Entretien avec Catherine Dasté (original) (raw)
Rencontre avec le théâtre
Sonia Pavlik : Pouvez-vous revenir sur votre rencontre avec l'art théâtral ?
- 1 André Obey était écrivain et dramaturge. Il a écrit plusieurs pièces pour la « Compagnie des Quinze (...)
Catherine Dasté : Comme vous le savez, je suis née dans une famille de théâtre. Et puis il se trouve que quand ma mère était enceinte de moi, j'ai joué… dans son ventre ! Lorsque je suis née, ma mère était en effet comédienne, c'était à la fin des Copiaus, en octobre 1929. Ma mère s'est occupée de moi, mais elle a tout de suite joué. Lors de ma première année, elle est partie en tournée, alors je suis restée à Pernand-Vergelesses, dans la maison Copeau, avec une nourrice qui me gardait. Assez vite, ma mère a pensé qu'elle ne pouvait pas bien s'occuper de moi en étant comédienne. Elle m'a confié à 20 mois au frère de mon père et à sa femme qui habitaient au Havre. Elle était à Paris. J'ai été confiée et je me souviens de ça. Mes parents étaient alors séparés. Ma mère vivait un grand amour avec André Obey1, mon père venait me voir tous les huit jours. J'ai été très bien accueillie, pas malheureuse du tout, même si j'ai quand même souffert de l'éloignement. Mais tous les étés, pour trois mois, j'allais à la maison Copeau avec mes cousines. J'adorais y aller. J'ai eu le privilège d'être dans cette maison merveilleuse et de bénéficier de beaucoup de lectures de la part de mes deux grands-parents. Ma grand-mère me lisait Dickens, tout Dickens, et mon grand-père, L'Iliade et L'Odyssée, ainsi que d'autres grands auteurs comme Dostoïevski. Il lisait très bien. J'étais plutôt rebelle, mais j'avoue que j'étais complètement fascinée par les lectures de mon grand-père.
Ensuite, ma mère m'a repris quand j'avais 8 ans et demi. A partir de ce moment-là, j'ai décidé que je ne serais jamais comédienne et que j'aurais 10 enfants. J'étais imprégnée d'une famille de théâtre et je la rejetais. Mais un jour, je suis allée voir un Nô japonais, monté par ma mère, La Rivière Sumida de Zeami Motokyo, où elle jouait également. Mes parents n'avaient pas reconstitué les codes du Nô japonais tel qu'il est joué au Japon. Le texte poétique était bien une traduction... Mais ils avaient repris la pièce et l'avaient réinventée à leur façon. Et le jeu n'était pas du tout naturaliste, un peu dansé… J'ai trouvé ça merveilleux. J'avais 17 ans. Pendant le spectacle, je me suis dit : « Si c'est ça le théâtre, je veux bien en faire. » J'ai complètement viré lors de cette soirée.
S. P. C'est justement ce théâtre imaginatif, non réaliste qui vous a marqué.
C. D. Oui, c'est un théâtre qui n'est pas naturaliste, mais poétique. Quand La Rivière Sumida a été jouée, et lorsque on a monté une autre pièce du même auteur dans laquelle j'ai joué, les spectateurs et les critiques ont été frappés par cela. Ce genre de spectacles était assez exceptionnel à l'époque. J'avais vu d'autres spectacles auparavant, mais celui-ci fut vraiment un déclic. Auparavant, j'avais vu Dullin dans Richard III, mais j'étais trop petite pour m'en souvenir… Et puis, j'étais trop dans un rejet par rapport au théâtre. En fait deux choses m'ont vraiment marquée. Ce spectacle et le fait de faire du théâtre pour enfants.
S. P. Ensuite vous êtes allée à l'école du Old Vic Theatre…
- 2 John Gielgud (1904-2000) est un comédien anglais considéré comme l’un des plus grands acteurs shake (...)
