Chapitre VII. Le dilemme des Dìì (original) (raw)

1Les Dìì sont aujourd’hui activement engagés dans leur siècle. Dans l’arrondissement de Mbé, le taux de scolarisation primaire se montait à plus de 95 % en 1985. Les missionnaires ouvrirent la voie avec succès en 1934 et les parents envoyèrent leurs enfants à l’école missionnaire en même temps qu’ils se firent christianiser. Même les parents musulmans de cette époque, qui n’étaient pas nombreux, comme nous l’avons dit, y inscrivirent les leurs. Les propos du lamido de Mbé, Zubeïrou Kún mbàà, recueillis en 1949 par l’administrateur Prestat (1949 : 157) montrent bien cet intérêt : « Je prie Allah parce que c’est un dieu important qu’il faut se concilier ; mais je continue à m’adresser au diseur de choses sacrées pour éloigner les sorciers et pour que les génies de la terre me soient favorables. Enfin j’envoie mes enfants à l’école protestante pour qu’ils apprennent le français et qu’ils deviennent des lettrés. » Un de ses fils, Mohaman, qui lui succéda comme lamido en 1976 après avoir été page chez le lamido de Ngaoundéré et le belaka de Ganha, comme nous l’avons mentionné, fut inscrit à l’école – mais brièvement – alors qu’il était dans la vingtaine avancée...

2Il y eut un peu de réticences à la scolarisation obligatoire lors de l’ouverture des deux premières écoles publiques de Waag en 1949 et de Mbé en 1953 et de quelques villages avoisinants où des écoles publiques furent aussi ouvertes. Les emplois et les opportunités offertes aux finissants firent rapidement le succès de l’enseignement pour aboutir aux chiffres que nous avons donnés. Nombre de Dìì occupent aujourd’hui des postes importants dans la fonction publique camerounaise et, malgré les licenciements dans l’administration, la dévaluation du franc CFA en 1994 et le chômage dans le privé, l’école est toujours vue comme essentielle à la réussite, qu’on soit chrétien ou musulman1.

3En effet, il faut être, aujourd’hui, soit l’un soit l’autre pour pouvoir se dire « moderne ». Il faut adhérer aux « choses nouvelles », hẹn ’maŋ, pour ne pas être taxé d’arriéré ou de « traditionaliste » bien que ce terme soit aussi empreint d’ambiguïté. Débrouillons cet écheveau en disant que, bien qu’il faille se dire soit chrétien soit musulman, il n’y a pas de terme générique dìì qui recouvre notre concept de religion, sauf celui de ɗína, dérivé de dììna, « croyant » en foulfouldé, mais ce terme est ambigu car, pour les musulmans en général et pour les Peuls en particulier, il signifie musulman et n’inclut pas les chrétiens. Le terme zuldo veut aussi dire musulman pour la plupart des Dìì, bien qu’il ait fugitivement désigné, pour les païens, aussi bien les musulmans que les chrétiens durant les premières années qui suivirent l’implantation des missions chrétiennes. Je l’ai encore entendu dans cet ancien sens lors de la prière de clôture d’une circoncision à laquelle assistaient chrétiens et musulmans. L’imam fit la prière musulmane après l’avoir justifiée par le fait que tous les assistants étaient aujourd’hui des croyants, zuldo. Les chrétiens se disent soit nán misyImage 100000000000000A0000000FB1B18C23.jpgn, « personne de la mission », ou nán krìstén ou Image 10000000000000080000000FC3B46BD1.jpgtén, « personne chrétienne », et les musulmans « personne musulmane », nán ɗίnί. Le terme « traditionaliste » est surtout traduit aujourd’hui par défaut, en relation aux deux autres religions qui sont prépondérantes, en disant d’un païen qu’« il ne prie pas musulman », ɗígi né, qu’« il ne suit pas l’islam », dùn dììna né, qu’« il ne va pas à dimanche », lààn àlàd né, ou encore qu’« il ne suit pas la mission », dùn misyImage 100000000000000A0000000FB1B18C23.jpgn né. Le terme qui s’en rapproche le plus, nán hẹn díkáb, « personne qui (suit) les choses coutumes, la tradition », est toutefois ambigu parce qu’il désigne aujourd’hui à la fois une personne qui se conforme aux pratiques traditionnelles et y croit et une autre qui les pratique tout en n’y croyant pas – ou qui prétend ne plus y croire. Le contexte seul permet de préciser. Mais ce terme désigne aussi globalement une personne qui ne veut pas changer, qui vit dans le passé et le ressasse. On dit aussi que les traditionalistes sont des « hommes vides, sans valeur », nán lee. Les missionnaires et les évangélistes les désignent, eux, comme nán gàà tay ii sa, « homme/connaître/Dieu/pas », mais cet usage ne se retrouve pas ailleurs puisque tous les Dìì affirment croire en Dieu.

4Un terme englobant chrétiens et musulmans est celui qui les différencie le mieux des traditionalistes, nán moo tay ii ɓá’ í « personne/parole/Dieu/prier, demander ». En effet, c’est la prière directement adressée à Dieu, sans intermédiaire, qui distingue les uns et les autres des « anciens » Dìì. Les Peuls appellent la prière do’a, les Dìì tay ii ɓá í, « prier, demander à Dieu », étant entendu que l’une comme l’autre vont directement à Dieu qui est seul concerné. On demandait certaines choses aux ancêtres – en mentionnant Dieu – dans des circonstances précises, en particulier lors de cérémonies appelées « sacrifices », hẹn p ù’’ ì, ou « bénédiction », hẹn bàgg , ce dernier terme signifiant plus précisément les gestes faits lors des « sacrifices » ou des offrandes. Ces deux occasions s’accompagnaient de demandes ainsi que de remerciements aux ancêtres et étaient désignées par des noms spécifiques. Or, le terme ɓá’ í signifie simplement « demander quelque chose à quelqu’un ». Ces demandes ne se faisaient jamais sans un « sacrifice » et une « bénédiction » alors que la prière chrétienne ou musulmane peut être dite sans l’un ou l’autre.

