III. L'invention du principat médicéen (1512-1609) (original) (raw)

1L'établissement monarchique en faveur des Médicis réalise dans la Florence des années 1530 l'une des transformations majeures d'un système politique dont les soubassements demeurent, et pour longtemps, ceux d'un État citadin. Entendue ainsi, l'invention du principat recouvre d'abord, dans un sens restreint, le processus qui conduit à l'installation du premier duc de Florence, Alexandre de Médicis entre 1530 et 1532. Au-delà de cette fixation institutionnelle, le principat est indissociable de l'apparition d'un ensemble de pratiques de gouvernement et de normes légales qui, avec le duc Côme Ier, à partir de 1537, ont trouvé place dans un vieil édifice déjà constitué et dont on soulignera deux caractéristiques principales : il repose désormais sur une dualité entre le monopole de l'autorité princière et la pluralité des pouvoirs d'origine citadine ; il assume de façon renouvelée la domination de Florence sur les villes et les communautés qui lui sont assujetties. Si le régime princier émerge dans les contraintes de l'urgence, aux temps des guerres d'Italie, la consolidation de la monarchie florentine inscrit sa stabilité sur la conjoncture particulière de la seconde moitié du xvie siècle. On mesure ainsi dans la Toscane des trois premiers grands-ducs, Côme Ier (1537-1574), François Ier (1574-1587) et Ferdinand Ier (1587-1609), les équilibres à la fois sociopolitiques et territoriaux qui sous-tendent ce que l'on appellera ici le pacte médicéen, et en assurent la pérennité.

De la restauration médicéenne à la transition monarchique

2En 1512, le retour à Florence du cardinal Giovanni dei Medici met fin à dix-huit années d'un régime de liberté républicaine, inauguré en 1494 par la fuite de son frère aîné Piero. Ce retour prend les allures d'une restauration de l'ancien système médicéen dans la mesure où le démantèlement des nouveautés du régime de libertà est suivi du rétablissement des instruments caractéristiques de la domination politique des Médicis depuis le xve siècle. Au départ, le cardinal Giovanni, devenu pape sous le nom de Léon X (11 mars 1513), n'envisageait pas la conduite des affaires de la cité florentine sous des formes radicalement différentes de celles de son père : un contrôle vigilant des principales magistratures allié à un patronage maîtrisé en direction des grandes familles amies. Fidèle à des solutions prioritairement familiales, le pape, pour représenter les Médicis, fait le choix de Lorenzo, son neveu, qui remplacera Giuliano, son frère. Sous la conduite de Lorenzo de 1513 à 1519, l'autorité médicéenne est mise à l'épreuve dans sa gestion clientélaire des magistratures citadines, assurée par le secrétaire Goro Gheri1. De plus, la guerre de Lombardie et celle d'Urbino modifient les conditions d'exercice de ce pouvoir et suscitent l'émergence marginale d'une figure princière : capitaine général de la République de Florence (1515), puis duc d'Urbino (1516), Lorenzo s'embarrasse peu des susceptibilités civiques, heurtées par le modèle courtisan de son entourage. Ses allures princières, les dysfonctionnements du clientélisme politique, le coût de la guerre et les menaces qu'elle représente pour le territoire de la Toscane florentine ont suscité un mécontentement profond, dont le cardinal Giulio dei Medici est parfaitement conscient. Chargé par Léon x, après la mort de Lorenzo (mai 1519), de la conduite d'un système politique qu'il connaît parfaitement, le cardinal assume une position plus subtile que son prédécesseur et laisse jouer, sous surveillance, les mécanismes du patronage médicéen. Par tactique, il consent même à ce que s'ouvre une discussion sur les formes du gouvernement et accepte qu'on lui soumette des projets de refondation institutionnelle, inspirés par les modèles républicains de libertà. La mort de Léon x en 1521, l'élection d'Adrien vi, et la vaste conjuration anti-médicéenne de 1522, qui sera durement réprimée jusque dans les cercles lettrés, mettent un terme à ces ambiguïtés sur l'évolution du régime de la cité. Elu pape, le 18 novembre 1523, sous le nom de Clément vii, le chef de la famille des Médicis adopte une solution qui est jugée sévèrement dans la classe dirigeante florentine. La maison des Médicis sera représentée en ville par deux garçons, l'un et l'autre mineurs et de naissance illégitime, Ippolito, fils de Giuliano, duc de Nemours, et Alessandro, fils de Lorenzo, duc d'Urbino, placés sous la conduite du cardinal Silvio Passerini qui exerce de fait la réalité du gouvernement. Or les mécanismes d'agrégation au système médicéen des intérêts de l'élite fonctionnent mal : la chronique politique des années 1523-1527 montre qu'en accentuant la dépendance envers Rome, ce régime de mineurs sous la tutelle d'un prélat s'est décrédibilisé et, perdant une partie de ses soutiens traditionnels, qu'il ne dispose plus que d'une assise réduite2.

3Les historiens florentins qui ont relaté les événements de 1527 à 1530 ont eu la certitude de décrire à la fois une inflexion majeure dans le destin de Florence et ce que l'on peut considérer comme la véritable matrice de l'institutionnalisation monarchique au profit des Médicis3. Après l'émeute du 26 avril 1527, la nouvelle du sac de Rome, arrivée à Florence le 11 mai 1527, précipite la chute du régime et la fuite des deux héritiers. La seconde liberté de Florence s'ouvre véritablement avec le rétablissement du Grand Conseil (Consiglio maggiore), symbole de l'émancipation d'un régime dit du Popolo (par opposition au régime médicéen), auquel participent des membres de l'aristocratie favorable à une république oligarchique, des courants inspirés par les précédentes expériences de libertà, notamment dans la mouvance savonarolienne, et les tenants de la lutte à outrance contre Clément vil Sous ce régime aux aspects contradictoires, Florence a connu à partir du printemps 1529 trois défis d'une gravité exceptionnelle : l'exacerbation des antagonismes internes et la radicalisation de la lutte politique qui contraindra à la fuite une partie des Grands, suspects ou proscrits ; l'invasion de la Toscane par les armées de l'empereur et du pape réconciliés, qui débouche sur une crise territoriale au cours de laquelle les villes sujettes tombent ou se livrent volontairement, dans un climat de défiance et de sécession envers la cité dominante ; enfin, l'épreuve du siège de Florence entre 1529-1530, entamée par un blocus, poursuivie comme une guerre d'usure, et qui s'achève sur une reddition largement acquise par le refus des chefs militaires de persévérer4. En août 1530, les partisans de la résistance sont défaits à l'intérieur de la ville, et les Florentins signent avec les assiégeants leur acte de reddition le 12 août 1530. Après une défaite, vécue comme une trahison, un républicanisme vivace et nostalgique animera encore quelque temps les opposants en exil (fuorusciti) dans les autres États italiens. En sens inverse, le drame du siège, qui a saigné à blanc la population de Florence, le souvenir des proscriptions, l'épuisement du territoire ravagé par la faim, les soldats et les épidémies ont installé dans l'oligarchie florentine une détestation du régime de 1530 et de son opiniâtreté autodestructrice, qui ne laisse que peu d'alternative à un compromis, lucide ou résigné, avec Clément vii. Le renversement du système en place est acquis après la reddition de la ville dans un coup de force assez traditionnel, le 20 août 1530 : la convocation d'une assemblée générale (parlamento), manœuvrée par les partisans des Médicis, fait tomber le régime et désigne par acclamation une commission exécutive dotée des pleins pouvoirs (balìa).

