Aux racines (original) (raw)
Notes de l’auteur | Texte | Notes | Citation | Auteur
Notes de l’auteur
Extrait de Patrick Guay, Jacques Spitz, le mythe de l’humain, Presses Universitaires de Bordeaux, 2017, collection « SF Incognita ».
Texte intégral
Si je considère ma personne pour y trouver un trait un peu net, je ne parviens à noter comme certain que mon goût pour les femmes. Sur tout le reste, une vapeur s’étend faite d’indifférence pour le monde extérieur, de scepticisme à l’égard du succès de mes actes possibles, de doute quant à l’orientation de mes aspirations.
Jacques Spitz,
« Portrait »
Comme ces plantes qui poussent dans un sol maigre et rocailleux, je me serai formé au milieu d’une absence complète d’encouragements.
Jacques Spitz,
Journal
- 1 Journal, mai 1935.
- 2 Journal, hiver 1936.
- 3 Journal, printemps 1936.
- 4 Journal, été 1929.
- 5 Journal, été 1928.
1Cette plante à laquelle Spitz fait allusion, la saxifrage, ce sera le titre choisi par lui pour un essai demeuré inédit : « La saxifrage, plante. Étymologiquement : qui brise les rochers. Un beau titre…1 » Indice que ce travail a progressé, Spitz écrit quelques mois plus tard : « Il me semble que dans La Saxifrage, je n’ai pas pu faire ressortir théoriquement, à cause du tour littéraire de l’ouvrage, cette importance de la déduction quantique qui oblige à considérer qu’il y a liberté, seule réalité, et non pas liberté d’indifférence2. » Il faut déjà noter le double renvoi scientifique et métaphysique qui deviendra une quasi-constante chez lui. Il revient encore à ce projet autobiographique à quelques reprises : « Dans un livre comme La Saxifrage, faire des facultés dialectiques un usage littéraire est absolument nécessaire, mais me peine. Quelle serait donc cette nécessité littéraire plus importante, plus essentielle que la rigueur ? J’y crois, sans y croire. Au-delà de la raison, il y a quelque chose que la littérature peut faire sentir : à cela je m’emploie3. » Je note ici son « un livre », signe que le projet lui tient à cœur et qu’il le considérait même comme une publication potentielle. Cette tentation périodique apparaît indissociable de la volonté de faire le tour de soi. Il écrit vers mars 1937 vouloir reprendre La Saxifrage. Quant à la référence à cette plante appelée aussi casse-pierre, elle parle. Mais le jeune Jacques Spitz s’est-il réellement développé seul, dans un milieu aride, sans aucun support ? J’ai peine à le croire et je pense qu’en imageant ainsi ses origines et sa formation il a plutôt voulu insister sur le sentiment d’adversité, de solitude et d’isolement qui le suivra sa vie durant. Qu’il ait pu être un enfant vaguement malheureux, je veux bien. Que son enfance ait pu être terrible, rien ne l’indique. « Je n’ai vécu que dans mon enfance. Mon premier regard, le regard qui découvre et apprend reste mon seul regard. Après il a fallu mettre les lunettes de tout le monde : les couleurs pour moi se sont tues4. » Si c’est un lieu commun que celui de l’enfance colorée, Spitz le fait sien. Le journal intime reprend avec constance une image idéalisée de la pureté originelle, de l’inclination plus vraie que vraie des origines, une méfiance envers ce qui civilise et avilit. L’enfant serait instinctivement hostile à l’éducation, aux conventions sociales. Pensant sans doute à l’école et à la famille, Spitz en parle comme de « lieux où l’on abrutit l’enfance5. » Ses passions, il s’étonne presque de les avoir eues dès son plus jeune âge :
- 6 Journal, été 1929.
À quel point, étant enfant, j’étais déjà moi-même, cela m’étonne chaque jour davantage. J’ai si nettement conservé le souvenir des instants où dans mon enfance, j’ai rencontré pour la première fois ce qui devait devenir mes passions, que j’en viens à me demander si elles ne m’étaient pas prédestinées6.
