MONETA (29) : L’« EMPEREUSE » DE ROME (original) (raw)
MONETA (29) : L’« EMPEREUSE » DE ROME
A Ella, qui règne sur mon cœur et mon âme
Comme un malheur ne vient jamais seul, cette période épidémique nous voit également frappés par bien d’autres désastres parmi lesquels on peut, à bon droit, compter l’écriture inclusive/épicène que certains viennent imposer jusque dans les temples du savoir et de la communication : je ne sais pas exactement quel cavalier de l’Apocalypse la porte en croupe jusque sur les gravures de Dürer, mais, à coup sûr, elle y est bien ! Avec cette ambiance et ces débats, une évidence m’a soudain frappé en reparcourant ces billets de numismatique romaine : si nous y avons déjà croisé, cher·e·s·x lecteur·rice·s·x, bien des visages impériaux, ils ont toujours été masculins jusqu’à présent. Fi, fi, fi, quel manque de parité ! Sexistes, les Césars, leurs monnaies et les numismates qui les collectionnent ? A ces mots, les déboulonneurs·neuses·neux en puissance dégainent déjà la clef à molette et font chauffer le creuset pour fondre ces rondelles métalliques mal-pensantes… Tout doux, beaux sires·res·res ! Avec ce violon d’Ingres monétaire, mon propos de collectionneur (peu original, j’en conviens) vise à rassembler une galerie, la plus exhaustive possible, des souverains ayant régné effectivement sur ces vastes domaines depuis l’époque du premier princeps jusqu’à son très lointain successeur byzantin, Constantin XI, près de 1500 ans plus tard. Dans cette longue chaîne d’Augustes et de Césars, les figures de femmes ne sont évidemment pas absentes et beaucoup passèrent même à la postérité pour leur action politique et leur influence déterminante, comme les impératrices syriennes de la dynastie des Sévère (Julia Domna, épouse de Septime Sévère ; sa sœur Julia Maesa et la fille de cette dernière, Julia Soaemias, grand-mère et mère d’Héliogabale ; Julia Avita Mamæa, la mère d’Alexandre Sévère).
Julia Domna, denier, Rome, 209, argent (55 %). Revers : Junon. Collection ND, Inv. 73
Beaucoup d’entre-elles tinrent en réalité, dans l’ombre ou comme régente de leur fils mineur, les rênes du gouvernement. Mais officiellement, aucune de ces princesses, même parmi les plus éminentes et honorées Augustae, ne fut réellement investie du pouvoir impérial : elles demeuraient les consorts de leur empereur d’époux. Dans la très longue histoire de Rome, il y eut néanmoins une exception, demeurée tout à fait unique, quelque part durant la seconde moitié de ce si turbulent IIIe siècle. Épouse, puis veuve de l’énergique Aurélien qui sauva l’Empire en des temps bien troublées, tant au niveau économique que politique, elle dut assumer pour quelques mois, seule, la direction de ce gigantesque état : partons à la découverte de Severina, l’unique véritable « empereuse »[1] de Rome.
I. L’épouse d’un grand empereur
D’emblée, il faut avouer que l’on ne connaît rien, ou presque, des origines de la future impératrice… Le cas n’est certes pas isolé et concerne même la plupart des dirigeants de Rome en ce IIIe siècle si agité, alors que de nouveaux Césars ou Augustes sortent périodiquement des rangs de la Légion. Les sources contemporaines sont inexistantes, à l’exception notable des témoignages numismatiques et de quelques très rares et laconiques inscriptions monumentales. Certes, il y a bien le recueil biographique baptisé Historia Augusta, mais cette compilation se révèle souvent des plus fantaisistes : soi-disant écrite par plusieurs auteurs (un certain « Flavius Vospicus », présenté comme un contemporain de Constantin Ier, évoqua Severina dans la « vie » consacrée à son époux, à vrai dire l’une des plus fiables du recueil, puisque 27 % de la matière a été corrélée avec des événements vérifiables par d’autres sources), l’œuvre serait en réalité de la plume du sénateur et consul Nicomaque Flavien l’Ancien (334-394). D’abord au service de Théodose Ier, ce fidèle du paganisme rallia, par convictions religieuses, l’usurpateur Eugène et trouva finalement la mort lors de la bataille de la Rivière froide (sur ces événements, voir Moneta 19 : Un prof devenu empereur).