4Les capitulations d'août 1530 prévoyaient explicitement que l'empereur aurait à se prononcer sur la forme du régime politique, dans le respect de la libertà. Pendant quelques mois, le pape Clément vii laissa le commissaire apostolique, Baccio Valori, et les aristocrates (Ottimati) revenus en force assumer la répression judiciaire, régler le difficile ravitaillement de la capitale et veiller au retour des villes sujettes sous la domination ordinaire5. C'est seulement de 1531 à 1532 que se dessine ouvertement la stratégie clémentine en vue de l'installation au pouvoir d'Alexandre, dans ce qui doit être analysé comme un processus de transition monarchique en deux phases. Choisi de préférence à son cousin Ippolito, le jeune héritier avait été envoyé à la cour impériale pour y recueillir l'acte fondateur statuant sur son avenir princier. Au même moment, le pape cherche à créer les conditions favorables à ses projets grâce à l'habileté de son nouveau représentant à Florence, l'archevêque de Capoue, Nicolas Schömberg, et par des consultations de personnalités choisies au sein de la classe dirigeante (février-avril 1531)6. Conscient des hostilités que rencontreront ses efforts, s'ils vont au- delà d'une restauration renforcée du système antérieur à 1527, Clément VII déploie fermeté et persuasion à l'égard des élites florentines. Un premier pas est franchi en février 1531 quand Alexandre est coopté par la balìa et déclaré apte à présider et exercer toutes les fonctions des magistratures et des conseils de la cité. Mais l'étape décisive n'intervient que le 6 juillet 1531, lorsque la décision de Charles Quint qui s'était fait attendre pendant des mois, est solennellement rendue publique à Florence. La bulle impériale (datée du 28 octobre 1530) légitime le retour au pouvoir des Médicis et renoue le fil des temps rompu par la cassure de 1527 : selon ses termes, elle fait d'Alexandre de Médicis le « chef » de la république de Florence et prévoit qu'à sa mort lui succéderont ses fils et héritiers par ordre de primo- géniture, ou, à défaut, le plus proche de ses parents parmi les hommes de sa famille7.La décision, plus complexe qu'on ne le croit, reconnaît au jeune prince et futur gendre de l'empereur une autorité supérieure en forme de droit héréditaire, sans toucher au système des magistratures citadines, ni à ses procédures électives. Cette paradoxale investiture, acte de suprématie en même temps que d'arbitrage, n'est assortie d'aucun titre de souveraineté neuf en faveur du nouveau maître de la république de Florence.

5La restauration d'un pouvoir médicéen, personnel et transmissible, légitimé par l'empereur, ne constituait qu'une partie du dessein politique du pape. Une deuxième série de consultations (janvier-avril 1532) permet de sonder les opinions et de faire émerger chez certains des formules d'acceptation franche du principat, au milieu de positions plus conformes aux traditions collégiales d'une société politique, bien décidée à se laisser imposer l'institutionnalisation de la monarchie plutôt qu'à l'initier elle-même. Aussi, le processus de transformation des organes de gouvernement est-il engagé sur une demande expresse de Clément vii à la balìa. Les travaux de la commission des douze réformateurs chargés en avril 1532 de mener à bien l'entreprise, aboutissent, sur des bases pré-élaborées, à la promulgation rapide d'un texte fondamental qui redéfinit la répartition des pouvoirs florentins. Les Ordinazioni du 27 avril 1532 se présentent comme une loi organique réformant les plus hautes fonctions de la république afin d'inscrire dans le droit et dans les actes de la pratique politique de la cité une monarchie héréditaire. Techniquement, il s'agissait de rendre compatible cette monarchie avec un système fondé depuis longtemps sur la désignation par tirage au sort de magistratures citadines, c'est-à-dire de réaliser une transaction juridique entre l'autorité du prince et la prééminence de l'élite citadine. Au sommet de l'édifice, le duc Alexandre reçoit le titre officiel de « duca della repubblica fiorentina, come si chiama il doge a Venezia », comparaison qui éclaire les intentions et les modèles des réformateurs. Mais ici, l'hérédité du pouvoir est reconnue à la descendance masculine du duc ou, le cas échéant, au plus proche de ses parents dans la famille médicéenne. La Seigneurie, avec ses prieurs et son gonfalonier, c'est-à-dire la principale formation exécutive de la cité depuis la fin du xiiie siècle, est abolie et ses compétences sont transférées, pour l'essentiel, à un organe restreint formé par le duc et quatre conseillers qui constituent le Magistrato Supremo. Les conseillers, réunis sous la présidence du duc, ou de son lieutenant, seront choisis parmi les sénateurs. Le texte prévoit en effet la création de deux hautes assemblées : le conseil des Deux-Cents et le conseil des Quarante- Huit (qui prendra ensuite le nom de Sénat). Ces conseils sont, en avril 1532, l'émanation des forces qui gouvernent Florence depuis deux ans, et qui ont dû se rallier, bon gré mal gré, à la nouveauté monarchique. En tant que représentation du corps civique, il revient au conseil des Deux- Cents d'approuver les édits spécifiques relatifs aux particuliers ou aux communautés et de désigner certains magistrats. Au sein de cette assemblée, le duc choisira les Quarante-Huit membres du Sénat, nommés à vie. Leurs compétences sont formellement d'ordre législatif, au sens où ils approuvent les lois générales (y compris les ordonnances financières) sans véritable discussion ; conformément aux attentes de l'oligarchie, ce Sénat devait être une instance d'attribution des charges et de nomination des magistrats du « dedans » (de la cité florentine) comme du « dehors » (dans le Domaine florentin). La place de l'élite sénatoriale est assurée par des dispositions qui lui réservent des fonctions dans les magistratures collégiales ainsi que des charges d'ambassadeurs ou de commissaires8. Le fonctionnement des scrutins généraux et des tirages au sort (tratte) est ajusté selon les règles et les attributions nouvellement définies9. Ainsi, pour vaincre les résistances que soulevait l'institution monarchique, plus encore que l'autorité médicéenne elle-même, il avait fallu mettre en avant une réforme qui pouvait passer pour une formule de collaboration entre le duc Alexandre et le patriciat de la cité.

6La fixation institutionnelle du principat et les cinq années du règne d'Alexandre (1532-1537) ouvrent une période cruciale dans le processus de construction de la monarchie médicéenne. Le principat d'Alexandre, souvent traité par les historiens florentins du xvie siècle à des fins polémiques ou justificatrices, demeure mal connu pour le détail de ses actes de gouvernement. Le conseil du prince représentait un enjeu décisif dans l'équilibre politique de 1532 : il apparut assez vite que le Magistrato Supremo ne serait pas le véritable lieu de la consultation ni de la prise de décision, le jeune duc s'en remettant au cardinal Innocenzo Cybo et à un groupe de conseillers ayant le bénéfice de l'âge et de l'expérience, auquel participe Francesco Guicciardini. Non dépourvu de secrétaires et de juristes à son service, le prince, ou ceux qui gouvernent pour lui, projettent des réformes dans le domaine de la répartition des charges fiscales et de la reprise en main d'un territoire aux ressources éprouvées. À Florence même, pour des raisons symboliques évidentes, la construction de la nouvelle forteresse, entre juillet 1534 et décembre 1535, est demeurée comme l'un des choix les plus marquants. Conçue dans l'entourage de Clément vii dès 1532, approuvée par le duc et soutenue par l'empereur jusqu'à son achèvement, l'édification de la fortezza da basso est à la fois une mesure de défense contre le péril d'un retour du Popolo et une garantie sur l'avenir10. Jugée humiliante et tyrannique, la forteresse sera ajoutée à la liste des plaintes contre les abus d'un régime d'arbitraire, dont les créatures ducales et l'usage répressif de la justice criminelle devenaient commodément les figures emblématiques.