C. D. Ma mère a voulu que j'aille à l’Old Vic School, que dirigeait Michel Saint-Denis, qui était le neveu de Copeau et son assistant au Vieux-Colombier, et qui reprenait ses idées. Mais c'était une grande école nationale, très organisée, alors que l’École du Vieux-Colombier était une petite école expérimentale, qui se cherchait et n'a pas duré longtemps.
À côté de l’École, il y avait le Old Vic Centre. Les grands comédiens, Lawrence Olivier, John Gielgud2, venaient nous voir ; ils ne nous donnaient pas de cours, mais ils venaient nous voir et bavardaient avec nous. Et ils y avaient des professeurs formidables…
À l’École du Vieux Colombier, on ne jouait pas de scènes avant au moins un an. D'abord, on travaillait beaucoup l'improvisation, tout ce qui est physique, la danse, l'escrime, l'acrobatie, le chant… L'histoire du théâtre également, mais on ne faisait pas de scènes. A l'École du Old Vic, ça n'était pas comme ça. Mais tous les matins, il y avait le cours de movement avec une professeure autrichienne. C'était une école internationale. On faisait aussi de l'escrime, de l'acrobatie, du masque neutre et de caractère, et on travaillait des scènes, pendant une période Shakespeare beaucoup, puis la Restauration Comedy, enfin quelques pièces modernes. Michel Saint-Denis avait cette idée qu'il fallait avoir le « style » ; la Restauration Comedy, Shakespeare… Ce n'est pas le même « style »… Il tenait beaucoup à ça.
L'école durait deux ou trois ans. On pouvait sortir au bout de deux ans, ou de trois, mais c'était deux ans où l'on travaillait toute la journée de 9 heures du matin à 19 heures le soir, ou plus… L'emploi du temps était très précis…
- 3 Graeme Allwright se fit connaître avec ses chansons originales country-folk ainsi qu’avec des adapt (...)
De 9 heures à 10 heures, movement, ensuite il y avait voice-training, acrobatie… Et toute la journée… On était 40 par cours, divisés en sections… Quelques fois, on était tout le groupe réuni pour des leçons de théâtre. Dans mon groupe, il y avait un jeune Néo-Zélandais, qui avait été mousse pour payer son voyage en Angleterre… C'était Graeme Allwright…3
Le théâtre pour enfants
S. P. Si votre famille vous a appris à vivre en faisant du théâtre, vous faites aussi beaucoup de stages. Vous abordez le théâtre plus comme un mode de vie que comme un métier ?
C. D. D'abord j'ai été comédienne chez mon père, puis je me suis mariée. J'ai arrêté de jouer lorsque j'ai eu mon premier enfant à 22 ans. A 28 ans, j'en avais trois. J'ai voulu m'occuper d'eux. Lorsque j'ai accouché de Nicolas, l'aîné, Graeme a voulu venir à Pernand-Vergelesses, et renoncer au métier de comédien pour devenir agriculteur. Il a travaillé dans les vignes comme ouvrier agricole. On avait très peu d'argent. Je lavais mon linge au lavoir, je plantais des pommes de terre. C'était dur, mais pour moi, il n'était pas question de quitter Graeme. Après quelques années, Graeme, qui est un « vagabond » (comme dans ses chansons !), est parti pour les Indes et moi j'ai dû me débrouiller avec mes trois petits garçons. Comme je parlais bien anglais, j'ai décidé de faire une licence d'anglais. J'ai été professeur d'anglais pendant 3 ans. Je ne voulais pas être comédienne et laisser mes enfants. Mais le théâtre me manquait. On m'a alors conseillé de passer un concours en deux ans pour entrer à Jeunesse et Sports. J'ai été nommé conseiller technique et pédagogique et j'ai fait des stages de formation de théâtre. Puis assez vite, en 1968, j'ai formé une compagnie de théâtre, « la Pomme Verte ». J'ai d'abord monté une pièce chez Mnouchkine. Je faisais du théâtre pour enfants. J'aimais ça, mais ce n'était pas tellement un choix : c'était conciliable avec la vie de mère de famille… J'allais dans des écoles du 20e arrondissement où on favorisait « l'Expression », ce qui était rare à l'époque. Je recueillais des histoires… C'est comme ça que j'ai commencé le théâtre pour enfants. En 1968, le directeur du théâtre de Sartrouville, Chéreau, qui avait 23 ans, m'a engagé pour faire un spectacle et des animations dans des écoles. Avec deux ou trois comédiens que j'avais engagés, dont Didier Sandre, on allait dans tous les groupes scolaires de la ville pour recueillir des histoires. On a créé avec la collaboration d'élèves de CM1 un premier spectacle Tchao et Lon-né.