5Comment se présente actuellement l’interrelation entre les deux religions ? On a vu que les chefs sont en grande majorité musulmans ou tendent à le devenir s’ils sont chrétiens. Les chefs peuls et la plupart des autres étant aussi musulmans, on peut parler ici d’un effet d’entraînement et certains des intéressés l’admettent volontiers. Mais il en va autrement des gens ordinaires qui choisissent personnellement leur religion. Plusieurs facteurs interviennent dans ce choix et bien des familles abritent à la fois des chrétiens et des musulmans, chacun faisant comme bon lui semble. Par exemple, le village de Kaana’a gbọọ était majoritairement musulman dans les années 1950 mais l’ouverture d’une école missionnaire catholique et d’une autre protestante a tout changé, la génération suivante devenant chrétienne. Tous les enfants du chef de village, un musulman zélé qui avait fait détruire le masque fImage 100000000000000E0000000F532E60A5.jpg en 1958, sont devenus chrétiens. Il y a des villages majoritairement musulmans et d’autres majoritairement chrétiens mais les deux religions coexistent, en proportions variables, dans la plupart. Dans l’arrondissement de Mbé, les deux imams sont étrangers : celui de Mbé, un Haoussa, est goni, c’est-à-dire qu’il peut réciter le Coran d’une traite et celui de Ngawyanga, lui aussi étranger, mais du Bornou, est moodibbo, c’est-à-dire interprète reconnu des textes islamiques. C’est à lui que les musulmans de l’arrondissement se réfèrent pour les questions épineuses, à moins qu’ils se tournent vers des imams réputés de Ngaoundéré. Tous deux s’occupent d’une école coranique mais celle de Mbé n’accueille que quelques enfants de musulmans non dìì établis à Mbé alors que celle de Ngawyanga enseigne aussi le Coran à quelques enfants dìì. Le moodibbo m’a confié qu’aucun n’avait appris le Coran en entier, se bornant au mieux à quelques sourates. Une autre école coranique fut ouverte à Mbé en 1992 par le frère de la députée de l’époque, Marie-Paule Adji, mais elle ne fonctionna que deux ans, l’enseignant étant allé poursuivre ses études à l’université de Ngaoundéré. Deux ressortissants de la famille des chefs du village récemment ressuscité de Ndiu, établis aujourd’hui à Ngawyanga Taparé, un quartier excentrique de Mbé, sont devenus imams et en font fonction, un à Tagbun et l’autre à Ngaoundéré ; un troisième prince a repris la chefferie et fait la circoncision musulmane mais sur un tǝǝ séparé, pour bien montrer qu’il est un chef. La plupart des villages prennent comme malum pour diriger la prière du vendredi un musulman du village reconnu pour être un peu plus savant que les autres.

6La situation est différente sur le plateau où il y a plusieurs écoles coraniques. À Gambuggu, on en trouve trois dont deux avec des imams dìì qui enseignent le Coran en entier et une avec un imam mboum puisque le village est biethnique. Ici, il y a davantage de musulmans que de chrétiens à cause de la proximité de Ngaoundéré. Plusieurs imams dìì ont fait des études plus approfondies, quelquefois à Yola, qui garde un grand prestige. C’est un des imams du plateau qui parle en langue dìì chaque vendredi après-midi à la radio de Ngaoundéré et de Garoua dans une courte émission intitulée « Connaissance de l’islam » où se suivent des porte-paroles musulmans des diverses ethnies des alentours de la ville (Foulbés, Gbaya, entre autres).

7Dans la région soumise à Rey-Bouba, nous avons mentionné qu’il avait même interdit les conversions au XIXe siècle dans certains villages. Plus tard, il ne fit rien pour propager l’islam sauf d’envoyer une ou deux fois des imams dans l’un ou l’autre des villages, imams ignorés de la population qui repartirent bientôt sans avoir pu ouvrir des écoles coraniques.

8Depuis l’année 2000, l’Arabie Saoudite a déployé de grands efforts pour construire des mosquées dans les villages qui avaient des résidents musulmans, les mosquées locales étant le plus souvent des enclos minuscules entourés de secco, négligés la plupart du temps. Un centre culturel islamique a été érigé en 2003 à Mbé, abritant une bibliothèque d’écrits religieux. Ceci avait été précédé, dès les années 1980, par l’éducation, en Arabie même, de volontaires majoritairement peuls qui y devinrent des imams d’obédience wahhabite, à la grande inquiétude de plusieurs intellectuels peuls (Adama 1997). La construction de ces mosquées a coïncidé avec un nouvel afflux de ces missionnaires musulmans dont un est devenu professeur d’arabe au lycée de Mbé. Les autres font des réunions d’évangélisation dans les villages pendant la saison sèche en prêchant la version wahhabite de tenir le culte et la prière. Ils ont été assez mal accueillis à Rey-Bouba ; le Rey aurait détourné à son profit une partie de l’argent donné pour la construction d’une mosquée dans sa ville. Plusieurs missionnaires de retour d’Arabie, quelques-uns Dìì et plusieurs dits « Arabes », dirigent maintenant les nouvelles mosquées du district de Mayo-Rey.

9Il est difficile de mesurer aujourd’hui leur impact réel. Les premiers à rentrer à Ngaoundéré ont d’abord essayé de discréditer l’islam tel que localement pratiqué en tentant de montrer aux populations locales, surtout les Gbaya, que les Peuls les avaient trompés. Ceci est considéré, à juste titre, comme une tentative de remplacer l’élite peule traditionnelle par ces nouveaux prosélytes wahhabites mais les événements du 11 septembre 2001 les ont considérablement refroidis, cet islam intégriste ayant été unanimement dénoncé par les imams « traditionnels », à la radio comme à la télévision.

10On trouve plusieurs Alhaji dans l’arrondissement de Mbé, le premier fut Alhaji Kofa, aussi premier député dìì, ainsi que sa femme dont les voyages furent payés par le gouvernement Ahidjo pendant que le député était en fonction. Ensuite vint l’ancien chef de Waag, aussi devenu Alhaji, tous frais payés par le gouvernement, juste après sa conversion. Un ancien capitaine fit le pèlerinage à ses frais au moment de sa retraite. L’imam de Mbé est aussi Alhaji ; son voyage a été financé par une personne de Ngaoundéré. Quatre autres sont des commerçants dìì et le dernier un commerçant haoussa. Il y en a autant, sinon plus, sur le plateau mais seulement deux dans le territoire de Rey-Bouba.

11On voit donc, en 1’absence quasi totale d’écoles coraniques, que l’islam se borne, pour la plupart des musulmans, aux manifestations minimales, en particulier savoir faire la prière. Ceci n’empêche en rien les tenants d’offices traditionnels de se livrer à leurs tâches et de se proclamer musulmans. Lors de la circoncision de ses petits-fils à Mbé, un de ces Alhaji – habitant Mbé mais du lignage des circonciseurs d’un autre village – est venu participer à l’aiguisage des couteaux au site de Mbé, puisque les circonciseurs des villages voisins sont en général invités pour prêter main-forte.

12Du côté chrétien, dans l’arrondissement de Mbé, il y a deux pasteurs locaux à Mbé, un à Waag, un à Sassa Mbǝǝsi’ et un catéchiste ou un évangéliste dans chaque village ayant une église. Il reste encore quelques missionnaires polonais à Kaana’a alors que les missionnaires norvégiens sont tous partis de Mbé dans la décennie 1990. Dans la région sous Rey-Bouba, ce sont surtout les catéchistes et les évangélistes qui prédominent mais il y a un pasteur à Gamba et un autre à Tcholliré. Ceci sans compter avec quelques sectes surtout fréquentées par les nouveaux immigrants des provinces de l’extrême-nord et du nord, comme les adventistes, des groupes « messianiques », et les membres de la Vraie Église de Dieu, la plupart des adeptes de cette dernière étant des étrangers. L’église protestante a aussi son émission religieuse à la radio, tout comme l’islam. Des groupes d’évangélisation donnent une instruction religieuse de base le soir pour ceux qui sont intéressés.

