La raison graphique à l’épreuve des gouttes de pluie, des vents et des nuées (original) (raw)

1On ne peut pas parler d’un genre pictural tant la représentation des gouttes n’a pas inspiré les artistes, sauf peut-être quelques photographes qui se focalisent sur les gouttes de rosée glissant sur une feuille, comme Halasz Gyula Brassaï, ou sur les gouttes d’eau laissées sur une vitre ou un pare-brise, comme Johnson Tore Yngve (ill. 1 et 2). Il y a aussi chez des peintres des larmes qui coulent en forme d’amande sur un visage, alors que chez les ingénieurs ce sont les gouttes effilées qui se forment au bout d’un robinet. L’esthétique de la goutte retient donc celles qui ne peuvent pas être sphériques car elles rencontrent l’obstacle d’un support. Que la goutte soit normalement ronde ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute dans l’imaginaire représentatif que nous partageons plus ou moins tous. Il fallait pourtant un philosophe mathématicien pour éprouver le besoin de « démontrer » cette rondeur, et l’exploiter, mais aussi reconnaître qu’elle n’avait pas toujours lieu (ill. 3). Il le fit au « discours cinquiesme » des Météores, un des trois essais qui accompagnent le Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Cette sphéricité attendra toutefois bien des pages pour jouer un rôle inattendu dans la « démonstration » du phénomène qu’est l’arc-en-ciel. J’ai choisi, à l’occasion de ces Entretiens de la Garenne Lemot portant sur les nuées et les vents d’envisager le rôle que peut prendre une forme en faveur de la compréhension d’un phénomène. Ici il s’agit de la sphère pour expliquer l’Iris. Je conclurai ce thème sur la « raison graphique » en évoquant sa mise en œuvre dans la représentation de la mobilité par excellence que sont les vents et les nuages dont la présence ne messied pas au cadre classiquement romantique de Clisson.

La goutte sphérique des nuées selon Descartes

2Si Descartes commence par distinguer « les nuës » des « brouillas » par la qualité différente de leur transparence, c’est qu’il fait fond sur l’observation que nous en avons et qui tient à la plus ou moins grande réflexion des rayons lumineux. Il ignore la diffraction. Le voilà pourchassant la « matière subtile » et nous servant un beau raisonnement a priori.

Et pour les gouttes d’eau, elles se forment lorsque la matière subtile qui est autour des petites parties des vapeurs, n’ayant plus assez de force pour faire qu’elles s’étendent et se chassent les unes les autres, en a encore assez pour faire qu’elles se plient et, ensuite, que toutes celles qui se rencontrent se joignent et s’accumulent ensemble pour faire une boule. Et la superficie de cette boule devient incontinent toute égale et toute polie, à cause que les parties de l’air qui la touchent se meuvent d’autre façon que les siennes, et aussi la matière subtile, qui est en ses pores, d’autre façon que celle qui est en ceux de l’air, comme il a déjà tantôt été expliqué en parlant de la superficie de l’eau de la mer. Et pour la même raison aussi, elle devient exactement ronde1

3J’arrête ici la citation qui se poursuit inlassablement en faisant allusion aux rivières dont les courants tourbillonnent devant un obstacle, et ainsi tourbillonnent les particules de la « matière subtile » pour arrondir la goutte ! Quelques lignes plus loin, l’argument de la raison suffisante est invoqué. Car il n’y aurait pas de raison « qu’aucune des parties de leur circonférence s’éloigne ni s’approche de leurs centres plus que les autres. ». Descartes poursuit son dialogue avec lui-même, rencontre l’objection du mouvement des gouttes dans un nuage, laissant penser qu’en cas de repos, des formes en T ou V seraient cependant possibles, et en cas de mouvement, il s’en trouverait en forme de X et Y (ill. 3). Il se reprend, car s’il y a mouvement, les gouttes sont remplacées par des particules d’air, et ainsi lorsque les gouttes sont rondes le chemin sera « plus court et plus aisé ».

Car chacun sait que, de toutes les figures c’est la ronde qui est la plus capable, c’est-à-dire qui a le moins de superficie à raison de la grandeur du corps qu’elle contient2.

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Illustrations 1 et 2. Gouttes non sphériques de rosée sur une feuille de capucine, Brassaï, Paris, Musée d’art moderne ; Cabine d’autobus, Yngve, Paris, Musée d’art moderne.

4L’argument fait intervenir une propriété caractéristique de la sphère, et il sera de fait adopté par les physiciens au xixe siècle, mais une fois seulement que la tension superficielle de la capillarité sera confirmée, et qu’un point de vue énergétique sera retenu, qui donne son sens physique à la question isopérimétrique3. L’observation d’aujourd’hui, favorisée par la pratique des avions, adopte4une « définition » du nuage afin de distinguer parmi les phénomènes. Le nuage est un ensemble de fines particules (0,1 mm), agglomérant des molécules d’eau, ayant une vitesse uniforme de chute de l’ordre de 0,5 m/s ; la distinction avec les brouillards, ou autres, se fait selon les différentes valeurs de ces tailles et de ces vitesses, dépendant d’une panoplie de constantes physiques, comme la longueur capillaire. Descartes adopte sans toutes ces connaissances la forme sphérique des gouttes, pour lui faire jouer un rôle dans un dispositif sur l’arc-en-ciel. Mon objectif est de voir comment il procède.

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Illustration 3.
Quelques explications de Descartes dans les Météores (p. 281 des Œuvres), autour de quatre figures de gouttes non sphériques.

