« Porter son temps » ou l’invention du peintre à la mode chez les Goncourt (original) (raw)

Résumé | Index | Plan | Texte | Notes | Citation | Auteur

Résumés

Mode et peinture, dans l’œuvre des Goncourt, sont unis par un rapport singulier. Cet article se propose d’analyser le rôle des Goncourt comme arbitres établissant la valeur et le cours du beau, leurs goûts et dégoûts, la manière dont ils conçoivent, plus généralement, le phénomène de la mode tel qu’il est représenté par les peintres. On commencera par parler de la peinture de la mode, et l’on mettra en parallèle certaines thèses des Goncourt et du Peintre de la vie moderne de Baudelaire. Il sera ensuite question des peintres à la mode, et l’on verra comment les Goncourt approuvent ou refusent certaines modes qui naissent au fil du siècle, selon que celles-ci sont institutionnellement imposées ou subjectivement embrassées.

Fashion and painting, in the work of the Goncourt, are united by a singular relationship. This article analyzes the role of the Goncourt as judge establishing the value of beauty, their likes and dislikes, and the way they conceive, more generally, fashion as a phenomenon represented by painters. We will first observe the painting of fashion and draw a parallel between certain theses of the Goncourt and Baudelaire’s Painter of modern life. We shall then discuss fashionable painters and see how the Goncourt approve or reject certain fashions that emerged over the course of the century.

Haut de page

Entrées d’index

Haut de page

Texte intégral

1Si l’on voulait définir le rapport entre mode et peinture chez les frères Goncourt, on pourrait emprunter la remarque de Baudelaire dans son essai sur Eugène Delacroix – « Le public est, relativement au génie, une horloge qui retarde1 » – et lui adjoindre le diagnostic de Paul Bourget sur les deux frères, lorsqu’il les compare à Stendhal : « Les frères de Goncourt, si différents d’ailleurs de Beyle, lui ressemblent par ce paradoxe d’une imagination antidatée, si l’on peut dire. En plein milieu du Second Empire, ils étaient l’un et l’autre des hommes de lettres de 18802. » Edmond et Jules, autrement dit, vivraient à l’heure d’un futur incertain, remettant au goût du jour un passé oublié ou un présent inconnu pour un public en retard : paradoxe que seuls certains happy few distingués parviendront à apprécier. La logique de la mode s’établirait selon une pareille pyramide : une poignée d’élus, mystérieusement clairvoyants, diffuseraient le ton, propageraient la couleur, et influeraient sur la forme que prend la mode.

2Je me concentrerai, dans les lignes qui suivent, sur quelques aspects du rapport singulier unissant mode et peinture dans l’œuvre des Goncourt. Il sera question, bien sûr, de leur rôle comme faiseurs de rois, arbitres établissant la valeur et le cours du beau, de leurs goûts et dégoûts, de la manière dont ils conçoivent, plus généralement, le phénomène de la mode tel qu’il est représenté par les peintres. Mais il paraît impératif, avant cela, de distinguer deux usages du mot « mode » que l’on tend parfois à confondre : il y a bien une peinture de la mode et une peinture à la mode, tout comme il existe des peintres dont l’objet exclusif de leur art est la représentation de la mode, et des peintres qui jouissent d’un plébiscite plus ou moins éphémère, des peintres à la mode. Je commencerai donc par parler des premiers, de la peinture de la mode, et mettrai en parallèle certaines thèses des Goncourt et du Peintre de la vie moderne de Baudelaire. Je considérerai ensuite les peintres à la mode, et observerai comment les Goncourt approuvent ou refusent certaines modes qui naissent au fil du siècle, selon que celles-ci sont institutionnellement imposées ou subjectivement embrassées.

Peindre la mode

3Il appartient au peintre de représenter la mode, au sens vestimentaire, et plus généralement culturel ; la mode est le sujet de la représentation, au bal, au parc, dans les salons, les portraits, en société. Le peintre peut, de parti pris, élire volontairement la mode comme objet de ses études ; mais, involontairement, il peut aussi laisser la mode s’inviter dans la représentation : sa peinture portera fatalement la trace ou l’estampille du temps dans lequel elle a été conçue. À titre simple, les Goncourt usent de la peinture comme d’une mémoire objectivée, que l’on pourrait consulter quand il nous plaît, un enregistrement des phases et des déclinaisons des manières de se vêtir, de se comporter, des habitudes et des mœurs propres à l’époque de notre intérêt. L’Art du XVIIIe siècle, auquel nous reviendrons, est aussi une histoire où la peinture se voit conviée à titre de document, renvoyant plus généralement à un univers particulier, temporellement distant. Watteau est, en ceci, un fabuleux peintre de la mode, qui saisit, en spectateur attentif, les moindres changements de coupe, les influences diverses que le vêtement subit, jusqu’à s’approprier et faire sien cet éventail de variations :

4« Comme cette mode d’Italie, étincelante et bizarre, se marie heureusement à la mode française du XVIIIe siècle enfant ! Et quelle mode adorable naît de ces modes alliées et brouillées : la mode de Watteau3 ! » Loin du résumé indistinct qui rassemblerait sous la bannière d’un nom une variété d’accoutrements, il s’agit d’une singularisation à part entière : il y a bien une mode Watteau, signature unique, qui le fait de suite reconnaître, mais qui informe aussi le spectateur qui les regarderait pour leur valeur testimoniale des modes d’alors, dans ce qu’elles ont de plus ou moins attendues. L’Art du XVIIIe siècle repose, en effet, sur un imaginaire, au sens de réceptacle d’images, où l’on retrouve non pas l’art académique d’un Vien ou d’un Vanloo, mais bien des scènes marginales, lointaines des dogmes institutionnels.