13La religion n’est pas un obstacle aux mariages interreligieux qui sont assez communs bien que les Dìì tiennent pour acquis que les adhérents de chacune des deux religions principales tendraient plutôt à se marier entre eux. On trouve donc des chrétiens mariés à des musulmanes et l’inverse, des musulmans mariés à des chrétiennes. Malgré l’interdiction de l’Église, il y a des chrétiens polygames qui, bien qu’interdits de communion, n’en deviennent pas musulmans pour autant. Les enfants, comme nous l’avons dit, choisissent leur affiliation religieuse à l’adolescence, souvent d’après celle de leurs amis. Une famille avec douze enfants vivants, dont le père fut un des premiers à se convertir à la religion musulmane, a six de ses enfants musulmans alors que les six autres sont devenus chrétiens. L’un d’eux s’est fait chrétien car il voulait pouvoir lire les textes sacrés et, comme il ne savait pas l’arabe, il a choisi d’étudier la Bible en français. L’appartenance religieuse n’est donc pas un problème politique entre deux blocs opposés. C’est une affaire d’abord privée.

14Mais si l’on peut se dire aujourd’hui chrétien ou musulman, comment peut-on se dire Dìì ? C’est une préoccupation des élites qui veulent, si l’on peut employer un néologisme, se « positionner » face à un monde dont elles n’ignorent plus rien grâce aux diverses radios – soigneusement sélectionnées, car on croit davantage Radio France Internationale que les stations camerounaises – et à la télévision. Les Dìì veulent autant se faire connaître des autres peuples que se définir à partir d’eux, tout en ayant un regard très critique – à leur sens – sur ce qu’on peut dire d’eux. Par exemple, les intellectuels en poste à Mbé me convièrent à un souper dès le début de mes enquêtes, juste après avoir été invité, dès le premier jour, à participer à une cérémonie de circoncision. Il est vrai que j’avais brièvement parcouru le pays dìì l’année précédente et déclaré à certains des représentants de l’intelligentsia locale que je reviendrais travailler à leur histoire si je pouvais trouver des fonds. Je n’étais donc pas en pays totalement inconnu et eux non plus. On me demanda d’expliquer mon travail et de dire pourquoi j’avais choisi les Dìì plutôt qu’une autre population. À cette question je répondis que les Dìì représentaient un « trou ethnographique », expression qui signifiait qu’un observateur extérieur ne pouvait savoir qui étaient les Dìì puisque rien n’avait été écrit sur eux – ou presque-, contrairement aux voisins qu’ils connaissent, les Moundang, Mboum, Gbaya, Chamba et Dowayo, sur lesquels il y avait des livres, et aux Péré et Duupa, alors sous étude. Mes interlocuteurs furent très choqués d’apprendre que les Dowayo avaient eu un ethnographe avant eux, car ils les considèrent, en se comparant à eux, comme très arriérés. Je fus sommé sur-le-champ de commencer mes travaux... J’ai aussi entendu par hasard des propos similaires proférés par une personne qui disait, pensant que je ne pouvais l’entendre : « Nous devons certainement valoir quelque chose puisque les Blancs ont “détaché” un des leurs spécialement pour nous étudier. » On pourrait ironiser ou philosopher longtemps sur l’attitude de colonisé que cachent ces propos ; je ne moraliserai pas ici en me bornant à exposer simplement une « situation de terrain ». Cette préoccupation de se faire reconnaître comme peuple sérieux qui ne le cède en rien aux autres sur le plan de l’originalité est constante chez les Dìì2.

15Mais comment se faire reconnaître comme Dìì en se prétendant chrétien ou musulman ? Comment être Dìì et chrétien ou musulman, sans toutefois apparaître à soi-même et aux autres comme païen ? Que faut-il garder et abandonner de cet ancien héritage ? Cette question fut vigoureusement évoquée lors de la grande réunion que nous avons décrite au chapitre précédent. Un participant l’exprima en ces termes, dramatiquement forcés de manière rhétorique : « La culture traditionnelle va à la dérive. Pourquoi ne fait-on plus la tradition, hẹn díkáb, au village ? Qu’est-ce qui entrave cela ? Il n’y a plus de culture dìì. On ne respecte plus les vieux au village. Il faut reprendre les traditions. Ailleurs, la culture traditionnelle n’empêche personne d’être chrétien ou musulman, mais ceci peut-il se faire comme autrefois ? » Bonne question à laquelle un haut responsable de l’administration missionnaire protestante de Ngaoundéré, secrétaire de l’École normale d’instituteurs et de l’École normale d’instituteurs adjoints (ENI/ENIA), natif d’un des lignages autochtones de Mbé, répondit par une harangue enflammée : « Depuis que les Blancs ont inventé la télévision, on y voit les Bamiléké y faire leur tradition. Tous ces fonctionnaires bamiléké, qu’ils soient gendarmes, militaires, sous-préfets ou autres rentrent chez eux le soir, enlèvent leurs uniformes et se remettent dans la tenue de leurs ancêtres. On voit aussi à la télévision les Massa, les Toupouri et leurs combats au bâton ainsi que les autres peuples du Cameroun, mais on n’y voit pas les Dìì. Ici, on a honte de la tradition. Pourquoi ? Vous les vieux, il vous faut à nouveau souffler le gà’ waa zaga (sorte de sifflet), sonner le mbImage 10000000000000090000000F9AC56238.jpg (double cloche), entonner le gbaŋ gbImage 10000000000000090000000F9AC56238.jpg yạạl ì (cri déformé pour effrayer et éloigner les femmes), faire sortir le gag et le fImage 100000000000000E0000000F532E60A5.jpg lorsqu’on se rend à la circoncision pour que les jeunes sachent comment on la pratiquait autrefois. Les enfants nés ailleurs doivent être circoncis au village. Ils sauront comment pratiquaient nos grands-pères et posséderont ainsi tous quelque chose en commun. Ils seront alors de vrais Dìì. Si on circoncit aujourd’hui, les enfants ne savent plus ce que c’est. Mais même ceux qui vont à l’université s’intéressent à ces questions, comme Maïna qui a fait sa thèse de maîtrise sur les traditions des Dìì3. Si vous ne conservez pas les choses de la tradition, personne ne vous connaîtra. Ici, vous avez la tradition mais vous demandez de l’argent. Même quand les Blancs viennent, vous quémandez et cela nous fait du mal. Quant aux prohibitions alimentaires, certains ont l’hippopotame, zó’óm, d’autres l’élan de Derby, lɛɛg, mais ils ne les respectent plus. C’est ce qui va les perdre [litt. “les faire entrer dans l’eau”]. Nos pères ne veulent plus se comporter en sorte que les Dìì aient une identité. Nous voulons au contraire qu’ils organisent à nouveau la tradition et l’expliquent aux enfants, même à ceux qui vont à l’université. Vous avez honte et peur du sImage 10000000000000090000000FC102E353.jpgw (maladie qui se traite à l’hôpital et par des voies traditionnelles, ce qui est une grande source de débats animés, voir Muller 2001a). C’est la schistosomiase, une maladie qu’on guérit et c’est la foi qui guérit ».