D’après cette source à prendre donc avec les plus grandes précautions et réserves, Severina, ou plutôt Ulpia Severina, aurait été la fille d’Ulpius Crinitus, consul suffect en juin 275 et protecteur des premiers pas du général Aurélien, son futur gendre. Ce lien avec la gens Ulpia rattachait ainsi la jeune femme à la famille prestigieuse de l’empereur Trajan, modèle de vertu et de bonne gouvernance. En réalité, l’existence même de ce Ulpius Crinitus fait débat et ce gentilice d’Ulpia (en partant du principe qu’il fut bien celui de Severina) pourrait aussi indiquer tout simplement qu’elle était native de Dacie (Roumanie actuelle), où ce nom était devenu commun après la conquête de cette province frontalière par l’empereur Trajan. A noter au passage que cette région avait connu de rudes attaques « barbares » (notamment des Goths) à partir des années 230 et qu’en dépit des efforts des souverains successifs (l’empereur Trajan Dèce y perdit même la vie en 251), elle finit par être évacuée entre 271 et 275 sur ordre d’Aurélien : ce dernier replia troupes et citoyens dans une nouvelle province au sud du Danube, la Dacie aurélienne, avec Serdica (l’actuelle ville de Sofia) pour capitale.
Philippe I l’Arabe, tétradrachme, Antioche, 248, billon (45%). Revers : aigle tenant une couronne. Collection ND, Inv. 197
Selon certains historiens, Severina aurait pu également être une fille de l’empereur Philippe l’Arabe (qui régna entre 244 et 249) et de son épouse Marcia Otacilia Severa. Cette dernière survécut au coup d’État qui entraîna l’assassinat de son époux et de leur fils aîné, le jeune Philippe II, âgé de seulement dix ans (voir Moneta 5 : Dur d’être un enfant-roi sous les Césars). Parmi les autres enfants du couple figuraient un jeune garçon né en 247, Quintus Philippus Severus, et une petite fille nommée Julia Severa ou Severina, d’où le rapprochement fait avec notre héroïne du jour. Il faut toutefois le reconnaître : cette identification demeure une pure hypothèse, mais elle pourrait expliquer l’aura de Severina tant auprès des militaires que du Sénat.
Philippe II, antoninien, Rome, 249, billon (45 %). Revers : “Liberalitas Augg III”, Philippe l’Arabe et son fils assis sur des chaises curules accordent leurs libéralités (“donativum”) pour la troisième fois, à l’occasion du millième anniversaire de Rome. Collection ND, Inv. 199
Il n’y a donc guère d’éléments concrets pour définir les origines de Severina. Elle semble manifestement déjà mariée au général Aurélien (originaire pour sa part d’une famille modeste et rurale d’Illyrie) quand celui-ci est proclamé Auguste par ses troupes à Sirmium, en septembre 270. Brave et athlétique, brillant au commandement, intelligent et avisé (à défaut d’être très cultivé), le nouvel empereur avait gravi les échelons à la force du poignet : de simple légionnaire, il était devenu le général commandant en chef de la cavalerie. Admiratifs devant ses prouesses au combat, ses hommes l’adulaient. On avait composé sur ses exploits un de leurs chansons à boire les plus populaires, dont le refrain était « Mille, mille, mille occidit ! » (« Mille, mille, il en a tué mille ! »).
Quintille, antoninien, Rome, 270, billon (5 %). Revers : “Victoria Aug”. Collection ND, Inv. 139
Porté à la pourpre par ses soldats des légions de Pannonie, Aurélien dut en un premier temps éliminer Quintille, le frère et successeur contesté (quoique légitime) du précédent empereur Claude II : ce fut chose faite dans le courant d’octobre, quand son adversaire, voyant ses troupes se débander, demanda à son médecin de lui couper une veine et de «laisser couler le sang jusqu’à épuisement complet » (selon le récit de l’historien Zosime). Après s’être fait reconnaître (pour la forme) parle Sénat à Rome, Aurélien put se consacrer pleinement à la défense des frontières menacées de l’Empire, mais aussi à sa réunification interne : le territoire sous contrôle de Rome était alors fragmenté en plusieurs entités dissidentes, parfois installées depuis des années, comme l’ « Empire de Palmyre » en Orient ou l’ « Empire gaulois » en Occident (sur ces usurpations et leurs monnayages, voir Moneta 17 : Tétricus étant empereur des Gaules…). Remportant victoire sur victoire tant sur les ennemis externes que sur les usurpateurs locaux, Aurélien lança également de profondes réformes administratives ou idéologiques, visant par exemple à redorer le blason de l’institution impériale (avec l’assimilation de l’empereur au « Sol invictus », cette divinité solaire unique au culte très populaire parmi les armées du Danube ou dans les provinces orientales de l’Empire) ou à réformer la monnaie. Il mérita pleinement, par son action, le titre de « Restitutor Orbis Romani » !