5Si le peintre peint la mode, il arrive aussi que la mode ne reste pas indifférente à ses tentatives ou à ses inventions. Dans La Femme au XVIIIe siècle, les Goncourt constatent un changement à la fin du siècle dans l’attitude que prend la femme : « Ce qu’elle travaille à se donner, c’est le regard noyé des figures de Greuze4 ». La peinture vient donc encourager une mode dont Greuze donnerait le ton. Mais il est aussi possible que le ton précède le peintre, qui ne ferait que l’imiter à son tour. Les Goncourt, en somme, indiquent ou soulignent leur source picturale, et, à partir d’elle, ils font dériver des attitudes de société. Il y a alors précellence du modèle de la peinture : c’est à Greuze, à ce que ses figures ont de représentatif, que leur analyse renvoie : « La femme rêve un nouvel idéal de sa beauté dont elle compose les traits d’après les livres et les tableaux, d’après les types des peintres et les héroïnes des romanciers5. » Ou encore, lorsque les frères évoquent : « la grande robe venue des tableaux de Watteau6 ». Ces vêtements ne sont pas indifférents : éloquents, ils sont des signes plus profonds du rapport de qui les porte à la moralité du temps, au sens où les mœurs traduisent une façon que l’on a de vivre, reflètent les gestes et les manières qui structurent les relations entre les hommes. Relativement à Gavarni, les deux frères le comprennent comme un descendant fidèle des peintres du XVIIIe siècle, ce qui le rend si précieux. Leur ambition, dans la monographie qu’ils consacrent au lithographe, tient à « faire connaître à la France son grand peintre de mœurs7 ». Véritable consécration, la monographie annonce publiquement le goût, tout en indiquant la valeur. Si la mode est cet index pointé qui désigne à un plus large public le sens à suivre et les sujets dignes d’intérêts, alors la biographie doublée de l’essentielle reconstruction que celle-ci implique, se révèle sans doute l’un de ses instruments les plus précieux. En 1827, Pierre de La Mésangère contacte Gavarni, à peine sorti de son voyage dans les Pyrénées, pour collaborer au Journal des dames et des modes. La Mésangère recrute l’artiste en qualité de sténographe des modes, et la série « Travestissements », issue de cette collaboration, offre aux Goncourt, dans leur monographie, un développement sur la représentation de la mode. Si ces premières incursions ne sont pas impérissables en terme de facture, elles demeurent significatives, selon eux, pour la formation de l’esprit et de la main de l’artiste qu’ils aimeront tant ; voici qu’ils s’émerveillent devant « la délicate habileté dans le froufrou d’une toilette8 » ou qu’ils retrouvent, au risque de la téléologie propre aux historiens qui ont à l’esprit l’ensemble de la production du lithographe, des traits ou des caractéristiques de l’artiste en latence : « À voir ce domino d’une grâce si bizarre, à voir cette magicienne qui annonce déjà l’habilleur de drames que Gavarni sera plus tard, on le sent né pour être le costumier poétique et le modiste idéal de la femme9. » Plus que sur l’artiste modiste, au catalogue prêt à l’emploi, il faut insister sur la qualité proprement poétique inhérente au vêtement. C’est aussi le rôle qu’ils attribueront à Gavarni typologiste de la vie moderne : que serions-nous sans ses répertoires, ses relevés de personnages de la comédie humaine parisienne, ses contributions aux Français peints par eux-mêmes, ou son invention de la lorette, immortellement représentée par ses soins ?

6Gavarni, à ce titre, se révèle doublement important : aux vêtements et aux objets, il ajoute la langue, qui est, elle aussi, soumise aux modes et aux changements du temps. On a abondamment parlé du génie des légendes propre à Gavarni, son art d’emprunter la parlure populaire aux fins d’un dessin humoristique – parlure dont les Goncourt sont particulièrement friands, et qui fait office de talisman pour qui comprend ou ne comprend pas. Tout l’esprit de la mode est là : en être ou ne pas en être, et Sainte-Beuve, par exemple, sera impitoyablement moqué par les deux frères pour ne pas entendre le sens de certaines planches du lithographe : « notre stupéfaction est grande de le voir lire les légendes à contre sens, en les estropiant sans y rien comprendre, avec une ignorance de tous les parisianismes de Paris : il nous demande ce que c’est que le plan ! Dans le dessin même, il ne voit rien, ne perçoit rien, ne saisit pas la scène, ne distingue point celui qui parle, les dialogueurs de la légende10. » Rien de plus rédhibitoire, rien de plus digne de mépris qu’un critique qui affecte de savoir sans savoir et dissimule ses lacunes derrière l’écran de la rhétorique.