16Ce discours coloré et auto-flagellant est passablement exagéré. La circoncision se fait toujours au village et le tribun parle surtout pour les quelques chrétiens et les quelques musulmans qui ont abandonné son enveloppe traditionnelle, les danses, les doubles cloches, les masques et autres sifflets. La récrimination débute par une diatribe contre les Dìì qui, à l’encontre des autres peuples camerounais, ne sont pas encore apparus à la télévision nationale. La référence ici est à la très populaire émission de l’époque, Tam-tam Week-End, dont le propos était de montrer les particularités des divers peuples camerounais. L’orateur parle des Bamiléké, une ethnie fort dynamique au Cameroun, bien connus et appréciés des Dìì car plusieurs instituteurs bamiléké enseignent en pays dìì, et des Massa et Toupouri que les Dìì connaissent bien aussi car ils sont voisins et plusieurs d’entre eux sont postés en pays dìì. Cet accent mis sur les traditions, hẹn dikáb, « chose/tradition, coutume », l’est sur les manifestations visibles de celles-ci, les cérémonies traditionnelles. Plusieurs informateurs m’ont expliqué spontanément que les Dìì avaient deux « traditions » principales, la circoncision et le traitement du sImage 10000000000000090000000FC102E353.jpgw, la référence étant les cérémonies publiques et les danses, donc ce qui se voit. Dans cet esprit, on m’a reproché de ne pas avoir de caméra pour filmer ces occasions mais cet inconvénient était mineur car les événements publics importants, comme la réunion dont nous discutons et une circoncision antérieure, furent filmés à l’aide d’un appareil vidéo appartenant à un des représentants de l’élite de Mbé vivant à Ngaoundéré. Les jeunes dìì enregistrent aussi leur musique avec des radios de type « ghetto blaster ». Depuis une quinzaine d’années, deux radios communautaires, l’une à Ngaoundéré et l’autre à Garoua, diffusent une heure de « programme culturel » en passant de la musique dit, en racontant les potins des villages (naissances, mariages, décès) et en annonçant les circoncisions, enjoignant à la foule d’y assister nombreuse.

17Ces radios envoient quelquefois sur place un technicien pour faire les enregistrements. J’ajouterai que l’année suivante, la télévision a enfin filmé les Dit et leurs danses. Bien que peu d’entre eux se virent à l’écran – les possesseurs de postes sont relativement rares – ce fut un soulagement collectif pour les élites de savoir que les Dìì étaient aussi dignes d’attention que les autres peuples du Cameroun. Mais ces efforts pour se faire reconnaître comme peuple distinct et résolument engagé dans la modernité ne doivent pas nous cacher ce que cette identité dìì hautement revendiquée cache comme ambiguïtés, à l’endroit précis où elle dit se montrer à son plus pur, les cérémonies de circoncision. À l’issue de la première circoncision à laquelle j’assistai, quelques jours après mon arrivée chez les Dìì, le circonciseur qui pratiqua l’opération, un musulman, présenta, comme le requiert la coutume, les enfants à la nombreuse assistance masculine qui attendait à l’entrée de la place de circoncision. Cette présentation s’accompagna d’une harangue dénonçant vigoureusement « ceux qui viennent ici pour nous inciter à changer nos manières de circoncire ». Il termina par un plaidoyer fort apprécié sur l’ancienneté des traditions que les circonciseurs ont respectées malgré les forces étrangères adverses. Le maître circonciseur, son cousin paternel, un instituteur adjoint retraité chrétien, fit aussi une allocution en langue dìì qui me fit sursauter par deux fois à l’occasion de deux phrases incongrues dites en français très clair mais dont le sens était pour moi des plus cryptiques : « Nous faisons ceci sous forme de théâtre » et « C’est un jeu qui n’est pas une occasion de chute ». Comme les discours continuaient, je dus différer mes questions que je posai quelques jours plus tard à un nouvel ami dìì, instituteur catholique : « Que signifient aujourd’hui ces cérémonies que l’on continue à faire tout en se réclamant de deux religions qui les combattent et dont on parle comme d’une chose qui ne doit pas “être prise comme une occasion de chute” et qu’il faut perpétuer sans se laisser influencer par des idéologies véhiculées par des “étrangers” ? » La réponse me sidéra : « On continue à les faire, mais il y a une grande différence : autrefois, c’était mystique alors qu’aujourd’hui, c’est symbolique. » Réponse stupéfiante ! Mon interlocuteur, un des catholiques minoritaires du village, aurait-il lu Lucien Lévy-Bruhl et Victor Turner ? Aurait-il médité sur la différence entre une intense participation mystique, selon les idées du premier, et une simple promenade dans la forêt des symboles, si chère au second ? Que signifiait cette déclaration lapidaire ? Ce fut assez facile à élucider : quand on fait une cérémonie de façon mystique, c’est qu’on y croit, mais c’est seulement symbolique quand on n’y croit plus et, dès lors, ce n’est plus « une occasion de chute » ainsi que l’avait souligné l’orateur, c’est-à-dire un péché selon l’Église. Autrefois on y croyait, aujourd’hui on n’y croit plus. Mon interlocuteur m’avait déjà dit, à l’issue de la circoncision citée plus haut, qu’auparavant c’était « mystique », mais que ce mystique s’était mué aujourd’hui en « représentatif ». Mais alors pourquoi continuer à faire ces cérémonies si, selon mon ami, plus personne n’y croit ? C’est précisément pour se montrer Dìì à soi-même et aux autres qu’il faut les préserver et même en restaurer certains aspects négligés. Les cérémonies sont le marqueur identitaire le plus visible dans une société nationale, ou plus précisément régionale, où le vêtement et les marquages corporels n’en sont plus. La langue est un autre marqueur identitaire, mais il n’est pas visible...

18Ces marqueurs identitaires qu’on veut aujourd’hui préserver ou restaurer ont été combattus par les deux nouvelles religions introduites chez les Dìì, mais de manières différentes et le résultat actuel est un compromis en évolution entre la tradition dìì, le christianisme et l’islam.

19Voyons ce que l’une et l’autre ont interdit, tenté d’interdire ou de modifier, ce que les Dìì en ont pensé et ce qu’ils ont transformé d’eux-mêmes sans qu’on le leur demande. L’introduction de l’islam, comme nous l’avons fait remarquer, se fit après la colonisation européenne et ce de manière d’abord personnelle. Les imams, tous étrangers, Haoussa ou Bornouans, qu’abritèrent les rares villages dont les chefs avaient embrassé l’islam d’une façon un peu plus que nominale, comme Nduum, Ndiu, Ngawyanga, les instruisirent de ce qu’il fallait éliminer des pratiques païennes qualifiées de sááfi – du peul local safiiru. La question la plus importante tourna autour de la pratique de la circoncision mais moins sur le fait de circoncire, puisqu’il est recommandé par l’islam, que sur la manière de procéder. Les imams ont très vite compris l’importance proprement théologique des couteaux de circoncision dìì puisqu’ils servaient aux ordalies. Faisant fonction de juges suprêmes, les couteaux n’entraient pas dans la loi coranique et devaient être éliminés. Quelques villages du plateau les abandonnèrent et les laissèrent dans leur cache (Podlewski 1971 : 26-29) ; les trois autres villages cités plus haut les jetèrent dans la rivière et les remplacèrent par de simples couteaux de barbiers.

