Isabelle Girod - Academia.edu (original) (raw)
INTRODUCTION Genèse d'un choix En 1995, les Universités de Lausanne, Fribourg, Berne et Neuchâtel... more INTRODUCTION Genèse d'un choix En 1995, les Universités de Lausanne, Fribourg, Berne et Neuchâtel ont mis sur pied un exercice de 3ème cycle d'ethnologie en Istrie sous le titre de Identité, nation et relations interculturelles en Istrie (Croatie, Italie, Slovénie). Une dizaine de participants se sont divisés en trois groupes, un dans chaque Etat. D'emblée, j'ai été intéressée à travailler en Croatie. La formation récente de cet Etat, créé dans les affres militaires et dont le gouvernement pratiquait une politique nationaliste musclée, me semblait former une toile de fond intéressante, ajoutant une note d'actualité politique à un sujet dont par ailleurs j'ignorais tout. Même si ma connaissance de l'Istrie était faible, je ne suis toutefois pas arrivée sur le terrain vierge de toute représentation, peu s'en faut. En effet, il me semble nécessaire de préciser que durant de nombreuses années, mon engagement politique m'avait amenée à voir dans la Yougoslavie de Tito un exemple assez réussi d'alternative socialiste. Très critique par rapport à la politique soviétique comme par rapport au capitalisme, je trouvais que la voie ouverte par l'unité des pays nonalignés était une approche féconde des rapports internationaux. D'autre part, la Yougoslavie avait la réputation d'être plus ouverte que les autres pays du « bloc de l'Est » , n o t a m m e n t p a r l e f a i t q u e l e s t r a v a i l l e u r s yougoslaves étaient nombreux à l'étranger, que le système avait tenté la voie de l'autogestion plutôt que celle du centralisme et enfin que le tourisme était développé déjà depuis de nombreuses années. Je fus donc très perplexe face à l'émergence de la violence nationaliste et le choix de travailler en Croatie est indéniablement lié à la volonté de comprendre un peu mieux ce qui avait amené des gens autrefois apparemment unis à se s é p a r e r d a n s l a v i o l e n c e d e s a r m e s. L e t r a v a i l q u i s u i t n e c o n s i s t e nullement en une réponse mais ma lente immersion dans la réalité istrienne a été une opportunité de réfléchir aux enjeux identitaires qui traversaient alors toutes les régions de l'ex-Yougoslavie. Pour mieux comprendre ce qui conduisait à l'émergence d'un mouvement régionaliste en Istrie, j'ai donc décidé de faire un va-et-vient entre la dimension nationale en construction dans les années quatre-vingt-dix et la région. Ce va-et-vient représente la première articulation du présent travail et explique mon choix de présenter des éléments de la réalité nationale formant le contexte englobant dans lequel s'est développé le régionalisme istrien. En effet, dès mon premier séjour en 1995, sorte de pré-enquête que j'avais menée avec mes collègues des autres universités, je fus frappée par la dimension réactive du régionalisme. Sans être sûre de la pertinence de cette observation, j'en fis une de mes hypothèses de Un des axes de ma recherche vise à découvrir comment une identité régionale pouvait se construire en parallèle ou à l'aide d'une lutte de reconnaissance minoritaire. Plus précisément je me demandais si et en quoi la lutte de la minorité italienne alimentait la lutte régionaliste ou si, tout en étant un des piliers de la définition multiculturelle de la région, cette lutte visait plutôt à consolider la défense de l'italianité. Si l'identité d'un groupe se construit en relation distinctive d'une altérité, il n'en demeure pas moins que le groupe n'est jamais homogène. Bien que traversée par les clivages sociaux tels que l'appartenance de genre, l'âge, la provenance rurale ou urbaine, l'activité professionnelle et, pour l'Istrie, Je décidai donc de m'installer en Croatie et j'ai peu à peu tissé des liens et un réseau de connaissances assez riche parmi les habitants du Buiese au nord-ouest de l'Istrie, proche de la frontière slovène. Ma recherche proprement dite s'est, pour l'essentiel, déroulée dans quatre lieux : à Cittanova/Novigrad, petite ville côtière de 2'629 habitants (selon le recensement de 2001), moins développée touristiquement que les villes avoisinantes comme Umago/Umag, Rovigno/Rovinj et Parenzo/Porec ; à Buie/Buje, ville chef-lieu de 3'000 habitants, centre administratif et Il s'agit donc d'une sorte d'arrêt sur image concernant la Croatie et l'Istrie de 1996 à 2004 avec comme objet de recherche deux aspects : • découvrir si et en quoi le développement du régionalisme istrien était avant tout une réaction politique au nationalisme. Il s'agissait pour moi d'analyser durant ces années le contexte d'utilisation d'une « nouvelle » catégorie d'appartenance, en l'occurrence le régionalisme, Enfin, comme autre support de discussions, je demandais aux uns ou aux autres de me commenter les outils emblématiques que je récoltais, comme les timbres, les photos de statues, les billets de banque. Méthode d'enquête et collecte des données Comme je l'ai dit précédemment, la majeure partie de mes discussions