Aurélien, antoninien, Rome, 274, billon (5 %). Revers : “Oriens Aug”. Collection ND, Inv. 69
Ayant récupéré le contrôle des mines d’argent d’Hibernie et de Bretagne, ainsi que d’abondants stocks de métal précieux en Orient, Aurélien put mettre un terme à la dépréciation constante de l’antoninianus, qui, entre 238 et 268, avait vu sa teneur en argent passer d’environ 50 % à seulement 1 à 2 % (d’ailleurs dûs en majeure partie au « sauçage » de ces monnaies, ainsi revêtues d’un mince pelliculage de métal précieux). Par la réforme initiée en 274, Aurélien put supprimer cette monnaie créée par Caracalla en 215, mais devenue irrémédiablement frelatée, et lui substituer une nouvelle pièce, certes saucée mais à teneur interne en argent stabilisée, qui fut baptisée d’après son nom : l’aurelianus. Le profil de l’empereur y figurait ceint d’une couronne radiée et le revers était le plus souvent occupé par une représentation en pied du Sol invictus, sous lequel apparaissait en exergue la mention « XXI » (ou « KA » en Orient). Loin d’être une marque d’identification des ateliers de frappe (d’autres indications dans le champ y pourvoient), ce marquage qui a fait couler beaucoup d’encre pourrait être une garantie de teneur en métal fin, XX aureliani de 4,03 grammes théoriques (soit 1/80e de livre romaine) contenant 5 % d’argent équivaudraient donc à I pièce du même poids en argent pur (souvenir de l’ancien denier d’argent presque pur, disparu depuis décennies : Aurélien prévoyait sans doute l’introduction d’une nouvelle monnaie d’argent pur, mais le temps lui manqua et c’est finalement sous l’usurpateur Carausius et surtout sous Dioclétien qu’apparut un telle monnaie, l’argenteus). Ces monnaies furent frappées par les huit ateliers alors existants à travers l’Empire (alors qu’il n’en existait que deux en 238 !) : Rome (réouvert en 273, deux ans après qu’Aurélien a dû mater une révolte des ouvriers monétaires et les disperser dans d’autres villes[2]) ; Milan, ensuite remplacé par Ticinum (Pavie) en 274 ; Lyon ; Antioche ; Cyzique ; Serdica (actuelle Sofia) ; et Siscia (actuelle Sisak).
Aurélien, antoninien, Rome, 274, billon (5 %). Revers : “Oriens Aug”. Ce revers présente le Soleil radié qui va occuper la majeure partie des revers monétaires d’Aurélien sous une forme ou une autre. Collection ND, Inv. 69
L’aurelianus connut une subdivision, nommé selon les sources modernes « demi-aurelianus » ou « denier » (son diamètre se rapproche en effet quelque peu de cette monnaie et le profil de l’empereur y apparaît lauré). D’un poids théorique de 2,60 gr (soit un peu plus que la moitié de l’aurelianus), il contenait toutefois seulement 2,5 % d’argent. Seul l’atelier de Rome semble avoir frappé ce numéraire qui présente à son revers la Victoria Augusti (debout et tendant une couronne de lauriers) ou Providentia. Ces monnaies sont très difficiles à trouver avec leur argenture intacte (comme c’est le cas de l’exemplaire ci-dessous).
