Le Comte de Griolet de Raoul Grimoin-Sanson (1920-1924) et l’opéra filmé synchronique au temps du muet (original) (raw)

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Résumés

Cette étude vise à nous faire redécouvrir un film méconnu de Raoul Grimoin-Sanson (1860-1941), inventeur et cinéaste connu pour son Cinéorama notamment. Ce film, le Comte de Griolet, exploité de façon sporadique au début des années 1920, se proposait d’intégrer de façon originale le son à la représentation cinématographique. Ce faisant, Grimoin-Sanson estimait possible de voir se développer un genre nouveau, l’opéra filmé. L’innovation technique mise en œuvre, qui a fait l’objet de plusieurs brevets, est à replacer dans un contexte d’expérimentations de la synchronisation de l’image et du son. L’étude de sa réception et de son impact permet d’en évaluer le potentiel véritable.

The purpose of this article is to rediscover a forgotten film directed by Raoul Grimoin-Sanson (1860-1941), an inventor and filmmaker known especially for his Cinéorama. This film, Le Comte de Griolet (The Count of Griolet), only shown sporadically in the early 1920s, attempted to integrate sound into the cinematic experience in an original fashion. In doing so, Grimoin-Sanson was hoping to develop a new film genre : the filmed opera. His patented technical invention is one among several experimentations around the synchronization of image and sound at that time. The analysis of both the reception and the impact of this innovation will allow us to grasp its true potential.

L’obiettivo di questo saggio è la riscoperta di un film poco conosciuto di Raoul Grimoin-Sanson (1860-1941), inventore e cineasta noto in particolare per il suo Cinéorama. Le Comte de Griolet, distribuito sporadicamente nei primi anni Venti del Novecento, si proponeva di integrare in modo originale il suono alla rappresentazione cinematografica ; così facendo Grimoin-Sanson riteneva possibile lo sviluppo di un genere nuovo, l’opera filmata. L’innovazione tecnica adottata, oggetto di svariati brevetti, dev’essere letta nel contesto delle sperimentazioni sulla sincronizzazione di immagini e suono. Lo studio dei modi della ricezione e dell’impatto di tale invenzione permettono di valutarne il vero potenziale.

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Texte intégral

1S’il est un film qui reste systématiquement ignoré par les historiens cherchant à retracer les innovations techniques ayant mené à l’avènement du parlant, c’est bien le Comte de Griolet1 de Raoul Grimoin-Sanson. L’oubli dans lequel est tombé cet objet cinématographique étrange2, opéra-filmé de l’ère du muet, s’explique sans aucun doute par sa qualité très moyenne : la mise en scène est rudimentaire, les interprétations sans nuances, et le scénario d’une naïveté confondante. La relative indifférence avec laquelle il fut accueilli à sa sortie contribua également à l’évincer des recensions des expérimentations qui, en 1928, aboutissent au cinéma sonore et parlant. Pourtant, le Comte de Griolet est un ratage fascinant. D’un point de vue technique, le principe de synchronisme qu’il utilise est tout à fait original. Tout au long du film, en effet, une baguette de chef d’orchestre est visible dans le bas de l’image et bat la mesure. Lors de la projection, elle permet à l’orchestre de la salle de suivre de manière synchronisée la partition musicale composée pour le film. Des chanteurs lyriques exécutent par ailleurs les airs que les acteurs interprètent à l’écran. Le film de Raoul Grimoin-Sanson ne propose donc rien de moins qu’une petite révolution dans le déroulement du spectacle cinématographique. Il offre ainsi un témoignage précieux sur deux réalités très fortes du cinéma français des années 1920. Tout d’abord, il permet de mieux appréhender les pratiques du spectacle cinématographique de l’époque, dans la ligne de recherches récentes, notamment sur la mise en avant de la sonorité de l’art dit muet3. Ensuite, le film témoigne d’un mouvement d’expérimentation constante vers le cinéma parlant, mais aussi du perfectionnement de l’accompagnement musical et sonore des films, notamment dans les salles les plus prestigieuses. Ces expérimentations sonores prennent bel et bien des « formes qui n’anticipent pas forcément le cinéma parlant que l’on connaît aujourd’hui »4.

2Certes, il ne faudrait pas vouloir faire de Grimoin-Sanson un inventeur génial, injustement oublié, vrai précurseur du cinéma sonore. Les défauts de son invention furent immédiatement perçus, nous le verrons. Il convient en revanche de replacer son film et son invention dans un contexte d’expérimentation très forte dans la recherche du synchronisme. Le Comte de Griolet remet en lumière une époque où le cinéma cherche passionnément à intégrer le son et, surtout, la musique. L’arrivée du « parlant » a pu faire oublier des tentatives originales où la musique tient une place bien plus fondamentale que les dialogues en tant que tels, et où elle occupe une fonction assez différente de celle qui lui sera confiée au temps du parlant. Le Comte de Griolet, par ailleurs coréalisé par Jacques Isnardon, chanteur lyrique de l’opéra-comique5, se veut également le chef de file d’un genre cinématographique nouveau, l’opéra filmé. L’intuition de ce genre, auquel le parlant donnera bien plus tard ses vraies lettres de noblesse, doit bien être en partie reconnue à Raoul Grimoin-Sanson.

Raoul Grimoin-Sanson : inventeur et cinéaste

3Si le Comte de Griolet constitue le premier film de long métrage de Raoul Grimoin-Sanson, ce dernier n’est pas pour autant un nouveau venu dans l’univers du cinéma. Dès l’époque des pionniers en effet, son activité ne fut pas sans importance et il estimera toujours avoir joué un rôle majeur, se battant jusqu’à la fin de sa vie pour défendre ses inventions6. Son autobiographie7 est dédiée à Etienne-Jules Marey, qu’il appelle son « maître », sans que l’on puisse véritablement établir le lien qui aurait pu les unir. Sous sa propre photographie, il se dit « inventeur de la projection à échappement, aujourd’hui en usage dans tous les cinémas du monde ». Né en 1860 à Elbeuf en Normandie – région dont les coutumes et les traditions occuperont une place déterminante dans son film – il mène une brève carrière de prestidigitateur en Belgique avant de réaliser des photographies anthropométriques. À l’apparition du kinétoscope d’Edison, il cherche à le transformer en appareil de projection. Au mois de mars 1896, il dépose une demande de brevet pour son Phototachygraphe, projecteur cinématographique utilisant un mécanisme à échappement. D’après ses mémoires – qu’il faut néanmoins appréhender avec prudence – il s’en est fallu de peu pour que son invention doublât le Cinématographe : « Mon rival avait commencé d’amuser la foule. Lumière m’avait distancé de quelques jours »8. À l’époque de la sortie du Comte de Griolet, en 1920, il réaffirmera à un journaliste de Comœdia : « Cet appareil ne valait pas celui de Lumière pour la prise de vue, mais il lui était supérieur pour la projection »9. Ces affirmations peuvent paraître exagérées, et viennent s’ajouter aux nombreuses controverses ou prétentions qui jalonnent l’histoire de l’invention du cinéma. Plus tard, lors de l’Exposition universelle de 1900, Grimoin-Sanson présenta son Cinéorama, système de projections cinématographiques à 360o qui supposait la réalisation d’une série de prises de vues circulaires. Les affirmations de l’inventeur à ce sujet sont contradictoires. En 1920, il affirma que son stand avait reçu des milliers de visiteurs10, mais selon Jean-Jacques Meusy, il échoua à le faire fonctionner11. Dans son autobiographie, il mentionne plusieurs projections publiques et une presse élogieuse avant qu’un accident du projecteur n’oblige la Préfecture de Paris à ordonner la fermeture du Cinéorama. Quoi qu’il en soit, il tourna plusieurs films à « vue circulaire », en Espagne, à Paris, et même en Afrique, qui furent, selon lui, irrémédiablement détériorés lors de la crue de la Seine de 1910. La faillite de sa société l’obligea à se tourner vers des activités industrielles sans lien avec le cinéma jusqu’à l’aube des années 1920. Au cours de la Première Guerre mondiale, il conçut un masque à gaz à base de liège qui lui permit de faire fortune en fournissant l’armée française. Le voici donc, en 1920, propriétaire du château d’Oissel en Normandie, où il s’apprête à tourner le Comte de Griolet.