20La question des masques fut aussi abordée, mais avec moins de passion, du moins à cette époque. Leur utilisation fut aussi taxée d’anti-islamique mais elle était plutôt considérée comme un amusement par beaucoup de Dìì musulmans. Seuls quelques rares villages ne les firent plus sortir lors de la circoncision et inaugurèrent ce qu’on appelle aujourd’hui une « circoncision peule » dans laquelle ne figure aucune des réjouissances publiques associées aux masques et aux danses. C’est à peu près tout ce que les aînés ont pu me dire au sujet des interférences musulmanes avant les années 1960. Il ne semble pas, au dire de mes informateurs, que les exhortations en faveur d’une orthodoxie islamique plus marquée aient été plus loin avant la tentative de conversion forcée du président Ahidjo – sur laquelle nous reviendrons.

21Quant aux chrétiens, ils adoptèrent une autre politique au sujet de la circoncision. Ils se trouvaient aussi – comme les musulmans orthodoxes – dans un contexte biaisé pour plusieurs raisons. La circoncision est abondamment mentionnée dans la Bible ; elle n’est donc pas intrinsèquement mauvaise puisque les anciens juifs et les premiers chrétiens la pratiquaient. De plus, elle est recommandée aussi, pour des raisons thérapeutiques, dans quelques segments de la société occidentale et certains représentants missionnaires la prônent pour tous les garçonnets juste après la naissance. Les chefs de village étant tous musulmans – officiellement du moins –, les chrétiens tentèrent d’infléchir la circoncision à leur profit (Frerichs 1982 : XIII). Elle ne fut pas interdite mais, pour la purger des éléments païens, les missionnaires conseillèrent aux chrétiens de faire circoncire leurs garçons au dispensaire de la mission protestante pendant les vacances scolaires, mettant même une classe d’école à la disposition des jeunes circoncis comme substitut au camp de brousse où les enfants demeurent en réclusion jusqu’à complète cicatrisation. L’expérience fit long feu mais il y a toujours quelques parents qui font circoncire leur enfant au dispensaire avant de l’envoyer rejoindre, dans le camp de brousse, les autres garçons circoncis de manière traditionnelle. La circoncision chrétienne pratiquée au dispensaire, telle que la voyaient les missionnaires, avait toutes les caractéristiques des circoncisions occidentales thérapeutiques. Plus hygiénique, elle se pratiquait sous anesthésie et dans des conditions sanitaires optimales. De plus, elle évitait le recours aux couteaux locaux, chargés de connotations diaboliques.

22Les missionnaires attaquèrent aussi le culte des ancêtres en s’en prenant notamment aux rites propitiatoires et aux remerciements à l’occasion des moissons. Ils expliquèrent aux Dìì que les anciens n’avaient rien à voir dans ces transactions puisque tout vient de Dieu. En priant leurs ancêtres, les gens se trompaient simplement d’adresse. Il suffisait de changer le destinataire lorsqu’on devenait chrétien. Quant aux dons les accompagnants, ils étaient plus efficacement adressés à Dieu par l’intermédiaire de la caisse missionnaire. Aucune mention d’interférence active ne m’a été rapportée au sujet des masques, mais les chrétiens les plus fervents se tenaient en dehors des cérémonies au cours desquelles Os étaient exhibés.

23Bien que la Bible fasse abondamment mention de la polygynie, les chrétiens imposèrent la monogamie aux convertis. Avoir plusieurs femmes ne les chassait pas cependant de l’Église mais les empêchait de recevoir la communion. Cette interdiction a provoqué plusieurs conversions d’hommes chrétiens à l’islam, après qu’ils eurent pris une seconde épouse.

24Ce passage d’une religion à l’autre s’explique facilement car l’impact de ces deux nouvelles religions est aujourd’hui abondamment commenté par l’élite lettrée, musulmane ou chrétienne, qui voit entre elles plus de similarités que de différences. Elles furent aussi mises dans le même sac dès l’introduction du christianisme car la prédication chrétienne, telle qu’interprétée par bien des Dìì – mais pas nécessairement par les missionnaires –, mentionnait qu’il n’y avait qu’un seul Dieu mais qu’il existait deux voies pour y accéder, le christianisme et l’islam. Ce qui fait dire à certains que ce sont les missionnaires qui ont ouvert les yeux des Dìì afin de leur permettre de devenir non seulement chrétiens mais aussi musulmans, vu le peu d’empressement – et parfois le refus – des Peuls à les convertir.

25Les choses changèrent lors de l’islamisation étatique dont il faut présenter le contexte. Après les enquêtes menées, en 1965, sous l’égide des Nations Unies, l’esclavage fut enfin aboli dans le nord du Cameroun. Le président Ahidjo supprima également les travaux collectifs imposés sur les champs des lamibé ainsi que les corvées communautaires ordonnées par les chefs. Mais, dans la même foulée, il tenta d’islamiser les peuples païens du nord du pays en les soumettant à des persécutions religieuses qui varièrent selon les régions. Les chefs locaux furent chargés de cette répression mais ils ne le firent pas tous avec la même intensité ni la même perversité. Cette répression du paganisme, qui dura chez les Dìì de 1967 à 1969 environ, s’accompagna d’une intense activité missionnaire : l’État construisit des mosquées dans les chefs-lieux qui n’en avaient pas. C’est ainsi que Mbé fut nantie de sa mosquée actuelle, sise en face du bâtiment de la chefferie, dont la construction s’acheva en 1972. Le lamido de l’arrondissement de Mbé de l’époque était musulman et traditionaliste à la fois, comme nous l’avons mentionné ; il avait même encouragé les missionnaires protestants, en 1951, à venir établir leur siège à Mbé plutôt qu’à Ngawyanga, dont le fils du chef, un musulman plus militant, voyait les missionnaires d’un mauvais œil. L’État envoya aussi des imams dans les villages importants et Mbé reçut l’imam Moussa, un Toupouri converti, pour islamiser la population.

26Cette activité missionnaire s’accompagna de brutalités et de vandalisme. Les autels personnels, gbaa, et ceux des chefferies furent catalogués comme « idoles » puisqu’on leur adressait des prières. Ces autels étaient composés de briques rectangulaires de terre séchée sur lesquelles étaient plantés des morceaux de pierre et de bois. On couchait entre les pierres un vieux bracelet de fer d’un des défunts du lignage et c’est là-dessus que se faisaient les libations. Leurs possesseurs furent priés de les détruire : en cas de refus, les imams les supprimaient. Il en alla de même pour les piquets d’entrée des chefferies. Comme on leur faisait aussi des libations, ils furent déterrés et détruits comme « idoles ». Les imams continuèrent leur campagne contre les couteaux. Ils furent soit lancés dans des cours d’eau soit confisqués, comme à Mbé et dans les chefferies avoisinantes, pour être remisés dans le placard d’un des bureaux de l’administration de ce qui était alors le canton de Mbé. Ils furent restitués plus tard, sur demande des intéressés. Plusieurs villages échappèrent à ce sort funeste en disant que les couteaux avaient déjà été détruits ou n’en présentant que quelques-uns. Cette période dura deux ou trois ans et elle eut pour résultat d’effacer les symboles les plus apparents de l’« idolâtrie ». Mais rien n’empêche quiconque de faire ses libations sur le lieu d’ancrage traditionnel des autels, la base du grenier principal de la maison, comme le disent malicieusement ceux qui les font encore... Les circoncisions continuèrent de se pratiquer sans les anciens couteaux – qui réapparurent peu après ici et là, quelquefois avec des modifications. Les couteaux de barbier qui les avaient remplacés étaient plus coupants et certains circonciseurs continuèrent de les employer mais ils emportent aussi avec eux les anciens couteaux, en placent un sous l’enfant et s’assurent qu’une goutte de sang le touche, afin qu’il joue toujours un rôle.