Aurélien, “dernier”, Rome, 275. Revers : “Victoria Augusti”. Cette monnaie se trouve rarement avec son argenture. Collection ND
En 274, parallèlement à la restauration de la paix civile interne et à cette réforme monétaire, l’empereur éleva officiellement sa femme au rang d’Augusta. Parmi les privilèges liés à ce titre (comme le port des insignes impériaux ou une autorité judiciaire particulière) figurait le droit de battre ses propres monnaies : le portrait de Severina commença dès lors à apparaître sur des pièces frappées à son effigie, son buste émergeant d’un croissant de lune, selon une nouvelle iconographie développée pour l’aurelianus. D’après différentes inscriptions lapidaires retrouvées en fouilles, la nouvelle Augusta se voyait également désignée comme Mater castrorum (Mère protectrice des camps militaires/garnisons) et Mater patriae (Mère protectrice de la Patrie), ce qui semblait lui conférer une position très importante dans les rapports du pouvoir impérial avec les légions. Comment expliquer cette volonté si marquée d’impliquer Severina dans l’exercice du pouvoir ? Peut-être doit-on à juste titre en chercher la raison du côté des origines familiales de Severina : fille d’un ancien empereur ou d’un général important, elle aurait pu représenter un symbole fort, reconnu et honoré par tous les légionnaires.
II. Une veuve promue au trône
Aurélien n’eut guère le temps de profiter de sa reconquête intérieure de l’Empire. A la fin de l’été 275, apprenant le décès récent du roi des Perses, il partit sur la frontière orientale, voulant profiter de la situation pour tailler des croupières à un ennemi affaibli. Mais sa sévérité naturelle, si elle l’avait aidé jusque-là pour ses commandements et son règne, devait causer sa perte, dans les derniers jours de septembre. Craignant de voir une erreur vénielle découverte et punie, un des secrétaires impériaux, un nommé Eros Mnesteus (selon l’historien Zosime), mit au point un funeste stratagème : dressant une fausse liste de hauts fonctionnaires et d’officiers promis à la mort pour de prétendus manquements au devoir, il imita la signature impériale au bas du document et fit circuler le document parmi les mis en cause. Pour sauver leur tête, le notarius Mucapor et plusieurs hauts gradés de la garde prétorienne décidèrent alors de prendre les devants et assassinèrent leur maître à Caenophorium, une cité de Thrace située non loin de Byzance.
Henri Liébaux, “Carte de Thrace pour servir à l’intelligence de l’Histoire romaine”, 1747. La ville de Caenophorium a été cerclée en rouge. Source : Gallica, BnF
Inattendu, le putsch semble avoir rencontré quelques échos auprès du Sénat romain où des adversaires d’Aurélien réussirent même à obtenir, un bref moment, une damnatio memoriae de l’empereur défunt. Mais cette tentative de récupération fut rapidement bridée par les fidèles de l’empereur assassiné et sans aucun doute par sa propre femme, associée de si près à l’exercice du pouvoir. Dans l’immédiat, après les cinq ans de règne d’un prince aussi charismatique et efficace, aucun candidat valable et évident à sa succession ne semblait s’imposer. L’Augusta Severina tenait manifestement les rênes du pouvoir avec fermeté, évitant à l’Empire de sombrer une fois encore dans la guerre civile et donnant le temps de se mettre en quête du remplaçant idéal. C’est ainsi que l’impératrice veuve se retrouva, seule, à la tête de l’Empire durant un interrègne (interregum) long d’un peu plus de deux mois (l’Histoire Augusta parlait même, à tort, de six mois), entre la fin septembre et le début décembre 275. Ce laps de temps peut sembler très court, mais beaucoup d’usurpateurs ou même d’empereurs légitimes déjà croisés dans ces billets restèrent bien moins de temps sur le trône, avec en général une sortie de fonction brutale et sanglante (voir notamment Moneta 4 : Didus Julianus, empereur d’un jour).
Évoqué laconiquement par les textes, cet épisode unique est surtout confirmé par la numismatique. Non seulement les frappes à l’effigie de Severina se poursuivirent après la disparition de son époux, mais ces émissions, chronologiquement datables par leur ordre d’émission, comportent également de nombreux indices : l’atelier de Serdica frappa par exemple un aurelianus avec la légende développée « Severina Augusta » (au lieu de « Severina Aug ») ; l’atelier de Siscia adopta une curieuse formulation au datif, « Severinae Aug ». L’atelier d’Antioche ajoutait pour sa part à sa titulature classique les lettres P et F représentant les épithètes « Pius / Pia » et « Felix », réservés à l’empereur régnant, tandis que la légende du revers passait de « Concordia Augg [Augustorum] » (Concorde des Augustes) à « Condordia Aug [Augustae] » (Concorde de l’Augusta). Le personnage masculin couronné et sceptré qui tendait la main à l’Augusta dans les premières émissions est remplacé par un personnage plus petit, anonymisé et dépourvu des regalia.