Le Comte de Griolet, film de Révolution française ?

4Avant d’aborder de façon plus approfondie la dimension musicale du film et les aspects techniques du synchronisme, il convient de situer le film d’un point de vue purement cinématographique. L’intrigue est assez simple : à l’été 1793, la comtesse de Griolet fait baptiser son fils dans une petite chapelle de son domaine, lorsque le château est incendié par des sans-culottes. Son propre enfant ayant péri dans l’incendie, la nourrice recueille le fils de la comtesse et disparaît. Vingt ans plus tard, en 1813, le jeune peintre Raymond est envoyé au château pour en restaurer les peintures (que le film ne nous montrera jamais). Il est accueilli par une fête au cours de laquelle on chante le « Trou normand » et rencontre la jeune Adélie dont il tombe amoureux. Tous deux s’aiment, mais le marquis (frère de la défunte comtesse de Griolet et propriétaire du château) s’oppose à leur union à cause du rang du jeune Raymond. Alors que, désespéré, celui-ci s’apprête à partir, sa mère (la nourrice) arrive et révèle à tous qu’il est le comte de Griolet. Plus rien ne s’oppose donc à son union avec Adélie et le film s’achève par un chœur célébrant le triomphe de leur amour.

5_Le Comte de Griolet_ s’inscrit – tout du moins par son prologue – dans une tradition cinématographique française, celle du film de Révolution française. Bien que ne constituant pas un genre cinématographique en tant que tel, la Révolution sert de cadre à un nombre très important de films, si bien que sa représentation finit par reposer sur des canons incontournables. L’examen des catalogues de la production Pathé, établis par Henri Bousquet, permet de cerner l’importance quantitative de cette période historique au cinéma. La Révolution française est en effet la période la plus représentée par la firme entre 1907 et 1914 (avec 22 films), suivie par la Renaissance et le Moyen Âge tardif (17 et 16 films)12. Depuis la Mort de Marat, réalisé en 1897 par Georges Hatot pour les frères Lumière, les films français offrent de la Révolution une image souvent trouble, parfois lyrique, mais parfois au contraire clairement influencée par les écrits d’auteurs conservateurs très en vogue (Frantz Funck-Brentano, G. Lenotre). De façon assez compréhensible, les scénarios des films se concentrent sur tout ce qui dans la période révolutionnaire favorise les enjeux dramatiques, voire romantiques. Ainsi, la Terreur (1793-1794) est largement privilégiée par rapport à 1789 ; et la guillotine et la charrette sont des motifs que l’on retrouve d’un film à l’autre. Le Comte de Griolet, bien que ne faisant qu’effleurer la période, s’inscrit assez nettement dans une vision négative de la Révolution. Celle-ci est montrée comme une parenthèse tourmentée entre la monarchie séculaire et l’Empire. Le film livre d’abord l’image d’un Ancien régime paisible. Les scènes du prologue décrivent en effet la parfaite harmonie qui lie paysans et châtelains. Cela transparaît particulièrement dans la scène du baptême qui représente, avec l’une des rares compositions intéressantes du film, la bonne entente entre les ordres. Au premier plan, se trouvent la chapelle et le curé (le clergé donc) ainsi que le cortège qui s’y rend, composé de paysans et de la famille noble (tiers-état et noblesse). En arrière-plan, figure un champ avec des moutons qui s’étend jusqu’au château que l’on distingue au loin. Le décor, composé en trois strates – chapelle, champ et château – rappelle lui aussi l’ordonnancement de la société d’ancien régime, que l’atmosphère paisible de la scène ainsi que l’orchestration bucolique présentent comme idéale.

6C’est dans ce tableau joyeux que la Terreur fait son entrée fracassante avec l’arrivée des sans-culottes. Un intertitre a rappelé au début du prologue la date à laquelle se déroule le récit : 1793. La simple mention de cette date évoque tout un imaginaire historique aux spectateurs. Au sein de cet imaginaire, la figure du sans-culotte est un élément incontournable. On la retrouve dans plus des deux tiers des films où la Révolution française est représentée entre 1895 et 1945, une proportion qui atteint même 75 % des films dans les années 1920. Il faut dire que cette décennie est marquée par une vision assez négative de la Révolution au cinéma, avec au contraire une héroïsation de figures contre-révolutionnaires (Jocelyn, 1922 ; l Enfant-roi, 1923 ; Jean Chouan, 1925). Dans le Comte de Griolet, les sans-culottes sont les seuls révolutionnaires présents à l’écran et leur intervention est l’unique manifestation de la Révolution dans le récit. Or celle-ci n’est pas anodine : s’approchant en rampant, à la manière d’une bande de brigands, ils incendient le château. Le film joue par ailleurs sur des éléments caractéristiques des productions dont le récit a pour cadre la Révolution française. C’est le cas notamment de l’intrigue amoureuse se greffant sur le déclin de la noblesse. Sorti en 1920 et donc contemporain du film de Grimoin-Sanson, Mademoiselle de la Seiglière d’André Antoine est entièrement bâti sur ce motif, auquel s’ajoute les querelles patrimoniales liées à l’émigration. Par la suite, le Comte de Griolet se mue en film romantique des plus classiques qui empreinte davantage à l’opéra et à l’opérette qu’aux drames cinématographiques.