Portrait de Jacques Spitz pris le 15 mai 1945.
Source : Archives familiales. Auteur : Marguerite Berchmans.
- 7 Journal, juin 1934.
2L’enfance, cela dit, et Spitz ne manque pas de (se) le rappeler, c’était également « l’immense vide des heures et de l’ennui7. » On se trouve ainsi devant une image variable, vivante, instable comme souvent le sont les appréciations rétrospectives. Ceux et celles qui ont lu Spitz ont-ils remarqué l’absence flagrante d’enfance dans son univers romanesque ? Je ne me souviens pas avoir croisé un seul personnage d’enfant significatif ou qui jouerait un rôle déterminant dans le récit. Remarquez combien les fillettes présentes dans un essai romancé comme Les dames de velours sont, à plusieurs égards, plus proches des femmes.
- 8 Clément Pieyre, « Correspondance Pierre Véry – Jacques Spitz », Temps noir, nº 13, mars 2010, p. 20 (...)
3Venons-en maintenant à quelques faits. Jacques Spitz naît le 1er octobre 1896 à Nemours/Ghazaouet, canton du département d’Oran, en Algérie, dans une famille bourgeoise ou petite-bourgeoise, un peu moins d’un an après le mariage de ses parents, à Chartres, le 21 octobre 1895. Son père, Joseph Spitz, naît à Strasbourg le 8 avril 1869. Il mourra à Paris le 13 février 1946. Peut-être s’agit-il de ce lieutenant Joseph Spitz, auteur d’une Histoire du 2 e régiment de zouaves parue à Angers en 1898. Je n’ai pas réussi à l’établir et, dans son journal, Spitz parle très peu de son père. Sa mère, Suzanne Dabancour, naît à Mâcon le 10 avril 1874. Elle meurt fin 1950 ou début 1951 : dans une lettre au romancier Pierre Véry datée du 10 février 1951, Spitz note que son « hiver fut assez occupé par des démarches, soucis etc. consécutifs à la mort de [s]a mère8. » Le couple Spitz aura quatre fils et la famille habitera successivement l’Algérie puis la France : Quimper, autour de 1903, Rouen, puis Besançon, vraisemblablement au gré des déplacements professionnels du père, militaire de carrière ayant atteint le grade de général. Du côté maternel, les Dabancour et les Rubat du Mérac, on trouve quelques magistrats, dont le grand-père de Spitz, substitut du procureur impérial, et un oncle, Henri Rubat du Mérac, avocat à la cour d’appel.
- 9 Dans le cadre de mes travaux à la Chaire de recherche du Canada sur le roman moderne (sous la direc (...)
4Jacques était l’aîné des quatre enfants. Le deuxième fils, Pierre (Angers, 8 janvier 1898 – Saint Jans Capelle, 3 mai 1918) meurt au combat dans les Flandres. Il s’était porté volontaire à l’âge de 17 ans. Jean (Chartres, 18 septembre 1899 – 1973) travaillera dans la marine et René (Quimper, 27 janvier 1903 – 29 janvier 1986) va joindre l’ordre dominicain. Spitz qualifiait le benjamin d’idéaliste de la famille (dixit Bernard Eschassériaux9). Il parle très peu d’eux. J’aime croire que c’est Pierre qu’il évoque ici, dans un passage qui nous montre que ce misanthrope sait aussi s’attendrir et s’émouvoir :
- 10 Journal, été 1929.
Un massif d’œillets, pâleur et transparence des couleurs de la nature. Des tamarins, le fou, mon frère, des bagues à tous les doigts, un chapeau de papier, […] d’étranges colis dans une main, un bouquet de fleurs artificielles dans l’autre, et des culottes courtes d’enfant de six ans. Une prise rapide. Et un merveilleux, si loin malheureusement10.
5Spitz participe aux deux grandes guerres. Engagé dans la première à compter du 11 octobre 1914, il ne semble pas qu’il ait pris part au combat. La guerre lui apparaît, rétrospectivement, un événement bienvenu. Voici une des seules, sinon la seule entrée où il l’évoque ; c’est aussi une des rares fois dans le journal où Spitz s’étend un peu plus longuement sur un événement de son passé :
- 11 Journal, hiver 1931.