7En apparence, les signes ne manquent donc pas d'un rejet de la greffe monarchique, qui visent, ensemble ou séparément, la personne et la fonction du souverain, ses actes et son entourage. Avec la mort de Clément VII, le 25 septembre 1534, l'épreuve redoutée par le duc et ses conseillers se vérifie. À Naples, en décembre 1535, les composantes hétérogènes du front des opposants - authentiques partisans de la libertà ou aristocrates en rupture de fidélité - s'accordent, tant bien que mal, pour demander à Charles Quint la déchéance d'Alexandre, au moment même où celui-ci vient en personne rechercher la confirmation d'une alliance matrimoniale promise depuis longtemps. Les mémoires de plainte et les discours de défense, déposés par les deux parties à la demande de l'empereur, développent des conceptions antagonistes des fondements du pouvoir princier à Florence. Les fuorusciti plaident le caractère tyrannique du gouvernement d'Alexandre, sous le double critère bartolien de la tyrannie « ex defectu tituli » et de la tyrannie « exparte exercitii », argumentation qui est juridiquement cohérente, mais tactiquement maladroite, car elle met en question les actes fondateurs de 1530 et 1532. La défense du duc est assurée par F. Guicciardini, dont le métier d'avocat n'est jamais absent de la stature de conseiller politique des princes11. Il répond donc aux accusations portées contre Alexandre en donnant une interprétation de la libertà apparemment réductrice, mais qui préserve sur le fond la légitimité de la monarchie dans une appréciation réaliste et anticipée de la puissance impériale en Italie : l'obligation de conserver la libertà invoquée dans les capitulations de 1530 devait s'entendre comme l'engagement de l'empereur à maintenir Florence libre et indépendante de toute domination étrangère12. Le procès en tyrannie engagé contre Alexandre s'achève ainsi au début de 1536 sur une victoire ambiguë du prince florentin. Le mariage avec Marguerite d'Autriche (février 1536) qui en fait le gendre de l'empereur, puis le séjour de Charles Quint à Florence (mai 1536) sanctionnent aux yeux de tous une alliance durable. Mais le sens exact de cette protection est celui d'une dépendance accrue de Florence, le duc ayant cédé par anticipation le contrôle des forteresses s'il venait à disparaître.

8L'assassinat d'Alexandre (6 janvier 1537) par Lorenzo di Pier Francesco Medici, son cousin et son courtisan, demeure paradoxalement l'un des événements qui ont contribué à donner au principat médicéen sa forme définitive. Quels que soient les motifs qui l'aient guidé, il semble que Lorenzo ait voulu faire de ce geste homicide un acte parfait, autorisé par les exempla de l'Antiquité. L'affirmation centrale de l'Apologie - « Je dis donc que mon but était de libérer Florence, et tuer Alexandre en était le moyen » - fait de la personne physique du tyran le principal obstacle à la liberté de Florence13. Pour Lorenzo, le tyrannicide était en lui-même une libération, les modalités de remplacement du tyran ne lui appartenant pas. Cette vision imprégnée de classicisme est une sorte d'anachronisme, ou tout au moins une erreur d'appréciation : en témoignent la rapide réaction de l'entourage philo-impérial d'Alexandre, la prise de conscience de l'oligarchie ralliée au principat, et_, a contrario,_ la mobilisation limitée des milieux urbains de Florence, supposés acquis à la libertà.

Le principat de Côme Ier : fondements et pratiques (1537-1574)

9La mort du duc Alexandre ouvre une crise de succession dans l'histoire de la monarchie florentine, rapidement et partiellement surmontée par la décision du Sénat de placer Cosimo di Giovanni dei Medici, issu d'une branche cadette de la famille, à la tête du gouvernement de la République (8 janvier 1537). Les promoteurs d'une solution élaborée dans l'urgence — au premier rang desquels on place traditionnellement F. Guicciardini — l'ont présentée et sans doute conçue comme une sorte de réponse à quatre incertitudes majeures : la menace d'un soulèvement à Florence, l'intervention directe de l'empereur pour s'assurer des possessions de son gendre, les initiatives des opposants en exil et de leurs alliés, l'agitation prévisible des villes sujettes du Domaine. Élu comme chef de la République de Florence sans le titre de duc (9 janvier 1537), avec des pouvoirs circonscrits et un revenu limité (10 janvier 1537), placé sous la tutelle des hommes d'expérience qui l'avaient choisi, le jeune Côme a pu se maintenir d'abord sous l'effet d'une reconnaissance conditionnelle accordée par Charles Quint, qui lui impose un serment de fidélité et un protectorat militaire par l'abandon des forteresses de Florence et Livourne (juin 1537).

10Comment ce régime dont l'indépendance était réduite et la crédibilité initiale faible a-t-il évolué vers une formule de principat autoritaire très éloignée de la monarchie mixte et tempérée, imaginée un moment par ceux qui l'avaient inspirée ? Au-delà de l'échec des entreprises militaires des fuorusciti florentins, vaincus à Montemurlo en août 1537, on pense au mécanisme d'autonomisation graduelle de Côme à l'égard de ses différents mentors (F. Guicciardini, le cardinal Cybo) mais cette émancipation du prince, même secondée par un noyau réduit de familiers, et avalisée de l'extérieur par la reconnaissance impériale, n'explique pas tout ; et, sans doute faut-il aussi prendre en compte les effets des contraintes de l'urgence sur l'ensemble d'un territoire qui est loin d'être entièrement pacifié ou sécurisé de 1537 à 1542. De véritables filières de commandement, de patronage et d'information se sont constituées à partir du duc Côme et de ses proches, en direction du groupe des commissaires et des recteurs, du milieu des hommes d'armes - capitaines et maîtres de forteresses - et, plus largement, de tout un réseau de correspondants et de relais locaux, citoyens florentins ou sujets du Domaine, anonymes ou notables14.

11La pérennisation de ce régime, fondé dans l'urgence, se manifeste à Florence par des signes convergents : l'installation de Côme dans le vieux palais de la Seigneurie devenu palais ducal (15 mai 1540), la naissance d'un fils héritier, François, né deux ans après le mariage avec Éléonore de Tolède (25 mars 1541), et surtout la restitution des forteresses encore aux mains de l'empereur (3 juillet 1543). Sur le plan politique, le choix des hommes et des procédures de décision révèle un renforcement de l'autorité ducale qui procède moins d'un dessein pré-établi d'abaissement des conseils et des magistratures florentines que de l'affermissement d'une capacité de contrôle et d'intervention, démultipliée dans les pratiques quotidiennes de gouvernement. On considère habituellement que deux types de charges nouvelles soutiennent ce processus de construction de l'autorité princière dans son rapport aux magistratures citadines : les auditeurs et les secrétaires. La création de charges d'auditeurs (auditore delle rifiormagioni, auditore fiscale, auditore della giurisdizione), l'élargissement de leurs attributions théoriques et la désignation de jurisconsultes de valeur, comme Iacopo Polverini, traduisent l'affirmation d'un groupe de collaborateurs immédiats du duc, techniciens du droit appelés tout à la fois à examiner les affaires variées qu'on leur confie et à relayer la volonté médicéenne auprès des magistratures citadines. La charge de premier secrétaire est donnée à des gens de confiance : à Francesco Campana d'abord, puis, à sa mort en 1546, à Lelio Torelli, dont l'autorité personnelle est renforcée par son rang d'auditeur, enfin à Bartolomeo Concini, en 1570. Derrière ces hauts personnages, un groupe de secrétaires au départ assez réduit — ils sont une dizaine en 1551 - est affecté à l'expédition des lettres ducales ou à des missions temporaires à l'extérieur de Florence. D'autre part, aux côtés des magistraturescitadines, dont les membres sont renouvelés par rotation selon les procédures définies en 1532, on assiste à l'augmentation du nombre des provveditori, segretari, cancellieri, de tout un personnel choisi par le prince et assurant des fonctions permanentes du greffe, d'enregistrement, de comptabilité ou de gestion. Ce groupe que l'on désigne, par commodité, sous l'appellation de « bureaucratie » accueille, pour une partie de ses membres, des non-Florentins venus des villes et des communautés sujettes, des étrangers à la Toscane, des hommes nouveaux, dont l'élévation, lorsqu'il s'agit de secrétaires et d'auditeurs, dépend largement de la volonté du prince15.