S. P. Françoise Dolto s'est beaucoup intéressée à votre travail.
C. D. J'ai été la voir pour une pièce que j'avais écrite, Jeanne l’ébouriffée, l'histoire d'une petite fille qui partait de chez elle pour chercher son oncle, qui n'était pas comme les autres de sa famille, toujours à regarder la télévision... Dominique Serreau, fils de Jean-Marie, jouait dedans. A la fin, elle ne le trouvait pas son oncle… Mais elle entendait des enfants jouer derrière un mur… Tout d'un coup apparaissait de derrière ce mur un ballon… Elle le prenait, elle le lançait dans les airs, de plus en plus haut, ce qui la rendait très heureuse. C'était une fin ouverte, assez inhabituelle. A l'époque, on avait l'habitude qu'il y ait une résolution à la fin des spectacles pour enfants. On m'a ainsi reproché d'avoir fait quelque chose de traumatisant. On disait que les enfants avaient besoin d'une morale, que s'il y avait une crise, il fallait qu'elle soit résolue, que Jeanne retourne chez elle ou qu'on la retrouve. Je n'étais pas sûre de moi. Je suis allée voir Françoise Dolto. C'était en 1974, elle était très connue à l'époque. Elle m'a rassurée, elle m'a encouragée. Elle a conseillé à plusieurs de ces étudiants de faire des mémoires sur mon travail. Certains sont venus voir mon travail, mais c'est tout. Maud Mannoni m'a aussi envoyé des étudiants.
S. P. Quel était votre axe de travail avec les enfants ?
C. D. Pour entrer à Jeunesse et Sports, il fallait décrire une expérience en 100 pages. J'ai raconté mon expérience dans les classes. Mon but était de recueillir des histoires. Alors, il y a eu des cas, en particulier dans une école du 20e arrondissement, où un petit garçon a inventé pratiquement à lui tout seul l'histoire de Glomöel et les pommes de terre. Il avait 9 ou 10 ans. Je cadrais un peu, mais c'est eux qui inventaient.
J'ai perdu toutes mes pièces pour enfants dans mon déménagement pour Ivry…
La musique et le travail avec Michel Puig
- 4 Après une formation musicale, Michel Puig se tourne vers le théâtre. En 1972, il fonde le « Théâtre (...)
S. P. La musique occupe une grande place dans votre travail. Avant de parler de ce que vous appelez « l'état musical », état de jeu vers lequel vous cherchez à conduire le comédien, pouvez-vous revenir sur votre collaboration avec le musicien Michel Puig4 ?
- 5 Il s’agit du numéro du mois de novembre 2007 consacré à la Chine.