7Dans La Femme au XVIIIe siècle, le chapitre consacré à la mode fait montre d’une très sensible attention à l’engendrement successif des modes, comme dans une longue séquence qui prouverait que rien ne vient de rien. Les Goncourt s’amusent à parler comme la presse d’alors et décrivent, par exemple, « Paris [qui] s’entretint pendant huit jours tout au moins d’un fard lilas qui avait fait son apparition au jardin du Palais-Royal11 ». Voici que la capitale allégorique se charge de l’ensemble du bruit des salons et vient à déterminer, d’une mesure précise sanctionnant un passage, une métamorphose. Le flou de la mode tient à l’imperceptibilité des transitions : on dit qu’une mode arrive et finit, mais rares sont les moments où l’on en précise la durée concrète. « Que de modes qui naissent et vieillissent dans vingt-quatre heures12 ! » dira Edmond dans La Maison d’un artiste. Décrivant la physionomie de la femme au XVIIIe siècle, les Goncourt passent imperceptiblement de la tenue à l’attitude, de l’habit à la mimique : « L’ironie chatouille les coins de la bouche et perle, comme une touche de lumière, sur la lèvre qu’elle entrouvre13 . » Certes, l’érotique est bien là, mais elle n’est pas départie d’une volonté de voir la forme vivre :

La mode façonne le visage de la femme. […] L’esprit passe sur le visage, l’efface, et le transfigure : il y palpite, il y tressaille, il y respire ; et mettant en jeu toutes ces fibres invisibles qui le transforment par l’expression, l’assouplissant jusqu’à la manière, lui donnant les mille nuances du caprice, le faisant passer par les modulations les plus fines, lui attribuant toutes sortes de délicatesses, l’esprit du dixhuitième siècle modèle la figure de la femme sur le masque de la comédie de Marivaux, si mobile, si nuancé, si délicat, et si joliment animé par toutes les coquetteries du cœur, de la grâce, et du goût14.

8Conçue en ces termes, la mode est une force formante, active, dynamique : elle sculpte physiquement ses sujets. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le corps n’est pas cet invariant, toujours le même « en-dessous » de l’armure nouvelle dont il est saisonnièrement affublé. Plus qu’une simple parure, l’habit agit sur lui, et la mode construit le corps et le visage des hommes et des femmes. Les Goncourt formulent cette thèse à plus d’une reprise ; dans La Femme au XVIIIe siècle : « La mode suit à peu près dans ce siècle les transformations de la physionomie de la femme15 », ou « Le corps humain semble avoir ses modes comme ce qui l’habille16 » ; dans Gavarni : « Le corps a ses mœurs que font et défont les civilisations…17 » ; et encore, Edmond, bien plus tard, en octobre 1889 : « J’ai dit quelque part qu’avec les siècles, les corps humains changeaient de forme ; je pense que les traits mêmes de la figure font comme le corps18. »

9Il est permis de reconnaître, dans cette réflexion récurrente, une des idées principielles du Peintre de la vie moderne : « Tel nez, telle bouche, tel front remplissent l’intervalle d’une durée que je ne prétends pas déterminer ici, mais qui certainement peut être soumise à un calcul19 . » Conjonction d’éternel et d’éphémère, la forme du corps est dépositaire des tensions propres aux changements des modes. Encore que chez Baudelaire, l’image est frappée d’un tour bien personnel. Non content d’avoir conçu le changement du corps selon les modes successives, voici qu’il les imagine, pantelantes, comme après un supplice : « les modes ne doivent pas être, si l’on veut bien les goûter, considérées comme choses mortes autant vaudrait admirer les défroques suspendues, lâches et inertes comme la peau de saint Barthélemy, dans l’armoire d’un fripier20. » L’écorchement de l’apôtre devient image même du phénomène de la mode, vêtement et corps confondus : au contraire de la traditionnelle vêture entassée, objectivée, dévitalisée, voici que Baudelaire réintègre une logique vivante qui ne sépare plus l’image de l’homme de son être propre. Le vêtement possède un fonds ontologique, quoi qu’on en dise ; et nul doute que les Goncourt s’accorderaient à cette thèse, eux qui voyaient avec fascination Gavarni « cherch[er], au-delà du contour mort du costume, à mettre dans un vêtement un peu de la vie de celui qui le porte, quelque chose de sa personnalité et de son individualité21. »

10Dans le contexte du XIXe siècle, le peintre est l’élément central d’un marché de l’art qui encourt de profondes mutations : depuis peu, il est l’objet de toutes les attentions, sa cote monte, il devient rare, car recherché. Les happy few savent bien de qui il s’agit, au contraire du vulgum pecus qui l’ignore, ou qui retarde dans ses goûts. Le peintre à la mode peut d’ailleurs contribuer à lancer des modes – qui sont des traits particuliers, distinctifs, pouvant relever de la manière, de la technique ou du sujet choisi. L’historien Manuel Charpy rappelle une circonstance particulière : la montée en puissance du peintre, son accès à l’élite sociale est pleinement tributaire du pouvoir grandissant de la bourgeoisie et de l’intérêt que celle-ci lui porte22. Plus tôt dans le siècle, le Pierre Grassou de Balzac en offrait l’exemple parfait, en racontant le parcours de l’humble et excessivement médiocre barbouilleur qui se retrouve finalement décoré de la Légion d’Honneur, après une longue série de malentendus. Les Goncourt assisteront au passage du système des salons – où l’artiste devait d’abord passer sous les fourches caudines d’un jury plus ou moins bien disposé à son égard – à celui que Harrison et Cynthia White ont nommé le « système marchand-critique23 », où la connexion entre les différentes instances du marché moderne de l’art s’opère différemment : il arrivera fréquemment, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, que les artistes soient pris en charge par un galeriste, se présentent dans des expositions indépendantes, et attendent qu’un critique parvienne à susciter l’engouement autour de leur œuvre. La fabrique de la valeur d’une œuvre d’art en vient à être radicalement changée, ce qui influe directement sur la manière qu’un artiste s’élève dans les hautes sphères de la notabilité. Au présent comme au passé, les Goncourt se révèlent attentifs à la manière qu’ont certains peintres de prendre appui sur la mode et de tirer parti de la faveur dont ils jouissent. Ainsi, dans le chapitre consacré à La Tour, dans L’Art du XVIIIe siècle, ils remarquent que le peintre, jouissant des bonnes grâces du roi, n’hésite pas à en tirer parti : « Telles sont les façons de La Tour. Le peintre à la mode use et abuse de la mode. Nul peintre n’a imposé comme lui à son siècle la tyrannie de l’artiste et le bon plaisir du talent. Il faudra que le roi, dont il est le locataire et le pensionnaire, subisse ses impertinences, pour avoir son portrait de sa main24 ». Fort de la faveur dont il jouit, La Tour n’hésite pas à se montrer capricieux, jusqu’à imposer au roi rythmes et désirs. La mode lui a fait tourner la tête, et, grisé par la démesure, il s’est pris pour plus haut que lui – ce qui ne le rend pas moins sympathique aux yeux des deux frères.