12Sans faire disparaître la dualité des pouvoirs, introduite depuis 1532 par la juxtaposition de la personne institutionnelle du duc à un édifice composé de conseils et de magistrats, l'agencement qui se dessine entre les organes de la collégialité citadine (temporaires et électifs) et les charges de la bureaucratie médicéenne (permanentes et spécialisées) apparaît comme la résolution pratique, au profit du Prince, du fonctionnement régulier de l'Etat florentin. L'habitude de réunir à part quelques-uns de ces proches collaborateurs ducaux en une Pratica Segreta est établie à partir de 1547 ; la présence d'un trésorier et de magistrats en charge du Domaine complétera ensuite la formule. Contrairement aux apparences, il s'agit moins ici d'un conseil des affaires d'État que d'une instance de consultation technique sur des dossiers (memoriali) dont le contenu, extrêmement varié, sera examiné en vue d'une prise de décision ultérieure, que le duc se réserve. La stricte subordination que Côme prétendait imposer aux auditeurs et aux secrétaires à son service, le respect des hiérarchies et des préséances, l'inscription de ces nouveautés dans les cadres de la cité ont pu rendre cette inflexion moins insupportable aux aristocrates siégeant dans les conseils et les magistratures qui leur étaient réservées. De plus, si le principat cosimien a promu de nouveaux venus et des juristes de haut rang, il stabilise aussi des gens de vieille famille : dans des compétences territoriales, pour ceux qui sont choisis par la main du prince comme commissaires des villes sujettes ; et dans des compétences diplomatiques, pour les nobles personnages employés dans des ambassades où s'exprimera leur savoir-faire de la négociation. En examinant les mémoires et les guides décrivant les magistrats, les conseils et les bureaux florentins sous Côme Ier, l'édifice institutionnel du principat apparaît vers 1560 comme un ensemble mixte mais cohérent16. La pluralité des magistratures ou des juridictions d'origine communale y est tenue en son sommet par une autorité monarchique forte, dont le principal souci n'est pas d'amoindrir les fondements d'un État citadin - dont elle est en partie l'émanation - mais d'en assurer de façon pragmatique le fonctionnement continu sous son contrôle permanent.

13S'il est un domaine où le principat cosimien s'est voulu exemplaire, c'est bien dans l'exercice de la justice. Il a été montré que le thème classique du prince justicier se décline à Florence selon un double registre : celui de la répression pénale et de la terreur qu'inspire un prince que l'on craint ; celui de la pacification intérieure, garantie à tous les sujets sous la protection du souverain. À côté d'un motif convenu de célébration princière, il faut donc prendre en considération le sens exact que le régime cosimien assigne à sa pratique judiciaire. Prince justicier, le duc Côme prétend l'être contre ses ennemis, dont l'élimination est identifiée à une forme de châtiment, mais aussi contre les auteurs des crimes et délits que sanctionnent les normes sévères et diversifiées, qu'il promulgue dans tout le champ de la loi. Prince législateur, avec la collaboration de juristes comme L. Torelli et I. Polverini, Côme est à l'origine d'une œuvre consistante en matière de législation criminelle : lois sur le crime de lèse-majesté (1549), sur les homicides (1548), sur le blasphème et la sodomie (1542), sur les sicaires et tueurs stipendiés (1556), sur les violences charnelles (1558). Les motivations des préambules font apparaître les tendances autoritaires et répressives du souverain, sa volonté de régulariser l'application des peines, mais aussi son aspiration à discipliner les mœurs de ses sujets. Naturellement, dans ses moyens comme dans ses effets, le fonctionnement judiciaire reste très éloigné des idéaux proclamés, et la loi du prince ne résorbe pas la pluralité des droits ; mais l'essentiel était sans doute de légitimer l'autorité nouvelle en démontrant sa capacité législative et sa volonté de tenir le territoire sous le frein de la justice17. Au-delà des réformes dans la compétence des cours, les interventions personnelles du duc et le contrôle imposé, à travers ses auditeurs, sur certaines procédures (notamment devant les Otto di Guardia en charge de la haute criminalité et de la justice politique) sont attestés pendant tout le règne. Si l'on ne peut déceler chez Côme ni une aspiration à s'absoudre des lois, ni une remise en cause des traditions du droit, la véritable nouveau téréside alors dans le rôle légitime que le duc entend se donner, aux yeux des Florentins et des gens du Domaine, comme ordonnateur suprême de la justice, à l'intérieur d'un État dont le pluralisme juridique demeure entier. Le lien d'obéissance directe, personnalisée, inconditionnelle que Côme requiert instamment de tous ceux qui doivent se rapporter à sa volonté - magistrats florentins, auditeurs, secrétaires, commissaires, ambassadeurs, capitaines finit par composer dans les tâches quotidiennes du pouvoir l'image d'un principat à la fois autoritaire et paternaliste, qui a impressionné les observateurs étrangers. La journée de travail du prince, telle que la décrit en 1561 le Vénitien Fedeli, obéit à des stéréotypes qui recouvrent néanmoins les mécanismes effectifs de la prise de décision dans le palais. Très tôt le matin commence l'audience de l'auditeur fiscal et du premier secrétaire qui présentent les instructions judiciaires et criminelles pour le premier, puis, pour le second, les affaires en cours et les dépêches diplomatiques, auxquelles le duc répond par lui-même ; suit alors le long défilé des ambassadeurs, des représentants des corps officiels, des députations venues des communautés sujettes et de tous ceux auxquels le duc a accordé audience pour signifier sa volonté de les entendre. L'après-midi, Côme examine avec attention les suppliques de grâce qu'on lui adresse avant d'arrêter une décision formulée par un paraphe de sa main ; et si certaines de ces suppliques sont envoyées à ses juristes, pour examen, les résolutions finales sont prises sous son nom et son autorité18. En ce sens, la maîtrise des pouvoirs de justice conjuguée à un droit de grâce étendu offrait incontestablement à Côme le champ d'application le plus large et le plus adéquat au style même de gouvernement qu'il s'était forgé et qu'il avait essayé de promouvoir autour de lui. Toutefois, le nombre considérable des suppliques et des mémoriaux, notamment en matière civile, la difficulté à réglementer l'usage des rescrits, pour éviter qu'ils ne se transforment en autant de privilèges particuliers dérogeant aux lois florentines et aux statuts locaux, montrent les limites de ce surinvestissement de la puissance ducale, poussée jusque dans des affaires mineures19.