C. D. En 1970, je faisais un stage avec ma troupe au Sénégal. J'ai écrit là-bas, sur l'île de Gorée, une pièce dans une langue pas du tout naturaliste, assez particulière… ça m'est venu comme ça… C'étaient des personnages qu'on appelle les Reuzes. Je me suis dit que pour la monter, il faudrait travailler musicalement, et pour cela, trouver un musicien avec qui collaborer. Mon administrateur m'a dit qu'il y avait un musicien qui participait à un spectacle de Jean-Marie Serreau et d'Aimé Césaire, Une Tempête, d'après La Tempête de Shakespeare, avec qui je serais susceptible de bien m'entendre. Michael Lonsdale y jouait Prospero. Il avait un très long discours. Il jugea bon de demander à Puig de le faire chanter un peu. Puig lui donna alors des repères pour qu'il improvise une chanson… C’était magnifique ! Mais Jean-Marie Serreau, et Aimé Césaire étaient perplexes… Je reviens du Sénégal. Je lui dis à Puig (prononcer PUTCH) : « Voilà ma pièce, j'aimerais bien faire un travail en commun… » Et il a accepté. C'est lui qui a amené les comédiens à improviser une façon de dire qui n'est ni une façon de parler, ni une façon de chanter, mais quelque chose d'intermédiaire. C'était un spectacle pour adolescents. On l'a joué à la salle Gémier à Chaillot. Des parents ont écrit des lettres de protestation au ministère ! Comme Puig et moi nous étions très bien entendus, il m'a proposé deux autres choses : un spectacle retraçant les moments heureux d'une révolution ou un travail à partir de La chasse au Snark de Lewis Caroll. J'ai choisi La chasse au Snark. On a travaillé entièrement dans l'optique d'un théâtre musical. Il y avait deux chanteuses, quatre musiciens, huit comédiens. Les comédiens disaient le texte d'une manière non naturaliste. Il y avait le texte de Caroll d'un bout à l'autre chanté en anglais, et le texte des comédiens en français, adapté de l’anglais, mais réduit, avec les dialogues qui étaient dits. On l'a créé à Avignon, au cloître des Célestins. On a eu de très bonnes critiques, mais une fois un groupe de 40 personnes est sorti… On l'a joué à Sartrouville, puis on a inauguré le Théâtre de la Tempête avec en 1971. Mais l'acoustique était très mauvaise. On ne peut pas dire que ça a très bien marché, mais ceux qui l'ont vu s'en souviennent ! Jacques Jouet me l'a garanti. Certains ne supportaient pas la forme. Dès que ça surprend, que ça sort des sentiers battus, à cause d'une façon de parler qui n'est pas naturaliste, ça peut ne pas plaire. Il faut que les gens s'habituent. Après, nous avons continué à travailler périodiquement avec Puig, par exemple pour Le Rêve du papillon de l'auteur chinois Guan Hanqing à propos de qui la revue Théâtre public a consacré un article récemment5, et qui a été monté également par Chéreau et Sobel. Lors de mes dernières « Rencontres Jacques Copeau » à Pernand, je voulais qu'il soit là, car il a été très important pour moi. Il m'a amené à découvrir un univers, l'univers du théâtre musical. Je voulais faire quelque chose avec lui à cette occasion... Il a écrit La Caverne d'après le mythe de Platon, mais on ne l'a que deux fois à Beaune… Je garde un très bon souvenir d'une pièce mise en scène par Lonsdale, sur laquelle nous avons collaboré : Miroir… La pièce était composée de deux mots. C'était une femme qui perdait son image dans le miroir, joué initialement par Edith Scob. Je l'ai ensuite reprise deux fois. J'aurais aimé la rejouer, car je me suis aperçue que, pour cette pièce, l'âge ne comptait pas. Je l'ai joué en 1980 et en1990…
S. P. Comment se travaille le théâtre musical ?
C. D. Puig ne faisait pas de partitions. Il fallait que le texte soit adapté à son travail… Des tirades pas trop longues… On amenait peu à peu les comédiens à dire le texte… On les guidait : « Dis le en courant… essoufflé… ». On les conduisait à découvrir un dire qui n'était pas traditionnel, toujours entre le langage parlé et le langage chanté. Quand il s'agissait des parties musicales, Puig menait le jeu ; je lui disais oui ou non. Pour Le Rêve du Papillon, il n'y avait pas de musique. On a vu assez vite qu'il ne fallait pas mettre de musique, que la musique était créée par les comédiens avec leur voix, et par les déplacements.
