Turquie : La bibliothèque des éboueurs (original) (raw)

Une bibliothèque bien particulière

Cette bibliothèque est située en plein cœur du dépôt des camions-bennes des éboueurs de Cankaya, un des quartiers de la capitale Ankara. 1 million d’habitants dans ce quartier, des tonnes de déchets récoltés chaque jour et, au milieu de ces monceaux de poubelles, des livres. L’initiative de cette bibliothèque est née il y a un peu plus de 6 ans. C’était l’idée des éboueurs qui ne se résolvaient pas à jeter les livres. Ils ont alors contacté la municipalité qui a mis à leur disposition une ancienne usine de briques. La bibliothèque s’est installée au rez-de-chaussée. Elle est dans une pièce au toit voûté, comme une caverne, avec un mur et des plafonds de briques rouges, une caverne désormais gorgée de trésors littéraires.

Une initiative très populaire

Les livres sont serrés sur les étagères, un grand rayon littérature turque et étrangère, qui a beaucoup de succès, celui des sciences aussi, un autre rayon assez important consacré à la mythologie, et beaucoup de livres pour enfants. Dans un bâtiment à côté, 30 000 ouvrages supplémentaires s’empilent du sol au plafond en attendant d’être classés. Et les livres continuent à affluer. Car c’est un cercle vertueux, les gens ont eu vent de l’initiative. Elle est très populaire en Turquie, et de nombreuses télévisions sont venues tourner des reportages. Désormais les habitants du quartier de Cankaya déposent leurs livres dans un sac à côté de la poubelle, d’autres viennent directement les apporter au dépôt et restent feuilleter des ouvrages.

Une bibliothèque initialement réservée aux éboueurs…

Au début, cette bibliothèque était réservée aux éboueurs et à leurs familles, pour emprunter ou venir lire sur place, notamment au moment des pauses entre deux tournées, et puis, c’est tout le monde du livre qui s’est ouvert à eux. L’un me disait sa fierté de rapporter des livres à la maison, notamment à ses enfants, et d’en parler avec eux. Parce que lui, petit, n’y avait pas eu accès. Un autre me racontait aussi venir parfois juste pour respirer l’odeur des livres et voyager en regardant les titres. "Même si on n’a pas le temps de lire, c’est beaucoup de richesse, les titres nous emportent," m’a-t-il dit, "on passe du bonheur au malheur." Ces éboueurs aiment aussi découvrir des lettres d’amour insérées entre les pages et ils se prennent à rêver, se demandant si ces histoires se sont concrétisées. Dans la bibliothèque, les allées et venues sont incessantes. Les éboueurs garent leurs camions- bennes, viennent flâner entre les rayons, boire un thé, puis repartent en tournée. Mais, elle a aussi fait changer leurs discussions, et ils me confient en souriant que : "maintenant, quand on parle, on cite les auteurs, leurs phrases, on se conseille des lectures… Le livre fait grandir les gens. Et puis, ajoute un autre, Mustafa Kemal Atatürk attachait beaucoup d’importance aux livres, et cette bibliothèque a changé notre image, les gens nous regardent autrement, ils nous considèrent, c’est un grand honneur."

…Désormais ouverte à tous

A présent, elle est ouverte à tous et bien sûr gratuite. Vous savez avec la crise économique, le livre est cher et n’est pas la priorité des bourses, alors ce lieu est vraiment très précieux pour les foyers modestes. Et puis surtout, elle s’ouvre aux écoles, d’ailleurs, les écoles maternelles du quartier y viennent régulièrement. D’autres, notamment les écoles rurales plus défavorisées, appellent et demandent qu’on leur envoie tel ou tel livre. 51 écoles dans le pays ont ainsi recours à ses services. De plus, un camion-benne a été transformé en bibliothèque et sillonne les quartiers à la rencontre des familles. Enfin, depuis quelque mois, les éboueurs vont aussi dans les prisons apporter des livres.

Eray Yilmaz, le responsable de la bibliothèque, Ankara, 2024

Eray Yilmaz, le responsable de la bibliothèque, Ankara, 2024

Une bibliothèque écoresponsable

Les tables et chaises ont été récupérées dans les rues, les livres trop abîmés sont transformés en lampes de lecture. Rien ne se perd. Les éboueurs ont aussi formé un petit orchestre avec des instruments fabriqués à partir de poubelles et de tuyaux transformés en instruments de musique, car ils n’aiment pas jeter. Et ils nous quittent avec un message : "si vous ne voulez plus d’un livre, ne le mettez pas à la poubelle, offrez-le à un ami. Les livres ne doivent pas mourir." Et puis alors que nous devions partir, Eray Yilmaz le responsable de la bibliothèque nous a rattrapé, avec un livre, inoubliable, qu’il a découvert ici, lu et relu, Küçük Prens, le Petit Prince avec lequel il pose fièrement devant l’alignement des camions poubelle.