avec les gens ont eu une tournure informelle. Je ne sortais que rarement mon carnet sur le moment même, essayant de noter dès que je le pouvais le contenu et parfois l'expression utilisée par mes interlocuteurs. J'ai opté pour cette manière de faire, voyant la réticence ou la gêne créées par mes q u e s t i o n s , p u i s a g g r a v é e s p a r l e f a i t q u e j e t e n t a i s d e n o t e r a u f u r e t à mesure ma récolte d'informations. Bien sûr, il y a une perte assez considérable, notamment dans l'exactitude de l'expression mais j'espère qu'elle a été compensée par la liberté de parole obtenue avec cette manière de faire. La réticence s'exprimait par le fait que les gens me renvoyaient régulièrement aux dirigeants des différentes associations dès que je posais des questions, probablement maladroites, d'ordre identitaire. J'ai donc rapidement compris que si je voulais échapper à un discours formel et générique sur l'identité, il me fallait avoir recours à l'observation e t à l a l e n t e u r p r o p r e à l a r e c h e r c h e q u i v e u t q u e : « l'anthropologue de terrain qui étudie ceux avec lesquels il vit ne peut pas créer les événements, il attend qu'ils adviennent » (Bloch, 1995 : 46). C'est grâce au temps passé avec les gens que j'ai pu observer, découvrir leurs pratiques sociales qui m'ont permis de comprendre la labilité des choses. Ainsi, pour donner un exemple, mais nous en verrons bien d'autres durant ce travail, c'est en participant à un voyage organisé par une des communautés italiennes locales que j'ai pu constater durant le trajet en bus que, pour plusieurs membres, la langue d'usage était le croate et non l'istro-vénitien comme je m'y attendais. Par contre avec les dirigeants ou les militants des diverses associations, italiennes, croates ou régionalistes, je n'ai pas hésité à utiliser l'enregistreur et à mener ainsi une trentaine d'entretiens de type directifs. Une autre partie importante des données résulte d'avoir participé aux activités culturelles proposées, cette fois essentiellement par la minorité italienne, la plus active en la matière ou par les diverses Università aperta de la région. J'ai ainsi assisté à des concours de chants, des concerts, des concours ou récitals de chorales, des vernissages d'expositions ou encore des spectacles d'enfants organisés par les différentes écoles etc., toutes activités qui agrémentent la vie sociale des diverses localités. L'identité individuelle et collective Comme première donnée, je considère comme acquise l'idée qu'il n'existe et qu'il ne peut exister d'identité homogène, donnée ou acquise, par laquelle l'individu pourrait une fois pour toutes se définir. Non, dès l'origine, l'identité est multiple, polysémique, construite et reconstruite au fur et à mesure de l'existence. L'individu se crée avec et en relation (amicale ou non) avec d'autres êtres. Les affects, les émotions, le plaisir comme l'aversion, mais aussi les valeurs, les représentations qui peu à peu mènent l'individu grandissant à agir et à se positionner dans l'univers social qui est le sien, sont façonnés par le milieu familial (ou son absence), par le hasard de sa naissance, qui l'a fait grandir dans tel ou tel environnement culturel et social. Il y a belle lurette que les ethnologues ont abandonné l'idée d'un groupe, d'une société ou d'individus homogènes. En ce qui concerne cette dynamique de formation identitaire individuelle, on ne peut faire l'économie de tout l'apport de la psychologie et de la Les éléments choisis le seront non seulement en fonction du contexte et du partenaire à qui ils s'adressent, que ce soit un Etat pour une minorité revendiquant des droits ou un groupe face auquel il s'agit de se démarquer, mais ils vont également varier en fonction des acteurs qui vont jouer le rôle de constructeurs identitaires. Il existe toute une gamme de stratégies identitaires possibles en fonction des mouvances du contexte Pour aller un peu plus en profondeur dans la critique du groupisme, on peut s'appuyer sur l'article de G e o r g E l w e r t , p a r u e n 1 9 9 7 , q u i a n a l y s e Culture et culturalisme La notion de culture a déjà été abondamment discutée et la difficulté à la défin i r l a r g e m e n t c o m m e n t é e , j e n e v a i s p a s e n f a i r e i c i u n h i s t o r i q u e. P o u r u n e a p p r o c h e d e s d i f f é r e n t s s e n s p r i s p a r c e c o n c e p t a u c o u r s d u développement de l'anthropologie, je renvoie au petit ouvrage publié par Denys Cuche en 2001 qui en fait une synthèse très claire ou à l'article de Jean-Luc Alber de 2002. A l'instar de ce dernier auteur, je pense qu'on ne peut faire l'économie de ce concept si l'on veut comprendre les multiples formes de l'action et de la pensée humaine. Il m'est donc nécessaire de définir ici ce que recouvre la notion de culture ou, à tout le moins, de q u e l l e c o n c e p t i o n j e m e s u i s i n s p i r é e p o u r c e t r a v a i l. L a d é f i n i t i o n 1 « La culture (…) est cet ensemble complexe englobant les connaissances, les...