14À l'intérieur de l'espace régional, le principat cosimien renoue avec une dynamique florentine d'extension territoriale qui, sans avoir jamais été oubliée, apparaissait révolue aux représentants de l'aristocratie, sans doute parce que la grande crise de sécession de 1494-1509, l'invasion de 1529-1530 et les troubles de 1537 avaient mis à l'épreuve la stabilité de la domination florentine et montré sa vulnérabilité. Les premières visées hégémoniques de Côme prennent des formes variables lorsqu'il s'agit de Lucques, voisine suspecte d'abriter des complots utopiques où l'hérésie se mêle au républicanisme, de Piombino et de la défense côtière, de la mosaïque féodale de Lunigiana ou encore de la conflictualité politique des Siennois20. S'il est illusoire de placer la décennie 1543-1553 sous le signe unique d'un projet d'extension florentine, en revanche, l'intervention ouverte dans la guerre de Sienne est un choix éminemment cosimien, qui répond à l'internationalisation du conflit, au rééquilibrage des rapports difficiles avec l'empereur, et à la prise en compte opportuniste de possibles visées d'annexion (déjà concrétisées par le protectorat médicéen sur Piombino). Entré militairement en possession de Sienne, au nom de Charles Quint, après la capitulation d'avril 1555, le duc ne sera investi par Philippe II qu'au terme d'une difficile et incertaine négociation (3 juillet 1557), grâce à un acte d'inféodation qui concède Sienne et le territoire siennois, sans les enclaves côtières laissées à l'Espagne. Il ne s'agit donc pas d'une absorption de Sienne à l'intérieur du Domaine florentin, mais d'une union réalisée en la personne ducale, qui rend politiquement et juridiquement possible la dualité maintenue entre le Stato di Fiorenza et le Stato di Siena. Sous ce cloisonnement, le devenir de Sienne et de son territoire, tel qu'il apparaît dans le grand texte de réformation de février 1561, comporte des garanties pour l'autorité ducale, représentée par le gouverneur, mais au sein d'un dispositif qui assure une continuité substantielle des traditions juridiques de la cité siennoise et de ses élites21.

15L'une des spécificités du régime cosimien est l'attention permanente qu'il accorde au pacte d'obéissance des villes sujettes et aux conditions concrètes dans lesquelles les notabilités locales, quel que soit leur rang, pratiquent le lien qui les unit à Florence. Au départ, le contrôle des villes sujettes reste largement déterminé par une question de crédibilité extérieure, comme l'étaient en partie les travaux de fortifications et l'organisation militaire des milices armées. Il ne fait guère de doute que pour Côme l'achèvement de la forteresse d'Arezzo (1540) ou les mesures sévères prises contre les factions de Pistoia (1539) démontraient à tous, adversaires ou protecteurs, sa volonté inébranlable de se maintenir au pouvoir. À Pise, sa politique, dominée initialement par la nécessité de s'assurer d'une ville affaiblie mais suspecte, s'élargit à partir de 1542-1543 en une vaste entreprise de redressement urbain. Octroi de privilèges et réformation fiscale, réouverture de l'Université et résidence de la cour, installation de chantiers et investissements commerciaux, assainissement des campagnes et aménagements hydrauliques : l'ensemble de ces éléments entrent dans un projet complexe, où le sens politique restreint à l'adresse des notables locaux se conjugue à des ambitions territoriales et maritimes de plus vaste ampleur, dont Livourne est l'autre point d'appui22. La refondation du pacte d'obéissance des sujets de Florence peut emprunter des formes nettement plus coercitives, qui sont transitoires ou renégociables. Ainsi à Pistoia, les notables, impliqués dans les sanglantes luttes de faction, subissent une forme d'expropriation politique et financière, temporaire entre 1538 et 1546, date à laquelle ils retrouvent la possession de leurs charges et une nouvelle version de leurs statuts, mais non la pleine administration des recettes restées sous surveillance ducale. Les accommodements multiples qu'autorise une formule apparemment rigide tiennent compte de la nécessité d'entretenir l'adhésion des élites de Pistoia au régime princier23.

16Au-delà des cas particuliers, c'est sans doute par une défiance globale envers les notabilités sujettes — dont la collaboration active est toutefois jugée indispensable - que l'on peut expliquer la genèse d'une doctrine de la tutelle, appelée à devenir la référence obligée des magistrats de Florence chargés de régler les différends internes des communautés ou les innombrables contentieux qui les opposent entre elles. Les soubassements anciens de cette doctrine ne doivent pas faire oublier le sens politique renouvelé du durcissement des contrôles voulu par le duc Côme : à travers la magistrature des Cinque Conservatori del Contado, puis avec une nouvelle instance comme les Nove Conservatori del Dominio (créés en 1560), il s'agit de peser sur les normes d'organisation de la vie publique locale, par des mécanismes d'homologation des statuts, d'approbation préalable des dépenses, ou de validation des comptabilités. En conformité avec ses fondements idéologiques, le paternalisme autoritaire de Côme Ier prétend imposer une correction aux abus que provoquerait le monopole des notables (cittadini principali) dans les conseils locaux. Cependant, ce monopole politique, qui peut être contesté ou refaçonné sur des matières juridictionnelles ou fiscales, n'est de toute manière jamais détruit par les interventions médicéennes. La mise en place progressive des chanceliers des Neuf (cancellieri dei Nove), c'est-à-dire la désignation de juristes forains, faisant office de secrétaires de communauté et d'informateurs quasi-officiels du pouvoir, illustre toute la spécificité de la tutelle médicéenne : elle vise à garantir aux autorités florentines une complète supervision des affaires locales, sans enclencher un processus d'uniformisation du territoire et de ses multiples composantes autonomes24.

LES ETATS DES MEDICIS A LA MORT DE COME Ier (1574)

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Cartographie : Alexandra Laclau EHESS

Une monarchie consolidée : le pacte politique médicéen

17Mis à l'épreuve par la guerre de Sienne, dont l'impact se mesure sur la fiscalité mais aussi sur l'endettement ducal, le principat cosimien bénéficie dans sa dernière phase d'une conjoncture générale de stabilisation de la péninsule italienne, après 1559. Toutefois, la paix et son caractère durable n'entrent pas dans les projets immédiats de Côme Ier. Persuadé que les véritables enjeux de la puissance se joueront en Méditerranée contre la menace turque, le duc rompt avec une certaine réticence florentine devant les cose di mare et invente une politique navale à la Toscane. La remise en activité des chantiers de galères à Pise (1547), la fondation de l'ordre religieux et militaire de Saint-Étienne (autorisé par le pape en 1562), la tentative de captation de la révolte corse (1564) s'inscrivent dans un dessein mûrement réfléchi de réarmement maritime et d'ambitions méditerranéennes. Fer de lance de ce projet, les chevaliers de Saint-Etienne devront en supporter l'effort militaire et le coût financier, formant le noyau d'une flotte qui permettait idéalement de ramener à parité les rapports d'alliance avec l'Espagne de Philippe ii25.