J'ai fait quelques spectacles avec lui comme comédienne. Il m'a fait jouer Phèdre… en traitant l'alexandrin à sa façon, en le chantant. Il donnait des caractéristiques à chaque personnage. Phèdre parlait très lentement, Hyppolite très vite, d'autres avaient un accent. Parfois je devais dire un seul alexandrin sur une minute ! Mais il a ajouté des choses provocatrices que je n'aimais pas. Phèdre devait enlever le pantalon d’Hyppolite, (joué par François Rancillac à 18 ans..). Ma mère, qui a assisté à la représentation au Ranelagh, s'est levée en criant : « Assez ! Assez ! ».
Mais c'est vrai que cette mise en scène pouvait se justifier ! Ce n'était pas invraisemblable par rapport au désir de Phèdre.
S. P. C'est à partir de ce travail que vous avez élaboré votre grammaire d'exercices préparatoires au jeu ?
C. D. Ce n'est pas avec Puig que j'ai élaboré cela. Il travaille de façon plus brutale. Pour La Caverne, il me disait : « Fais pas ça, Fais ça ». J'ai beaucoup appris lors des stages que j'ai pu faire, notamment avec Anne-Marie Reynaud, qui avait dansé avec Carolyn Carlson. Elle avait un studio près de Bastille, où l'on faisait des séances de travail de danse avec mes comédiens. Les mouvements n'étaient pas motivés par des raisons psychologiques. Et pourtant, ce qui se créait dans l'espace était beaucoup plus beau que de simples déplacements. Avec une amie musicienne, Claire Renard, avec qui je faisais également des stages, nous avons élaboré des exercices qui m'ont mené à découvrir la musicalité des mots et aussi la musicalité des déplacements dans l'espace. Petit à petit, au cours des stages que je faisais dans le cadre de Jeunesse et Sports, j'ai élaboré des exercices, certains inspirés par d'autres, certains inventés, pour amener à cet état d'écoute, cet état musical. Ensuite, j'ai trouvé ce texte vraiment formidable de Paul Valéry s'adressant à des comédiens de la Comédie Française, qui décrit tout à fait cela : « Et donc, et surtout, ne vous hâtez point d'accéder au sens. Approchez-vous de lui sans force, et comme insensiblement. N'arrivez à la tendresse, à la violence, que dans la musique, et par elle. Défendez-vous longtemps de souligner des mots. Il n'y a pas encore de mots, il n'y va que des syllabes et des rythmes. Demeurez dans ce pur état musical jusqu'au moment où le sens survenu peu à peu ne pourra plus nuire à la forme de la musique. »
Le Théâtre des Quartiers d'Ivry
S. P. Vous avez été directrice du Théâtre des Quartiers d'Ivry de 1985 à 1992. Pouvez-vous revenir sur cette expérience ?
C. D. J'ai quitté Sartrouville parce que je n'ai pas voulu être considérée comme spécialiste du théâtre pour enfants (au moment de la création des CDN pour l’enfance et la Jeunesse ). Je disposais d’une cave rue du Faubourg du Temple, où je travaillais avec une troupe à laquelle appartenait notamment Serge Maggiani… La « Folie Méricourt »… Mais le ministère m'a conseillé de trouver un lieu pour que je puisse recevoir des subventions. Or je ne voulais pas être directrice d'un Centre Dramatique. A Ivry, il y avait Philippe Adrien, qui avait repris la place de Vitez. La mairie d'Ivry a lancé un appel d'offres, on a fait un projet et j'ai été acceptée. Le théâtre était municipal, donc on n'était pas chez soi. Avant, il y avait Vitez, qui avait son public. J'étais connue pour le théâtre pour enfants, mais pas pour le théâtre pour adultes. Il a fallu se battre. Les Quartiers d'Ivry, c'est le nom d'une troupe de théâtre, celle avec qui le théâtre avait été inauguré. J'y ai présenté de la poésie, trois ou quatre fois par an. Des poètes venaient, on buvait du vin de Pernand. Il fallait jouer des classiques pour faire venir le public, il se déplaçait peu pour les créations. C'était difficile.