La goutte sert l’arc-en-ciel

5J’ai cependant bien conscience, en qualifiant d’emblée un dispositif, de ne pas aller dans le sens physique et philosophique de la lecture traditionnelle de Descartes, qu’elle lui soit favorable comme défavorable, ce dernier cas étant le plus souvent celui d’aujourd’hui. J’utilise ce mot de dispositif parce qu’il ne relève pas du vocabulaire du positivisme, sans pour autant le contredire. Il fait d’ailleurs partie du vocabulaire récent des sciences humaines, pour lesquelles le positivisme reste un trop ardent modèle dont on se défie d’autant plus qu’on l’adopte, sans en reconnaître les requis dans les cas les plus compliqués relatifs aux sociétés humaines. Ainsi on connaît généralement mal l’argumentation nuancée que tresse Comte de l’usage des mathématiques, sans domination, ni sous-estimation, car elles doivent d’abord être en adéquation avec le phénomène observé. C’est précisément cette adéquation qui fait dispositif5. Il y a quelques années, au lieu de « dispositif », on aurait préféré parler de « rhétorique scientifique », afin de faire ressortir la part métaphorique donnée à l’épistémologie exprimée en un discours pour le jeu des mathématiques comme abstractions servant le réel. Ce qui, en l’occurrence, me paraît un peu limitatif, et fait surtout oublier que la « démonstration » de Descartes sur l’arc-en-ciel, ne s’appuie pas seulement sur un texte, c’est-à-dire sur une forme littéraire. Elle use d’une écriture non littéraire, suggérée il est vrai et non effectivement traitée, mais rendue présente sous forme de deux tables de nombres. Il faut alors une enquête, requise du lecteur, pour qu’il se rende compte que ces tables ne sont pas des observations au sens physique, mais des résultats fournis par la trigonométrie. Ce qui n’empêche pas d’y voir des expérimentations. Sauf pour les esprits restés aristotéliciens dans leurs préjugés contre les mathématiques, pensées forcément abstraites et sans véritable lien avec le réel. En plus de cette écriture numérique, Descartes use d’images construites comme des gravures et sur ce qu’elles provoquent comme questions dans la tête du lecteur spectateur, qu’il faut convaincre que la pensée ainsi représentée est la bonne, sans être ni captieuse, ni fallacieuse. C’est cet ensemble ou dispositif – tables numériques et images –, où joue la raison graphique, que j’entends analyser comme fonctionnement du discours cartésien. Faudra-t-il qualifier de jeu rhétorique le choix paradoxal d’une image en noir et blanc en vue d’un phénomène fondamentalement coloré comme l’arc-en-ciel ? L’objection est faible, car on vérifiera qu’existent plusieurs niveaux de traits dans la gravure de Descartes, et comme autant de couleurs6. Dans l’ordre propre du discours, il faut en outre distinguer deux théories bien distinctes chez Descartes au sujet de l’arc-en-ciel. L’une est relative à la formation des couleurs au moyen de la matière subtile, et elle fut vite mise aux oubliettes, et l’autre est relative à la forme des arcs, de deux arcs, et à la distribution des couleurs sur chacun d’eux. Cette dernière explication de Descartes est restée inchangée avec Newton, et d’ailleurs avec la physique d’aujourd’hui. C’est seulement cette explication que je poursuis ici, et non la couleur.

Le dispositif de la goutte dans l’arc-en-ciel est une démonstration scientifique

6Qu’il y ait dispositif se voit dès la figure que l’imprimeur de Descartes répète d’une page à l’autre pour le confort de son lecteur, et elle concerne la seconde théorie seulement, celle de la forme de l’arc et de la distribution inverse des couleurs d’un arc à l’autre.

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Illustrations 4 et 5. L’impossible goutte d’eau de Descartes en situation d’expliquer en 1637 l’arc-en-ciel dans les nuages de pluie selon les Météores, p. 250 de l’édition originale ; représentation analogue de Newton en 1704 dans son Opticks, fig. 15, annoncée p. 129.

7La donner ainsi ne me paraît pas suffisant, même en la doublant par l’image retenue par Newton plus d’un demi siècle plus tard. Car nous ne sommes plus habitués à voir ce qui ne nous est pas d’avance présenté comme remarquable. Je veux donc analyser l’image de Descartes, en soulignant les techniques du dessin et leur rôle dans un dispositif que l’on pourra dire élaboré, et ainsi pour percevoir une raison à l’œuvre, que j’ai d’emblée décrite comme raison graphique. Devant cette image, la première impression est au moins celle d’une double figuration. D’une part, on voit un paysage, un nuage étant symbolisé par des points au-dessus d’une bande de terre sur laquelle se promène une personne esquissée, et d’autre part il y a des figures géométriques qui paraissent superposées dans ce paysage, mais en lesquelles nous sommes habitués à voir la seule explication du météore. Cette première impression d’un double s’avère inexacte. En ce sens que les deux registres s’imbriquent ; le réalisme du paysage conforte la description géométrique forcément abstraite. Celle-ci est abstraite au point que le caractère circulaire de l’arc-en-ciel, et qui fait son étymologie dans la plupart des langues, n’apparaît pas. Personne n’a vu de ses yeux dans la nature la forme qui est ici donnée par l’image. Le dispositif provoque donc l’interrogation.

8En focalisant le regard sur des détails, on constate que les pointillés du nuage, qui sont les gouttes d’eau, ne sont pas de répartition uniforme ; ces gouttes ont une répartition parallèle à deux courbes bien distinguées, également formées de pointillés mais ces derniers sont bien différents des gouttes précédentes. Leur régularité provient d’une technique assez récente de la gravure des figurations géométriques, utilisant des roues dentées7. Il y a de plus une notable inversion dans la répartition. Puisque les pointillés courbes, si l’on peut ainsi les appeler pour les distinguer des autres, sont sur le dessous de la première courbe ou courbe intérieure, et sur le haut pour la seconde, ou extérieure. Dès lors, ces pointillés régulés par les courbes désignent à l’esprit les différentes bandes de l’arc-en-ciel et son étalement, les couleurs étant disposées en ordre inverse selon les deux arcs8. Il ne s’agit pas d’un détail anodin ou d’une désinvolture du dessinateur : mais nous ne pourrons vraiment comprendre qu’à la suite du calcul qui va être exprimé par Descartes. Ce calcul ne peut s’immiscer dans le dessin que par cette figuration d’un résultat qui correspond mathématiquement et successivement à un maximum et à un minimum. Ces deux dernières expressions différencient les deux frontières qui ne peuvent être franchies que dans un seul sens, à chaque fois différent. Uniforme ailleurs, la densité des pointillés est moindre entre les deux courbes et ceci doit aussi avoir une signification ; elle est portée par la table numérique associée (ill. 8 et 9). Faut-il dire d’emblée qu’allusion est ainsi faite à la bande sombre d’Alexandre9 ? L’image ne « parle » ainsi qu’entourée du calcul qui la justifie : mais on aura compris qu’une intensité lumineuse est mesurée, avec des plus et des moins, un minimum et un maximum pour parler comme les mathématiciens le feront, l’expérimentation de Descartes s’avérant d’ailleurs être une première. Cette bande a disparu de l’image de Newton.

