Medaille or 2002 (original) (raw)

CLAUDE LORIUSA 70 ans, Claude Lorius est la preuve vivante qu’une carrière ponctuée de grandes avancées scientifiques peut démarrer presque par hasard, en répondant par exemple à une petite annonce. Celle qu’il lut un jour de 1955 sur les murs de la Faculté de Besançon, et qui allait fixer son goût pour le Grand Sud, n’a jamais quitté sa mémoire : "On recherche jeunes chercheurs pour participer aux campagnes organisées pour l’Année géophysique internationale".

Deux ans plus tard, fraîchement "initié", au Groenland, à "une science récente", la glaciologie, le voilà hivernant avec deux compagnons à la Station Charcot, une base de poche perchée à 2 400 mètres au-dessus de l’inlandsis antarctique. Triple but de sa mission : réaliser un bilan radiatif de la surface, échantillonner les couches d’été et d’hiver et déterminer l’accumulation de la neige et la température in situ. Un programme chargé, mais l’occasion rêvée d’approcher, pour la première fois, un désert d’un froid indicible, d’une compacité extrême, et d’être conquis par cette immensité "impitoyablement hostile" qu’il retrouve en 1959, à l’occasion d’un raid de 1 400 kilomètres organisé par les Américains.

L’objectif est d’évaluer l’accumulation, la température, l’altitude de la surface et de l’épaisseur de la glace, toutes données nécessaires pour modéliser l’écoulement de la calotte glaciaire. "Les échantillons prélevés fourniront les bases d’une relation encore utilisée de nos jours, laquelle permet d’obtenir la température de l’air à partir de la mesure des isotopes de l’oxygène et de l’hydrogène constituant "l’eau solide". Ce premier point fera l’objet de la thèse que j’ai soutenue en 1963, dit-il. Surtout, nous pouvions dorénavant caractériser les couches saisonnières successivement déposées, disposer d’un traceur d’écoulement de la glace et reconstituer les températures du passé".

Après plusieurs campagnes d’été, Claude Lorius dirige en 1965 l’hivernage à la base côtière de Terre Adélie et pratique des carottages d’une centaine de mètres dans la glace venue de 1000 kilomètres et marquée par une moraine. Tout en commençant à s’intéresser aux bulles d’air contenues dans la glace… "C’est en les regardant éclater lorsqu’un glaçon fond dans un verre de whisky que j’ai eu l’intuition qu’elles conservaient des indications sur l’altitude de la formation de la glace et, surtout, qu’elles représentaient des témoins fiables et uniques de la composition de l’air, ce que nous prouverons au fil des ans", se souvient-il.

L’équipe qu’il a constituée rejoint alors à Grenoble le Laboratoire de glaciologie du CNRS, dont l’intitulé s’enrichit de la mention "géophysique de l’environnement". Une fois terminée la mise au point de techniques pour dater et déchiffrer les archives glaciaires et d’un équipement de carottage d’une capacité de 1 000 mètres, reste une question – cruciale - à résoudre : comment organiser une campagne lourde de carottage dans les zones centrales de l’Antarctique alors que les seuls moyens nationaux des Expéditions polaires françaises sont insuffisants ? Réponse : travailler en cheville avec des chercheurs et logisticiens américains, anglais, australiens, français et (ex-) soviétiques, dans le cadre du Programme international de glaciologie antarctique.

Fin 1974, Claude Lorius part respirer l’air sec et tranchant du Dôme Concorde, dans les régions centrales de l’Antarctique, qu’il retrouve en 1977. La glace qu’il exhume de 900 mètres de profondeur affiche 35 000 ans d’âge et permet à la communauté scientifique d’approfondir ses connaissances sur la culmination du dernier âge glaciaire (- 20 000 ans), la déglaciation et la période chaude actuelle qui dure depuis 10 000 ans.