Je ne parle jamais de la guerre, mais puisque sur une question à moi posée, ma pensée s’est orientée dans ce sens, je songe que la guerre, à ne considérer strictement que mon égoïsme, ne m’a rien apporté que d’agréable. D’abord je l’ai souhaitée. J’avais dix-sept ans, elle représentait pour moi l’imprévu, le grandiose dans la vie plate que je menais. Par une curieuse prescience, durant l’année 1913, je n’avais rien fait en Mathématiques spéciales où je me trouvais alors, comme si j’avais deviné l’inutilité du labeur à la veille de ce qui allait se produire. En octobre 1914, j’eusse dû, si la vie s’était continuée normalement, être interne dans un lycée de Paris pour préparer Polytechnique. Je frémis encore à la pensée de ce qu’aurait pu être ma vie dans ces conditions : quelque chose d’immonde. Au lieu de cela, j’ai connu d’abord, pendant les mois d’août et de septembre 14, une liberté prodigieuse. J’étais seul, et parce qu’il n’y avait plus d’hommes, j’ai pu voir, connaître, approcher une femme que j’aimais, la première. Je songe aux promenades que nous faisions seuls dans les environs ensoleillés de la ville, tandis qu’ailleurs il se passait des choses dont nous ne nous souciions, ni l’un, ni l’autre. Vacances délicieuses qu’en d’autres circonstances je n’eusse pu espérer. Puis, au lieu de l’internat parmi des camarades immondes, dans l’atmosphère d’un labeur crasseux et épais, ce fut le régiment, la vie au grand air, la liberté d’un garçon de vingt ans, ce qui était appréciable pour le potache de dix-sept ans que j’étais. Dans ces conditions, la caserne, qui était vide de cette plaie qu’on appelle les anciens, devenait supportable. Mon éducation militaire se fit sans douleur, toujours pour cette raison qu’il n’y avait personne devant moi. Dans la suite, durant quatre ans, je pus manœuvrer pour ne pas connaître de minutes trop dramatiques. Et lorsque après, je repris mes études, les conditions étaient inverses, j’étais le vieux potache de 22 ans, c’est-à-dire qui n’envisage plus son travail avec angoisse, et l’on avait pour moi la considération que valaient mon âge et mon passé guerrier. L’école P[olytechnique] elle-même, j’y entrai comme lieutenant, c’est-à-dire avec la faculté de ne pas y mettre les pieds, ce que je fis, et ce qui me valut de ne pas connaître la tyrannie de la camaraderie et de l’internat. Je pourrais presque dire que la guerre m’a préservé. Il semble que durant cette période, délicate pour l’homme, qui s’étend entre la dix-septième et la vingt-troisième année, elle ait fait le vide devant moi et m’ait empêché de rencontrer le plus immonde de ses obstacles : celui que représentent les devanciers. Les choses ainsi me sont apparues neuves ; je les découvrais seul. Ainsi je fus miraculeusement garanti contre cette déformation professionnelle, dont l’éducation bourgeoise impose le plus raide pli aux environs de la dix-huitième année. J’ai pu rester solitaire c’est-à-dire rester moi. En vérité, je n’ai qu’à remercier la guerre : grâce à elle j’ai échappé à la hideur du monde, et tout insensiblement j’ai franchi le palier le plus délicat de la vie, celui qui va de l’adolescence à la jeunesse11.
6Trois traits de sa personnalité me sautent aux yeux : l’expression de sa solitude et de son désir d’échapper aux devanciers ; le plaisir d’une présence féminine dans un décor plus ou moins débarrassé de toute concurrence ; la vision d’un monde potentiellement menaçant dont il a temporairement été plus ou moins protégé. L’adjectif immonde apparaît trois fois.