7La Révolution, qui est une période historique musicalement riche, aurait pu donner lieu à la reprise d’airs d’époque dans le cadre d’un opéra-filmé comme le Comte de Griolet. Aux chansons patriotiques – au sens révolutionnaire du terme – telles que la Marseillaise, la Carmagnole, ou le Chant du départ, Grimoin-Sanson a cependant préféré des airs populaires de tradition normande. Lors des séquences de fêtes paysannes (la fête de la Saint-Jean notamment), les chants traditionnels abondent. Les opéras de la période révolutionnaire, qu’il s’agisse de ceux d’Étienne Nicolas Méhul, de Luigi Cherubini, ou bien encore de Jean-François Le Sueur, ne trouvent pas ici d’écho, ni dans la partition, ni dans la tonalité du récit. On est ici plus proche des bons sentiments de la gentillette opérette que des tourments amoureux des opéras de Méhul, où la jalousie tenait par exemple une place déterminante. La Révolution sert donc de cadre à l’intrigue, mais n’est pas la période d’inspiration musicale clé pour l’opéra-filmé de Grimoin-Sanson.

Un procédé de synchronisme breveté

8Avant qu’il ne s’attelle au tournage de son film en août 1920, Grimoin-Sanson avait pris soin de faire breveter son procédé de synchronisation du son et de l’image. On trouve trace de deux brevets déposés en 1920, l’un en juin avant le tournage du film, intitulé « perfectionnement apporté aux films cinématographiques pour réaliser le synchronisme du déroulement d’un film avec une ou plusieurs voix humaines ou instruments de musique » (brevet no 516.734) et l’autre en octobre après le tournage, intitulé « dispositif permettant de réaliser le synchronisme du geste et du son dans les projections cinématographiques » (brevet no 535-216)13. L’étude de ces brevets permet de mieux comprendre le fonctionnement exact du procédé mis au point par Grimoin-Sanson. Le second brevet est d’ailleurs plus difficile à appréhender dans la mesure où son application concrète ne semble pas avérée.

9Au début du texte qu’il rédige pour son premier brevet14, Grimoin-Sanson, comme pour mieux souligner la valeur de son invention, rappelle d’abord que la recherche du synchronisme mécanique entre le cinématographe et le phonographe est un chantier ouvert depuis longtemps et qui n’a pas donné de résultats satisfaisants jusqu’alors. Dès les débuts du cinéma en effet, la quête du synchronisme a été incessante. En 1899 en France, Auguste Baron parvient à enregistrer images et sons en studio, mais ses films ne sont pas projetés en public. Puis, lors de l’Exposition universelle de Paris de 1900, le Phono-Cinéma-Théâtre de Clément-Maurice connaît un retentissement plus important. Par la suite, c’est Léon Gaumont qui prend ce chantier à bras-le-corps. Il est indéniablement le personnage clé dans cette quête puisqu’il est à la fois ancré dans la tradition scientifique et tourné vers la dimension industrielle du spectacle cinématographique. Entre 1900 et 1906, il met au point le procédé du chronophone qu’il parvient à commercialiser. Parmi toutes les expériences de synchronisation, ce sont bien les siennes qui ont eu un impact dans le spectacle cinématographique. On assiste même à une véritable mode du parlant dans la période 1904-1907 : « des centaines de films parlant et chantant ont été vus et entendus par les spectateurs français pendant la Belle Époque »15, les fameuses phonoscènes. Au début des années 1920, Gaumont est toujours en quête d’un perfectionnement du synchronisme. Grimoin-Sanson, lui, ne se situe pas sur cette même problématique technique. Il ne prétend pas résoudre l’épineux problème du synchronisme mécanique. Il propose en revanche de rendre possible l’émergence d’un genre cinématographique nouveau, l’opéra filmé. Dans la demande de brevet qu’il a déposée, il présente ainsi son idée :

La présente a pour objet un dispositif qui permet à un chanteur, placé en un point quelconque de la salle, de chanter en suivant le film cinématographique exactement en mesure comme le faisait le chanteur dont l’image a été enregistrée par le film cinématographique. Le synchronisme est ici obtenu non plus entre le film et un appareil mécanique reproducteur de sons tel qu’une machine parlante, mais entre le film et un chanteur véritable.

10Dès l’introduction du texte de son brevet, l’inventeur prend donc bien soin de se distinguer des tentatives de synchronisme mécanique. Il y a en filigrane la conviction que le cinéma ne peut prétendre au statut d’art que s’il s’humanise en ne reposant plus seulement sur des procédés techniques. Le cinématographe, machine reproductrice du mouvement, possède par essence une part d’infirmité, puisqu’il ne donne pas à « entendre » les sons des scènes qu’il restitue16. Si, pour certains, il faut guérir le cinéma de cette infirmité en réalisant le synchronisme avec le phonographe, pour d’autres – et Grimoin-Sanson est de ceux-là – l’art cinématographique authentique est celui qui s’enrichit d’un accompagnement musical digne de ce nom, réalisé dans la salle de projection. Dans cette perspective, un film n’est pas un objet artistique figé, mais bien en continuelle fabrication. La projection est une étape de sa conception au moins aussi fondamentale que le tournage ou le montage. C’est un moment de spectacle pur et chaque représentation est unique. Il y a néanmoins une dimension technique dans son invention :

Pour arriver à permettre à un ou aux chanteurs placés dans la salle de chanter en mesure de façon à ce que les sons qu’ils émettent correspondent exactement aux mouvements effectués par la bouche du personnage dont ils doivent reproduire les sons, on procède de la façon suivante : au moment de la prise du négatif cinématographique, on s’arrange pour que dans chaque vue cinématographique se trouve enregistré le bâton du chef d’orchestre.

11L’objet filmique est donc pensé comme devant avoir une parfaite cohérence, de l’écriture à la projection, en passant par le tournage. Cette cohérence est assurée par la présence du bâton du chef d’orchestre. Il constitue l’astuce technique permettant le synchronisme, d’une simplicité étonnante, bien loin des expérimentations complexes menées depuis vingt ans par la firme Gaumont. Grimoin-Sanson poursuit en précisant comment, lors de la projection, se joue la « mise en musique » du film et se réalise l’alignement supposé parfait des chanteurs et des acteurs :

Il sera possible à un chanteur quelconque placé dans la salle lors de la projection du film, de donner au spectateur l’illusion complète du chant émanant du personnage projeté, à la condition que ledit chanteur suive exactement dans son chant les indications données par le bâton du chef d’orchestre dont les mouvements se produisent par le déroulement du film.17

12La représentation – ou la séance – est donc le moment clé de ce spectacle cinématographique qui se veut total. L’inventeur précise plus loin que pour que la projection soit réussie, les chanteurs doivent rester cachés du public, en étant par exemple répartis dans l’orchestre. Si Grimoin-Sanson préfère l’usage de chanteurs présent lors de la séance plutôt que la reproduction des voix par un phonographe, il est donc conscient de la nécessité de créer une forme d’illusion pour les spectateurs. Le chant doit sembler provenir de l’écran, il doit être perçu comme émanant de la bouche des personnages. Cette précision est d’importance car elle permet d’affirmer que l’opéra-filmé de Grimoin-Sanson est bien un spectacle cinématographique en tant que tel et non pas l’usage d’une projection filmique au sein d’une représentation d’opéra18.