Les conclusions rendues par les chercheurs suisses et français sont détonantes : il y a 20 000 ans, les teneurs de l’atmosphère en gaz à effet de serre (dioxyde de carbone et méthane) étaient sensiblement plus faibles que celles de la période chaude ! Pour conforter cette "trouvaille", encore faut-il remonter plus avant dans le temps, traverser toute la période glaciaire et atteindre l’interglaciaire précédent qui a pris place voilà plus de 100 000 ans. Les forages profonds effectués à Camp Century, au Groenland, et à Byrd, en Antarctique par les Américains, les Danois et les Suisses, "donnent des résultats prometteurs sur des échelles de temps couvrant plusieurs dizaines de milliers d’années", mais posent, au-delà, des problèmes d’interprétation. Une autre série d’échantillons, heureusement, existe à la station Vostok, le pôle le plus froid sur la Terre (- 70° C, en moyenne, l’hiver, avec des pointes à - 89° C; 40°C, l’été), le plus éloigné des côtes (1 400 km), le plus inaccessible. Bref, le point mythique pour tout polaire où une poignée de techniciens des Expéditions antarctiques soviétiques forent l’inlandsis depuis la fin des années 1950 et ont atteint une profondeur de 2 200 m. Grâce au soutien de l’Institut arctique et antarctique de Léningrad, de l’Institut de géographie de Moscou et de la National Science Foundation (américaine), Claude Lorius, avec deux compagnons, pose le pied sur ce bout de planète gelé fin 1984, en pleine guerre froide. "Les conditions de travail étaient rustiques et il fallait ménager son cœur ", se rappelle-t-il, mais la moisson glanée par le carottier comble ses espérances : "Pour la première fois, nous disposions d’une série non perturbée par l’écoulement de la glace couvrant 150 000 ans, soit l’ensemble du dernier des cycles climatiques qui caractérisent le Quaternaire".

De retour en France, le butin (2 000 échantillons représentant 3 tonnes de carottes), sur lequel s’affaire une escouade d’experts, livre ses secrets. Autant de "premières" qui barreront la Une du magazine Nature en 1987 et confirmeront la versatilité multi-millénaire du climat terrestre : "Une longue période glaciaire a pris place entre l’interglaciaire actuel et celui qui existait il y a environ 120 000 ans. La mesure d’un nouveau paramètre (l’oxygène 18 dans les bulles) nous a également permis de corréler les variations de la température avec celles obtenues à partir des sédiments marins : périodes glaciaires et interglaciaires ont entraîné des variations périodiques du niveau des mers de 120 mètres".

Autre "scoop" de poids : à ces coups de chaud et froid, imputables aux (faibles) variations périodiques de l’énergie reçue par la Terre en fonction de sa position par rapport au Soleil, correspondent d’intenses fluctuations de la composition de l’atmosphère en gaz à effet de serre. "S’agissant du dioxyde de carbone (CO2), explique Claude Lorius, les concentrations ont augmenté de 40 % durant la dernière déglaciation. Quant à celles de méthane (CH4), elles ont doublé". Impossible, naturellement, d’attribuer cet effet yoyo à l’activité humaine : "Les fluctuations du CO2 sont régulées par les océans, à travers des processus physiques, chimiques mais aussi biologiques, le monde vivant participant ainsi à l’évolution du climat. Depuis des centaines de milliers d’années, températures et concentrations en aérosols et en gaz à effet de serre varient entre des maxima et des minima relativement constants. Le climat terrestre s’auto-contrôle naturellement pour évoluer entre deux états stables bien définis". Mais force est de constater que "les teneurs actuelles en gaz à effet de serre n’ont pas d’équivalent au cours des dernières centaines de milliers d’années et sont directement liées à l’impact anthropique sur la composition de l’atmosphère. Les conclusions tirées des archives glaciaires conduisent par conséquent à penser que la planète devrait sensiblement se réchauffer au cours du XXIe siècle, au risque d’affecter les ressources en eau, l’agriculture, la santé, la biodiversité et, d’une façon générale, les conditions de vie des humains…". Une prise de conscience forgée "à travers le regard des glaces" qui ont enregistré d’autres impacts des activités humaines et qui a conduit Claude Lorius à répondre, au fil des ans, aux besoins des médias (livres, conférences, émissions radio et télévisées), tout en s’impliquant "dans une réflexion des académies françaises autour des thèmes climat, énergie et société". Un "vaste sujet", plaide-t-il, "où le savoir devra fonder une action arbitrant des approches écologiques, économiques, sociales et internationales divergentes. Le signal d’alarme que nous avons tiré a été entendu, et pour certains problèmes, ozone par exemple ou plomb des essences, des choses se sont arrangées. Mais dans de nombreux autres cas, le climat par exemple, on en est resté aux déclarations d’intention. Il faut maintenir la pression pour que soient développées de nouvelles technologies et que changent les mentalités – grâce aux médias ? – ce qui est plus facile à dire qu’à faire."