7Ses études l’ont ainsi conduit à Polytechnique, comme plus tard son jeune frère René. Spitz y entre le 12 novembre 1919 comme lieutenant élève d’active. Il en sort en 1921, 174e sur 211 finissants. Son signalement tel qu’il apparaît sur la fiche d’identité fournit les traits suivants : 1 mètre 79, cheveux châtains, front moyen, nez rectiligne, yeux marrons, visage long. Il habite alors Paris, 7 square du Champ de Mars, dans le 15e. On le désigne comme agent de brevets et homme de lettres. Ingénieur de formation, il portera le moins possible ce chapeau-là, mais son intérêt pour la science ne se dément pas, comme en témoignent son journal intime et quelques articles. Spitz va se consacrer presque exclusivement à la littérature, mais conservera un emploi d’agent de brevet à temps partiel. La Légion d’honneur fut une formalité pour ce polytechnicien, si l’on en croit Eschassériaux, qui signale également que Spitz portait le ruban rouge malgré son soi-disant mépris des honneurs.
- 12 Lettre du 25 juin 1928.
8La correspondance et le journal intime nous éclairent très peu sur les rapports de Spitz et ses parents. Une lettre de son père permet d’imaginer leur point de vue sur la production littéraire du fils aîné : « ta mère […] a été complètement affolée par la lecture de La mise en plis. Elle déclare n’y rien comprendre et je la crois. » Joseph Spitz termine sur ces mots : « l’auteur de La mise en plis paraît capable d’écrire une œuvre personnelle de vraie valeur, lorsqu’il le jugera à propos… Mais quand12 ? » Une rare entrée consacrée à son père insiste sur leur identité de caractère, sur ce penchant qui les incline à fuir les difficultés de la vie, passage à la fois drôle et touchant :
Le souvenir que j’ai gardé de mon père et qui me révèle au mieux l’identité de nos caractères, tient dans l’anecdote suivante. Mes parents, sur le conseil d’un notaire, avaient prêté 10 000 francs en première hypothèque à un client de ce notaire. La guerre venue, le moratoire fit que le service des intérêts de la somme fut suspendu. Ils en conçurent à la longue des inquiétudes, allèrent trouver le notaire et se mirent enfin en rapport avec leur emprunteur. C’était un cafetier de Montrouge qui avait emprunté la somme pour marier sa fille. Je me souviens du retour de mes parents après la visite qu’ils allèrent faire à cet homme. Ma mère décrivait l’impression que lui avait produite ce faubourg de banlieue, l’intérieur du café sordide, l’aspect commun des gens, les répliques qu’ils avaient échangées : Mais ne vous inquiétez pas, disait l’homme, vous l’aurez votre argent.
Alors, je me suis tourné vers mon père et, je ne sais pourquoi, je lui demandai :
— Et toi, papa, qu’est-ce que tu disais ?
— Moi, répondit-il, je ne pensais qu’à m’en aller bien vite.
- 13 Journal, été 1931.
Cette dernière phrase est textuelle. L’état d’âme qu’elle révélait m’était tellement connu que je l’ai retenue sur le champ, et qu’elle m’a frappé immédiatement comme un symptôme de l’identité de nature qui me liait à mon père. Ce qu’il y avait d’ingénu, de spontané, d’enfantin aussi dans cette saillie me plaisait, me retenait. C’était, en dépit de la différence d’âge, un aveu de camarade, une façon de sympathiser contre un ennemi : les difficultés de la vie13.
- 14 Journal, automne 1928 et hiver 1930.
- 15 Journal, hiver 1928.
9La mort de Joseph Spitz, en 1946, n’est pas signalée dans le journal. On ne s’en étonnera pas : Spitz parle peu de sa famille, évoque rarement son enfance, critiquant plus souvent qu’autrement l’image d’une certaine bourgeoisie, celle de l’« [i]mmonde et insupportable atmosphère du Dimanche14 bourgeois » et de l’« [e]ffroyable ennui que dégage la vision des êtres du Dimanche », jour symbolisant pour lui la misère bourgeoise. Mettant en scène un il anonyme qui pourrait fort bien être lui-même, Spitz ironise : « Il appartient à une de ces familles de la petite bourgeoisie, où la réception d’un télégramme, la prise d’un bain, un coup de téléphone relèvent aisément du drame15. »
10Spitz a vraisemblablement grandi dans un milieu conservateur, antidreyfusard et antisémite, que Bernard Eschassériaux appelait « l’antisémitisme de grand-papa » et qui, à la lecture du journal personnel, ne m’apparait pas si innocent que ça. Spitz lui-même ne cache pas ses positions :
- 16 Journal, mars 1935. Ses descriptions privées de Niels Bohr, de Léon Brunschwig ou d’Emmanuel Berl, (...)