13Ainsi, plutôt que d’accorder le phonographe au cinématographe – voie qui conduit inexorablement au parlant – Raoul Grimoin-Sanson choisit d’enrichir l’expérience vécue par les spectateurs en salle en améliorant l’accompagnement musical des films. En cela, il s’appuie sur la tradition du spectacle cinématographique qui, du bonimenteur aux orchestres symphoniques, est celle d’un « art muet » non silencieux19. On a, en effet, trop longtemps oublié le fait que « le spectateur est surtout un audiospectateur même pendant la période muette »20. Grimoin-Sanson ne cherche donc pas à révolutionner le cadre de la représentation. Son invention s’insère au contraire dans une pratique du cinéma où l’accompagnement musical – qu’il soit effectué par un orgue, un piano, un orchestre, ou, comme c’est le cas pour le Comte de Griolet, des chanteurs – tient une place déterminante, qu’il s’agit de renforcer. Depuis les années 1900, et ce quelle que soit la salle (qu’il s’agisse d’un music-hall ou d’une baraque foraine), les films étaient mis en musique. Les projections sans aucune musique n’étaient bien évidemment pas inexistantes, mais ne constituaient pas la majorité21. Bien sûr, seules certaines salles de spectacles pouvaient s’offrir la présence d’un véritable orchestre, mais l’appellation « grand orchestre », figurant sur le programme, n’était pas rare, même pour des ensembles limités à quatre musiciens. Dans les grandes salles parisiennes, le nombre de musiciens accompagnant la projection d’un film pouvait en revanche dépasser la centaine (110 au Gaumont-Palace en 1910-191122). Bien que la musique ne soit pas nécessairement pensée comme devant « accompagner » l’action présente à l’écran, elle était un élément incontournable du spectacle cinématographique. À partir de 1915, la musique jouée dans la salle a changé de statut et les partitions spécialisées se sont multipliées. Les pièces musicales spécifiquement composées pour les films se développent alors. C’est dans ce contexte très favorable que Raoul Grimoin-Sanson a donc l’intuition d’un genre cinématographique nouveau : l’opéra-filmé.

14_Le Comte de Griolet_ est un opéra-comique en trois actes (la première partie étant appelée « prologue ») dont les paroles et la musique sont de Grimoin-Sanson lui-même. La mise en scène a été menée avec la collaboration de Jacques Isnardon qui est également interprète (dans le rôle du berger), accompagné par son épouse Lucy Isnardon (Adélie). Le terme de « film lyrique » est parfois utilisé pour le caractériser dans les programmes de cinéma ou les recensions qu’en fait la presse. L’attachement de Grimoin-Sanson à la musique n’est pas nouveau puisqu’il est membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique depuis longtemps23. Le canevas du film est assez naïf. Les paroles des dix airs de cet opéra-filmé ne le sont pas moins. Mais ce qu’il est surtout important de chercher à établir ce sont les procédés de mise en scène rendus possibles par son invention et dont Grimoin-Sanson sut plus ou moins bien tirer parti. On constate d’abord que le nombre d’intertitres, s’il n’est pas nul, est néanmoins assez réduit, ce qui tranche avec la moyenne des productions de l’époque. Se débarrasser de cet « expédient » encombrant, mais indispensable de l’« art muet » constitua un objectif en soi pour quelques grands cinéastes, tel Murnau dans Der Letzte Mann (le Dernier des hommes, 1924). L’invention de Grimoin-Sanson, en permettant à l’intrigue de se révéler par le chant, n’ouvre certes pas la possibilité d’une absence totale d’intertitres, mais elle en réduit considérablement la présence. Les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue peuvent être données par les airs chantés, mais l’installation des personnages ainsi que l’identification de leurs interprètes nécessitent d’y recourir. Dans sa mise en scène, en revanche, l’inventeur fait preuve d’un archaïsme dommageable à l’efficacité même de son procédé. Il procède en effet par de longs plans fixes et n’use jamais du gros plan pour ses airs d’opéra. Il y a ici un vrai paradoxe : l’avantage du cinéma sur la simple représentation d’un opéra sur scène repose justement sur le découpage, le montage et l’usage d’une échelle de plans variée. Du fait de son ignorance des progrès techniques et narratifs devenus monnaie courante à cette époque. Grimoin-Sanson condamne son opéra-filmé à n’avoir plus qu’un seul atout par rapport à une représentation classique : le tournage en plein air dans des décors champêtres. Il s’agit là d’un avantage remarquable de son invention, d’autant plus déterminant lorsque l’on connaît les difficultés que rencontreront les premiers tournages en extérieur du cinéma parlant. Plus tard, dans le Film de ma vie, son autobiographie, il défend la pertinence du genre de l’opéra-filmé face aux « intraitables du théâtre lyrique » qui ne voient pas l’intérêt d’une conversion au cinématographe. Il fait remarquer que le cinéma offre une diversité de décors naturels « qu’aucun théâtre ne pourra jamais concevoir ». C’était sans doute pour lui l’avantage principal du cinéma. Le fait qu’il ne mentionne nullement la palette de mise en scène offerte par la cinématographie est éloquent. Par ailleurs, la musicalité du film n’étant pas assortie d’une sonorisation plus générale, il se dégage un fâcheux contraste entre les scènes chantées et les séquences qui demeurent muettes. Les personnages, qui expriment leurs sentiments par le chant, semblent, l’instant d’après, prisonniers du cadre que leur impose le cinéma muet. Sans doute, aurait-il été possible d’imaginer un doublage intégral des acteurs24, ainsi que l’intervention de bruisseurs pour faire de la projection de cet opéra-filmé, une expérience vraiment accomplie.