27Les imams combattirent aussi la cure thérapeutique du sImage 10000000000000090000000FC102E353.jpgw, une maladie causée par un esprit qu’il faut exorciser. Ils assimilèrent le traitement à des transactions anti-islamiques avec des mauvais génies et tentèrent de persuader les chefs de village de l’abolir. Ils s’y refusèrent.

28Un problème qui ne fut résolu ni par une religion ni par l’autre est celui de la sorcellerie. Les missionnaires eurent beau clamer qu’elle était dénuée de fondement, personne ne les crut. Les peines encourues pour faits de sorcellerie sont dûment énumérées dans le code pénal camerounais (art. 251) contribuant ainsi à faire de la croyance une réalité officiellement reconnue. L’église de l’arrondissement de Mbé a même été récemment secouée par des affaires internes de ce type où un pasteur fut accusé d’avoir tué par sorcellerie un de ses confrères.

29Il demeure un dernier point à noter. Les Dìì sont un peuple convivial chez qui toutes les fêtes et les nombreux travaux agricoles collectifs sont libéralement accompagnés de bière, engloutie joyeusement en grande quantité. Lors de leur arrivée, les Peuls n’ont pas interdit sa consommation et les chrétiens non plus, sauf pour prêcher la mesure et une certaine modération. Mais les imams de l’islamisation forcée voulurent réformer les Dìì musulmans en les empêchant de boire de l’alcool. Ceux-ci résolurent le problème très facilement, avec un luxe d’arguments sophistiqués qui m’ont été récités un à un comme étant la réponse structurée faite à l’imam Moussa à l’occasion de ses sermons d’abstinence : a) il est de notoriété publique que les lamibé et les grands hommes politiques musulmans sont des ivrognes – y compris le président Ahidjo (Gaillard 1994 : 55) –, il faut donc d’abord balayer devant sa porte ; b) la langue peule possède plusieurs termes pour désigner diverses sortes de boissons alcoolisées ; l’alcool n’est donc pas étranger à leur culture puisqu’ils peuvent nommer de telles boissons dans leur propre langue ; c) c’est le président Ahidjo – musulman complet qui a fait le pèlerinage à La Mecque –, qui introduisit en 1962, par le truchement de la firme Les Brasseries du Cameroun, la fameuse bière de marque « 33 », après son élection en 1960. Un tel signe ne peut tromper : si un Alhaji – de surcroît président –, se montre ouvert à une telle entreprise cautionnée par l’État, on ne voit pas ce que les imams auraient à y modifier.

30La plupart des musulmans dìì partagent cette opinion. Ils accusent les Peuls d’avoir introduit leur propre interprétation du Coran pour profiter davantage de leur travail. À part quelques rares musulmans qui s’abstiennent de boire de l’alcool, les autres voient cette interdiction comme un complot des Peuls pour mieux les manipuler. Quelques-uns m’ont assuré qu’ils étaient abstinents, non par conviction religieuse, mais pour des raisons médicales, leur médecin leur ayant déconseillé la consommation d’alcool. Un musulman convaincu m’a expliqué que les Peuls, éleveurs de bétail, ne comprenaient rien à l’agriculture, donc aux Dìì : la bière est source de vie car elle permet les travaux collectifs qui donnent du grain et, sans grain, pas de bière et sans bière, pas de grain. Cette assertion est un raccourci saisissant de l’argument d’une thèse portant sur les Duupa qui vivent à quelques kilomètres au nord de mon interlocuteur (de Garine 1995).

31À part ces refus très circonstanciés et publics, il reste que certaines croyances officiellement abandonnées ne l’ont pas toujours été des individus eux-mêmes. Si la circoncision est admise par les chrétiens et les musulmans, chacun proposant sa propre conduite de la chose, les Dìì sont placés en porte-à-faux, ces deux religions décelant dans la circoncision dìì des pratiques et des croyances païennes. Ceci ne pose pas de problèmes pour ceux qui font circoncire leur enfant au dispensaire ou en privé. Mais les Dìì, chrétiens ou musulmans, qui tiennent aux cérémonies traditionnelles, ont à répondre à leurs adversaires du problème des couteaux. Ils le font d’une manière qui est loin d’être uniforme. Dans certains villages, les anciens couteaux sont toujours employés et on se réfère à la tradition, hẹn díkáb, pour justifier l’emploi des vieux instruments tout en disant qu’on ne croit plus en leur pouvoir. Cette croyance n’est plus une « chose vraie », hẹn yImage 10000000000000090000000FA91A66A9.jpgǹ, comme autrefois, mais est une « chose fausse », hẹn vbád. Les anciennes pratiques, dissociées de la croyance, sont même jugées par les Dìì les plus scolarisés comme tout à fait prémonitoires et dignes d’illustrer la sagesse des anciens, validant ainsi a posteriori l’usage des couteaux traditionnels. Par exemple, les circonciseurs emmènent avec eux deux couteaux par enfant ; ces instruments sont passés à la flamme avant l’opération pour les « réveiller ». Ceci est interprété comme une version ancienne de la désinfection moderne que les aïeux auraient inventée seuls. D’autres expliquent les deux couteaux de la même manière prophylactique : si l’un d’eux tombe, on emploie le second. Les ancêtres avaient compris qu’en touchant terre, le premier pouvait recueillir les germes du tétanos, une preuve supplémentaire de leur sagesse. Nous avons déjà parlé de l’utilisation conjointe du couteau de barbier pour son efficacité et des couteaux traditionnels pour représenter en même temps la tradition. Mais il n’en reste pas moins que la croyance en leur pouvoir persiste, au moins chez certains. Aujourd’hui relégués en brousse par l’islamisation forcée, ils sont soigneusement gardés dans des poteries (Podlewski 1971 : photos p. 27 et 28) et l’endroit est interdit aux femmes. Une chrétienne très pratiquante m’a raconté qu’elle avait ressenti un malaise et de curieux frissons un jour où par mégarde elle s’en était approchée de trop près. Le décès d’une chrétienne, nouvellement arrivée au village, leur fut aussi attribué. Les femmes du quartier négligèrent de lui indiquer l’endroit de la cache qui la contamina et la tua lorsqu’elle passa tout près par ignorance. On dit même, douce revanche pour les traditionalistes, que l’imam Moussa, le musulman envoyé par l’État pour convertir les Dìì de Mbé, mourut à cause de ces couteaux. Lorsqu’il alla les chercher dans leur cache, il fut piqué par un essaim de guêpes qui y avait élu domicile – une chose fort commune – et décéda peu après, comble d’ironie !, au dispensaire chrétien.