Race juive. Un des traits distinctifs de son attitude spirituelle, et sur lequel il ne semble pas que l’on ait insisté, est le souci de l’objet dans toute entreprise. Ils ne sont pas subjectifs. Et cela explique tout Israël. Ce souci d’objectivité, appliqué à la spéculation métaphysique, en fait des réalistes, des religieux plus que des métaphysiciens. Il explique leur Dieu. Ce souci d’objectivité explique la charité chrétienne, souci d’autrui plus que souci de soi-même. Il explique encore leurs succès commerciaux. Un commerçant juif se soucie des appréciations de la clientèle, il modifiera sa camelote pour tenir compte des désirs de l’acheteur. Dans l’ordre spéculatif, ce sont des vulgarisateurs incomparables, conférenciers ils se soucient de l’auditoire, écrivains ils se soucient du public. C’est pour cela qu’ils réussissent, pour cela qu’on les trouve « intelligents », parce qu’ils tiennent compte de la mentalité de ceux à qui ils s’adressent. Pour eux, il y a toujours deux termes : ce qu’ils disent, et ceux à qui ils le disent. Mais cela explique aussi qu’ils ne soient jamais grands artistes, l’art étant une création essentiellement subjective, et exigeant une indifférence complète à l’objet. Ce souci de l’objet est encore apparent dans la métaphysique d’un Spinoza.
L’Aryen est subjectif, idéaliste, platonicien16.
- 17 Sylvain Roche, « Avec le père de l’homme élastique », 1938, source inconnue. Don de Bernard Esch
11Financièrement, sans avoir jamais souffert de la privation, Spitz n’a pas toujours été très à son aise, ni aussi confortable qu’il l’aurait souhaité. Parlant de sa venue aux lettres, il déclarait avoir « quitté une vie d’aisance pour une vie de restrictions17. » Faut-il souligner que les ventes de ses œuvres durent être plutôt modestes ? De manière générale, dans son journal, Spitz ne fait pas grand cas de questions d’argent.
12Spitz aimait le cinéma. Son intérêt pour le septième art a pris concrètement diverses formes : sa brève collaboration à La Revue du cinéma et, consignées dans le journal, quelques considérations générales, des appréciations, des idées de scénario et des ébauches de dialogues qui ressemblent fort à du théâtre absurde. Voyez le début d’une « Conversation entre une dame, un film, un mot abstrait et un accessoire » :
- 18 Journal, printemps 1928.
Le film. Et l’on plaint les derviches tourneurs !
La dame (désir de se préciser au plus tôt). J’aime les petits jeunes gens.
L’accessoire (qui s’évente avec une grande négligence). Et l’accessoire aussi. Je suis celui qu’on aime.
Le mot abstrait (soucieux). Quant à moi, mon esprit est dans les dictionnaires.
Le film. Le mien fuit par mes petits trous et je reste avec moi-même [illisible] résistance de colonne vertébrale et c’est la honte plutôt que ma nature qui me fait replier pratiquement sur moi-même.
La dame. La honte ne me déplaît point18.
13Comme il le fait pour ses poèmes, Spitz commente parfois une idée ou un petit scénario qu’il vient de consigner. C’est sa période surréaliste et ses visions en témoignent :
- 19 Journal, automne 1929.
Scénario d’un film. Titre : La vie. Durée 30 secondes, au plus 45 secondes du début à la fin du film. Il faut que tout le mouvement du film soit produit par un effet de surimpression constante, soit du personnage, soit du fond dans les moments où il convient que le personnage garde son apparence. […] En surimpression le gosse grandit, le berceau peu à peu se change en lit de fer d’enfant, d’où l’enfant se lève pendant que le lit se change en table d’écolier19.