15Grimoin-Sanson souligne néanmoins, à juste titre, que ni l’opéra, ni même l’opérette « ne pénètreront dans les petites villes et les campagnes » tandis que l’opéra-filmé peut y prétendre. C’est là l’un des grands arguments en faveur de son invention. Le lien entre le cinéma et l’opéra n’est certes pas nouveau. Barnier note que « le plus repérable des accompagnements chantés reste celui des chœurs et des solistes de l’opéra » et ce dès la Belle Époque. De plus, « le prestige des grandes salles passe par la publicité qui rapproche le film de l’opéra »25. En quelque sorte, le cinéma s’est construit une forme de légitimité par le chant lyrique. On retrouve ici la grande bataille pour la reconnaissance de l’art cinématographique, à propos de laquelle l’historiographie récente a montré que le rapprochement avec le théâtre et la littérature dans les années 1907-1908 a joué un rôle primordial26. Non moins déterminants furent les ponts construits entre la salle d’opéra et la salle qui, avant la Grande Guerre, n’est pas encore appelée « de cinéma ». Il n’était pas rare, par exemple, que des films retraçant la Passion du Christ soient accompagnés par des chanteurs d’opéra interprétant soit l’Ave Maria soit la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach. Barnier relève par ailleurs que dès 1913, le célèbre Quo Vadis ? (Enrico Guazzoni, 1913) est programmé avec un opéra de Jean Nouguès et « les chœurs donnent l’illusion d’entendre parler et chanter les interprètes qui se meuvent à l’écran ». Si ce type de représentation prouve que Grimoin-Sanson n’invente pas le synchronisme, elle montre qu’en en perfectionnant le procédé, il veut répondre à une vraie demande. Ajoutons que jusqu’ici les films n’étaient pas pensés en fonction des airs qui pourraient les accompagner lors de la projection, mais que ceux-ci venaient plutôt dans un deuxième temps se greffer sur la matière filmique. Avec le Comte de Griolet, on est en présence d’un opéra-filmé, pensé en tant que tel, avec une grande cohérence d’un bout à l’autre du projet, de l’invention du procédé technique à la projection, en passant par le tournage. Au début du long métrage, un long intertitre explique d’ailleurs aux « audiospectateurs » l’ambition du film :

L’opéra au cinéma. Le synchronisme du geste et du son permet de représenter n’importe quelle œuvre lyrique : opéra, opéra-comique, opérette, etc. Pour rendre ces œuvres au cinéma aussi fidèlement que le veut la tradition au théâtre on a été obligé de rester dans les moyens de convention en usage à la scène. Afin de donner l’illusion que nous sommes bien au théâtre, cette vue vous semblera avoir été prise des fauteuils d’orchestre, et, pendant les morceaux chantés, on verra la baguette du chef d’orchestre passer entre les spectateurs et les artistes.

16Il est particulièrement frappant de lire dans ces lignes le désir de rapprocher la projection filmique de la représentation théâtrale. Comme s’il fallait à tout prix tirer le cinéma vers les canons propres à la scène, Grimoin-Sanson justifie au passage son refus du gros plan – si tant est qu’il s’agisse d’un choix délibéré : il faut donner l’illusion que la vue a été prise depuis les fauteuils d’orchestre. Et l’auteur de conclure par ces mots invitant le spectateur à jouer le jeu de cette illusion d’opéra : « On frappe les trois coups ! Écoutons l’ouverture du “Comte de Griolet”. Grimoin ».

17S’il faut donc reconnaître à Raoul Grimoin-Sanson l’intuition du potentiel de ce genre cinématographique particulier, il reste qu’il ne sut pas véritablement en tirer parti. À sa suite, Max Ophuls (Die verkaufte Braut [_la Fiancée vendue_], 1932), Ingmar Bergman (Trollflöjten [_la Flûte enchantée_], 1975), Joseph Losey (Don Giovanni, 1979), ou encore Francesco Rosi (Carmen, 1984) sauront l’exploiter avec beaucoup plus de brio, forts des possibilités que leur offrira le cinéma dit « parlant ».

La réception du film et du procédé de synchronisme

18L’écho lors des premières présentations du film, s’il n’est pas négatif, ne semble pas avoir été très important. Une curiosité se dégage tout de même de certains articles de presse. Le journaliste Jean-Louis Croze s’étonne même de découvrir celui qui se cache derrière cette invention. Il le rencontre à Oissel et tire un entretien avec l’homme « qui vient de réaliser le synchronisme des films lyriques [et qui] conte ses déboires et ses succès d’inventeur »27. Entre les lignes, on devine un Grimoin-Sanson confiant quant à l’avenir de son invention et qui n’est pas mécontent d’effectuer un retour dans le monde du spectacle cinématographique. Il en profite d’ailleurs pour rappeler ses contributions antérieures à cet art. Il pense même avoir trouvé une utilité sociale à son procédé : en ce contexte où les mutilés de guerre font l’objet d’une certaine attention, il imagine que son invention pourra leur venir en aide : « Les chanteurs, mutilés de guerre, que leurs glorieuses blessures empêchent de paraître en scène, pourront néanmoins vivre de leur ancien métier en chantant derrière l’écran le film-opéra ». Avec ce commentaire, l’inventeur montre aussi à nouveau que pour lui avec l’accompagnement musical en salle, la représentation cinématographique constitue non pas l’aboutissement, mais bien une étape à part entière de la fabrication d’un film.

19Outre cet entretien laudatif, la critique du film rédigée par Émile Vuillermoz constitue un document précieux, puisque cet éminent critique de cinéma était aussi un critique musical respecté28. Mais c’est surtout sur les aspects techniques que se concentre son commentaire, qui éclaire de façon lumineuse les défauts inhérents au système inventé par Grimoin-Sanson.

Le principe ne manque pas d’ingéniosité. Théoriquement, la solution, bien qu’un peu rudimentaire, semble acceptable. [...] Théoriquement. Car dans la pratique, nous nous trouvons en présence de difficultés inattendues. [...] La projection cinématographique donne en effet une impression de régularité qui est en réalité tout à fait trompeuse. Rien n’est plus irrégulier que le déroulement mécanique et automatique d’une pellicule.29

20Jusqu’ici, les différentes sources mentionnées faisaient état d’un synchronisme parfait. Le brevet ne pouvait aller que dans ce sens, de même que les déclarations de l’auteur. Par ailleurs, le film restauré par le CNC est parfaitement synchronisé puisque la bande sonore y est enregistrée sur la pellicule. Le témoignage de Vuillermoz est donc déterminant puisqu’il permet d’entrevoir la distance séparant la théorie technique et la pratique de la projection. Il poursuit en détaillant les causes des difficultés énoncées :

La prise de vues a été faite à la main. Les tours de manivelle ne sont donc pas d’une régularité absolue. [...] D’ailleurs un film ne peut pas être enregistré à une vitesse invariable. Il faut régler le mouvement d’après l’intensité de la lumière. [...] D’autres déformations vont intervenir au moment de la projection. [...] Ce film, composé de cellules enregistrées à des vitesses différentes et collées bout à bout, ne pourrait retrouver son mouvement primitif que si le projectionniste restituait à chaque fragment le « taux d’image » exact que lui avait donné l’opérateur de prise de vues. [...] Rien n’est plus irrégulier, en effet, qu’une projection cinématographique. Le moteur qui actionne la bobine suit toutes les variations de voltage du secteur.