18L'ambitieux, mais trop coûteux, programme stéphanien témoigne aussi d'une entente profonde et nouvelle entre le duc et la papauté. Animé contre Paul III par un anti-papisme rageur, ferme partisan de la politique conciliariste de l'empereur en matière de réforme de l'Église, Côme Ier avait longtemps entretenu, dans les milieux culturels florentins et à sa cour, des personnalités aux aspirations religieuses novatrices, dissidentes ou franchement hétérodoxes26. Par rapport à la cohérence de ces choix politiques et religieux, la rupture paraît nette dans les années 1560. L'élection de Pie IV, soutenu activement lors du conclave de 1559, la position du duc en faveur de la réouverture du concile de Trente, l'influence qu'on lui prête au sein de la cour de Rome puis, après 1566, l'acceptation d'une stricte obédience envers le pape Pie V, sont les marques d'une catholicisation irréversible de la monarchie florentine. Cette évolution est à mettre en rapport avec la recherche d'un titre de souveraineté qui, dans la décennie 1560-1570, parachève à l'échelle de la péninsule italienne la construction du principat médicéen.

19Pour des raisons qui n'étaient pas uniquement protocolaires, le duc Côme s'est engagé dès 1541 dans une querelle de préséance avec le duc de Ferrare. Que ce conflit d'ancienneté et de rang ait intéressé toutes les cours appelées à se déterminer sur la préséance, qu'il se soit traduit par une longue bataille d'ambassadeurs, mais aussi de juristes, sur la noblesse et les droits comparés des deux maisons, démontre assez la portée de ce débat qui met à l'épreuve les fondements du pouvoir princier à Florence. Il compte presqu'autant que les sollicitations de Côme adressées à Pie iv en vue de l'obtention d'un titre royal, et les projets de mariage imaginés pour son fils François qui finiront par provoquer une internationalisation de la querelle du titre. Pendant plus de dix ans en effet, les choix de la diplomatie médicéenne dans ses rapports avec les Habsbourg de Madrid et de Vienne, comme dans ses liens avec la papauté, demeurent fortement orientés par la quête et la justification d'un titre d'archiduc, puis de grand-duc de Toscane. Le double veto de l'empereur et du roi d'Espagne à ces prétentions d'un État vassal trop vite grandi, et risquant de modifier la hiérarchie interne des États italiens, ne sera contourné que par la décision uni- latérale de Pie V d'accorder à Côme Ier le titre de grand-duc de Toscane (27 août 1569), puis de le couronner à Rome (5 mars 1570)27.

20La monarchie consolidée que Côme Ier a voulu laisser après lui, et d'abord à François qui exerce avec le titre de prince régent toutes les responsabilités ordinaires du fonctionnement régulier de l'État florentin (à partir de la semi-retraite de son père en 1564), pourrait se résumer à un triple héritage politique : d'abord, une pratique de gouvernement, dans laquelle l'autorité du souverain pèse sur des magistratures citadines par le jeu de sa bureaucratie, mais dont les mécanismes permettent d'apprécier l'usage démonstratif qu'il fait de sa grâce ; ensuite, une compréhension du territoire de la Toscane, qui reste imprégnée par le passé de la Domination florentine, mais où s'exprime un sens volontaire des aménagements, et une attention réelle aux subtilités des équilibres locaux ; enfin, une titulature récente, qui - il faut le rappeler sans rien modifier ni au fonctionnement organique du principat, ni à l'extension spatiale de l'autorité souveraine, inscrit l'expérience médicéenne dans la perspective d'une monarchie catholique où le prince est garant du soulagement de ses peuples et de la tranquillité de ses États.

21Sous ces trois critères formant l'ébauche d'un pacte fondateur de la monarchie médicéenne, devant Florence, ses élites et ses sujets, le règne de François n'aura pas toujours les moyens d'éviter les ruptures, même lorsqu'il prolonge l'action de son prédécesseur. Personnalité complexe, dont la passion pour les curiosités de la nature, les artifices du travail et les secrets de la matière ont contribué à entretenir l'image énigmatique, François s'est forgé à sa façon une conception personnelle et exclusive de la solitude du pouvoir28. Lorsqu'il hérite d'un cadre politique en voie de stabilisation depuis les années 1560, il en maintient et en prolonge parfois les grandes orientations, mais il se montre peu enclin à amplifier les projets cosimiens, ou à reproduire les spécificités du style paternel de gouvernement. Prince régent de 1564 jusqu'à la mort de son père en 1574, il conduit les affaires intérieures de la Toscane sous le regard pesant de Côme, avec qui les tensions ne manquent pas, pour des raisons émotionnelles autant que politiques29. L'une des divergences entre eux concerne le lien immédiat entretenu avec les sujets — notamment par l'examen des suppliques - cette clé du paternalisme cosimien, dont le premier grand-duc vieillissant craignait, à tort ou à raison, qu'elle n'occupât plus la même place dans les préoccupations de son successeur. Pourtant, le choix des secrétaires et des auditeurs s'inscrit à première vue dans la continuité du règne précédent, avec des hommes comme Bartolomeo Concini et son fils, Giovan-Battista ; dans un milieu tissé de liens familiaux, François place des gens à lui et assure leur élévation, tel Antonio Serguidi, un ancien secrétaire particulier, qui finira par accéder aux tout premiers rangs. Un équilibre savamment dosé s'installe entre les hommes et les fonctions : Giovan-Battista Concini, qui a succédé à Torelli, subit une perte d'influence rapide dans une charge devenue honorifique ; Antonio Serguidi et Belisario Vinta se partagent l'expédition des affaires d'État et attirent l'attention des observateurs étrangers. Mais à Florence même, où le traitement des causes judiciaires pèse fortement sur la perception du pouvoir ducal, l'opinion citadine retient surtout le rôle du secrétaire des Otto di Guardia, Lorenzo Corboli, symbole redouté et critiqué de la capacité répressive du grand-duc en matière criminelle. De cette capacité, François a fait très tôt la démonstration en réprimant, avec autant de secret nécessaire que de publicité voulue, les machinations d'Orazio Pucci et de ses amis, issus de vieilles familles30. Cette conjuration découverte en mai1575, dont les membres furent condamnés et exécutés, ou poursuivis à l'étranger et assassinés dans leur exil, demeure un événement opaque, révélé par le pouvoir ducal et par la rumeur publique, qui nous en apprennent plus sur la répression du crime d'État que sur l'existence durable de courants oppositionnels au sein des familles de l'aristocratie florentine.

22Dans la Toscane du deuxième grand-duc, la monarchie médicéenne ne dispose que de marges de manœuvres réduites par le marasme économique persistant entre le milieu de la décennie 1570 et la fin des années 1580. L'accumulation des faillites bancaires et commerciales, les perturbations du marché monétaire, les années de disette et de pénurie conduisaient à se tourner vers le souverain et à attendre de lui qu'il intervienne avec libéralité, réaction compréhensible compte tenu de la fortune du grand-duc et de ses liens avec les autres maisons florentines. Alors que s'aggravait le ralentissement général des activités et des échanges, le rigorisme monétaire de François ne pouvait ramener dans le monde des affaires la fluidité attendue31. Sous d'autres formes, les difficultés se mesurent aussi hors de Florence. Dans les territoires sujets - c'est le cas à Pise - les notabilités locales s'étaient habituées à considérer les bienfaits du prince et les arrangements négociés comme la récompense de leur fidélité et, pour tout dire, comme la contrepartie de leur soumission volontaire à la lourde tutelle médicéenne. Or, non seulement cette tutelle ne s'est pas allégée avec François - la culture réglementaire et normative commençant alors à prendre son assise - mais en outre, les mécanismes compensatoires de la grâce ducale paraissaient, en ces temps difficiles, moins généreux que par le passé, et la redistribution des avantages matériels ou symboliques pouvait donner ici et là des signes de dysfonctionnement.