11Cela ne les empêche pas de remarquer la logique strictement économique qui sous-tend la formation d’une réputation d’artiste. Le 31 mai 1864, ils notent dans le Journal : « Après avoir poussé à 319 francs, sans l’avoir eu, un dessin de Gabriel de Saint-Aubin, qui se serait bien vendu 20 francs, avant que nous l’ayons découvert et mis à la mode, je réfléchis à ceci : les hauts prix d’un homme, en art, sont faits non par celui qui le comprend, mais par celui qui ne le comprend pas et veut avoir l’air de le comprendre25. » Réaction frustrée de passionnés, certes. Mais les amateurs prennent, au passage, une commission d’estime, distinguant bien que la valeur d’une œuvre n’équivaut pas à son prix. Revenant sur ses premiers pas, dans la préface de En 18.., Edmond n’hésite pas à se faire prophète, s’accordant quelques « pressentiments bizarres » : « On y rencontre du déterminisme et du pessimisme, et voire même du japonisme. Non vraiment, on ne peut nier aux auteurs un certain flair des goûts futurs de la pensée et de l’esprit français en incubation dans l’air26. » Sur cet air, nulle part Edmond n’est plus explicite que dans la préface à Chérie, où il se souvient de ce que Jules lui dit un jour, dans une allée du Bois de Boulogne : « Germinie Lacerteux est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc.27 » Mais la suite vaut aussi d’être rappelée : par le truchement de la parole fantomatique de Jules, Edmond recense, toujours sur le ton du testament, les modes que les deux frères ont contribué à lancer ou les trois piliers de leur legs, soit : le vrai en littérature, l’art du XVIIIe siècle et le japonisme. Comme Jean-Louis Cabanès l’a bien remarqué, il s’agit moins d’un mouvement d’imposition que de recréation : « Si les Goncourt, contrairement aux allégations de la préface de Chérie, n’ont pas imposé à leur génération le goût de l’art du XVIIIe […], ils l’ont en revanche recréé au nom d’une esthétique de la modernité28 ».

12Dans un contexte anglo-saxon, on qualifierait sans doute les Goncourt de « trendsetters », ceux qui établissent les modes. Se considérant comme législateurs ou prescripteurs, ils en sont conscients – plus conscients que permis, peut-être, dans la mesure où la mode n’en fait qu’à sa tête : elle passe notre volonté singulière, elle en fait fi, elle ne se laisse pas détenir. Ce n’est qu’au passé qu’Edmond peut parler des modes qu’il aurait contribué à introduire, prenant d’un coup la pose du découvreur mélancolique, tâchant d’assurer une prise qui semble bien lui avoir échappé. On entend nettement cet effort de singularisation dans la pointe finale de la préface : « Eh bien ! quand on a fait cela, c’est vraiment difficile de n’être pas quelqu’un dans l’avenir29. » « Être quelqu’un », c’est-à-dire ne pas être quiconque, ne pas se résorber dans la tourbe indistincte des plumitifs du siècle et parvenir à convaincre les uns et les autres que ce que l’on trouve beau peut ou doit être beau pour le plus grand nombre. Il y a bien de l’hybris, en effet, à déclarer que l’on a lancé une mode.

13En avril 1880, à propos de La Maison d’un artiste, Edmond persiste et écrit dans le Journal : « Dans Gavarni et L’Art du XVIIIe siècle, j’ai écrit l’histoire du grand art que je sentais. Dans la Maison d’un artiste au XIXe siècle, j’écris l’histoire de l’art industriel de l’Occident et de l’Orient et l’on ne se doute pas, à côté de moi, que je prends la direction d’un des grands mouvements du goût d’aujourd’hui et de demain30 ». Par-delà l’amertume de ne pas être considéré à sa juste valeur, on relèvera l’emphase sur la solitude relative, imaginée, du découvreur : c’est encore le motif du « seul contre tous » ou du « quoi qu’on en dise, j’avais raison ». Et il vaut la peine de considérer que la publication du Journal, c’est-à-dire la révélation des pages « privées31 », correspond aussi à un désir de montrer au public la précocité de leur goût, les premiers mouvements de mode perçus avant leurs contemporains. Le 9 juin 1889, Edmond tonne : « Personne plus que moi, et avant tout le monde, n’a loué d’une manière plus intelligente, je crois, le talent de Millet32 ». Par-delà l’autocongratulation, on découvre ici la mode comme champ de bataille dont il faut assurer la possession. Il convient alors d’examiner le rôle d’« arbitre » : arbitre, comme on dit arbitre des élégances, c’est-à-dire un point de vue qui s’extrait (ou qui est extrait) de la situation dont il faut juger, un point de vue absolu. C’est ce qui permet aux deux frères d’apprécier un art qui se fait au présent : celui de Gavarni, on l’a dit, mais aussi, plus tardivement, celui de l’ami Giuseppe de Nittis, qui partage l’amour d’Edmond pour le Japon, et possède la qualité de faire « l’air brouillardeux33 » des villes modernes tant apprécié. Ou encore celui de Francis Seymour Haden et de ses « noirs veloutés », qui est typiquement un cas d’artiste pas encore connu, qui pourrait fort bien le devenir, mais qui est demeuré discret, secret.