21Ainsi, Vuillermoz souligne les innombrables embûches techniques qui rendent le procédé de synchronisme de Grimoin-Sanson pratiquement dysfonctionnel. La dépendance totale dans laquelle se place la synchronisation vis-à-vis des mouvements mécaniques de l’appareil de prise de vue et de projection, la rend inopérante. Pour Vuillermoz, le fonctionnement du procédé est même pratiquement impossible : « Dans ces conditions, comment le “six-huit” du chef d’orchestre primitif de M. Grimoin-Sanson pourrait-il arriver intact jusqu’à la salle de projection ? ». Le paradoxe est là : l’inventeur pensait contourner la difficulté technique du synchronisme mécanique et c’est une difficulté purement mécanique qui fait tanguer son dispositif. C’est que la mesure donnée par le bâton du chef d’orchestre repose sur la régularité de la restitution du mouvement par la caméra puis par le projecteur. Or cette régularité est impossible à obtenir. Pourtant, dans son brevet, Grimoin-Sanson prétendait bien que son invention permettait « de ne pas tenir compte des irrégularités du film, irrégularités qui jusqu’à présent avaient empêché la synchronisation absolue »30. La réalité de certaines projections – pas toutes si l’on en croit les recensions plus positives – semble lui donner tort.

22Plus loin dans son article, Vuillermoz rapporte une anecdote assez cocasse concernant la projection à laquelle il a lui-même assisté. Malgré l’énergie dépensée par le chef d’orchestre, la concomitance musicale des airs chantés dans la salle et de la diction muette des acteurs de l’écran échoua à plusieurs reprises. Le résultat tient donc à la fois de la pochade et du désastre technique : « Il arrivera même que certains chœurs, comme celui du « Trou normand » se trouvèrent achevés depuis longtemps par les choristes de la pellicule, alors que leurs “doubles” continuaient à s’époumoner dans la salle ». On imagine sans peine l’effet désastreux que put avoir sur le public ce fâcheux décalage. Il est tentant de dresser le parallèle entre ce genre d’incident et les scènes comiques de Singin in the Rain (Chantons sous la pluie, Stanley Donen et Gene Kelly, 1952), reposant sur des problématiques techniques, liées cette fois au synchronisme mécanique – preuve, s’il en fallait une, qu’aucun procédé n’était sans inconvénient technique ni sans nécessité de perfectionnement. Alors qu’il prétendait s’appuyer sur un synchronisme parfait, le Comte de Griolet démontrait, dès ses premières projections, l’obsolescence prématurée d’un procédé que son auteur croyait promis à un bel avenir. Cette désillusion explique sans doute le fait que dès les semaines qui suivent la sortie du film, il s’attelle à la rédaction d’un second brevet.

Second brevet et concurrence

23Il semblerait que Raoul Grimoin-Sanson ait très tôt pris conscience des limites de son procédé. C’est pourquoi il déposa une demande pour un second brevet dès le mois d’octobre 1920. Il y explique d’abord que la présence à l’écran de la baguette du chef d’orchestre offre « l’aspect désagréable d’un corps étranger à l’action »31. Par sa nouvelle invention, Grimoin-Sanson prétend réaliser le synchronisme parfait par la disposition, sur l’appareil de prise de vue, d’un organe accessible au chef d’orchestre permettant de « marquer sur le bord de la pellicule, d’une façon invisible ultérieurement pour les spectateurs, un repère pour chaque temps de la mesure musicale »32. À partir de ces repères sont ensuite pratiquées des encoches. Dans l’appareil de projection, on dispose une tige qui en tombant dans les encoches actionne un système électrique et donne des indications au chef d’orchestre présent dans la salle. Grimoin-Sanson n’abandonne donc pas la philosophie de son synchronisme : l’accompagnement musical doit toujours être effectué par un orchestre et des chanteurs présents dans la salle lors de la projection. En remplaçant la baguette du chef d’orchestre par un système d’encoches et de repères électriques, il mécanise davantage le lien entre la pellicule filmique et le pupitre du chef d’orchestre. La question reste entière de la postérité de ce nouveau procédé, qui paraît relativement complexe à mettre en œuvre. Disposer les repères sur la pellicule suppose en effet un patient travail d’orfèvre. Puisque l’infortuné cinéaste ne réalisa pas d’autre opéra-filmé par la suite, on ne peut que supposer qu’il ne fut pas appliqué. D’autant qu’à partir de 1921 un autre inventeur se positionne sur ce créneau du synchronisme musical avec, semble-t-il, davantage de succès.

24Bien que ses brevets soient légèrement postérieurs à ceux du réalisateur du Comte de Griolet, Charles Delacommune devance en effet Raoul Grimoin-Sanson d’un point de vue technique et commercial. À la tête de la Société du Synchronisme cinématique, il dépose sa demande de brevet en février 192133 et y explique : « le chef d’orchestre [...] se trouve au cours de l’exécution à la merci des fantaisies de l’opérateur ou du courant électrique, qui provoquent des variations constantes dans la vitesse de déroulement du film ». On retrouve ici les mêmes reproches que ceux formulés par Vuillermoz, concernant la dépendance au système électrique. Delacommune se situe dans une perspective plus large que celle de Grimoin-Sanson dans la mesure où il cherche à perfectionner l’accompagnement musical des films en général, et non pas dans la seule application au synchronisme du chant. Il crée donc un procédé qu’il baptise le ciné-pupitre. Le pupitre, placé devant le chef d’orchestre, contient un dispositif électrique grâce auquel se déroule, en accord avec le mouvement propre du film, une longue bande de papier sur laquelle est inscrite la partition accompagnant la projection. Le synchronisme est donc ici mécaniquement assuré, ce qui rend les non-concordances facilement évitables. Plus impressionnant encore, le chef d’orchestre peut, grâce à un curseur placé à portée de sa main, « régler à distance le rythme de déroulement du film, s’il ne correspond pas avec le rythme normal de l’exécution musicale »34. Par ailleurs, Delacommune initie également un autre procédé afin de réaliser le synchronisme de la parole pour des films d’enseignement : le ciné-bruisseur. La presse est plutôt élogieuse quant à ces procédés, un contraste cruel avec l’indifférence ou la critique avec laquelle a été accueilli le synchronisme de Grimoin-Sanson : « voici donc un nouvel horizon qui s’ouvre devant nos cinégraphistes, nos musiciens, nos pédagogues. Le synchronisme des bruits, de la musique, de la parole, et du cinéma autorise mille nouvelles combinaisons (G.-Michel Coissac) »35. Ricciotto Canudo abonde dans le même sens et y voit un procédé précurseur : « Plus que des instruments, c’est toute une technique née chez nous, après bien d’autres, d’où jailliront, sans doute, les règles de ce que M. Delacommune appelle justement la musique cinématique »36. L’invention de Delacommune fut ainsi utilisée pour la projection de l Inhumaine de Marcel L’Herbier – un film à l’aura bien plus importante que l’oublié Comte de Griolet. S’il est difficile d’appréhender l’impact qu’eut le succès d’estime remporté par cette invention concurrente sur Raoul Grimoin-Sanson, il est certain que cela ne favorisa pas la poursuite de ses expérimentations d’opéra-filmé. Le synchronisme, tel qu’il avait été pensé et mis en œuvre par l’inventeur normand se voyait concurrencé et même surclassé, quelques mois à peine après sa première expérimentation.