9Si les deux courbes en pointillés appuyés sont une représentation qui nous choque aujourd’hui, puisque d’arc-en-ciel il est question et que nous ne voyons aucun arc circulaire, ces courbes n’en désignent pas moins des arcs de cercle. À condition de les voir en perspective. Ce sont des arcs d’ellipse, quoique aucun artifice ne les suggère construits comme des courbes mathématiques. Pour tout lecteur du xviie siècle, habitué aux gravures et à leurs règles de lecture, la convention de perspective était évidente. D’ailleurs l’écart plus grand entre les bas des deux courbes, celui de gauche par rapport à celui de droite sur la seule image de Descartes, alors que cet écart est égal dans la nature, désigne un fait : nous ne devrions pas voir le météore, placé que nous sommes par rapport au tableau et soi-disant à la scène représentée. Le plan dans lequel se situent les deux arcs de cercle faisant météore est un plan vertical de biais, sinon orthogonal au plan même de l’image. Ce plan de l’image est indéniablement fixé par la double donnée de la verticalité de l’homme qui observe, ayant une épée ce qui lui donne une surface (et un statut social selon certains historiens qui tiennent à ce que seuls les nobles puissent témoigner du vrai), et d’un horizon très bas, presque rectiligne. Dans ce plan tout physique, il y a des droites géométriques parallèles, les droites repérées par AB, FG ou EM. Ces droites donnent une direction privilégiée de rayons du Soleil qui, après des voies particulières dans les gouttes d’eau, revient sur l’œil du spectateur : celui-ci voit le météore qu’est l’arc-en-ciel, et par le jeu perspectif du plan, il nous est donné à voir ce qu’il voit. En plus de la raison pour laquelle il voit ainsi, et qui est le trajet de ces rayons, trajet montré précisément dans une seule goutte. Car, malgré l’irréalisme, il faut bien nommer goutte le cercle assez grand situé en haut de cette figure, alors que les autres gouttes n’ont paru être que des points dont nous avons dit la répartition organisée10. L’image offerte par Descartes est à la fois un phénomène, au sens étymologique d’une apparence qui en fait une merveille, et une analyse de celle-ci qui n’en est pas moins admirable.

10Ainsi, l’angle MED désigne-t-il par un tracé en traits pleins le demi angle d’un cône visuel de sommet E, dont la section circulaire (vue donc par nous, spectateurs du spectacle qui s’offre à l’observateur de l’image, comme une ellipse) est le premier arc. L’angle MEK joue un rôle analogue pour le deuxième arc-en-ciel, mais pour la distinguer de MD la direction EK est traitée en pointillés. Ceci étant apprécié, se pose en conséquence la question de l’existence de ces directions privilégiées, EM, ED ou EK, toutes rapportées à l’œil de l’observateur représenté sur le dessin. Notre œil de spectateur de l’observation est à nouveau attiré par le cercle, le grand et unique cercle de ce dessin ; il couvre les deux arcs identifiés, et par son moyen ces deux directions semblent expliquées par de nouvelles conventions de pointillés ou de lignes pleines. Ce ne sont toutefois plus des conventions de perspective, mais cette fois d’optique géométrique, avec les rayons lumineux qui suivent des lignes droites sur certains parcours.

11Le seul dessin des gouttes dans le paysage suffit-il pour comprendre tout le dispositif ? Il faut en demander plus, avec un autre dessin qui apparaît plus loin dans les Météores (ill. 6). C’est cette fois un dessin de pure géométrie, dira-t-on, non sans quelque déception ! Car on est toujours prêt à accabler Descartes sous le poids de l’abstraction mathématique11. Dire qu’il n’y a que géométrie dans cet autre dessin, c’est oublier les yeux qui y figurent, et n’ornent, à ma connaissance, aucune édition d’Euclide. L’œil signale une direction, celle qui nous interrogeait dans le dessin précédent, ou plus précisément les deux yeux disent chaque fois la variation d’un angle. D’un rayon vertical comme EF – où il n’y a pas d’œil – il faut voir la variation qu’il subit par rapport à ladite verticale, c’est-à-dire ce qu’il en est de l’angle ONP, ou second cas, de l’angle RQS (ill. 6). Les yeux sont dessinés pour rappeler que l’arc-en-ciel, le double arc-en-ciel, est un phénomène qui n’existe que pour celui qui regarde dans certaines directions privilégiées, et ainsi les yeux complètent le dispositif de la perspective de l’arc en ellipse. Le cercle, dans lequel l’essentiel directionnel se passe, est la trace apparente plane, mais grossie, d’une goutte d’eau du premier météore qu’est le nuage, dont un modèle physique est ainsi donné par la seule géométrie : le nuage est composé de gouttes d’eau sphériques, qui ne diffèrent les unes des autres que par la taille. Là où sur le premier dessin de Descartes, ces gouttes étaient figurées par des points apparemment sans épaisseur. Y a-t-il un rôle de la taille des gouttes, elle-même manifestée par le seul rayon ? Que l’on puisse se poser la question à partir même des images, aide à mieux comprendre le dispositif intellectuel qui est à l’œuvre, et la représentation choisie. Si une seule goutte est représentée dans le premier dessin, géante, irréaliste donc, c’est que la taille de la goutte n’intervient pas. Par contre, la sphéricité de la goutte joue un rôle essentiel dans le calcul de l’angle, et d’ailleurs ce calcul est porté par la géométrie, comme nous allons voir, mais que Descartes n’a pas tenu à faire voir avec évidence.

