Chapitre 2. Seconde partie développant le titre de cette histoire et invitant les Portugais à en faire lecture [Adresse aux Portugais] (original) (raw)
1Au chapitre précédent nous nous sommes adressé au monde entier, dans celui-ci nous nous adressons aux Portugais seulement ; dans le premier nous avons suscité le désir de futurs grandioses, dans le second nous donnons quelque assurance aux brefs désirs du futur. Tous les futurs ne sont pas désirables, car bon nombre d’entre eux sont à craindre. « Demain tu seras avec moi », a dit Samuel, le prophète parlant au roi, le mort s’adressant au vivant10. Oh, quel redoutable futur. Saül en tomba évanoui, et il eût mieux fait de revenir à lui que de s’écrouler aux pieds du prophète, mais c’était déjà la veille de sa mort : qui recherche trop tard le détrompement, ne se détrompe point. Il y eut même d’autres rois qui, pour ne pas avoir à redouter le futur, préférèrent l’ignorer :
Cessant oracula Delphis…11
Sed siluit, postquam reges timuere futura Et superos vetuere loqui.12
2Le Satirique a dit, sans vouloir se gausser, que les rois ont fait bâillonner la bouche des dieux et qu’ils se refusaient à consulter les oracles pour ne pas avoir à craindre l’avenir – les futurs favorables comme contraires, les futurs heureux comme funestes. Or, les uns et les autres, c’est tout bonheur que de les entrevoir : ceux de bonne fortune pour l’espérance, ceux de mauvaise pour s’en prévenir.
3Le meilleur service qu’un vassal peut rendre à son roi, c’est de lui révéler le futur, et s’il n’est, parmi les vivants, personne qui ne lui fasse cette révélation, qu’il la cherche parmi les morts et il la trouvera. Saül trouva Samuel, mort, et Balthazar trouva Daniel, vivant, car l’un tuait les prophètes et l’autre les récompensait. Daniel déchiffra pour Balthazar l’inscription fatale du mur, il lui annonça intrépidement que le soir même il perdrait la vie et son empire13 ; Daniel hésita-t-il à faire cette lugubre révélation ? Au même instant (dit le texte) Balthazar ordonna que l’on vêtît Daniel de pourpre et qu’on lui donnât l’anneau royal, et qu’il fût reconnu comme tristate14 de tout l’empire des Assyriens, lequel était régi par un triumvirat ou conseil de trois membres, siège du gouvernement suprême de la monarchie. Balthazar ne fit pas autre chose pendant les courts moments qui lui restaient à vivre. Une fois le prophète ainsi récompensé, la prophétie s’accomplit et le roi fut tué, devenant digne par cette seule action (malgré toutes ses fautes et sacrilèges) du pardon de Dieu pour l’ensemble de sa vie. Si la connaissance du futur est donc aussi précieuse, même si elle est à ce point funeste, si autant de prix est accordé à une prophétie mortelle, destructrice d’empires, qu’en sera-t-il d’une promesse ? Darius Hispades, roi des Perses et des Mèdes, ne crut pas devoir se soustraire à ce devoir de gratitude. Ce prince victorieux succéda à Balthazar et il confirma et maintint toujours Daniel dans les honneurs et à la place où ce dernier l’avait mis, pour la raison que celui-ci avait prophétisé la perte de l’empire au roi des Assyriens et annoncé sa conquête à celui des Perses et des Mèdes : « Divisus est regnum a te, et dabitur Medis et Persis15. »
4Pour ce qui me concerne, ô Portugal, à qui seul maintenant mon discours s’adresse, je n’attends de toi ni remerciement, ni ne crains ton ingratitude, car je ne me place point comme Daniel au nombre des vivants, ni me compte comme Samuel au nombre des morts. Si, parmi les écrits que j’interprète, je découvrais des malheurs (et il est fort possible qu’il y en eût), je te dirais la mauvaise fortune sans crainte, comme je te dis la bonne sans flatterie. Mais telle est ta bonne étoile (bénignité de Dieu à ton égard, devrait-on dire), que tout ce que je lis de toi n’est que grandeur, tout ce que je découvre progrès, tout ce que je discerne bonheur. C’est ce que tu dois attendre, et ce qui t’attend. Pour ce, ces miens écrits ont en second nom et claire déclaration celui d’Espérances du Portugal, et ceci est un bref commentaire de toute l’Histoire du Futur.
5Mais je vois que ce nom même d’Espérances du Portugal pourrait vous gâter le plaisir, effrayer le désir et restreindre les émotions que j’ai suscitées par ces mêmes espérances. « Spes quæ differtur, affligit animam16 », déclare la Vérité divine, et ainsi le ressentent et le savent l’expérience et la souffrance humaine. Même si l’espérance n’est pas très sûre, ni ferme, ni bien fondée, le seul fait d’espérer est une épreuve désespérée.