Le principe de la cariatide

14Mais un peintre à la mode est encore soumis à la variation et aux caprices du goût. Il n’a pas encore atteint l’atemporalité du classique, celui dont la valeur est fixe, la solidité éprouvée, le talent indubitable. Bien que l’essence du classique ne soit plus à réexaminer, il peut ne pas convenir au goût du jour. Car il arrive que le peintre à la mode ne soit pas vivant : attirer l’attention sur un peintre ne postule pas nécessairement que ce dernier soit actif sur la scène contemporaine. Ainsi, au XIXe siècle, on connaîtra des redécouvertes fameuses comme celle de Vermeer par Théophile Thoré, ou la réévaluation des frères Le Nain par Champfleury, voire, dans un autre contexte, la duchesse de Guermantes préférant Frans Hals à Rembrandt, trop « has been ». En fait, l’expression anglaise est éloquente : « has been », ce qui a été, ce qui n’est plus, autrement dit, digne de notre attention, de notre passion, de notre plus vif intérêt. Du temps s’est invité dans l’inaltérable, et l’a fait devenir un peu plus passé qu’il ne l’était. Il est des classiques pour certaines époques plus que pour d’autres.

15Des classiques à usages subjectifs, certes. À ce titre, les Goncourt sont amateurs de l’anthologie brève ; il leur arrive fréquemment de citer efficacement quelques noms en manière de panthéon personnel destiné à fixer le cap. À plus d’une reprise dans le Journal, on les voit se suivre : « nous cherchons à nous griser la tête avec les choses les plus capiteuses des lettres et de l’art : Albert Dürer, Rembrandt et Shakespeare34 » ; Edmond, plus tard : « Au fond il y a eu une peinture primitive italienne et allemande ; ensuite la vraie peinture qui compte trois hommes : Rembrandt, Rubens, Velasquez35 ». Deux ans après, le tiercé a changé, lorsqu’il évoque « la peinture des grands peintres qui se nomment : Rembrandt, Rubens, Velasquez, le Tintoret36 ». On aura remarqué un élément stable, qui ne cesse de se confirmer : Rembrandt. Le maître hollandais est une idole constante et critique, genre de pierre de touche que les frères opposeront à tout artiste prétendant au titre de grand peintre : matière, manière, choix du sujet, attention éthique aussi bien qu’esthétique au présent comme à l’histoire, Rembrandt transcende les modes et devient parangon, exemple absolu des possibilités d’une peinture passant le temps. De fait, Rembrandt ne paraît absolument pas lié à son époque. Et on ne peut le nier, Rembrandt est célèbre, personne n’oserait en contester la valeur. Il est des peintres plus discrets qui peuvent pourtant se révéler tout aussi fondamentaux. C’est ce qu’on pourrait nommer « le principe de la cariatide » : il arrive que certains peintres, qui ne sont pas assez connus (ce qui implique leur oubli puis leur invention, ou leur redécouverte subséquentes), soient assez puissants, aux yeux de l’historien, pour se faire les cariatides de leur époque : qu’ils aient les épaules assez solides pour « porter leur temps », qu’ils soient des artistes phoriques, clés de voûte ou pilastres, c’est-à-dire qu’ils soient assez riches et représentatifs pour résumer à qui les regarderait attentivement l’ensemble de l’époque. On peut porter son temps comme un vêtement, mais on peut aussi le porter comme une charge, une tâche qui incomberait à l’artiste exemplaire.

16La mode est une accolade : ce qui a été retenu, ce qui a fait son chemin sur la scène publique devra forcément dire quelque chose de l’époque tout entière. Ainsi, dans l’Art du XVIIIe siècle, au chapitre sur les Saint-Aubin, cette exclamation :

Providence heureuse, qu’il se trouve ainsi à tout âge de la vie de l’homme, à tous les renouvellements d’âme et de corps d’un peuple, un homme, entre tous, marqué, désigné, prédestiné jusque par la manière de son talent à en donner le ton et l’allure, la fleur et l’accent, l’image et le rayon, – grands peintres qui portent leur temps : Abraham Bosse, Augustin de Saint-Aubin, Gavarni37 !

17On aura remarqué que les autres peintres évoqués ne se tiennent pas seuls : dans l’élection d’un artiste « à la mode » par les Goncourt, il y a fréquemment un effet de synthèse. Gavarni n’est pas seulement désigné représentant de son siècle parce qu’il donne une représentation du contemporain, mais aussi parce qu’il reprend une tradition, et s’inscrit dans une lignée, une famille d’élection qui rejoint Abraham Bosse et Saint-Aubin. Plus encore, Gavarni fournit l’adjuvant, l’ajout nécessaire pour « revoir » Bosse et Saint-Aubin : il y a fusion, mélange, assemblage ou accouplement. Si Gavarni sait « porter son temps » dans ses œuvres, ce n’est pas en ignorant les artistes qui l’ont précédé : il complète et est complété, il donne un tour nouveau aux maîtres, il ajoute une touche moderne qui réveille le passé, portant la marque de son temps et assurant une suite à l’histoire. Mais on connaît aussi l’amour des Goncourt pour les marges de l’histoire, quel que soit le siècle : en 1855, cette exclamation du Journal fait foi : « Vivent les talents non officiels38 ! »