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Illustrations 6, 6 bis et 7.
La goutte mathématique de Descartes isolée dans les Météores en 1637, et ayant perdu son environnement de nuées ; la même goutte isolée dans « l’Optique » de Newton en 1704 qui permet de visualiser facilement la déviation angulaire à partir du centre C ; la goutte dite de Descartes dans un célèbre manuel de physique de la fin du xixe siècle (Éleuthère Mascart, Traité d’optique, Paris, Gauthier-Villars, 1889, vol. 1, chapitre V, p. 382)

12À ce premier niveau de l’analyse iconologique, pour parler comme Erwin Panofsky, il convient d’en ajouter un second, qui tient au phénomène en cause. L’illustration 4 en situation montrait déjà les deux cas possibles pour un rayon venant du Soleil dans la direction AB ou FG. Il entre en B dans la goutte en subissant une réfraction, puis une réflexion en C, et sort de la goutte en D, par une seconde réfraction. Ce trajet est représenté par des lignes pleines. Ou bien le rayon solaire entre en G dans la goutte, et se réfléchit deux fois, une fois en H et une autre fois en I, avant de sortir en K par une dernière réfraction. Cette fois, le rayon est dessiné en pointillés, plus fins que ceux utilisés pour les deux arcs, mais ces pointillés sont aussi réguliers que pour les arcs, quoique d’une autre nature, désignant les constructions géométriques et aidant ainsi à faire le calcul. Il y a donc deux situations selon que l’on a une ou deux réflexions intérieures, et ces deux situations correspondent aux deux arcs du météore unique qu’est l’arc-en-ciel. L’illustration 6 a l’avantage d’éviter de se contorsionner pour voir les phénomènes se produire : la direction des rayons solaires est tout simplement verticale, arrivant du bas en F (ce qui est irréaliste) et sortant, soit en N (une seule réflexion), soit en Q (après une double réflexion). On mesure donc la déviation par rapport à la verticale.

13Chacun devine que ce calcul passe par les sinus, puisque par des sinus s’énonce la loi de la réfraction, dont je n’ai sans doute pas besoin de répéter que, découverte en premier par Snel, mais non publiée, elle figure dans la Dioptrique de Descartes de 1637, un essai qui vient juste avant les Météores, à la suite du Discours de la méthode. Nous allons arriver à l’aspect analytique de Descartes, à son calcul effectif. Mais ici encore, on peut voir, par le dessin même, ce qui résulte de l’utilisation d’un repère orthonormé de la géométrie analytique, alors que personne n’a vu et ne peut voir un arc-en-ciel dans les conditions de l’illustration 4. Le repère orthonormé, dont on dit qu’il est une invention mal perceptible de Descartes, en outre localisée dans la partie de son livre consacré à la seule géométrie, est bien partie prenante du dispositif pour faire voir qu’au final importe seule une valeur angulaire pour l’arc-en-ciel.

14Le dessin que Newton utilise un peu moins de 70 ans plus tard (ill. 6bis) est tout à fait proche de celui de Descartes à ceci près que l’Anglais privilégie l’horizontale au lieu de la verticale, mais fait intervenir avec le point X un meilleur procédé pour l’investigation des angles, à la façon d’un indicateur de géomètre. Il est difficile de penser que Newton ne souhaitait pas que l’on reconnaisse la similitude des deux figures, mais son choix de l’horizontalité, est à peine moins irréaliste que le choix de Descartes d’une lumière du Soleil venant d’en bas. Le texte de Newton explicite les calculs avec des sinus, ou plutôt avec la représentation géométrique des sinus dans le cercle qui semble abandonner le repère orthonormé de Descartes. Un dessin utile, moderne, qui n’est qu’une rotation de l’image de Descartes en mettant le Soleil quelque peu élevé sur l’horizon, a l’avantage de se concentrer sur les angles (ill. 7). Ce dessin perd dès lors le repère orthonormé de Descartes. Ce dernier n’était donc qu’un moyen de calcul, mais ne le fait pas disparaître pour autant du dispositif. Le dessin moderne donne, pour le cas à une seule réflexion, l’angle d’incidence i du rayon SM dans la goutte, qui se lit en M, mais se reporte en MOA au centre de la goutte (centre nommé C chez Descartes aussi bien que chez Newton). On lit aussi l’angle de réfraction r, qui se reporte en F (l’auteur n’ayant pas pris soin de faire voir la symétrie de la figure par rapport à la droite ON). La déviation angulaire D se lit par rapport à l’horizontale en B, si l’on veut bien faire attention à la rotation subie par un rayon lumineux, et donc si l’on accepte de faire jouer une géométrie orientée. Descartes la manie effectivement12, n’hésitant pas d’ajouter un angle de 180°, ce qui pouvait révulser un Euclidien bon teint, alors que Newton se contente d’esquisser une expérimentation géométrique, qui trouve son origine dans le calcul cartésien et son repère orthonormé. On vérifie la valeur de la déviation D, dans ce cas où il n’y a qu’une réflexion intérieure à la goutte d’eau13 :

15_D = 2 (i – r) + (π – 2r) = π + 2 (i – 2r)._

16Mais ce calcul, que Descartes ne fait pas explicitement, et qui est presque évident par la géométrie des droites dans le cercle grâce à la position du centre (ill. 7), ne paraît pas être concluant sur l’arc-en-ciel. Ne serait-ce que parce qu’il ne dépend pas de l’angle effectif d’inclinaison des rayons du Soleil. Il faut un discours de plus : ce discours est un calcul que Descartes donne sous la seule forme d’une table. Puisque la liaison en i et r est celle bien connue de la loi dite de Snel-Descartes, sini = n sinr, où n désigne l’indice de réfraction de l’eau, on constate au moins, sur l’expression du calcul angulaire, que la déviation, dans les deux cas considérés, ne dépend pas du rayon de la goutte. Il faut reconnaître que, dans le traitement cartésien aussi bien que dans le traitement newtonien, cette indépendance ne se saisit pas aussi aisément. Dans la mesure où ces auteurs calculent avec leur temps, en faisant intervenir le rayon de la goutte dans l’expression des sinus. C’est-à-dire qu’ils ne font pas usage des sinus et cosinus comme nombres abstraits, mais utilisent des quantités proportionnelles lues sur un cercle de rayon donné, quantités d’ailleurs représentées, par Descartes comme par Newton, par des lignes en pointillés et jouant le rôle de coordonnées, comme on le voit dans l’illustration 6. Ces quantités ont disparu dans la dernière illustration (ill. 7), qui privilégie les seuls angles.