14On reconnaît là quelque chose de la manière et des procédés des films de l’époque, ces transformations en surimpression qu’on voit dans Entracte, de René Clair, ou certains films d’essai des surréalistes. Des commentaires un peu abstraits suggèrent des parallèles entre le cinéma et la poésie quant au rythme, à la valeur poétique des mots et des images. À l’arrivée du film parlant, Spitz discute ce qui lui semble un gain :
- 20 Journal, hiver 1930.
Il n’y a pas d’exemple qu’un progrès technique ne l’ait emporté sur une raison artistique. Et c’est même grâce au progrès technique que l’art est arraché au poncif dans lequel il s’enlise comme un hippopotame dans sa bourbe aux applaudissements des académiciens… Il est beau que ce soit en définitive des raisons purement mécaniques qui décident de l’évolution des arts. Le cinéma parlant tue l’art du film muet, tant mieux. Le roi est mort, vive le roi, c’est une période de vie nouvelle qui commence. Tout est rajeuni20.
- 21 Journal, printemps 1936. De semblables comparaisons reviennent à l’occasion sous sa plume : « Les d (...)
- 22 Journal, hiver 1928. Le cirque est sorti en salle le 6 janvier 1928 aux États-Unis et peu après en (...)
15Quelques années plus tard sa position se nuance : « La poésie est au roman ce que le dialogue est au cinéma, c’est-à-dire quelque chose d’autre et de gênant. Le cinéma n’est pas le dialogue ; la poésie n’est pas le roman21. » Il évoque au fil des ans quelques films et des réalisateurs. Il a vu Le cirque, « d’une pureté comique toute grecque22. » Il n’a que de très bons mots envers le cinéaste Chaplin : son ingéniosité, sa poésie, sa délicatesse, en somme sa grandeur. L’univers et le vocabulaire du cirque apparaissent d’ailleurs passablement à cette époque dans la poésie de Spitz. Il voit des films de René Clair, Eisenstein et Dovjenko, Prisonniers de la montagne de Franck et Pabst, Scandal Sheet de John Cromwell, Scarface, Backstreet, à deux reprises l’Opéra de 4 sous de Pabst, apprécié en termes élogieux :
- 23 Journal, été 1931.
Magnifique. La tenue de ce film. La sûreté de son style. Une personnalité qui s’affirme derrière chaque image, chaque jeu des acteurs… et les chansons ! Curieuse personnalité que celle de Pabst, d’ailleurs. On la sent, et on la définit malaisément. C’est une personnalité de metteur en scène. Je veux dire que si on lit un auteur, on sent l’homme derrière ses discours, et il est facile d’en tracer un portrait. Il n’en va plus de même avec ce mode d’expression qu’est le cinéma, la personnalité du metteur en scène qui s’y exprime, parce qu’elle le fait au moyen de blanc et de noir, de [illisible], de mouvements, bref par des moyens qui touchent moins à l’ordre spirituel, est plus difficile à traduire en mots23.
- 24 Spitz est en Angleterre au printemps 1930.
- 25 Jacques Spitz, « La poésie du cinéma », Revue du cinéma, nº 18, 1er janvier 1931, p. 38.
16C’est peut-être à l’époque d’un séjour londonien que débute sa brève collaboration avec La Revue du cinéma, lancée dans le numéro du 1er août 1930 par une chronique intitulée précisément « Chronique de Londres »24. En 1930 et 31, la revue publie sept textes de lui, cinq critiques et deux articles de fond. J’ignore s’il a collaboré à d’autres revues ou magazines de ce genre. Dans « La poésie du cinéma », il présente la poésie comme une seconde nature : quand le merveilleux originel disparaît, l’émerveillement poétique prend sa place. Le film agit comme un recommencement édénique du monde, un univers vu pour la première fois, un « premier regard jeté sur la nudité des choses25. » L’intelligence exige pour sa part de plus subtiles satisfactions. Souhaitant y voir de la poésie, elle plie le cinéma à ses propres exigences. Spitz reproche au cinéma certains de ses moyens techniques (montage, découpage, type de plan), ses artifices. Mais le cinéma a débarrassé la poésie d’une certaine conception vieillie de la poésie, il lui a rendu son indépendance, son mystère propre :
- 26 « La poésie du cinéma », p. 46.
