Philippe Bonnin, Jacques Pezez-Massabuau, Façons d’habiter au Japon. Maisons, villes et seuils (original) (raw)

1Ce recueil offre aux lecteurs un regard authentique sur l’espace japonais comme il est vécu, et invite ce faisant à réfléchir à la manière dont, en Europe, nous vivons notre espace, nos villes, nos rues, nos maisons. Il est singulier en ce qu’il compile et entremêle les recherches de deux spécialistes de l’espace japonais, ceux de l’architecte-anthropologue Philippe Bonnin et du géographe Jacques Pezeu-Massabuau. On y trouve une grande diversité de leurs écrits respectifs, datant de 1966 pour le plus ancien et de 2011 pour le plus récent. Cette hétérogénéité ne nuit pas à l’harmonie finale du recueil, bien au contraire, car leurs démarches se rejoignent : ils adoptent tous deux une approche anthropologique qu’ils alimentent grâce à une longue expérience sur le terrain. Leurs regards croisés permettent de découvrir les ressorts d’une spatialité à différentes échelles, celle de la ville, celle de la maison et celle de l’intérieur des habitations. La lecture de l’ouvrage laisse ainsi l’impression d’un voyage progressif, rythmé par trois étapes, correspondant aux trois grandes parties qui structurent ce recueil. Chacune d’elles est parsemée de multiples illustrations – photos et croquis faits par les auteurs lors de leurs séjours respectifs – qui aident considérablement à la contextualisation et la compréhension du propos. La première partie, Esthétiques : L’ineffable et l’ordinaire, commence par un survol des villes japonaises d’hier et d’aujourd’hui, Tokyo, Kyoto, Sapporo ou encore Niigata. Dans la seconde partie, Maisons japonaises : Traditions, modernisations, transformations, l’immersion continue en s’approchant petit à petit des habitations. Dans la dernière partie, Seuils : Dispositifs, paroles, usages, on franchit enfin le seuil de la maison, pour se retrouver aux côtés de ceux, les habitants, qui incorporent et perpétuent les codes de l’espace japonais au quotidien, jusque dans le langage. Ce compte rendu se structure de manière similaire, sans toutefois reprendre un par un chacun des articles.

2Le voyage, car c’en est un, débute par une thématique transversale : l’esthétique. Dans son acception japonaise, ce concept est directement lié à celui de nature et du naturel, shizen1, et se concrétise dans « l’intime communion, partout ressentie et recherchée, de l’homme et de la nature [qui] s’affirme dans l’architecture, la peinture et tous les arts appliqués » (p. 25). On comprend alors que la recherche du Beau se confonde souvent avec celle du naturel et que le rôle de l’homme soit, dans ce contexte, moins d’embellir que de révéler la beauté propre des éléments naturels. Toute vénérée qu’elle soit pour sa beauté et sa simplicité, la nature est cependant redoutée pour les typhons, séismes, tsunamis et glissements de terrain qui scandent le quotidien japonais. Cette tension entre, d’un coté, une nature destructrice et de l’autre, une nature poétique a donné lieu à « un sens aigu de l’impermanence de toutes choses » (p. 58), particulièrement visible dans les habitations. On construit toujours de manière à faciliter la future reconstruction, en utilisant par exemple des matériaux légers comme du bois pour la structure et du papier (washi) pour les cloisons (fusuma). Au-delà du caractère reconstructible, l’utilisation ostensible de matériaux bruts et périssables a une fonction éminemment esthétique. Le cachet d’une habitation est en effet originellement déterminé par le wabi sabi2, le principe esthétique d’influence zénistequi exprime une réelle « esthétique du dépouillement ».

3Si l’œil européen reconnaît volontiers aux maisons japonaises traditionnelles ce cachet particulier, il n’en va pas de même du chaos apparent des grandes métropoles de l’archipel, qui le laissent, elles, « frappé de stupeur » (p. 63). Philippe Bonnin s’est essayé à décrypter cette émotion afin de mieux saisir si les Japonais ressentaient ainsi la disparition de leurs paysages traditionnels. On apprend que la violence des conditions naturelles couplée à la vague de modernisation des années 1870 ont été des facteurs déterminants dans la (non) préservation du patrimoine historique. Ensemble, elles semblent avoir « effacé, en peu de décennies, les traces les plus apparentes d’un passé qui fut fait de rigueur et de simplicité » (p. 163), laissant place à une ville et des quartiers dits « modernes », de par leurs structures en matériaux plus solides et les nouvelles mœurs citadines, dorénavant tournées vers la consommation et le profit. Le quartier chic de Ginza, au sud-est de Tokyo, illustre ce processus. Suite à l’incendie de 1872, les autorités décident de reconstruire le quartier de manière moderne, en s’inspirant des rénovations urbaines entreprises à Paris sous Napoléon III, et en faisant appel à un architecte anglais. Le contexte particulier de l’époque explique cette décision : l’incendie arrive peu de temps après la fin de la politique isolationniste (1641-1853) qui a débouché sur l’ouverture du Japon au monde en 1858 et la restauration impériale de Meiji3 en 1868. L’objectif est double : rendre, par l’utilisation de briques, les constructions moins vulnérables aux aléas et asseoir l’image du Japon comme « État moderne » à l’international. Ce changement abrupt de matériaux et de style de construction ne fut pas spécifique à Ginza. Au contraire, la tendance s’amplifia à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, au point que l’atteinte la plus grande au paysage urbain japonais ne fut pas la guerre elle-même mais le développement urbain d’après-guerre.