17Voici maintenant, en deçà de ces calculs, et en ayant posé X = sin (2r-i), l’expression par laquelle on peut passer aux tables numériques, celles qui sont seules données par Descartes14 :

18sin2 D = 4X2 (1 – X2)

19Ce calcul, donnant un polynôme du quatrième degré, n’a toujours pas fait apparaître l’arc-en-ciel. Il faut ajouter quelque chose. C’est là que Descartes, en passant aux valeurs numériques, constate qu’il y a un extremum dans chaque cas (selon que l’on ait une ou deux réflexions intérieures à la goutte). Ce que Newton dit pouvoir constater par la géométrie, mais n’en reconnaît pas moins finalement que le phénomène est dû au seul calcul. Il conclut dans le cas des rayons les moins réfrangibles.

D’où il résulte par le calcul que le plus grand angle AXR est de 42°2’, et le plus petit angle AYS, de 50°57’15.

20Chaque extremum correspond à un arc de l’arc-en-ciel, et Newton, comme Descartes qui l’indiquait sur son premier dessin, a distingué le premier cas qui est un maximum du second cas (à double réflexion interne) qui est un minimum. Nous le confirmerons un peu plus loin, mais après le calcul présenté ci-dessus, on est assuré que dans chaque cas l’extrémum ne dépend pas du rayon du cercle, et donc pas de la taille de la goutte. Mais seulement de sa sphéricité, Elle seule a joué un rôle dans le calcul angulaire par la position d’un centre, ou dans le calcul trigonométrique que l’on peut considérer comme relevant de la géométrie analytique de Descartes.

21Avec cette indépendance d’un extrémum par rapport à la taille de la goutte, on est au centre de la question épistémologique de la mathématisation au xviie siècle. En ce qu’elle révolutionne tout ce qui était auparavant pratiqué, et même la mathématisation de type archimédien que le savant de Syracuse avait su mettre en place à propos du levier ou des corps flottants. Ce n’est pas a priori une théorie, en l’occurrence la trigonométrie comme calcul sur les angles (ou la forme analytique qu’elle prenait alors avec des coordonnées) qui domine la pensée au point d’occulter le réel en le numérisant, ou en l’algébrisant puisqu’il y a des tables ou des formules. Ce n’est pas plus la géométrisation de type platonicien chère à Koyré puisque le raisonnement, graphique et de calcul, est ici fort lié à un repérage. Intervient péremptoirement une invariance de deux valeurs d’angle pour toutes les gouttes de pluie, à condition de les dire sphériques.

22C’est donc l’observation initiale dans une fiole, dont on se demandait d’abord pourquoi Descartes la choisissait sphérique, qui a permis de voir l’apparition d’un « cercle continu de couleur rouge16 ». Descartes le dit, et j’interprète qu’il ne se présente pas ainsi comme le premier à expérimenter, mais bien comme le premier à constater que la taille n’intervenait pas17.

Puis, sachant que ces gouttes sont rondes, ainsi qu’il a été prouvé ci-dessus et voyant que, pour être plus grosses ou plus petites, elles ne font point paraître cet arc d’autre façon, je me suis avisé d’en faire une fort grosse afin de la pouvoir mieux examiner. Et ayant rempli d’eau une grande fiole de verre toute ronde et fort transparente, j’ai trouvé que, le soleil venant, par exemple, de la partie du ciel marquée AFZ, et mon œil étant au point E, lorsque je mettais cette boule en l’endroit BCD, sa partie D me paraissait toute rouge et incomparablement plus éclatante que le reste18.

23Ce constat, que l’on doit dire expérimental puisqu’il n’est pas a priori, le justifie de se lancer dans un calcul pour trouver cet angle convenable, et d’ailleurs un autre encore pour tenir compte du deuxième arc. C’est effectivement le calcul qui prouve que le rayon de la boule n’est pas une variable pertinente, que l’arc-en-ciel est un phénomène angulaire, que la représentation à partir d’un cône dont on ne voit qu’une génératrice et l’axe est la plus convenable, et donc que la perspective est le moyen le plus efficace pour du phénomène avoir une idée non fallacieuse. Tout le dispositif du dessin de Descartes, à condition de lui annexer un calcul, est une démonstration.

24Il faut alors adjoindre à ce dispositif l’avant scène de cette figure, qui est un avertissement destiné aux seuls mathématiciens. Ce clin d’œil est pourtant visible par tous les autres.

Mais, afin que ceux qui savent les mathématiques puissent connaître si le calcul que j’ai fait de ces rayons est assez juste, il faut ici que je l’explique19.

25L’injonction de Descartes est de faire comprendre qu’un calcul, et non une mesure ou une observation, explique le phénomène de façon « assez juste ». Non que le calcul puisse être faux, mais restent en cause diverses altérations du calcul, par exemple la forme même des gouttes qui pourraient ne pas être sphériques. Les analystes du xixe siècle s’en donneront à cœur joie de calculer ces altérations. On ne peut en tout cas pas séparer chez Descartes les deux dessins donnés de la table numérique, ou plutôt des deux tables numériques qui l’accompagnent. Il y a en effet une table allant de 1 000 en 1 000 « suivant les valeurs de la ligne HF », que nous ne pouvons pas prendre chez Descartes pour autre chose qu’une abscisse. Puis, il y a une autre table, un extrait bien sûr, allant dans des régions précises de l’abscisse, de 100 en 100, mais seulement de 8 000 à 9 800 (ill. 8 et 9). Car ainsi le phénomène d’extrémum fait celui de l’arc en ciel, qui se produit en deux angles, « ONP d’environ 40 degrés » ou « SQR d’environ 5420 », comme l’écrit Descartes.

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Illustrations 8 et 9. Les deux tables numériques de Descartes dans les Météores, l’une n’étant qu’un grossissement local de l’autre.