6Bien au contraire, fort sûres sont les prédictions des anciens prophètes (et aussi sûres que la propre parole de Dieu, laquelle ne peut mentir ni faire défaut), mais le désir s’émoussait si facilement dans le désagrément de leur attente, qu’à Jérusalem l’espérance en ces prophéties devenait fable du vain peuple. Ainsi le raconte, pour s’en plaindre, Isaïe, lorsqu’il dit, au chapitre vingt-huit, que par les rues et les places de la ville on chantait pour s’en moquer de telles espérances et que le refrain ou la rengaine était ainsi :
Expecta, reexpecta,
Expecta, reexpecta,
Modicum ibi,
Modicum ibi.17
7Ils espéraient, espéraient encore et désespéraient tous ces hommes-là, parce que bien des choses que les prophéties leur promettaient, leurs vies finissaient avant que l’espérance ne s’en fût les réaliser. Les parents laissaient en testament leurs espérances à leurs enfants, les enfants aux petits-enfants, et même ces derniers (les vies étant alors plus longues) ne voyaient jamais l’accomplissement de ce qu’ils avaient si longtemps espéré. Les espoirs de la Terre promise, Abraham les a légués à Isaac, Isaac à Jacob, et Jacob aux douze Patriarches, mais tous sont morts et ont été inhumés en Égypte. À qui a été promise la terre d’Égypte, si étrangère aux espérances de la Terre promise ?
8Pendant la captivité de Babylone, les prophètes prêchaient et promettaient que Dieu allait lever la punition et rendre au peuple son ancienne liberté. Et si on leur demandait : « Quand ? », ils répondaient et affirmaient constamment que cela serait « dans soixante ans ». Belle espérance pour un captif, quand bien même ne fût-il pas très vieux ! À quoi me sert l’espérance de liberté si d’abord ma vie doit prendre fin ? La même réponse peuvent aujourd’hui me faire ceux qui se refusent aux espérances que je leur propose : « Grandes sont les espérances du Portugal, mais quand le Portugal les verra-t-il réalisées ? »
9C’est là un point que je traiterai tout particulièrement, et qui fera l’objet dans notre histoire de la totalité du livre cinquième. Pour l’instant, je dis seulement que je n’oserais point promettre d’espérances, s’il ne s’agissait d’espérances de brève échéance. Dieu, dans la Loi écrite (comme l’ont noté des auteurs faisant autorité), n’a jamais promis le Ciel, car, ne pouvant le donner tout de suite, Il n’aurait pu le promettre. Promettre le Ciel pour l’aller attendre dans les Limbes, voilà une promesse où l’on donne le contraire de ce l’on promet. Ainsi sont les promesses ajournées : si on y promet la vie, vient la mort ; si on y promet le Paradis, c’est l’Enfer que l’on obtient. Les Limbes sont aussi l’Enfer. Et pourquoi cela ? Parce que c’est l’endroit où on attendait tant et tant d’années l’entrée au Paradis. Que ma patrie ne me croie pas si cruel pour lui promettre le martyre sous le nom de l’espérance.
10Pour juger de l’espérance, il faut mesurer le futur. Saint Paul, philosophe du troisième Ciel, défiant tous les objets de la création (et parmi eux, les temps), divisa le futur en deux : « neque instantia neque futura18 ». Un futur lointain, et un futur proche. Un futur qui viendra, et un futur en train de venir. Ce futur qui sera longtemps encore futur (neque futura), tel n’est pas le futur de mon histoire ; l’autre qui bientôt sera présent, celui-là, ce second futur, est celui de mon histoire, c’est celui des prochaines et heureuses espérances que j’offre au Portugal. Ces espérances, les liront ceux qui un jour les verront, et les verront ceux qui vivent aujourd’hui, même s’ils ne vivent point de nombreuses années. Par contre, bien plus longtemps vivront ceux qui les verront.
11« Lignum vitæ, desiderium veniens19 », dit au même endroit cité plus haut la Divine Vérité. Ainsi, de même que certaines espérances tardent, d’autres sont promptes à venir ; et les espérances prochaines sont le fruit de l’arbre de vie : « lignum vitæ, desiderium veniens ». La vertu merveilleuse de ce fruit était de réparer et de prolonger la vie ; les espérances prochaines non seulement n’ôtent pas la vie, mais elles la prolongent en jours et en courage. « Spes quae differtur, affligit animam ; lignum vitæ, desiderium veniens. »
12Quelle vie, au Portugal, aussi lasse soit-elle, quel âge si décrépit soit-il, ne voudra-t-il aller, à la vue de l’accomplissement de ces espérances, à rebours du temps pour jouir d’un si grand bien ? Vivez, vivez, Portugais, vous qui avez mérité de vivre dans ce siècle fortuné ; ayez confiance en l’auteur de si étranges espérances, car celui qui vous a donné ces espérances vous en montrera aussi l’accomplissement.