L’exposition du Musée Galliera et les honneurs

25Malgré les critiques parfois acerbes et la tentative de perfectionnement de son procédé sans grande suite, Raoul Grimoin-Sanson vint présenter son film et son invention originelle au Musée Galliera lors de l’exposition « L’art et le cinéma français » en juin 1924.La projection du Comte de Griolet constituait un des éléments importants de cette exposition de même que les inventions plus anciennes de son réalisateur, notamment son Phototachygraphe de 1896. Dans la demande d’admission déposée par Grimoin-Sanson, la nécessité d’une bonne organisation de la disposition des chanteurs est rappelée37. Pour cela, on fait appel à des chanteurs lyriques : mesdames Marguerite Dallois et Germaine Le Senne, ainsi que messieurs Torelli et Laporte. Le compte-rendu que publie Comœdia de la projection est plutôt louangeur38. Il fait état d’applaudissements chaleureux à l’issue de la représentation. La projection semble s’être mieux déroulée que celle à laquelle Vuillermoz assistait en 1920 puisqu’une brève recension par la Presse mentionne un film aux « harmonieuses photos » et une « musique agréable »39. L’article de Comœdia salue une « gracieuse œuvre musicale », un « film d’une si pure luminosité », et un « synchronisme si habilement composé ». Il est amusant par ailleurs de remarquer que l’auteur de l’article utilise l’expression « vu et entendu » pour décrire son expérience de spectateur du Comte de Griolet, expression qui sera reprise par Abel Gance pour la promotion de la deuxième version de son Napoléon Bonaparte en 193540. Voir et entendre un film, c’est encore une expérience assez unique en 1924 puisque si l’accompagnement musical a alors fait des progrès, il faudra attendre encore quatre ans avant l’arrivée du cinéma parlant. Le fait que le Comte de Griolet soit l’un des films choisis pour l’exposition n’est pas anodin et témoigne de la curiosité que suscite encore le procédé, plusieurs années après sa mise au point, et ce malgré une exploitation en salle plutôt poussive.

26Malgré tout, les honneurs de l’exposition du Musée Galliera ne semblent n’avoir pu constituer qu’un baroud d’honneur pour le Comte de Griolet, qui sombra par la suite dans l’oubli. Finalement, Grimoin-Sanson reconnut lui-même l’échec de son film. Dans son autobiographie, il constate, amer : « Malheureusement, le film ne fut que peu joué ». Le désintérêt des salles de cinéma à son encontre est sans aucun doute accentué par l’aspect pratique complexe qu’implique un tel spectacle cinématographique. La projection réussie d’un film comme le Comte de Griolet suppose en effet que la salle puisse louer les services d’un orchestre et de chanteurs lyriques, ce qui n’a rien d’évident. L’inventeur lui-même en convient : « sans doute le film effraie-t-il les directeurs de salle par la dépense inusitée que représentent les quatre chanteurs »41. Un tel regret nous éclaire sur la disparité qui pouvait exister entre les salles des années 1920. De la petite salle de quartier, où seul un pianiste accompagne les projections42, aux grandes salles telles l’Omnia-Pathé ou le Gaumont-Palace43, où un orchestre pouvait compter plusieurs dizaines de musiciens, il y a un réel fossé. On comprend aisément que les petites salles n’aient pu projeter un film comme le Comte de Griolet. En Normandie néanmoins, celui-ci semble avoir connu un succès important : « un vrai triomphe fut obtenu un peu plus tard à Dieppe, à Rouen, et au Havre, où les salles louées ne désemplissaient pas »44. Le malheureux inventeur-cinéaste pu donc s’en consoler, avec une pointe de fierté régionale.

27Dans les années qui suivent, Raoul Grimoin-Sanson ne réalise pas d’autre opéra-filmé. Il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur en août 192645 dans la même promotion qu’Arthur Bernède et Marcel L’Herbier. Il est à la même époque en charge de l’exposition sur le cinéma au Conservatoire national des arts et métiers. Il s’attelle alors à la rédaction de son autobiographie et s’attache surtout à défendre ses prétentions dans la paternité de certaines inventions. La plus emblématique de ces controverses sera celle menée face à René Bunzli et Pierre-Victor Continsouza au sujet de la croix de Malte, c’est-à-dire le mécanisme d’entraînement du film en 1928. Il meurt en 1941, relativement oublié, mais reconnu dans certains hommages comme pionnier du cinéma46.

28_Le Comte de Griolet_ est donc un objet cinématographique passionnant à plus d’un titre : opéra-filmé reposant sur un procédé de synchronisme à la fois révolutionnaire et sans avenir ; film s’insérant dans une tradition cinématographique de par son traitement de la Révolution française ; spectacle cinématographique accordant une large place à l’étape de la projection en salle ; invention née dans l’esprit d’un créateur prolifique, personnage fascinant, mais difficilement cernable. La perspective qui sera suivie à partir de 1928 à l’avènement du parlant est radicalement différente de celle du Comte de Griolet et signera l’arrêt de mort de cette vie artistique entourant la projection du film. Ce sera en quelque sorte le triomphe du synchronisme mécanique sur un synchronisme supposant la présence d’artistes lors de la représentation. Le Comte de Griolet est un film qu’il n’est pas inutile de redécouvrir, malgré ses faiblesses, et ce pour au moins deux raisons : son insertion dans les pratiques du spectacle cinématographique des années 1920 et sa place dans l’histoire technique du cinématographe.

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Notes

1 Il existe deux versions restaurées du film, l'une muette, l'autre sonorisée, toutes deux conservées aux Archives françaises du film (AFF).

2 Il est toutefois évoqué, accompagné d'un extrait, par Maurice Gianati dans le documentaire d'Eric Lange, À la recherche du son (Lobster, 2003). (NdR)

3 Voir Martin Barnier, En route vers le parlant, Histoire d'une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Bruxelles, CEFAL, 2002 et Bruits, cris, musiques de films. Les projections avant 1914, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

4 Giusy Pisano, Une archéologie du cinéma sonore, Paris, CNRS, 2004.

5 Jacques Isnardon (1860-1930) dirigeait par ailleurs la classe de déclamation lyrique au Conservatoire.

6 Une lettre de 1924 à Edmond Benoît-Lévy atteste cette prétention (BnF Arts du spectacle, MN 1023), tout comme son autobiographie parue en 1926.

7 R. Grimoin-Sanson, le Film de ma vie, Paris, Henry-Parville, 1926, p. 79.

8 Ibid.

9 Jean-Louis Croze, « M. Raoul Grimoin-Sanson qui vient de réaliser le synchronisme des “films lyriques” nous conte ses déboires et ses succès d'inventeur », Comœdia, 4 octobre 1920, p. 1.