4La deuxième partie de livre se concentre sur l’unité de la maison. Jacques Pezeu-Massabuau aborde la fragilité de l’habitation traditionnelle japonaise, à la structure si légère qu’elle paraît presque temporaire à l’étranger. Elle n’est ni isolée du bruit ni des intempéries, et pour cause, elle est conçue justement pour que l’air puisse circuler à travers toute l’habitation, laissant ressentir le rythme des saisons. Contrairement à la demeure occidentale, la maison japonaise n’est pas investie comme un « refuge définitif » mais plutôt comme « une sorte d’abri fragile et temporaire, largement ouvert sur la nature, permettant de vivre dans l’intimité de celle-ci et de sentir à travers elle l’impermanence de toute chose » (p. 180-181). Son caractère esthétique mis à part, la maison japonaise a également une fonction morale et spirituelle importante, perpétuant par les attitudes qu’elle impose, une série de valeurs garantes de l’harmonie familiale, sociale et nationale. Les auteurs soulignent, par exemple, que pour entrer dans la maison traditionnelle, il faut d’abord y avoir été invité. Les hôtes laissent alors le visiteur pénétrer dans le genkan, sorte de vestibule qui assure la transition entre l’extérieur et l’intérieur. On s’y déchausse avant d’enjamber une marche qui marque, plus nettement encore que la porte d’entrée, le franchissement de l’espace privé.

5Le livre se termine sur la symbolique du seuil et sa matérialisation dans les habitations japonaises. L’article que Philipe Bonnin a co-signé avec Masatsugu Nishida, Regards japonais sur l’espace domestique japonais offre une intéressante mise en lumière de cette thématique_._ Les deux auteurs mettent en perspective l’histoire d’une Japonaise habitant de longue date à Paris afin « de rendre compte […] des possibilités d’incompréhension et de leurs conséquences » (p. 456). Elle dit ne pas encore comprendre pleinement (après vingt ans en France) le passage entre extérieur et intérieur, et les limites entre espace public et espace privé. Philippe Bonnin revient alors sur la dyade intérieur/extérieur qui, contrairement à l’Occident, ne fonctionne pas dans la culture japonaise selon une logique binaire. L’auteur aborde cette thématique particulière au travers du concept de seuil, qui présente l’avantage d’englober autant la réalité matérielle (le seuil d’une porte par exemple) que la réalité idéale (ce que le seuil symbolise). À Paris, pas de genkan, l’entrée se fait directement, en passant le pas de porte. Si la frontière intérieur/extérieur semble a priori plus franche, elle est en fait ambiguë pour la Japonaise : « Jusqu’où le vestibule continue-t-il ? Où commence le véritable intérieur ? » (p. 457). Cette confrontation avec l’espace privé parisien révèle à quel point la spatialité est ancrée tout autant dans les structures de nos maisons, qu’en chacun de nos gestes et de nos attitudes. Cet article clôture ainsi l’ouvrage en invitant le lecteur à mettre en perspective spatialité japonaise et spatialité française.

6Les dix-sept articles rassemblés dans ce recueil offrent ensemble un éclairage inédit sur la manière dont les codes spatiaux influent à différentes échelles : ils aménagent nos villes, régulent l’ordre social, structurent nos maisons et règlent jusqu’aux gestes quotidiens les plus banals. En filigrane, l’ouvrage nous rappelle que la spatialité est un aspect fondamental de notre humanité4, et que l’habitabilité d’un espace soulève des questions culturelles et identitaires profondes. Il invite ainsi à questionner la manière dont le Japon fait face aux enjeux actuels liés à l’habiter, au moment où le « bon vieux » fait encore place au « mauvais nouveau » (p. 89).

7La mise en commun des travaux de Philippe Bonnin et Jacques Pezeu-Massabuau donne corps à un ouvrage de très grande qualité, qui s’adressera tant aux japonisants qu’aux moins initiés, permettant de découvrir les méandres et les subtilités des façons d’habiter au Japon.