18Pour revenir aux cariatides, on remarquera cependant que l’isolation des composantes n’implique pas leur mélange indistinct. On retrouve un peu de tout dans le goût des Goncourt, des vestiges de leurs passions diverses, des strates temporelles qui renvoient à des moments particuliers. Rarement y a-t-il oblitération complète ou repentir à effacer : pas ou peu de palinodies, pas d’éliminations mais des accommodations successives, des intégrations, des coexistences pouvant possiblement offrir la formule d’un art nouveau. Dans le Journal, en date du 12 novembre 1861, ils notent : « L’avenir de l’art moderne, ne serait-ce point du Gavarni brouillé avec du Rembrandt, la réalité de l’homme et de l’habit transfigurée par la magie des ombres et des lumières, par ce soleil, poésie de couleur qui tombe de la main du peintre39 ? » La mode et le moderne cohabitent complètement dans ce mélange. Et le verbe brouiller, affectionné par les bichons, dit bien cet art de la nuance, du non-tranché, de l’entre-deux qui rend indistinct ce qui appartiendrait en propre à l’un ou à l’autre. Que ce soit pour décrire les qualités de lumière baignant ateliers et paysages dans Manette

19_Salomon_, ou pour comprendre au plus finement le séquençage de l’histoire, point de coupure nette mais des changements imperceptibles par degrés, passages métonymiques ou capillarité.

20On sait, par ailleurs, que les Goncourt sont coutumiers de cette manière de comprendre un artiste en lui accolant des termes de comparaison ; que cela soit de manière drolatique, lorsque Daumier est décrit comme un « mélange de de Sade et Diafoirus40 » ; insolite, lorsque Michel-Ange est convié en terme de comparaison à Hokusai41 ; ou technique, lorsqu’il s’agit de qualifier une manière, comme « ce mélange de sanguine et de crayon noir qu’aimait Watteau, et avec lequel Gavarni donne la vie et presque la chaleur de la chair42 ». Mais peut-être plus encore, cette scène emblématique de Manette Salomon, où Coriolis, poussé par Chassagnol, en vient à la conclusion suivante quant à sa manière idéale :

Il faudrait une ligne à trouver qui donnerait juste la vie, serrerait de tout près l’individu, la particularité, une ligne vivante, humaine, intime, où il y aurait quelque chose d’un modelage de Houdon, d’une préparation de La Tour, d’un trait de Gavarni… Un dessin qui n’aurait pas appris à dessiner, qui serait devant la nature comme un enfant, un dessin… Je sais bien, c’est ce que je dis… plus vrai que tous les dessins que j’ai vus, un dessin… oui, plus humain, ça me rend mon idée43.

21Résumé efficace dans lequel se rassemblent et se compénètrent les temps : il n’est pas question d’un estompement définissant une œuvre sans âge car de tous les âges, mais bien d’une réinscription synthétique des dépôts de l’histoire. Tout comme il est inutile de représenter la vie moderne sourdement et aveuglément, il est impératif que le regard de l’artiste qui aspire à représenter la vie moderne prenne appui sur les génies, les plus grands, les plus solides artistes du passé. Ce qui ne revient pas à énoncer simplement sur un mode anthologique, une espèce de best of de l’histoire de l’art : l’artiste qui sait faire usage de ce genre de regard sera en mesure de saisir son époque, tout en demandant à son spectateur de faire retour vers le passé. Autrement dit : l’art du présent ne croît jamais « hors sol » ; il entretient toujours, qu’il le veuille ou non, un rapport au passé. De même que l’artiste, si on le regarde bien, portera toujours la trace, qui est aussi, parfois, une allégeance, des maîtres qu’il a regardés et admirés. Mais toute la schize est déposée dans le conditionnel (« Il faudrait … ») : tout en sachant savoir, il faudrait faire semblant de ne pas savoir, selon le fantasme absolu du regard de l’enfant, providentiellement soutenu par la main de l’expérience.

Modes et institutions

22On aura donc compris que la mode n’est pas seulement faite de caprices, de coups de tête aussi injustes qu’incompréhensibles ; il arrive qu’elle possède un fonds rationnel, une argumentation qui vise à déterminer pourquoi un artiste s’impose. Que l’on se rappelle le « cas » Decamps, selon Coriolis, qui considère l’orientaliste d’un œil critique : « Decamps n’est pas arrivé tout neuf devant la lumière orientale ». De fait, voici que le peintre est comparé à Rembrandt, puis aux Vénitiens (avec lesquels il « avait trop vécu ») ; puis, Rousseau, Gavarni et Velasquez interviennent comme autant de termes médians qui permettent de comprendre l’originalité exacte de son art. Coriolis reconstitue une généalogie imaginaire de Decamps afin de l’établir dans sa singularité. S’il a du succès, s’il tient, c’est qu’il doit y avoir une raison. Cette rancœur admirative nous dit aussi que ce qui est « à la mode » est suspicieux, jouit possiblement d’une faveur trop facile : le public est trop prompt à accorder sa sympathie sans connaître la valeur intrinsèque de tel ou tel artiste – ainsi que Coriolis l’admet après avoir, pourtant, éreinté sa manière d’organiser les valeurs. Apostasie où la haine jalouse se change en exercice d’admiration : Coriolis vaincu concède. La mise en lumière de Decamps par Coriolis fait soudainement acquérir au maître une stature de classique : on n’est plus à la mode lorsque l’on devient intemporel. Le joug de la variabilité se voit sublimé, ou tout du moins paraît l’être. Decamps est horsmode pour un certain XIXe siècle, avant de retomber dans un autre oubli : on ne peut être maître du goût des générations à venir. Reste que Decamps, selon Coriolis, est le seul qui « tient » – et j’entendrais le verbe tenir moins dans le sens de la longévité que dans celui de la résistance : tenir est encore un verbe évaluant la pression du temps reposant sur les épaules d’un peintre : soit l’on « tient », soit l’on « cède », et l’on est « écrasé ». Le narrateur, à propos de Coriolis évoquant Decamps, le dit avec force : « Il parlait du coloriste, qu’il avait nié lui-même autrefois, du coloriste écrasant, tuant tout autour de lui ». Écrasant est le peintre devenu incontestable : la concurrence succombe, réduite au silence et à l’invisibilité.