13Ce privilège n’est pas celui de quelque prophétie, mais bien celui de toutes les prophéties dont cette histoire se compose. Oui, car ce sont bien plus que des prophéties. Il y eut au monde un prophète qui était plus que prophète et qui fut le précurseur du Christ. Et pour quelle raison saint Jean mérita-t-il la singularité de ce nom parmi tous les prophètes du monde ? Parce que tous les prophètes avaient annoncé le Christ dans le futur, mais aucun d’eux ne le vit, ni même ne le donna à voir en présence ; le Baptiste, lui, l’annonça par la voix dans le futur, et le désigna du doigt, ici présent : « cecinit adfuturum et adesse monstravit20 ». S’il y eut un prophète qui fut plus que prophète, pourquoi n’existerait-il pas des prophéties qui sont plus que des prophéties ? Ainsi je crois, moi, que le seront celles sur lesquelles se fondent mes propres espérances, et que si elles nous promettent des félicités futures, elles nous les offriront aussi en présence. Aujourd’hui elles nous les désignent en paroles, demain elles nous les montreront du doigt. Mais ce grand sujet sera traité à sa place. Je dis seulement que lorsqu’il en sera ainsi, toute notre histoire perdra glorieusement son nom, et qu’elle cessera d’être l’Histoire du Futur pour être celle du présent.
14Mais sans doute va-t-on, venue de l’étranger, me faire cette objection (ne répondant point, par ailleurs, à celles de mes concitoyens) : si l’empire attendu (comme le dit le titre lui-même) est Empire du Monde, pourquoi ces espérances ne seraient-elles pas aussi celles du monde, et point seulement réservées au Portugal ? La raison (que le monde me pardonne) est celle-ci : c’est que la majeure partie des bienheureux futurs qui sont attendus, et la plus glorieuse partie d’entre eux, seront non seulement propres à la nation portugaise, mais uniquement et singulièrement siennes. Le Portugal sera le sujet, le Portugal sera le centre, le Portugal sera le théâtre, le Portugal sera le principe, et la fin de ces merveilles et les instruments prodigieux d’icelles seront les Portugais.
15Regarde maintenant, ô ma Patrie, combien il doit t’être agréable et avec quel plaisir tu dois accepter l’offre que je te fais de cette nouvelle histoire, et avec quel émoi, quel bonheur, quelle joie, la raison et l’amour naturel veulent que tu lises et considères en elle les choses futures qui sont les siennes, mais aussi les tiennes. Le Grec lit avec le plus grand plaisir les histoires de la Grèce, le Romain celles de Rome, et le barbare celles de sa nation, car il y lit le récit de ses propres actions et de celles de ses aïeux. Et le Portugal, avec quelle nouveauté inouïe ne lira-t-il pas les siennes et celles de ses descendants, avec combien de plaisir et de contentement, avec quels applaudissements et transports ne sera-t-il point juste qu’il le fasse ?
16Formidables ont été jadis ces exploits, ô Portugais, par lesquels vous avez découvert de nouvelles mers et de nouvelles terres, et donné à connaître le monde au monde lui-même. Et comme vous lisiez alors les votres histoires, lisez maintenant la mienne. Vous avez découvert le monde tel qu’il était, et je vous découvre à vous ce que vous allez être. En rien n’est secondaire et moindre ma découverte, elle est plus grande en tout au contraire : plus grande que Gama, plus grande que le Cap, plus grande que l’espérance, plus grande que l’Empire. Cette histoire réduira au silence toutes les histoires. Nos ennemis y liront leur perte, nos concurrents leur dépit, et seul le Portugal y verra ses gloires. Telle est l’histoire, Portugais, que je vous présente, et pour cela même en votre langue.
17Si l’on doit rendre au monde sa primitive intégrité et naturelle beauté, on ne pourra réparer un corps si grand sans douleur et souffrance de ses membres, lesquels ne sont plus à leur place. On entendra quelques gémissements parmi vos applaudissements, mais ceux-ci font harmonie s’ils sont aussi ceux des ennemis. À vos ennemis ira la douleur, à vos concurrents le dépit, à vos amis et compagnons le plaisir, et pour vous, alors, sera la gloire et, avant elle, l’espérance.