Severina, “aurelianus”, Siscia, septembre-décembre 275, billon (5 %). Légende avec le datif “Severinae”. Revers : “Concordia militum”. Collection ND
Sur l’autre face des monnaies de cette période, les revers présentent tous la thématique de la « Concordia Militum », à l’exception de toute autre représentation (du moins en ce qui concerne les aureliani : les deniers frappés à Rome continuèrent à employer la figure de « Venus Felix »). Le symbole est clair : alors que l’Empire peut à nouveau chanceler et tomber dans la guerre civile, il convient de montrer que l’autorité impériale, demeurée intacte, cherche à garantir et à afficher la fidélité et la stabilité des légions en pleine période de transition.
III. La difficile succession
Dans le courant de cet automne 275, sachant qu’elle ne pourrait demeurer à la tête de l’Empire bien longtemps (le souhaitait-elle seulement ?), l’impératrice ne dut pas se contenter d’expédier les affaires courantes : elle collabora sans aucun doute au choix du successeur de son mari. Après plusieurs semaines qu’on imagine pleines de négociations, de conférences au sommet, d’ambassades et de messages secrets échangés à travers tout l’Empire, notamment entre les principaux chefs de l’armée, il se dégagea enfin un nom, vers le début de décembre 275 : Marcus Claudius Tacitus.
Tactite, “aurelianus”, Lyon, 276, billon (5 %). Revers : “Salus Aug”. Collection ND, Inv. 107
Mais qui était vraiment le nouvel empereur ainsi désigné ? Selon l’Historia Augusta, on aurait désigné pour remplacer l’énergique souverain à peine disparu un profil rassurant et faisant consensus : un vieillard de près de 80 ans, riche sénateur, consul en 273 et descendant possible du célèbre historien homonyme (on dit qu’il se vantait de cette ascendance prestigieuse et faisait copier et diffuser un maximum d’exemplaires des Historia – ce qui contribua peut-être à la pérennité future de l’œuvre, devenue peu lue à cette époque). Incapables de distinguer un nom parmi eux, les généraux se seraient tournés vers le Sénat en priant l’auguste assemblée de faire un choix parmi ses propres rangs : cas de figure qui ne s’était pas rencontré depuis la désignation de l’empereur Nerva en 96 ! Pour exercer cette haute fonction, certes prestigieuse mais aussi fort dangereuse par les temps qui courraient, le Sénat, heureux de retrouver un peu de son pouvoir de jadis, aurait tout naturellement choisi son président/doyen, le Princeps Senatus.
Tactite, “aurelianus”, Lyon, 275, billon (5 %). Revers : “Virtus Aug”. Collection ND Inv. 143
Mais le cursus prêté au nouvel empereur et cette prétendue victoire sénatoriale ont fait réagir les historiens modernes qui sont maintenant nombreux à conclure à une ineptie, une fable de l’Historia Augusta. Les événements des semaines et mois suivants ne cadrent en effet guère avec ce qu’on nous dit de Tacite : dès le lendemain de sa désignation, ce sénateur cacochyme serait en effet parti ventre à terre pour achever avec efficacité les campagnes germaniques, puis repousser les Goths en Asie mineure. A y regarder de plus près, cette belle figure d’empereur-sénateur paraît plutôt être une belle fiction destinée au lectorat du IVe siècle, peut-être sortie justement de la plume d’un membre de l’ordre sénatorial. Car les actions de l’empereur Tacite durant son court règne dessinent plutôt un profil militaire : selon l’hypothèse de Sylviane Estiot, il était très probablement un officier général de haut rang, l’un des proches conseillers de l’empereur assassiné, et non un membre des cercles sénatoriaux. Dès son accession à la pourpre, il rendit d’ailleurs à Aurélien les honneurs dûs à un empereur méritant, l’élevant au rang de divus, avant de faire arrêter et exécuter ses assassins.