Ce qui produit du théâtre
S. P. Qu'est-ce qui produit du théâtre ?
C. D. C'est la question qu'il faut toujours se poser. On ne sait pas. Chaque fois qu'on est devant la scène, qu'on travaille sur une mise en scène, on ne sait pas. On peut faire du théâtre avec des textes qui ne sont pas du théâtre, avec deux mots, comme la pièce de Puig, Miroir…
Il est formidable de s'aventurer, de se poser des questions, mais il faut être très rigoureux, organiser le texte, le son, les mouvements, le texte jusqu'à ce que ça fasse « théâtre ».
Quand j'ai monté les classiques, ça m'a beaucoup plu. Ils aident à s'aventurer ensuite dans quelque chose de plus risqué. Mais, ça me passionne plus d'inventer une forme. Au départ, pour les spectacles que j'ai élaboré avec Anne-Marie Reynaud ou Puig, on ne savait pas si on arriverait à atteindre une dimension théâtrale. On n'en connaissait pas à l'avance la forme finale. Pour Visage de sable, une pièce sur les adolescents, nous avons d'abord parlé avec les jeunes dans les classes. Ils disaient qu'ils s'ennuyaient. On les a enregistrés, et on a composé une bande, où on les entendait dire : « Oh il faut se lever… Oh la la… Il va falloir… (etc.) ». A partir de ces enregistrements, on a essayé de faire un spectacle. Ce n'était pas linéaire, ça ne racontait pas une histoire. On voyait des choses, la classe avec des plus petits, on voyait une institutrice qui disait : « Prenez vos cahiers, mettez une marge, deux centimètres… » C'était une sorte de puzzle. J'avais trouvé le titre Visage de sable dans un texte : « Ce n'est pas parce que le visage de l'Homme disparaît et s'efface comme aux limites de la mer un visage de sable… (M. Foucault) ». J'ai tiré de cette phrase un autre spectacle : Aux limites de la mer. Les deux spectacles ont été très contestés, mais ils ont compté pour quelques spectateurs, pour la plupart des comédiens, et pour moi.
S. P. Votre idéal de théâtre n'est donc pas naturaliste… Quels sont les derniers spectacles qui vont ont marqué ?
C. D. Plus que par le théâtre naturaliste, je suis plutôt attirée par un théâtre poétique où la langue n'est pas la langue du quotidien, où il y a une langue à part entière, comme chez Claudel ou Novarina. La langue de Valère Novarina demande d'inventer un jeu. Aussi, quand j'ai vu un spectacle de Claude Régy pour la première fois en 1970, ça a été un choc. Je tâche d'aller beaucoup au théâtre.
Dernièrement, j'ai beaucoup apprécié Jean la Chance, un inédit de Brecht, mis en scène par Jean-Claude Fall aux Quartiers d'Ivry. J'ai plus de réserves sur Le jour des meurtres, une réduction que Koltès a faite à partir d'Hamlet, mis en scène par Thierry de Peretti, au théâtre de la Bastille. J'avais lu le texte avant, ce que je fais souvent. Je l'ai trouvé très intéressant. Mais j'ai trouvé la mise en scène destroy, provocatrice… Il y avait quatre personnages : Hamlet, Ophélie, le Roi, la Reine. Le spectacle donnait l'impression qu'il voulait aller à l'encontre de ce qui a déjà été fait. Je trouve souvent dommage également cette tendance à surajouter des projections vidéo ou du son. A la Bastille toujours, j'ai vu Denis Lavant qui lisait des textes d'un grand poète de l'époque des Surréalistes, Joë Bousquet. J'ai été déçue, car entendre Denis Lavant seul suffisait. Il état assis en référence au poète qui, blessé à la moelle épinière lors de la Première Guerre Mondiale, avait ensuite passé toute sa vie sur une chaise roulante. Denis Lavant et le texte, c'était étonnant. Mais il y avait des projections sans arrêt. Elles étaient belles mais… Ce n'est pas que je n'aime pas l'avant-garde, mais je n'aime pas l'avant-garde pour elle-même. Quand il y a un beau texte et un comédien formidable, il ne faut pas surajouter des choses. Pour le spectacle que je prépare pour Avignon, il ne faut rien sur scène. Il y aura seulement deux pupitres et mon fils qui jouera de la clarinette. Nous n'irons pas plus loin, parce que dans ce cas, je trouve que ça n'a pas lieu d'être fait.
