livre de l’advision Christine, Libéra, figure de la France, avait chargé Christine de présenter sa plainte à ses propres enfants : « lesquelz je te pry que […] leur segnefies les plaintes de mes clamours et que comme loyaulx et vrais enfans vueillent avoir pitié de leur tendre mere, de qui encore le lait leur est neccessaire et doulce nourriture, mais vueillent si espargner ses doulces mamelles qu’ilz ne la succent jusques au sang »42. Cette image sera reprise dans l’Epistre a la Reine et aussi dans la Lamentacion où elle plaint « tres doulce France » déchirée dans ce combat qui oppose les pères aux fils et les frères aux frères43. Dans le Ditié, Christine veille sans cesse à rapprocher Jeanne de la France pour couper court à toute lecture partisane de son intervention, mais ici encore, elle n’est que l’instrument divin qui permet à la France de retrouver son unité, de même qu’il a permis de mettre fin au schisme royal.

Conclusion

27On a vu comment le Ditié représente l’aboutissement de la trajectoire intellectuelle de Christine en ce que les victoires qu’a obtenues Jeanne au moment où le poème est écrit instaurent un heureux point de convergence entre les deux préoccupations essentielles qui déterminent son œuvre : sa réflexion sur le bon gouvernement et sa défense du sexe féminin. Mais le Ditié, confirmant bon nombre d’observations faites ailleurs par Christine sur la place et le rôle de la femme, évite de présenter Jeanne sur le modèle de la vierge guerrière. Le miracle se mesure justement à l’écart entre son origine et sa destinée, entre son corps frêle et inexpérimenté et ses exploits militaires : « Dieu a tout ce fait », répète Christine. Et si elle se réjouit tant de cette destinée extraordinaire, ce n’est pas pour glorifier le courage ou la sagesse de Jeanne, c’est parce qu’elle est « pucelle eslite » (v. 184), l’élue de Dieu. On s’est souvent demandé si Christine vivait encore lorsque Jeanne fut emprisonnée, puis jugée. Certains ont préféré la faire mourir vers 1430 alors que le premier à évoquer sa mort – Martin le Franc – le fait seulement en 1442. D’autres tentent d’imaginer ses réactions au procès de Jeanne et à sa condamnation. Finis les rêves de croisade ! Les Anglais montrent encore leurs cornes et ils ont capturé un beau gibier. Pourtant, une image de Jeanne prisonnière demeure, qui correspond à celle que nous livrait Christine dans le Ditié pour montrer que par « sa belle vie » (v. 249) elle méritait la grâce que Dieu lui avait faite :

[…] Car, quoy qu’elle face,
Tousjours a Dieu devant la face,
Qu’elle appelle, sert et deprie
En fait, en dit ; ne va en place
Où sa devotion detrie (v. 252-256).

28C’est cette image qu’a dû retenir Christine, si elle vivait encore en 1431, pour continuer de croire en celle qui lui avait apporté une si grande joie, même si son sort ne fut pas de reconquérir la Terre sainte, mais plus modestement, comme les loyaux soldats encouragés par Christine dans le Ditié, d’avoir

… gloire ou ciel et los,
Car qui se combat pour droiture
Paradis gaingne, dire l’os (v. 302-304).