23La légende noire qui discrédite le règne de François accuse les traits de mesquinerie du souverain, alors qu'il convient de réévaluer les objectifs de conservation prudente qui furent les siens en différents domaines. Ainsi pour les affaires maritimes, la réduction drastique des effectifs de la flotte de Saint-Étienne n'est pas un renoncement mais une adaptation réaliste aux rapports de force en Méditerranée, adaptation par la recherche d'une efficacité navale à moindre coût, qui oriente les chevaliers vers la guerre de course32. Sans doute, faut-il aussi réapprécier le rôle de François dans la décision de construire à Livourne une ville nouvelle et dans la mise en œuvre de cette vaste entreprise33. Les projets commerciaux et diplomatiques tournés vers le Levant montrent que le grand-duc n'est jamais indifférent aux horizons lointains et à leurs profits, mais la lenteur des travaux d'aménagement et la relative stagnation des trafics renvoient à plus tard le décollage portuaire et urbain de Livourne. Ajuster ses moyens d'action à des ressources réduites demeure en définitive pour le successeur de Côme la ligne de résolution adoptée dans bien des affaires, qu'elles soient politiques, économiques ou territoriales. Informé par les volumineuses correspondances de ses agents ou les rapports d'observation de ses commissaires, le grand- duc dispose alors d'une vision globale de l'état des hommes et des biens34. Souverain tuteur, François l'a donc été à sa manière, même si elle n'est pas toujours comprise : tenant sous surveillance les représentants de Florence comme les communautés qui en dépendent, il repousse sans ménagement toute supplique qui semble une atteinte à ses revenus, car, en ces temps de crise, la conservation patrimoniale du souverain l'emporte sur tout. Dans ces conditions, on ne peut exclure que les attentes déçues par la rigidité des réponses aux demandes de grâce n'aient fini par provoquer une altération du lien au prince, complaisamment amplifiée par les détracteurs du règne. La reconnaissance extérieure de la dynastie et son existence internationale présentent les mêmes caractéristiques d'une consolidation restreinte. En janvier 1576, la légitimité impériale est accordée au titre de grand-duc de Toscane par un diplôme de Maximilien II, qui se voulait une concession nouvelle et que le souverain florentin interpréta comme une reconnaissance du titre déjà accordé par le pape (février 1576). Ce résultat forme l'aboutissement réussi d'une longue campagne diplomatique dont le mariage de François de Médicis avec Jeanne d'Autriche en 1565 constituait une étape essentielle. Il témoigne, au-delà du recours à l'argent, des ressources multiples de la diplomatie médicéenne, de la diversité de ses agents, et de sa capacité à animer des réseaux d'influence ou de renseignement à l'intérieur des cours européennes35. En revanche, l'alignement sur les positions de la monarchie hispanique — où il faudrait pouvoir mesurer la part de l'adhésion volontaire du souverain et celle de l'efficacité des pressions espagnoles - peut s'analyser dans les termes d'un isolement relatif des Médicis face aux autres princes italiens ou de l'absence d'une réelle alternative diplomatique du côté du Royaume de France et de la République de Venise36.

24La cohésion de la dynastie est mise à l'épreuve, moins par les morts violentes qui ponctuent l'histoire des Médicis et dont la légende s'est très vite emparée, que par des rivalités internes, qui existent depuis longtemps entre les fils de Côme, mais sont relancées par le remariage de François avec la vénitienne Bianca Cappello en 1579. Cette liaison, légalisée après la mort de Jeanne d'Autriche, transforme un contentieux diplomatique - provocation irritante au regard des Habsbourg de Vienne - en un enjeu dynastique imprévu, dessinant une menace potentielle pour les espoirs de succession du cardinal Ferdinand de Médicis, surtout après la mort du petit Filippo (1582), seul garçon issu du premier mariage de François. Présent à Rome de façon régulière, à partir de 1569, Ferdinand y développe des stratégies multiples qui se recoupent partiellement. Ses dépenses vertigineuses répondent aux impératifs fastueux d'un nouveau prélat cherchant à conquérir un espace de représentation et de crédibilité à la cour de Rome ; tenu aux participations liturgiques et aux exigences dévotionnelles de son état, il assume aussi les obligations de son rang, celles d'un cardinal issu d'une dynastie régnante dont il s'emploie à seconder les entreprises par ses amitiés au sein du Sacré Collège37. Le sens marqué des intérêts familiaux n'interdit pas une autonomie croissante du personnage : persuadé que les affaires du monde se traitent à Rome, il acquiert une vision diplomatique moins subordonnée à l'exclusivité de l'alliance espagnole que ne l'est celle de son frère38. De plus, dans les rapports difficiles qu'il entretient avec ce dernier, il se comporte en prétendant qui ne néglige rien de ce qui regarde son avenir, et il fait accomplir par ses proches toutes les démonstrations ouvertes ou démarches secrètes qu'impose nécessairement l'ubiquité de son destin politique entre Florence et Rome39.

25La mort rapprochée du grand-duc François et de sa femme (19 octobre 1587) dans la villa de Poggio a Caiano, en présence de Ferdinand, ouvre à ce dernier la perspective d'une succession soudaine, événement transformé en une authentique prise de pouvoir. S'étant assuré de la possession des forteresses, le cardinal Ferdinand est reconnu sans mal comme le nouveau grand-duc. Préoccupé par les rumeurs d'empoisonnement qu'il doit dissiper et détourner, il organise avec faste les obsèques de son prédécesseur (15 décembre 1587) et ordonne l'effacement du souvenir de Bianca Cappello. Contre le jeune Antonio, fils des défunts né avant leur mariage, mais reconnu et élevé à la cour, il fait dresser par les soins d'un juriste dévoué, l'archevêque Carlo Antonio dal Pozzo, un dossier visant à ruiner cette filiation tenant ainsi pour nuls les droits à héritage. Ayant recueilli par l'acclamation du Sénat et du conseil des Deux-Cents (25 octobre) la légitimité d'une « élection » citadine, à laquelle il tient, Ferdinand écoute avec bienveillance ceux qu'il reçoit, laisse se propager l'annonce de grands changements autour de lui, puis engage de façon rapide et ostensible la reconfiguration du cercle étroit des secrétaires. Dès le 2 novembre 1587, un motu proprio confirme l'ascension prévisible de Pietro Usimbardi - un proche de la période romaine — installé au rang de secrétaire en chef, promotion qui implique le déclassement d'A. Serguidi, obligé désormais, comme B. Vinta, de s'en tenir à une liste d'attributions particulières40. Une prise de distance mesurée à l'égard du précédent règne est ainsi suggérée à différents degrés, notamment par l'affirmation d'une continuité retrouvée avec la politique de Côme Ier. L'entrée solennelle effectuée à Pise en mars 1588, quelques mois après son avènement, donne une démonstration exemplaire de l'aptitude du cardinal grand-duc à faire sienne une version réactualisée de la mythologie politique du prince bienfaiteur, dans une ville où elle était instamment sollicitée de la part des élites locales.