Le regard éternellement tourné vers les hautes latitudes qui lui sont à jamais "entrées dans le cœur", vers le royaume des glaces, du pétrel des neiges et du manchot empereur, Claude Lorius avoue avoir été guidé, tout au long de sa carrière, par "le goût de campagnes polaires différentes. J’ai hiverné, fait des raids, dirigé une base, entrepris une série de forages…"
Aujourd’hui, ce parcours me paraît scientifiquement cohérent, mais je n’arrive pas tellement à comprendre pourquoi !" D’autres s’en chargeront, sans peine… Ultime aveu de ce "nomade" dans l’âme : "Mon dernier voyage en Antarctique remonte à 1998. Je n’y retournerai plus. J’y ai fait tant de choses que je ne veux pas avoir des regrets. Mais je suis convaincu que les archives glaciaires n’ont pas encore livré tous leurs secrets et que les progrès technologiques, couplés à l’imagination des chercheurs, ne vont cesser d’ouvrir de nouvelles voies de recherche…".


Né le 25 février 1932 à Besançon (Doubs), Claude Lorius est titulaire d’une licence ès-sciences physiques (obtenue en 1953), d’un diplôme d’études supérieures en physique (1954) et d’un doctorat ès-sciences physiques (1963). Après avoir participé aux campagnes organisées dans le cadre de l’Année géophysique internationale (1957), il a soutenu sa thèse en 1963 avant d’entrer au CNRS, où il est maintenant directeur de recherche émérite. Directeur adjoint du Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement de 1979 à 1983, laboratoire grenoblois dont il a assuré la direction de 1983 à 1988, Claude Lorius a exercé de très nombreuses responsabilités au plan national, au sein du CNRS et des ministères de la Recherche et de l’Environnement, des Expéditions polaires françaises qu’il a dirigées de 1984 à 1987, du Comité national français des recherches antarctiques de 1987 à 1994 et de l’Institut français pour la recherche et la technologie polaires qu’il a fondé en 1992.

Au plan international, il a été membre du Programme mondial de recherche sur le climat (OMM-ICSU) de 1980 à 1984, et du comité de direction "Past Global Changes" (IGBP) de 1989 à 1998. Il a participé aux travaux du Scientific Committee on Antarctic Research (ICSU), dont il s’est vu confier la présidence de 1986 à 1990, et de l’International Arctic Science Committee, entre 1991 et 1998. Au sein de l’ESF, il a présidé le groupe de travail sur la glaciologie, de 1985 à 1993, et fait partie du Comité européen sur l’océanographie et les sciences polaires (Fondation européenne de la science et Commission des communautés européennes), de 1989 à 1997. Membre du comité de direction du Groenland Ice Core Project, de 1989 à 1993, il a été président du projet EPICA (European Program for Ice Coring in Antarctica) de 1993 à 1995.

Prix Humboldt (1989), Belgica (1989), Italgas (1994) et Tyler (1996), pour les sciences de l’environnement , Balzan (2001), pour la climatologie, Claude Lorius est officier de la Légion d’honneur (1998), membre correspondant puis membre (depuis 1994) de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies créée en 2000, membre étranger de l’Académie des sciences russe (1994), membre de l’Academia europaea (1989) et European Geophysical Society Fellow (1999).

Totalisant 22 campagnes d’été et d’hiver sur les calottes polaires, au Groenland et surtout en Antarctique (à la station Charcot en 1957, à la station Dumont D’Urville en 1965, à Vostok en 1984), soit plus de six ans passés sur le terrain, il a publié quelque 100 articles scientifiques dans des revues à comité de lecture, parmi lesquelles Nature (qui réserva aux travaux sur la carotte Vostok les honneurs de sa couverture en 1987 et 1993) et Science (1993). Claude Lorius a par ailleurs participé à de nombreuses émissions télévisées et publié deux ouvrages : Glaces de l’Antarctique : une mémoire, des passions, aux éditions Odile Jacob (1991), et L’Antarctique (avec R. Gendrin, aux éditions Flammarion (Collection Dominos, 1997).