L’image poétique, au point où nous l’avons laissée, était véritablement une image, c’est-à-dire que pour en extraire la poésie, il fallait effectivement la voir. Il fallait que l’on vît « des calèches sur les routes du ciel ». Cela, le cinéma qui le montre sans effort, semble prédestiné à l’exprimer. La poésie, au point d’être abandonnée, semble avoir été amenée en cet état où l’image visuelle la contenant presque tout entière, elle peut changer d’orbite avec le minimum de heurts et quittant le monde des mots graviter désormais à travers l’espace que lui offrent les écrans26.
Notes
1 Journal, mai 1935.
2 Journal, hiver 1936.
3 Journal, printemps 1936.
4 Journal, été 1929.
5 Journal, été 1928.
6 Journal, été 1929.
7 Journal, juin 1934.
8 Clément Pieyre, « Correspondance Pierre Véry – Jacques Spitz », Temps noir, nº 13, mars 2010, p. 209.
9 Dans le cadre de mes travaux à la Chaire de recherche du Canada sur le roman moderne (sous la direction de François Ouellet), j’ai eu le privilège et le plaisir de m’entretenir quelques heures en tête-à-tête avec Bernard Eschassériaux, ayant droit et ami de très longue date de Jacques Spitz. De lui, je tiens bon nombre de renseignements sur son ami. Lors de notre première rencontre, Eschassériaux m’a accueilli en me disant : « Cela fait trente ans que je vous attends. » Puis, quand je lui ai dit au revoir quelques jours plus tard : « Maintenant je peux mourir tranquille. »
10 Journal, été 1929.
11 Journal, hiver 1931.
12 Lettre du 25 juin 1928.
13 Journal, été 1931.
14 Journal, automne 1928 et hiver 1930.
15 Journal, hiver 1928.
16 Journal, mars 1935. Ses descriptions privées de Niels Bohr, de Léon Brunschwig ou d’Emmanuel Berl, entre autres personnalités, et son compte rendu de Bagatelles pour un massacre dans la revue de droite Le rouge et le noir sont de la même teneur.
17 Sylvain Roche, « Avec le père de l’homme élastique », 1938, source inconnue. Don de Bernard Esch
18 Journal, printemps 1928.
19 Journal, automne 1929.
20 Journal, hiver 1930.
21 Journal, printemps 1936. De semblables comparaisons reviennent à l’occasion sous sa plume : « Les différentes collaborations nécessaires pour l’exécution d’un film, scénariste, dialoguiste, metteur en scène, photographe, soulignent la diversité de fonctions que doit assurer l’écrivain pour faire un roman. Car un roman et un film, c’est la même chose. » (Journal, hiver 1937)
22 Journal, hiver 1928. Le cirque est sorti en salle le 6 janvier 1928 aux États-Unis et peu après en France.
23 Journal, été 1931.
24 Spitz est en Angleterre au printemps 1930.
25 Jacques Spitz, « La poésie du cinéma », Revue du cinéma, nº 18, 1er janvier 1931, p. 38.
26 « La poésie du cinéma », p. 46.
Pour citer cet article
Référence papier
Patrick Guay, « Aux racines », Bulletin de la Sabix, 61 | 2017, 11-18.
Référence électronique
Patrick Guay, « Aux racines », Bulletin de la Sabix [En ligne], 61 | 2017, mis en ligne le 26 juillet 2018, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/sabix/2023 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sabix.2023
Auteur
Patrick Guay
Articles du même auteur
- Livres, poèmes & nouvelles, inédits, traductions, articles
Paru dans Bulletin de la Sabix, 61 | 2017
Droits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.