10 Ibid.

11 Jean-Jacques Meusy, « Raoul Grimoin-Sanson » dans F. Albera, J. A. Gili (dir.), « Dictionnaire du cinéma français des années 1920 », 1895 revue d'histoire du cinéma, no 33, 2001 et J-J. Meusy, « L'énigme du Cinéorama », Archives, no 37, janvier 1991, pp. 1-16.

12 Ces statistiques ont été établies dans le cadre d'un doctorat portant sur « Les imaginaires cinématographiques de la Révolution française, 1895 – 1945 », en cours de réalisation, sous la direction d'Antoine de Baecque.

13 Frantz Schmitt, Dictionnaire des brevets cinématographiques français, des origines à 1929, Paris, Prodiex, 1996, p. 105 et 109.

14 « Brevet d'invention no 516.734, M. Raoul Grimoin-Sanson, demandé le 9 juin 1920, délivré le 9 décembre 1920 », Institut National de la Propriété Industrielle.

15 M. Barnier, Bruits, cris, musiques de films, op. cit., p. 189.

16 La notion d'« infirmité » se lit surtout dans les propos de ceux qui sont mobilisés par la quête du synchronisme puis à l'époque de l'émergence du cinéma parlant. Elle est aujourd'hui nettement remise en cause, voir Vincent Pinel, le Cinéma muet, Paris, Larousse, 2010.

17 « Brevet d'invention no 516.734 », op. cit.

18 Il est important de le préciser car on pourrait vouloir lier l'œuvre de Grimoin-Sanson aux « fééries », spectacle intermédial populaire à la Belle Époque, mêlant théâtre, chant, danses, et usage du cinématographe.

19 Cf. Giusy Pisano, Valérie Pozner (dir.), le Muet a la parole, Paris, AFRHC/CNRS, 2005.

20 M. Barnier, Bruits, cris, musiques de films, op. cit., p. 15.

21 Michel Chion cite le témoignage de Louis-Ferdinand Céline qui, dans Mort à crédit (Paris, Denoël, 1936), évoque une projection au cours de laquelle, seul le « ronron du moulin » était audible (Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 2003, p. 16).

22 M. Barnier, Bruits, cris, musiques de films, op. cit., p. 141.

23 À l'occasion de « la dernière promotion de la Légion d'honneur » (qui est attribuée à Arthur Bernède et Marcel L'Herbier tandis que Grimoin-Sanson est élevé au rang de Chevalier), un article anonyme de Comœdia en 1926 le dit membre de cette société « depuis 47 ans », affirmation difficile à vérifier (« Le cinéma à l'honneur », Comœdia, 21 août 1926, p. 3).

24 Martin Barnier indique que « des spectacles cinématographiques avec doublage direct dans la salle circulaient dans toute la France » dès les années 1910 (Bruits, cris, musiques de films, op. cit., p. 111).

25 Ibid.

26 Voir notamment Alain Carou, Béatrice de Pastre (dir.), « Le Film d'art et les films d'art en Europe, 1908-1911 », 1895 revue d'histoire du cinéma, no 56, décembre 2008.

27 Jean-Louis Croze, « M. Raoul Grimoin-Sanson qui vient de réaliser le synchronisme des “films lyriques” nous conte ses déboires et ses succès d'inventeur », art. cit.

28 Il publiera une Histoire de la musique (Paris, Fayard, 1949). Voir Pascal Manuel Heu, le Temps du cinéma. Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique, 1910-1930, Paris, L'Harmattan, 2003 (voir également Pascal Manuel Heu, « À la recherche du patriarche perdu. La critique, Émile Vuillermoz (1878-1960) et le cinéma », thèse de doctorat en Histoire du cinéma dirigée par Jean A. Gili, Université de Paris 1, décembre 2015 – NdR).

29 Émile Vuillermoz, « Le film de la semaine. Le Comte de Griolet », Comœdia, 4 mai 1923, p. 3. Voir l'article intégral dans la partie Archives de ce numéro.

30 « Brevet d'invention no 516.734 », op. cit.

31 « Brevet d'invention no 535.216, M. Raoul Grimoin-Sanson, demandé le 26 octobre 1920, délivré le 20 janvier 1922 », Institut National de la Propriété Industrielle.

32 Ibid.

33 « Livret de présentation du Synchronisme cinématique », archives de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, 8-DEP-004-076.

34 Ibid.

35 La Cinématographie française, 29 octobre 1921.

36 Riccioto Canudo, la Revue hebdomadaire, avril 1922, cité dans « Le synchronisme cinématique, Société anonyme en formation », archives de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, 8-DEP-004-076.

37 Archives du Musée Galliera, « Demande d'admission de R. Grimoin-Sanson ».

38 V. Guillaume-Danvers, « Le comte de Griolet, synchronisme du geste et de la voix », Comœdia, 20 juin 1924, p. 4 (à noter que V. Guillaume-Danvers était, tout comme Vuillermoz, également critique musical – NdR).

39 Ray[mond] B[erner], « Petites nouvelles », la Presse, 21 juin 1924, p. 2 (à noter que Berner était lui aussi critique musical – NdR).

40 Dont le titre exact sera Napoléon Bonaparte vu et entendu par Abel Gance.

41 R. Grimoin-Sanson, le Film de ma vie, op. cit., p. 166.

42 Et même parfois joue pour les entr'actes sans accompagner véritablement les films (voir M. Barnier, Bruits, cris, musiques de films, op. cit.).

43 « L'orchestre jouait au début de la représentation, à la reprise du spectacle après l'entr'acte et la fin de la séance (“retraite”). Il accompagnait aussi la projection » (Jean-Jacques Meusy, Écrans français de l'entre-deux-guerres. I. L'apogée de l'Art muet, Paris, AFRHC, 2017).

44 R. Grimoin-Sanson, le Film de ma vie, op. cit., p. 168.

45 F. Albera, J. A. Gili (dir.), « Dictionnaire du cinéma français des années vingt », op. cit.

46 Le Film, no 28, 1941, p. 27.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Huzar, « Le Comte de Griolet de Raoul Grimoin-Sanson (1920-1924) et l’opéra filmé synchronique au temps du muet », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 90 | 2020, 40-61.

Référence électronique

François Huzar, « Le Comte de Griolet de Raoul Grimoin-Sanson (1920-1924) et l’opéra filmé synchronique au temps du muet », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 90 | 2020, mis en ligne le 03 janvier 2024, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/1895/7702 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.7702

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Auteur

François Huzar

François Huzar est agrégé d’Histoire, professeur de lycée, chercheur associé à la Cinémathèque française et doctorant en Études cinématographiques à l’Université Paris 3. Sa thèse porte sur « Les imaginaires cinématographiques de la Révolution française (1895-1945) » (sous la direction d’Antoine de Baecque). Il a publié « Marie-Antoinette à l’écran (1903-2019) », dans A. de Baecque (dir.), Marie-Antoinette. Métamorphoses d une image (2019).

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Droits d’auteur

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