26Alors que le dispositif aperçu sur la première image (ill. 4) nous paraissait entraîner la seule raison géométrique, le grossissement de la goutte d’eau pour mieux voir la physique, correspond au grossissement de la table numérique qui fait voir la raison calculatrice et expérimentale. Comme par un effet de loupe qui ne porte pas sur le nombre de décimales qui est fourni, donc sur l’exactitude, mais sur un grossissement de l’échelle de l’observation, donc sur la détermination fine d’un phénomène. À l’indépendance du phénomène par rapport à la taille de la goutte qui peut être exagérément grossie, répond l’importance du grossissement de l’échelle choisie pour observer les effets des rayons visuels et atteindre un extrémum, et même une précision, en maximum ou minimum.

Le rôle de la dimension en physique mathématique ou l’absence ici de phénomène d’échelle

27Le dispositif cartésien va de la physique, où le grossissement de la goutte jusqu’à une fiole sphérique permet l’acte d’expérimentation expliqué par Descartes et ainsi d’occulter certaines régions où pourrait se faire une réflexion, donc manifester la présence de celle-ci, à la mathématique des tables où se lit une concentration numérique de lumière, selon l’explication phénoménale qu’il nous reste à dire. On peut tout à la fois dire que le phénomène a été mathématiquement démontré, et que l’observation expérimentale a permis de voir quelles étaient les bonnes démarches à suivre.

28Je vais revenir sur le calcul de ces angles particuliers et fondamentaux pour l’arc-en-ciel, et bien sûr sur le sens de cette accumulation autour de ces deux angles, mais insiste sur le fait du calcul d’un phénomène entièrement mathématique qu’est l’extrémum d’une fonction. Ce calcul fait la caractérisation universelle du phénomène. Qu’il pleuve fort ou faiblement, que l’on soit en Chine ou en Nouvelle France, ou que l’on reproduise le phénomène dans une boule ou dans une cascade. Si m’intéresse le fait, imprévisible avant l’analyse de ce météore causé par un nuage, ou plutôt par un élément d’un nuage, selon lequel l’échelle de la boule ou goutte de pluie formant le nuage créateur du météore pour un observateur convenablement placé n’a aucune importance, c’est qu’il s’adapte à un autre phénomène indépendant, entièrement mathématique, avec l’existence d’un extrémum. Son indépendance du phénomène météoritique en est la preuve d’universalité.

29Descartes s’est ainsi appuyé sur un résultat précédent, la sphéricité des gouttes de pluie, et ainsi sur un météore autre qu’est le nuage ; il implique l’arc-en-ciel. Comme partout ailleurs, l’ordre des raisonnements en physique n’est pas quelconque, et les observations ou expérimentations ne peuvent se faire sous le coup de la seule intuition. Il y a une méthode. Celle que Newton reprend. Il part sans discussion aucune des gouttes sphériques, « ou de tout corps sphérique transparent21 ».

30Le physicien, comme on a l’habitude de désigner Newton, élimine presque tout du paysage de l’image de Descartes – le mathématicien dit-on par la même habitude paresseuse –, place un œil au lieu du personnage sans donc une indication d’un plan, ne place les pointillés que dans les deux bandes, élimine le plus possible l’effet de perspective, abandonne le jeu des pointillés pour les diverses courbes au profit des lignes pleines, sauf pour la direction OP (ill. 6). C’est une droite fictive en ce qu’elle ne sert pas pour la physique des rayons lumineux. On pourrait, sur de tels détails, juger des variations historiques faites sur dessin de Descartes et sur les différences de perception d’un phénomène selon les différentes époques jusqu’à nous. Mais y a-t-il une réelle différence dans l’explication ?

31Bien entendu, dois-je ajouter paradoxalement, à l’intention de ceux qui craignent une perte de réalité dès lors que de nombres il s’agit, la table numérique des angles de Descartes n’a pas été observée, ni expérimentalement mesurée : elle a été calculée22. Ce qui, néanmoins, autorise à parler d’expérimentation numérique pour la recherche d’un extrémum. Aucun a priori mathématique n’étant venu suggérer l’indépendance de la taille de la fiole sphérique, car seule avait joué l’observation, que chacun peut refaire d’ailleurs. Si un comptage a également eu lieu, cette autre mesure est fournie par la pratique des tables de trigonométrie. Elles ne créent pas le phénomène, pas plus qu’elles ne le réduisent ; elles le montrent en l’expérimentant. Du moins tant qu’on ne disposait pas d’un moyen pour trouver les extrémums d’une fonction lorsqu’elle est exprimée par une formule analytique, comme on l’a vu pour la déviation D. Or le moyen différentiel permettra le calcul de ces extrémums, et était certainement à la disposition de Newton lorsqu’il publia son travail sur l’optique en 1704. Mais il ne fut pas par lui utilisé pour l’arc-en-ciel. Sans doute parce qu’à cette époque, Newton estimait devoir donner une vision archéologique de sa pensée23 ; l’optique représentait ses premiers travaux avant 1672 et il ne tenait pas à en dire plus. Il nous faut maintenant comprendre la façon dont l’autre phénomène, le phénomène que j’ai qualifié de mathématique, fut pensé.

32C’est de la trigonométrie, et précisément de l’analytique qui la sous-tend ou des formules qui sont indépendantes en quelque sorte de la géométrie, que dépend, directement et non accidentellement, la théorie de l’arc en ciel que Descartes développe au livre VIII des Météores. Il fait savoir qu’il a « calculé par le menu tous les rayons qui tombent sur les divers points d’une goutte d’eau24 ». Je me permets d’ajouter, pour ceux que passionne la théorie des proportions et des logoi, que le sinus était devenu un calcul de lois, leges triangulorum, et celles-ci constituaient la trigonométrie, selon le nom inventé en 1596 par Bartholomeus Pitiscus. La trigonométrie devenait une algèbre, ainsi que François Viète l’avait établi un an plus tôt dans Ad problema, quod omnibus mathematicis totius orbis construendum proposuit Adrianus Romanus, responsum. Je me contente de montrer le type de formules polynomiales qui devenaient la règle (ill. 10), et nous avons noté l’intervention d’un polynôme de degré quatre pour la déviation D. Il faut alors que je donne, en contrepoint cette fois, le dessin qu’un Claude Mydorge pourvoyait pour la loi de la réfraction (ill. 11). Car cet auteur construisait géométriquement la réfraction, une fois connu l’indice n. Il se donnait donc un angle i d’incidence et l’angle de réfraction correspondant, puis obtenait par une construction géométrique le cas général pour un angle i quelconque. Mydorge représentait géométriquement les formules, et cela pouvait suffire, moyennant quelques complications toutefois : par contre, il évitait le phénomène des tables numériques. Descartes, tout au contraire, les utilisait. C’était son moyen de faire des expérimentations en mathématiques, lorsque l’on ne dispose pas d’un calcul ad hoc, en l’occurrence pour les extrémums.

