Dans le four des Ifoghas, la traque d’un ennemi invisible (original) (raw)

Pendant une opération de ratissage de l'armée française au Mali, le 16 mars 2013 (AFP / Kenzo Tribouillard)

ADRAR DES IFOGHAS (Mali), 20 mars 2013 – Une chaleur de four, un enfer de poussière qui s’engouffre partout et de roche noire et acérée qui déchire les treillis, un ennemi invisible mais qui n’est jamais loin et que l’on sait prêt à tout: bienvenue dans l’Adrar des Ifoghas, une des contrées les plus inhospitalières du monde, aux confins du Mali et de l’Algérie, où les soldats français traquent les derniers combattants islamistes.

Quelque 1.200 militaires français, appuyés par un contingent tchadien, sont engagés dans le massif des Ifoghas. Beaucoup d’habitants de ces collines désertiques, des Touaregs, ont déguerpi depuis que la région est devenu un repaire de djihadistes il y a une dizaine d’années. Les Français ont établi leur camp à Tessalit, sur une ancienne base de l’armée malienne. Il y a là des légionnaires, des parachutistes, des hommes du génie… Jour après jour, les soldats ratissent les vallées environnantes pour y chasser les guerriers islamistes qui s’y terrent encore.

(AFP / Kenzo Tribouillard)

Avec d’autres journalistes, j’ai suivi à la mi-mars une de ces missions de «nettoyage». Début de l'opération à deux heures du matin, plusieurs heures de voyage harassant en véhicule de l’avant-blindé sur une piste si défoncée que je me serais probablement fracturé le crâne à plusieurs reprises si je n’avais pas porté un casque, et nous voici arrivés sur les lieux. Il s’agit, pour le groupe tactique que nous accompagnons, de s’emparer d’une colline. Un autre groupe prendra position sur une hauteur voisine, de façon à contrôler la vallée en contrebas.

Le ratissage de la vallée se fait à pied, méticuleusement, trois jours et deux nuits durant. Il n’y aura aucun coup de feu, aucun contact direct avec l’ennemi. Depuis le début de cette opération, celui-ci évite généralement d’engager le combat, nous dit-on. Dans un paysage lunaire, sans la moindre parcelle d’ombre, les soldats avancent méthodiquement. La température sur le coup de midi dépasse les cinquante degrés. Chacun transpire en silence sous son casque lourd et son gilet pare-balles, tout en portant un armement souvent très pesant ainsi que les cinq litres d’eau nécessaires à sa survie quotidienne...

(AFP / Kenzo Tribouillard)

Si l’ennemi est invisible, ce qu’il a abandonné derrière lui nous rappelle à chaque instant qu’il se trouvait là il y a quelques instants à peine: ici un tas de vêtements de combat laissés à la hâte, là un châssis de canon anti-aérien…Les signes de la présence des djihadistes sont partout. Un silence accablant règne sur les Ifoghas, mais nous savons qu’un affrontement peut éclater n’importe quand. Les islamistes sont passés maîtres dans l’art du camouflage. Ils se terrent immobiles dans des grottes, ou dans des réduits rocheux, si bien cachés qu’il est arrivé qu’une patrouille française passe à quelques centimètres d’eux sans les découvrir, nous racontent des soldats.

Plusieurs fois, nous entendons des explosions. Ce sont les Français qui font sauter une cache d’armes qu’ils viennent de découvrir. Une autre fois, c’est un pickup suspect, stationné sous une bâche de camouflage, qui est détruit par un avion Mirage après avoir été repéré par un drone. De ce raid, nous n’apercevons qu’une colonne de fumée brune s’élevant au loin, dans le ciel bleu.

Face à des adversaires supérieurs en nombre et en moyens, les islamistes ont adapté leur façon de faire la guerre. Et même si les pertes françaises restent faibles depuis le début de l’intervention au Mali, le danger est toujours présent. Le 16 mars, nous entendons une nouvelle explosion. Le bruit est différent, la radio n’annonçait aucun tir «ami»... l’officier présent prend un air surpris et demande des précisions.

(AFP / Kenzo Tribouillard)

Nous apprenons peu de temps plus tard que pour la première fois, les islamistes ont fait sauter un char. Un engin explosif improvisé a coûté la vie à un caporal, Alexandre Van Dooren, cinquième militaire français à tomber au Mali, et a blessé trois autres soldats.

Au camp de Tessalit, j’assiste à la cérémonie funéraire en l’honneur du sous-officier avant son rapatriement en France. Seule une centaine de soldats y participent: la plupart des hommes sont loin, sur le terrain. Visages fermés, dignes. C’est le général Bernard Barrera, le chef des forces terrestres françaises au Mali, qui prononce l’hommage funèbre pour le jeune homme de 24 ans. Les moyens sont rudimentaires: pas de fanfare, pas même un clairon. Un soldat entame une Marseillaise a capella, bientôt suivi par tout le reste de la troupe. Poignant.

La question des otages français, aux mains des groupes salafistes ou djihadistes quelque part dans le désert Malien, est dans tous les esprits et alimente les conversations, le soir au bivouac. Ces malheureux sont-ils tout près de nous, retenus dans une grotte à quelques mètres à peine, ou bien à des centaines de kilomètres de là? Impossible de le savoir…

Dans cette guerre, le plus impressionnant, ce sont les conditions de vie dans ce désert hostile. Les troupes de choc, légionnaires ou parachutistes, mangent peu, parlent peu, boivent le moins possible pour économiser leurs maigres réserves d’eau. Ils affrontent pendant des heures des chaleurs extrêmes, les mouches, la poussière qui s’immisce partout, enraye les armes qu’il faut sans arrêt nettoyer, les marches sans fin ou les longues heures d’observation en plein soleil au sommet des collines. Ils dorment peu et à même le sol, à la belle étoile. La nuit, dans l’Adrar des Ifoghas, le mercure tombe à 15 degrés. Cela paraît très supportable dit comme cela, mais quand on prend en compte le fait qu’il a fait quarante ou cinquante degrés quelques heures plus tôt, l’écart de température est tellement violent que l’on grelotte sous son duvet.

(AFP / Kenzo Tribouillard)

Certains soldats sont là depuis des semaines. D'autres sont arrivés par la route depuis Dakar, à des milliers de kilomètres de là, et ne sont probablement pas près de rentrer chez eux. Une fois leur mission terminée, il leur faudra faire le chemin en sens inverse. Il faut vraiment une force physique et mentale impressionnante pour tenir le coup dans des conditions aussi extrêmes. Et pourtant, malgré la rudesse de leur existence, malgré la perte de leur camarade, je n’ai ressenti aucun abattement chez ces militaires. Tous ceux à qui j’ai parlé semblaient fiers de participer à cette opération qui met à rude épreuve leurs capacités d’endurance et d’adaptation, face à un ennemi qui s’accroche.

Car oui, l’ennemi s’accroche. Et quand on voit la dureté de la mission des militaires français, on ne peut que se demander: quelle dose de rage guerrière faut-il à ceux d’en face, à ces insaisissables combattants islamistes qui subissent la même fournaise, la même poussière, les mêmes mouches, mais sans aucun des soutiens logistiques dont bénéficie une armée moderne, pour continuer à se battre? Avec cette ultime bataille des Ifoghas, la guerre du Mali semble se terminer et le pays s’apprête à entamer un nouveau chapitre de son histoire. Mais demain, qui sera là pour tenir, sur la durée, ces terres inhospitalières?

(AFP / Kenzo Tribouillard)

Kenzo Tribouillard est un photographe de l'AFP basé à Paris. Cet article a été écrit avec Roland de Courson à Paris.