S. P. Quand vous mettez en scène, partez-vous plutôt du texte ou de votre idée de metteur en scène sur le texte ?
C. D. Bien sûr, au départ, il y a ma personnalité, mon expérience… Il faut faire en fonction du comédien, être très à l'écoute. Avec Serge Maggiani, j'ai monté Le journal d'un homme de trop et un spectacle sur Saint-Simon. Il n'y a pas d'histoire. Il y avait une sorte de chorégraphie que j'ai élaborée avec Daniel Berlioux. C'est quelqu'un d'inventeur et d'inventif. Il a joué dans Le Rêve du papillon. Il comprenait très bien ce qu'on cherchait sur la voix. Il s'agissait d'inventer un chant.
Dimension politique
S. P. J'aimerais enfin vous posez une question concernant le rapport du théâtre et de son public dans sa dimension politique. Est-ce que vous pensez que le théâtre occidental, s'il reste bien sûr un art, peut être envisagé désormais également comme une discipline où les artistes rencontrent leur public autour de leur pratique, dans l'optique notamment de développer un certain mode de vie, un autre rapport aux choses ? Je pense à la pratique des stages notamment.
C. D. C'est une question difficile. Je pense à ceux qui ont l'habitude d'aller dans des groupes ou dans des lieux comme les cités. Il faut arriver, et c'est possible, pas forcément à écrire des pièces dans lesquelles on exprime sa colère, mais à trouver une forme qui correspond à ce qu'on veut exprimer. Aller dans les cités et trouver une langue propre aux jeunes qui y vivent, pas forcément en verlan, mais une langue à eux. Ils sont extraordinaires dans leur danse. Il faudrait que les animateurs aient la préoccupation d'inventer une langue et pas forcément de faire des pièces tribunes où on dit les problèmes. À Pernand où je suis restée dix ans, j'avais une troupe amateur avec qui j'ai monté Macbeth et Le Mariage forcé. Par ailleurs, lors des stages, on faisait du théâtre de recherche. On présentait toujours au public le travail fait au cours du stage, même s'il n'était pas abouti. Il y avait peu de monde, mais chaque année, ça gagnait un peu. D'autre part, lors des « Rencontres Jacques Copeau », je veillais toujours à ce qu'il y ait un spectacle grand public (L'Ours de Tchekhov par François Kergourlay, Le Cercle de craie caucasien de Brecht par Christophe Rauck, L'école des femmes que j'ai monté) et des pièces plus expérimentales.
Je pense que les jeunes des cités ont une énergie formidable, qu'ils sont doués pour le rythme. Lors de Visage de sable en 1977, je suis allée dans une classe d'élèves qui préparaient le BTS. On partait d'un geste naturaliste, par exemple cirer ses chaussures, et à partir de là, on inventait une danse. Il y en avait un qui cirait ses chaussures, un autre tirait la châsse des cabinets, un autre proposait un autre geste quotidien… Ensuite on composait une musique sur un rythme. On ajoutait des mots dans la composition. Et ils composaient une musique avec des mots. Peut-être que cette expérience aurait moins bien fonctionné si on leur avait donné un texte à interpréter. Mais c'était il y a trente ans. Dans mon groupe à l'Ecole Claude Mathieu, le travail que je présente avec la classe s'articule autour d'une fiction… Les élèves font partie d'une troupe qui veut écrire une pièce sur la violence et le pouvoir. Mais ils n'y arrivent pas, alors ils jouent Shakespeare…