23Mais, comme si souvent chez les Goncourt, en matière de goût, rien n’est établi une fois pour toutes et une acclamation unanime peut rapidement être tournée en dérision. De fait, peu après la tirade de Coriolis, les frères se moquent de la servilité de la pantomime, non pas d’Anatole, mais de Garnotelle : « Dans ce genre d’admiration accablée, écrasée, la seule à laquelle pût encore se prendre la vanité du maître blasé sur la pantomime enthousiaste, les spasmes, les lèvements d’yeux extatiques, les monosyllabes entrecoupés, il avait imaginé une invention sublime, et qui avait attaché à son avenir la protection44 » : l’écrasement est ici la mimique de qui possède une admiration feinte, convenable, attendue – on se doit d’être écrasé face à l’incontestable beauté d’un peintre acclamé, approuvé : si l’on veut arriver, c’est-à-dire faire l’impeccable chemin qui mène de l’atelier à l’Institut, la carrière, on doit avoir cette pantomime en poche, afin de flatter l’orgueil des puissants. La mode de l’Institut, c’est-à-dire la mode telle que l’Institut ou l’Académie des beaux-arts la désirent, n’est pas la mode de tout artiste : elle est plutôt la nouvelle norme, celle en fonction de laquelle s’effectue la partition des élus et des damnés, dans la grand’messe des Salons. Le convenu, l’acceptable, l’académique est fait pour contenter un goût préétabli, selon Chassagnol, programmateur en chef de ce que devrait être la représentation moderne. Lorsqu’il s’emploie à démontrer ses thèses, voici comment il définit Coriolis : « […] un tempérament, qui est doué, lui qui est quelqu’un, un nerveux, un sensitif… une machine à sensations… lui qui a des yeux… comment ! il a son temps devant lui, et il ne le voit pas ! Non, il ne le voit pas, cet animal-là45… » On peut remarquer qu’Edmond empruntera des termes étonnamment similaires pour décrire la personne d’Edgar Degas, lorsqu’il fait sa rencontre, sept ans après la publication de Manette, en 1874 : « Un original garçon que ce Degas, un maladif, un névrosé, un ophtalmique à un point, qu’il craint de perdre la vue, mais par cela même un être éminemment sensitif, et recevant le contre-coup du caractère des choses. C’est jusqu’à présent l’homme que j’ai vu le mieux attraper, dans la copie de la vie moderne, l’âme de cette vie46. » Quoique les relations avec le peintre se mitigeront, Edmond n’appréciant que peu ses taquineries envenimées, on ne peut qu’être sensible à la transition, passage de témoin vaguement esquissé, lien ou couture entre les temps.

24Mais, entre Coriolis et Degas, la question demeure la même : que doit être le sujet d’une peinture moderne ? La décision de représenter la mode contemporaine ne va pas de soi, et certains critiques néo-classiques s’en offusquent. Dans un passage qui semble être une réponse en règle aux derniers chapitres des Salon de 1845 et de 1846 de Baudelaire (que les deux frères connaissaient bien, et dont ils possédaient une très précieuse édition originale rassemblant les deux comptes rendus), voici que Chassagnol invoque, lui aussi, Balzac. Balzac, véritable exemple, bien plus qu’Hugo, de l’artiste génial capable de dégager le beau du neuf, de mesurer et de restituer leur grandeur aux petitesses du quotidien. Comme Baudelaire jadis, voici revenir « l’habit noir », mais renversé : alors que Baudelaire, en 1845, appelait de ses vœux son intégration complète dans la panoplie des représentations modernes (« cet habit tant victimé »), voici les Goncourt qui, par le truchement de Chassagnol, prolongent et étendent le programme d’attention imparti au peintre : « Je sais bien, le costume, l’habit noir… On vous jette toujours ça au nez, l’habit noir ! Mais s’il y avait un Bronzino dans notre école, je réponds qu’il trouverait un fier style dans un Elbeuf… Et si Rembrandt revenait… crois-tu qu’un habit noir peint par lui ne serait pas une belle chose47 ? »