Florien, “aurelianus”, Rome, 276, billon (5 %). Revers : “Concordia militum”. Collection ND, Inv. 179
De toute manière, l’épisode Tacite ne dura guère. Après quelques succès contre les Hérules et les Goths (qui lui valurent le titre un peu surfait de Gothicus Maximus), alors qu’il revenait à Rome par la Cappadoce, l’empereur mourut à Tyane, en juin 276. Si les historiens Eutrope et Aurelius Victor parlèrent d’une fièvre délirante, c’est bien l’assassinat qui semble une fois de plus la cause du décès, Zosime évoquant un sombre complot (les meurtriers de Maximin, gouverneur de Syrie et parent de l’empereur, auraient voulu échapper à leur châtiment). Cette fois-ci, la succession sembla vite réglée : l’un des plus proches conseillers du défunt, le préfet du prétoire Marcus Annius Florianus (que l’Historia Augusta présente également, sans doute à tort, comme le demi-frère utérin de Tacite), fut reconnu par le Sénat et l’armée. Tout l’armée ? Non, les légions et les provinces orientales (Égypte, Syrie, Palestine et Phénicie) s’insurgèrent contre cette nomination faite aux dépends de leur champion : le général Probus. De nouveau, l’Empire scindé en deux s’enfonçait dans la guerre civile. Les deux armées adverses foncèrent l’une contre l’autre, leur rencontre s’opérant en Cilicie. Mais le choc n’eut finalement pas lieu. Les légions de Florien, peu habituées à supporter ces climats chauds de l’Asie mineure, connurent des épidémies : découragés, les soldats se révoltèrent et tuèrent l’empereur légitime en septembre 276, au terme d’un règne d’un peu moins de trois mois… S’inaugurait ainsi l’ère d’un nouvel Aurélien qui, pendant six ans, allait poursuivre son œuvre réformatrice, garantir la protection de l’Empire et préparer certains éléments de la Tétrarchie à venir.
Probus, “aurelianus”, Tripolis, 280, billon (5 %). Revers : “Clementia Temporum”. Collection ND, Inv. 173
Quant à Severina, que devint-elle après avoir abandonné à d’autres les rênes de l’Empire ? De la même manière que ses origines sont inconnues, on ne sait rien de son sort après la fin de l’année 275. Joua-t-elle encore un rôle politique auprès des successeurs de son mari, œuvrant dans les cercles du pouvoir à Rome ? Ou se mit-elle totalement en retrait de la vie publique après avoir assumé les plus hautes responsabilités ? Aucun moyen de le savoir… Figure floue et même météoritique de l’histoire romaine, silhouette disparue à peine apparue, elle a néanmoins laissé des traces numismatiques très présentes témoignant de son parcours et de son statut exceptionnel : celui de la seule femme ayant jamais régné seule sur l’Empire romain.
Nicolas Ducimetière
Chavannex, 1er mai 2021
ILLUSTRATION D’EN-TÊTE
Tête de marbre de l’impératrice Severina remontée sur une statue féminine faisant une offrande, Rome, 270-275. Rome, Galleria Borghese. Photo : WikiCommons
BIBLIOGRAPHIE
- Sylviane Estiot, « L’interrègne de Séverine et l’accession de l’empereur Tacite: faut-il vraiment croire l’Histoire Auguste ?», dans Giorgio Bonamente et Marc Mayer (éds.), Historiae Augustae – Colloquium Barcinonense IX, Bari, Edipuglia, 2005, pp. 157-180.
- Jean-Pierre Callu, « Aurelius Victor et l’interrègne de 275 : problèmes historiques et textuels », dans Historiae Augustae – Colloquium Barcinonense IV, Bari, Edipuglia, 1996, pp. 133-145.
- Jean-Pierre Callu, « L’interrègne de Séverine », dans Orbis Romanu Christianusque – Travaux sur l’Antiquité tardive rassemblés autour des recherches de Noël Duval, Paris, 1995, pp. 13-31.
- Eugen Cizek, L’Empereur Aurélien et son temps, Paris, Editions des Belles-Lettres, 1994.
NOTES
[1] Pour mémoire, jusqu’à la féminisation salutaire des noms de métier en 2019, l’ambassadrice ne fut longtemps que la femme de l’ambassadeur.
[2] Menée par le rationalis Felicissimus, haut fonctionnaire des finances publiques en charge de l’atelier, cette rébellion naquit après la découverte des malversations du personnel monétaire, qui volait les métaux précieux et falsifiait les monnaies frappées.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nicolas Ducimetière (2 mai 2021). MONETA (29) : L’« EMPEREUSE » DE ROME. MELANGES TIRES D'UNE PETITE BIBLIOTHEQUE. Consulté le 28 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/r5bk