32Les couteaux ne sont pas seuls en cause : chaque chefferie est caractérisée par sa place de circoncision qui en est le signe distinctif. Cet endroit, toujours utilisé, est interdit aux femmes et aux non-circoncis ; il connote toute une partie du « sacré » traditionnel. Cependant, on continue d’y aller pour les raisons pragmatiques qui l’ont fait choisir – un ruisseau pour que les circonciseurs puissent se laver du sang versé – mais aussi, disent musulmans et chrétiens à l’unisson, parce qu’il est éloigné du village : les femmes ne doivent pas savoir ce qui s’y fait car elles seraient gênées d’entendre les plaintes et les pleurs des enfants, au cas où un peureux se mettrait à crier. On est donc, ici aussi, justifié de perpétuer la tradition pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la « religion ».

33Quant aux masques, ils sont encore aujourd’hui une pomme de discorde. La plupart des villages les sortent toujours, en particulier le masque gImage 100000000000000B0000000FFC3A50D2.jpgg qui est considéré actuellement comme un simple amusement. Le masque fImage 100000000000000E0000000F532E60A5.jpg, aussi considéré maintenant comme un amusement, a presque disparu sous l’assaut de l’islam, mais aussi et surtout parce qu’il coûte fort cher à fabriquer et entretenir, comme nous l’avons vu. Quelques chefs de village ont interdit les masques après la campagne d’islamisation mais leurs successeurs se sont montrés plus souples et les ont réintroduits sous la nouvelle étiquette de divertissement. On hésite encore çà et là. Ce ne sont pas les chrétiens qui ont méprisé les masques mais les musulmans. La jeune génération musulmane, à peu d’exceptions près, les voit cependant comme des témoins historiques dignes d’être préservés.

34La situation est plus compliquée dans le cas du traitement de la maladie du sImage 10000000000000090000000FC102E353.jpgw. Cette maladie exige une cure de plantes médicinales accompagnée d’un exorcisme semi-privé au cours duquel la patiente entre en transe. L’ensemble est suivi d’un défilé coloré lors de sa clôture. Cette maladie, caractérisée par une dysenterie souvent rebelle, a été diagnostiquée, dans ses cas les plus aigus, comme la bilharziose intestinale ou schistosomiase. Les missionnaires ne firent rien pour interdire le traitement local mais, depuis qu’il existe des remèdes, le dispensaire traite cette maladie. Aujourd’hui, les patients, des femmes pour la plupart, vont d’abord au dispensaire et, si le traitement échoue, se rabattent sur la méthode traditionnelle. Personne ne met en doute l’efficacité de la cure d’herbes qui est une de ces « choses vraies » dont nous venons de parler, mais certains musulmans et chrétiens à l’unisson rejettent vigoureusement l’exorcisme qu’ils tiennent pour une « chose fausse » et inutile en soutenant que la cure végétale suffirait. On est ici divisé mais aucun des chefs de village n’a interdit l’exorcisme.

35Mais c’est surtout sur la circoncision et ses aspects publics et visibles qu’insistent les Dìì modernistes qui veulent montrer son aspect festif et dépaganisé, compatible avec le christianisme et l’islam, tout en restant profondément dìì. Le « théâtre » et le « jeu » auxquels sont aujourd’hui assimilés officiellement les aspects publics de la circoncision se disent en langue dìì, hẹn fImage 100000000000000F0000000FF86A2523.jpgl , « chose/plaisanterie, chose/jouer ». On se contente de mimer ce à quoi on ne croit plus. C’est aussi ce que voulait dire mon interlocuteur, parlant de « symbolique » en traduisant le terme en langue dìì par hẹn fImage 100000000000000F0000000FF86A2523.jpgl . Quant au terme « mystique », on le traduirait malaisément en langue dìì par hẹn sàga, comme il le fit aussi4. Cette expression signifie « miracle » ou « merveille » (Bohnhoff et Kadia 1991 : 1919) mais aussi un événement annonçant un malheur ou une chose jamais vue comme deux serpents ou deux tortues s’accouplant. Elle exprime aussi la crainte, la magie, le mystère. Le « mystique », c’est le mystère dont on veut faire table rase en le remplaçant par le jeu. Mais peut-on en faire totalement abstraction ? La variation des réponses individuelles répond à la question. Mais l’honneur est sauf : on peut montrer les masques et faire la circoncision si on comprend ces manifestations à la façon dont les Dìì se sont évertués – de manière plus ou moins convaincante – à les « dépaganiser ».

36Cependant, cette façon de raisonner n’est valable qu’en regard des interdictions ponctuelles des représentants de l’islam ou du christianisme. Certaines pratiques traditionnelles, même si elles n’ont pas été stigmatisées par les deux religions universelles, jurent avec leur esprit. Dans cet ordre d’idées, les Dìì ont introduit eux-mêmes – ou sont en train d’introduire – des transformations dans leurs pratiques. Par exemple, la recirconcision des chefs après leur élection n’a été officiellement combattue ni par l’islam ni par le christianisme. Cependant, certains chefs ne veulent plus la subir en se réclamant indirectement de l’islam. Ils arguent que si on ne la fait pas pour les lamibé peuls, les représentants les plus en vue des musulmans, rien n’indique qu’il faille la faire chez les Dìì. Mais d’autres encore sont obligés de s’y soumettre pour respecter la tradition, hẹn díkáb, sans référence ici à la religion. On remarquera que le terme de la comparaison est les Peuls et non pas les Blancs qui ne sont pas pris comme étalon de valeur. Les Dìì restent ici bien ancrés en Afrique...

37Comme nous l’avons dit plus haut, certaines chefferies dìì gardaient les crânes de leurs chefs défunts ; cet usage tomba en désuétude sans que l’islam ni le christianisme n’y aient été pour rien. Ceux qui abandonnèrent cette coutume se contentèrent de faire comme ceux qui ne la pratiquaient pas, se bornant à balayer les tombeaux. Les tenants du respect de la tradition qui désirent la perpétuer disent alors que la tradition n’est pas la religion, ɗína man kan díkáb né, « la religion n’est pas la tradition ». Ceci permet un jeu subtil entre le dit et le non-dit, présents dans les préceptes et l’esprit des deux nouvelles religions et la tradition proprement dìì.