33Ainsi, l’ordre du numérique, et je n’emploie pas le mot « ordre » par hasard en évoquant la méthode de Descartes dont il dit explicitement qu’elle est illustrée par sa recherche sur l’arc-en-ciel, recèle une loi, la loi du « cercle rouge ». L’observation au moyen d’un instrument ne pouvait avoir la précision des tables, la minute d’angle, précisément parce qu’il y a irisation, et la coloration s’étend sur plus d’une minute d’angle. L’ordre du numérique fournit en l’occurrence une constante, mais une constante dans la catégorie de la variation à laquelle les mathématiciens vont donner le nom d’extrémum : une quantité, en fait une quantité angulaire, stagne autour d’une valeur sans la dépasser. Il y a donc une variable, et il y a une fonction. Je suis sûr qu’il ne faille pas dire une abscisse et une courbe, puisque nous n’avons aucune courbe représentée, et que le calcul fait intervenir un polynôme, comme nous l’avons vu sur la formule donnant un sinus (sin2 D =4X2(1 – X2)). Regardons à nouveau le dessin que l’on a associé aux tables numériques (ill. 6) : la géométrie analytique saute aux yeux. La variable – qui ne porte pas de nom et a été baptisée ainsi à la fin du xviie siècle seulement, est la longueur HF lue sur le diamètre CD de la boule grossie. Ce diamètre est divisé en quantas, 10 000 pour la table, c’est ce que nous noterons x après Descartes dans la Géométrie. La fonction est l’angle ONP qui dépend de x et a priori du rayon R du cercle, mais il n’en est rien. On exprime alors cette fonction. Cette fonction connaît des extrémums, de nature différente selon le nombre de réflexions, un maximum pour une réflexion, et un minimum pour deux.

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Illustrations 10 et 11.
Calculs trigonométriques de Viète en 1595 qui montrent le développement algébrique atteint ; une figure que Mydorge utilise dans sa correspondance avec Mersenne pour faire comprendre la réfraction, où il évite les formules et les remplace par des constructions géométriques. Il faudrait être bien perspicace pour ensuite trouver à partir de cette construction l’extrémum signalé par Descartes et reconnu tout aussi bien par Newton pour l’arc-en-ciel.

34On peut trouver une analogie avec ce qui s’est passé pour la parabole de Galilée dans la chute des corps, par un même effet de similitude. Si l’on reprend le calcul effectué pour obtenir la loi en carré des temps, on constate qu’il y a plusieurs paraboles, car intervient un coefficient dans cette loi : ce coefficient ne dépend pas de la masse de ce qui tombe, mais seulement de ce qui se passe au début du mouvement, avec la vitesse initiale. Toutes les paraboles sont semblables, de sorte que physiquement, il existe un seul mouvement25. De la même façon, toutes les sphères (les gouttes de pluie) sont semblables, et il y a un seul angle déterminant le premier comme le deuxième arc-en-ciel. Cette considération de similitude est indispensable à l’utilisation des mathématiques en physique : elle a donné lieu à la théorie de la dimension. Remarquons bien qu’elle n’est pas un a priori : Descartes doit constater par l’observation l’indépendance de la direction en fonction de la taille de la goutte. Aussi bien, on a tort de qualifier de théorie l’étude de la dimension des grandeurs physiques. Elle ne donne pas a priori les lois ; elle spécifie les constantes physiques qui doivent intervenir. La qualifier de théorie, c’est précisément commettre l’erreur aristotélicienne contre laquelle s’élevait Comte, celle de fixer a priori des proportions simples, alors que précisément il faut les établir. En tout cas, par cette remarque sur la similitude, j’espère avoir justifié l’expression de « raison graphique » à l’œuvre dans les gouttes d’eau sphériques de Descartes, qui explique ainsi l’arc-en-ciel.

35Certes pour nous, et normalement pour Newton qui avait effectivement ce qu’il fallait de calcul différentiel sous la forme des fluxions, le calcul, et non les tables, suffit, et donc fournit un point de vue formel au lieu d’une expérimentation. Reprenons en effet l’angle de déviation D, avec une seule réflexion pour fixer les idées, mais le calcul est identique pour deux réflexions, ou même pour plusieurs réflexions à l’intérieur de la goutte d’eau. Nous avons obtenu sin2 D =4X2(1-X2). Et il faut trouver le maximum de ce polynôme du quatrième degré lorsque le carré de X varie entre 0 et 1, et que X = sin (2r-i), les angles r et i étant liés par la relation de la réfraction, sini = n sinr. L’habitude polynomiale fait que la valeur de X requise est, c’est-à-dire cos 45°. Ce qui conduit, après un calcul trigonométrique qui n’a

36pas besoin de la géométrie pour se conduire, à la relation, soit la valeur pour le sinus de l’angle d’incident. On aurait une formule analogue pour

37le cas de deux réflexions, et bien sûr pour plus de réflexions internes encore, et

38dans chaque cas on voit bien que le rayon de la goutte ne joue pas.

39Le calcul différentiel permet d’aller bien plus vite. En effet, l’extrémum

40ne peut avoir lieu que pour un angle i tel que la différentielle de D soit nulle.

41Directement sur la formule non abrégée,, le calcul

42de la différentielle de fonctions composées conduit à voir un facteur en 2dr-idi,

43et cela suffit pour annuler dD. Il suffit de faire ce facteur égal à 0, et l’on déduit

44aussitôt, compte tenu de la loi de la réfraction, le résultat déjà acquis mais par un

45calcul nettement plus long,. Je cite la façon qu’a Newton d’établir cet

46extrémum, une fois faites les constructions géométriques, analogues à celles faites

47sur la figure 6.