26Porteur d'une double culture de pouvoir, à la fois romaine et florentine, citadine et curiale, Ferdinand inscrit ses actes souverains dans un retour aux valeurs fondatrices du pacte cosimien, auxquelles il donne toutefois une interprétation plus vaste et plus souple à l'adresse de Florence, ses élites et ses sujets41. Parmi les devoirs de la fonction souveraine, le fils de Côme reconnaît comme son père la nécessité de faire régner une justice égale et sévère partout dans ses États, mais sa propre définition du bon gouvernement de la Toscane intègre aussi la conservation attentive des équilibres en place, la recherche du consensus intérieur et du soulagement des peuples : une telle monarchie se veut conservatrice et stable, parce qu'elle s'abstient de susciter des innovations non conformes aux usages ordinaires des lois qui seuls garantissent durablement l'obéissance des sujets. Entre 1587 et 1593, la plupart des espaces partagés de gouvernement ou de négociation sont réactivés, la politique du privilège incitatif revient à l'ordre du jour, et les formes multiples du compromis des intérêts semblent l'emporter : ainsi, la révision des normes de l'Ufficio dei Fossi à Pise (1587), la réforme des magistratures de Sienne (1588), la révision des statuts de l'ordre de Saint-Étienne (1590) et la concession particulière des exemptions et privilèges en faveur de Livourne (1591-1593) en seront quelques étapes significatives. Cette politique ducale est servie par un groupe de collaborateurs d'une valeur indéniable ; leurs expériences confirment, par le biais de filières provinciales, la promotion bureaucratique des non-Florentins (comme Pietro et Lorenzo Usimbardi originaires de Colle) ainsi que l'autorité accrue des juristes (tel Carlo Antonio dal Pozzo, l'auditeur fiscal). Loin de reculer en influence, la robe reçoit même la responsabilité de l'examen des suppliques de grâce, confiée à un conseil de trois juristes (la consulta). De leur côté, les noblesses du grand-duché atteignent collectivement un âge de maturité en cette fin de xvie siècle : noblesse florentine ou noblesse des villes sujettes, familles anciennes enracinées dans les patriciats citadins ou groupes enrichis d'agrégation plus récente — comme les célèbres Riccardi - ceux qu'il faut bien appeler les gentiluomini demeurent présents et actifs grâce au poids de leur fortune et de leurs attributions citadines, tout en se déployant dans les nouveaux lieux de pouvoir, d'influence ou de distinction : la cour du palais Pitti qui prend une ampleur nouvelle sous Ferdinand, et aussi l'ordre de Saint-Etienne où s'impose sous des formes plus subtiles que par le passé le nécessaire compromis entre l'autorité du prince et les aspirations des représentants de l'institution chevaleresque42.La politique du territoire occupe une part essentielle du règne de Ferdinand, qu'il s'agisse de l'attention accordée aux affaires des villes et des communautés, de la reprise en main des marges frontalières infestées par le banditisme, ou encore des grandes entreprises de construction, de bonification, d'assainissement, d'urbanisation et de fortification43. Le sens des aménagements territoriaux, qui reprend les acquis antérieurs, esquisse dans un même mouvement la création d'une ville neuve maritime à Livourne et le redressement d'une vieille cité aux multiples fonctions à Pise. La première a bénéficié des importations massives de grains pendant les crises de ravitaillement de la fin du siècle ; les travaux d'agrandissement du port débutent en 1590 ; la publication des célèbres Livornine (1591-1593) cherche à attirer les marchands étrangers de toute nation et à permettre l'accueil durable des Juifs levantins ou des marranes portugais sous la protection du grand-duc44. Ici, le pacte médicéen est synonyme d'émergence d'une authentique città uova façonnée par les aménagements urbains et leurs extensions, par l'omniprésence de l'État, la nature particulière des privilèges concédés, ou encore la pluralité des appartenances collectives. La croissance exceptionnelle de Livourne comme pôle commercial conduit à une division des rôles avec Pise, auquel son destin semblait initialement lié par une même zone de privilèges et d'intérêts. En effet, la politique pisane de Ferdinand, dans une convergence intentionnelle, est porteuse au même moment d'initiatives multiples en faveur du secteur des affaires, du commerce des marchandises ou des productions manufacturées45. Mais les résultats sont fragiles, et l'essentiel est peut-être ailleurs : Pise est appelée à assurer - dans un registre qui ne peut être ni celui de Florence, ni celui de Sienne - une autre forme d'exemplarité urbaine. Ancienne cité ennemie, dont l'infidélité à l'égard de sa dominante passait pour proverbiale, Pise est devenue la capitale du compromis médicéen : théâtre des institutions fondées par la dynastie, siège officiel des ambitions navales de la Toscane, carrefour des carrières doctorales et des élévations nobiliaires, illustration pétrifiée des bienfaits matériels d'un prince garant de prospérité et d'assainissement, vitrine adéquate du pacte politique proposé à l'obéissance des sujets. En ce sens, par exemple, le bureau responsable de la maîtrise des eaux (Ufficio dei Fossi) en charge de vastes compétences sur les questions hydrauliques, mais aussi en matière de police rurale ou de répartition fiscale - c'est-à-dire d'enjeux disputés entre Florentins, Pisans, et habitants du contado pisano — a pu devenir, en un cycle ininterrompu de conflits et de compromis, le laboratoire permanent d'une formulation assouplie et partiellement décentralisée des contrôles administratifs exercés sur cette portion du territoire46. De ce point de vue, la coexistence entre plusieurs instances de pouvoir placées sous la tutelle princière, demeure l'une des bases de l'établissement monarchique en Toscane, et de sa pérennisation bien au-delà du règne de Ferdinand.

27À l'extérieur, on le sait, le réinvestissement de la Toscane sur la scène européenne s'est traduit par un assouplissement de l'unilatéralisme que recouvrait jusqu'alors l'alliance avec les Habsbourg. Le mariage du grand- duc avec Christine de Lorraine (1589), petite-fille de Catherine de Médicis, indique le sens des ouvertures recherchées. L'intervention dans les guerres du royaume de France, et l'appui donné à Henri iv (notamment par des avances de fonds) ont sans doute été conçus comme un contre- balancement de la puissance ibérique en Méditerranée et en Italie. Bien que des gages aient été pris sur l'avenir (par exemple à Marseille, avec l'occupation du château d'If), le pari avait un coût militaire, financier et diplomatique. Il aboutissait surtout à une dégradation inquiétante des rapports avec l'Espagne, qui refusait obstinément de reconnaître à Ferdinand l'inféodation de Sienne, excitait les ambitions de son dernier frère, et pesait dangereusement sur les marges frontalières de la Toscane. Or, même l'opération la plus prestigieuse pour la maison régnante de Florence - le mariage de Marie de Médicis, fille de François, avec le roi de France en 1600 révèle assez vite la fragilité d'une alliance qui, à la mesure des risques encourus, ne répond pas aux attentes du grand-duc. La réduction des espaces de manœuvre que s'était créés la monarchie florentine la conduit donc à un réalignement sur les positions de la Maison d'Autriche, le renouvellement officiel de l'inféodation de Sienne en 1605 apaisant les tensions les plus graves. Cette réorientation ne contredit pas la politique de rapprochement avec l'Angleterre d'Elisabeth Ier et Jacques Ier, puissance navale de premier plan que la Toscane reconnaît pour telle47. Plus significatifs encore, le réarmement naval et le regain d'agressivité des chevaliers stéphaniens, engagés dans les fructueuses opérations de la course chrétienne en Méditerranée, sont au plus haut pendant la dernière décennie du règne de Ferdinand48. Quels que soient leurs oscillations et leurs changements de sens, les entreprises extérieures du grand-duc de Toscane et son engagement dans les affaires du monde demeurent étroitement conditionnés par le maintien d'un pacte politique fondamental, dans lequel l'image démonstrative et protectrice de la force armée s'accorde à la célébration de la paix, devenue l'une des valeurs transcendantes de la figure du souverain49.