38L’islam n’accorde pas une grande place aux femmes dans les cérémonies alors que les chrétiens les incluent. Cependant, il n’y a pas de discours dìì dans l’une ou l’autre des deux religions en ce qui concerne leur place dans la pratique traditionnelle qui reste inchangée malgré sa « dépaganisation » plus ou moins partielle. La tradition continue d’exclure les femmes de toutes les activités traditionnelles, en particulier dans ce qui est devenu le marqueur le plus visible de l’identité dìì : la circoncision dans son aspect public et festif. L’accès au tǝǝ leur est toujours interdit – et on a vu les rationalisations qui expliquent aujourd’hui cet interdit. Grand soin est pris à ce qu’elles ne voient pas les hommes qui se cachent sous les masques. Le « secret » est ainsi toujours jalousement gardé. La cueillette des feuilles qui constituent le costume du masque est entourée de mille précautions car si les femmes y assistaient, elles pourraient deviner de quoi il s’agit. Celles-ci ne doivent officiellement pas savoir ce qu’est réellement la circoncision et les hommes font en sorte, comme autrefois, de ne jamais parler de l’opération devant elles, bien qu’ils avouent qu’elles sont aujourd’hui informées, parce que des femmes étrangères leur en ont révélé les secrets ou qu’elles en ont compris la nature à l’occasion d’une circoncision au dispensaire. Il n’en reste pas moins que cette fiction du secret est respecté par les deux sexes qui feignent de le partager5.

39Dans le but avoué de se montrer moderne et de divulguer les mystères de la circoncision aux femmes, le chef circonciseur de Mbé fit venir une caméra vidéo de Ngaoundéré, propriété d’un de ses fils, et s’improvisa metteur en scène pour la phase préparatoire de l’aiguisage des couteaux. Il permit de filmer toutes les activités spectaculaires, défilé des circonciseurs, forgerons, maîtres de la terre en grande tenue, discours, etc., mais interdit toute vue des couteaux et des masques non portés. La caméra fut ostensiblement laissée sous bonne garde à l’entrée de la place de circoncision. Le film montre uniquement les préparatifs les plus anodins du point de vue des hommes dìì. Lors du visionnement des séquences, le réalisateur fit supprimer un très court passage dans lequel on voyait, par inadvertance, un des danseurs retirer son masque.

40Il faudrait pourtant se garder de voir là un machisme primaire. Du côté des femmes, rien non plus ne transpire de ce qui se passe lors de la « circoncision » des femmes – fort courte – qui se fait en secret des hommes. Ce rite, qui porte le même nom que celui des hommes et lui est subordonné, se fait le jour du retour définitif des garçons de leur camp de brousse. Ceux-ci vont se laver et se faire raser la tête pendant que les circonciseurs remisent les couteaux dans leur cache. À la même heure, les fillettes vont aussi se baigner dans un autre ruisseau au bord duquel les plus grandes reçoivent des instructions de la part des sœurs des circonciseurs sur le comportement sexuel qui sied à une vraie femme. Les « circonciseuses » leur piquent la vulve avec une pince de crabe de terre et leur tiraillent le clitoris pour leur faire mal. Elles disent alors aux fillettes que si elles font l’amour impétueusement et sans préliminaires, elles souffriront pareillement (Muller 1993 ; 2002). Mais comme cette séquence du rite est secrète et soumise à une interdiction sévère et que celui-ci inclut, par ailleurs, après le retour des femmes au village, des aspects manifestes de « jeu » entre les sexes – dont de réelles relations à plaisanteries, yạg fImage 100000000000000F0000000FF86A2523.jpgl , « parler/jouer, plaisanter », et quelquefois des renversements de rôles dans lesquels les femmes « jouent » de façon comique et débridée celui des hommes –, les Dìì voient tous ces aspects comme des jeux et non comme un objet que nous appellerions religieux. Au demeurant, je n’ai pu apprendre qu’avec de grandes difficultés de quoi il était question dans les cérémonies féminines. La barrière entre les hommes et les femmes est ici érigée de manière maximale, les femmes chassant sans pitié quiconque s’approche de leur groupe.

41Du point de vue des deux nouvelles religions, il y a bien « dépaganisation », mais qui varie selon les circonstances et les cérémonies. Les Dìì en ont abandonné plusieurs et réfléchissent encore sur l’opportunité d’en perpétuer quelques-unes, dont la recirconcision des chefs, les uns en les refusant sous prétexte de paganisme, les autres voulant les maintenir au nom de la tradition.

42Cependant, si les Dìì ont expurgé leur principale cérémonie, la circoncision, de toutes sortes d’aspects non conformes aux deux nouvelles religions, ils en ont pourtant gardé l’essentiel : la séparation entre les hommes et les femmes sans qu’aucun argument religieux, qu’il soit chrétien ou musulman, n’intervienne. La circoncision est un marqueur de genre par lequel chaque sexe préserve son « secret » avant d’être un marqueur ethnique entre sociétés qui la pratiquent et celles qui la refusent, dont les Dìì connaissent plusieurs exemples. La division entre les sexes a été perpétuée avec la complicité des plus actives des femmes qui ne veulent pas plus divulguer leurs secrets que les hommes les leurs. Un pan essentiel de la culture dit a été ainsi conservé. Est-ce de la religion ou de la tradition ? Pour mes interlocuteurs, il n’y avait aucun doute : il n’y a rien de religieux dans ces façons mais seulement de la tradition. Les jeunes hommes, surtout ceux éduqués à l’occidentale, ne font aucune objection au fait que les femmes sachent aujourd’hui les secrets de la circoncision, puisqu’elles les connaissent de toute façon. Mais ils s’appuient sur la tradition pour refuser de suggérer que les femmes puissent y assister. J’ai posé la même question aux femmes qui m’ont fait la même réponse, en plus négatif : il est tout aussi interdit de voir ce qui se passe chez elles que de simplement le savoir... Toutefois, on ne court aucun danger à montrer ostensiblement sur vidéo ou à la télévision, à titre de marqueur ethnique dans le monde contemporain, les entours qui accompagnent la circoncision : les cortèges, les danses et les masques. Les Dìì ont donc louvoyé pour pouvoir se dire soit musulmans soit chrétiens et ainsi faire partie du XXIe siècle en en employant toutes les caractéristiques – vidéo, enregistrements sonores et photographiques – pour pouvoir se dire semblables aux autres en adhérant à l’une ou l’autre des deux religions mondiales présentes dans leur contrée tout en gardant les caractéristiques principales qui les distinguent régionalement de leurs voisins sur le vocable de tradition, débarrassée des connotations négatives de paganisme.

43Mais cette tradition peut-elle être récupérée par l’une ou l’autre des religions telles qu’elles sont vécues par les Dìì ? Il semble bien que oui. J’ai mentionné une prière musulmane récitée par un des rares nouveaux imams dìì à l’issue d’une circoncision, une innovation récente. Par contre, les pasteurs dìì de l’Église protestante me dirent que, bien qu’ils se rendent à la place de circoncision sans problème lorsqu’ils y sont invités pour des raisons familiales, ils se refuseraient à y faire une prière chrétienne car « la religion n’est pas la tradition », renversant la proposition qui veut que « la tradition n’est pas la religion », ce qui revient finalement au même. Au contraire, l’imam de persuasion nouvelle tente de légitimer la tradition en y introduisant l’islam, ne fût-ce que sous la forme d’une touche – mais c’est la touche finale. Cependant, lors des cérémonies publiques et officielles, on fait en sorte que les prières chrétienne et musulmane soient faites l’une et l’autre, chacun les écoutant toutes les deux avec respect. On prie le même Dieu – tous les Dìì sont d’accord là-dessus – mais de manière différente.