Alors si vous concevez le point d’incidence N se mouvant dans interruption de B en L, l’arc QF augmentera d’abord et diminuera ensuite, de même que l’angle AXR formé par les rayons AN et GR26.

48Il reste à dire la signification physique de l’extrémum angulaire ainsi trouvé, extrémum qui représentait une nouveauté pour les mathématiques : autour d’un tel extrémum, il y a plus de rayons pratiquement parallèles qu’autour d’autres valeurs, et donc il y a une plus grande luminosité. C’est ce qui « explique » l’arc. Et cette cause par le calcul de la luminosité est l’apport indéniable de Descartes, que Newton a repris en intégralité, rejetant totalement la théorie autre des couleurs, et donnant avec la réfrangibilité différente selon la longueur d’ondes, la bonne interprétation des couleurs. On est alors surpris que Jacques Ozanam, dans son Dictionnaire de mathématiques de 1691, alors même qu’il manifeste son cartésianisme, en reste à la version aristotélicienne de l’arc-en-ciel, « tissu de plusieurs couleurs disposées en arc dans les Nuées, lesquelles couleurs paraissent tout d’un coup dans un tems de pluye en la partie de l’air opposée au Soleil27 ». Il cite Virgile, voit cinq couleurs seulement, et reprend le second arc que « quelques-uns croyent une réflexion du premier ». Tout autre est l’attitude de Baruch Spinoza, qui publie en néerlandais en 1687 à La Haye un « Calcul algébrique de l’arc-en-ciel, qui sert à unifier la physique de façon plus étroite aux mathématiques28 » : il suit Descartes, mais en explicitant tous les calculs sur une figure issue de l’illustration 6, à l’intention d’un jeune désirant apprendre les façons de la physique mathématique.

L’effet des nuées, et leurs représentations

49C’est en fin de compte, et après avoir exposé l’autre théorie « mécaniste » pour les couleurs, avec les mouvements de la matière subtile, que Descartes revient sur les causes qui peuvent rendre seulement approchée l’explication de l’arc.

Ainsi ie croy qu’il ne reste plus aucune difficulté en cete matiere, si ce n’est peutestre touchant les irregularités qui s’y rencontrent : comme lorsque l’arc n’est pas exactement rond, ou que son centre n’est pas en la ligne droite qui passe par l’œil & le soleil, ce qui peut arriuer si les vens changent la figure des gouttes de pluie ; car elles ne sçauroient perdre si peu de leur rondeur, que cela ne face vne notable difference en l’angle sous lequel les couleurs doiuent paroistre29.

50De fait, on a pensé au xixe siècle que l’apparition d’arcs blancs, quelquefois représentés par des peintres, pouvait s’expliquer par des formes vésiculaires des gouttes, ou en Y selon l’explication de Descartes (ill. 3). Ce n’était pas toujours nécessaire, en ce sens que seul le rayon des gouttes supposées encore sphériques joue. Et que lorsque les rayons sont petits, de l’ordre de 10 microns, mais de dimensions inégales, le maximum angulaire relatif à chaque couleur varie d’une goutte à l’autre d’une manière plus importante que la taille apparente du disque solaire. Donc les couleurs se mélangent pour donner la lumière précisément dite blanche selon les expériences de Newton, la seule teinte appréciable explique Mascart30, étant la petite irisation rouge qui provient des gouttes les plus grosses. On pourrait quand même penser que cette explication, faisant intervenir la taille des gouttes, contredit frontalement l’explication de Descartes : ce n’est finalement pas le cas. Car ce qui a joué est un meilleur calcul des extrémums possibles de la luminosité ou intensité lumineuse, donc une utilisation sérieuse du calcul intégral que Descartes ne maîtrisait certes pas, pour faire jouer les rayons efficaces en ces extrémums31. Intervenait aussi une variété de phénomènes physiques en jeu, comme la diffraction, phénomène mal connu au temps de Descartes et que Grimaldi indiquait plus tard. On explique aisément les arcs dits surnuméraires par un phénomène de franges. Dans ce calcul plus fin, d’abord élaboré par G. Airy en 1838, le rayon des gouttes apparaît. Et si l’on dispose de théories donnant la forme des gouttes selon leur mouvement dans un nuage, on peut alors effectuer les calculs correspondants.

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Illustrations 12 et 13.
Deux représentation de nuages par Descartes en 1637 (respectivement p. 267 et p. 288 des Œuvres).

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Illustration 14.
Schéma contemporain des phases successives de la formation d’un système nuageux dépressionnaire à partir d’un cumulonimbus de ligne de grains (d’après Mézin).

51Descartes s’est quand même ingénié à représenter les nuages : moins leurs formes alors que cela deviendra un objet essentiel de classification, que leurs mouvements (ill. 12 et 13). Il le fait au discours quatrième des Météores, mais évite l’explication des alizés, ou plutôt se contente de la supposer, « à cause que la raison n’en peut commodement estre deduite, qu’en expliquant toute la fabrique de l’vniuers, ce que ie n’ay pas icy dessein de faire32 ». Je juxtapose alors quelques représentations contemporaines, de différents types, dont le dernier est une observation à partir d’un satellite qui a bien des traits communs avec le type de dessin de Descartes. Pour les autres représentations, on notera une différence essentielle, outre l’intervention de données numériques : le mouvement. Descartes ne le manifeste pas directement, mais il est conventionnellement représenté par des flèches. Prétendra-t-on que c’est une inadmissible intrusion des mathématiques dans le domaine de la physique ? Bien sûr que non : la flèche, de type vectoriel, est devenue sens physique commun. On doit alors constater que la représentation cartésienne, celle de l’arc-en-ciel, ne l’a pas été : la représentation, et ses formes diverses, obéit aussi à une histoire.

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Illustration 15. Vue de satellite d’organisations de nuages de la couche limite de l’atmosphère.

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Illustration 16.
Vue de satellite déjà ancienne des organisations de nuages de la couche limite de l’atmosphère