25À travers l’histoire, la mode ricoche, et il arrive que les lanceurs de mode trouvent des lecteurs improbables ou inespérés qui admirent à leur tour leurs accomplissements. Le lundi 28 décembre 1885, à Anvers, Vincent van Gogh écrit à son frère Théo : « Dans la préface de Chérie, […] il y a un compte rendu de tout ce que les Goncourt ont subi – à la fin de leur vie ils étaient d’humeur sombre – mais se sentaient sûrs de leur affaire – conscients d’avoir réalisé quelque chose, d’avoir une œuvre qui resterait. C’étaient de rudes gaillards ! Si nous nous accordions mieux en ce moment, si nous pouvions être plus souvent du même avis, pourquoi ne le serions-nous pas NOUS AUSSI48 ? » J’entendrais dans ce trait corrégien, version nouvelle du « Et moi aussi, je suis artiste », une voix d’admiration qui a pu prendre confiance auprès d’autres voix sûres, assertives, dont on respecte les choix quitte à ne pas s’accorder avec elles. Cette préface à Chérie, plaidoyer à la postérité quant aux modes lancées, sert à Van Gogh d’aiguillon, motivant son désir de pouvoir se retourner sur le chemin parcouru, d’espérer dans le démon présidant aux hasards des modes et de s’imaginer, presque arrivé, contempler sans dégoût une vie semée d’œuvres. Quel hommage, alors, que ces deux volumes jaune Charpentier, Germinie Lacerteux et Manette Salomon, peints, dans la première version, devant le coude du mélancolique docteur Gachet, en guise de viatique. Il est piquant de reconnaître nos deux frères, quasi incognito, au cœur de la composition d’une des peintures les plus chères de l’histoire des ventes aux enchères modernes : là encore, l’encan n’a fait que suivre la mode.

Haut de page

Notes

1 Charles Baudelaire, « L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 751. [Désormais _OC_]

2 Paul Bourget, Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1894, p. 138.

3 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du XVIIIe e siècle [1859-1875], édition présentée et annotée par Jean-Louis Cabanès, Tusson, Ed. du Lérot, 2007, t. I, p. 34.

4 Ed. et J. de Goncourt, La Femme au XVIIIe siècle, Paris, Firmin Didot, 1862, p. 278.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 280.

7 Ed. et J. de Goncourt, Gavarni, l’homme et l’œuvre, Paris, Henri Plon, 1873, p. IV. 5. Ibid., p. 60.

8 Ibid., p. 60_._

9 Ibid., p. 61.

10 Journal des Goncourt, éd. Jean-Louis Cabanès, Paris, Champion, 2013, t. III, p. 593-594.

11 La Femme au XVIIIe siècle, op. cit., p. 276.

12 Ed. de Goncourt, La Maison d’un artiste, Paris, Charpentier, 1898, t. II, p. 91.

13 La Femme au XVIIIe siècle, op. cit., p. 273.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 279.

16 Journal des Goncourt, éd. Cabanès, t. III, p. 297 (11 avril 1862).

17 Gavarni, op. cit., p. 262.

18 Ed. de Goncourt, Journal, éd. de Robert Ricatte, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. III, p. 1053.

19 Ch. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, t. II, p. 696.

20 Ibid., p. 716.

21 Gavarni, op. cit., p. 81.

22 Manuel Charpy, « Les ateliers d’artistes et leurs voisinages : Espaces et scènes urbaines des modes bourgeoises à Paris entre 1830-1914 », Société française d’histoire urbaine, 2009 (3), p. 55.

23 Voir Harrison C. White et Cynthia A. White_, La Carrière des peintres au XIXe siècle : Du système académique au marché des impressionnistes,_ Paris, Flammarion, 1991.

24 Ed. et J. de Goncourt, La Tour, Paris, Dentu, 1867, p. 18-19.

25 Journal des Goncourt, éd. Cabanès, t. III, p. 748 (31 mai 1864).

26 Ed. de Goncourt, « Histoire d’un premier livre », dans En 18.., Paris, Charpentier, 1885, p. XI.

27 Ed. de Goncourt, Chérie, Paris, Charpentier, 1884, p. XIV.

28 Jean-Louis Cabanès, « Introduction », in L’Art du XVIIIe siècle, Tusson, Du Lérot, t. I, p. 27

29 Chérie, op. cit., p. XVI.

30 Journal, éd. Ricatte, t. II, p. 861.

31 Voir la belle réflexion de Claude Duchet, « Le Journal des Goncourt, ou la terreur dans les lettres », in Les Frères Goncourt : art et écriture, Jean-Louis Cabanès (dir.), Bordeaux, PUB, 1997, p. 115-135.

32 Journal, éd. Ricatte, t. III, p. 278.

33 Ibid., t. II, p. 771.

34 Journal des Goncourt, éd. Cabanès, t. II, p. 73 (5 mai 1858).

35 Ed. de Goncourt, Journal, éd. Ricatte, t. III, p. 294.

36 Ibid., p. 617.

37 L’Art du XVIIIe siècle, op. cit., t. I, p. 291.

38 Journal des Goncourt, éd. Cabanès, t. I, p. 222.

39 Ibid., t. III, p. 204.

40 Ibid., p. 397 (26 octobre 1862).

41 Voir Pamela J. Warner, « Compare and Contrast: Rhetorical Strategies in Edmond de Goncourt’s Japonisme”, in Nineteenth-Century Art Worldwide, vol. 8, n° 1 (Spring 2009). URL : http://www.19thc-artworldwide.org/spring09/61-compare-and-contrast-rhetorical-strategies-in- edmond-de-goncourts-japonisme. [Consulté le 14 janvier 2018]

42 Gavarni, l’homme et l’œuvre, op. cit., p. 250.

43 Manette Salomon, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 422.

44 Manette Salomon, op. cit., p. 323.

45 Ibid., p. 418.

46 Journal, éd. Ricatte, t. II, p. 570.

47 Manette Salomon, op. cit., p. 419.

48 Vincent Van Gogh, Les Lettres, Arles, Actes Sud, 2009, t. III, p. 334.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Julien Zanetta, « « Porter son temps » ou l’invention du peintre à la mode chez les Goncourt », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 25 | 2019, 61-76.

Référence électronique

Julien Zanetta, « « Porter son temps » ou l’invention du peintre à la mode chez les Goncourt », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt [En ligne], 25 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 18 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/cejdg/1012 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cejdg.1012

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page