interview d'henry-jean servat avec arletty et marcel carne paru dans le magazine Paris-Match (1992) (original) (raw)


Interview de Marcel Carn� et Arletty parue dans le magazine
Paris-Match
n�2254 dat� du 06 ao�t 1992

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avec l'aimable autorisation d'Henry-Jean Servat -

Henry-Jean Servat
Journaliste, chroniqueur mondain Henry-Jean Servat est �galement metteur en sc�ne. Il a notamment mis en sc�ne La Traviata de Verdi en 2005 au Ch�teau du Champ de Bataille ainsi que dans les jardins du S�nat � Paris. Il a �crit divers livres consacr�s � Dalida, Barbara comme aux coulisses de tournages des superproductions hollywoodiennes des ann�es 60 (Secrets de Tournages) et plus r�cemment � Brigitte Bardot. Il a travaill� pour Le Midi Libre, Lib�ration, RFM, Europe 1 et tient actuellement une chronique sur France 2 dans l'�mission "T�l�matin" : Loge V.I.P.

C'est un collaborateur de longue date du magazine Paris-Match.
Il a rencontr� Marcel Carn� plusieurs fois et vous allez lire une interview un peu particuli�re.
En 1988, Henry-Jean Servat a eu l'id�e � l'occasion des 90 ans d'Arletty d'organiser une rencontre entre elle et Marcel Carn�. Il parait que la rencontre fut tr�s �mouvante car Arletty et Carn� ne s'�tait pas revu depuis longtemps. Ils vont donc se souvenir de leur rencontre en 1934 sur le tournage d'un film de Jacques Feydersur lequel Carn� �tait assistant. Ils parleront bien sur d'H�tel du Nord qui fit la renomm�e d'Arletty, �voqueront Henri Jeanson, Annabella, Lou Bonin ou bien les op�rateurs Armand Thirard et Louis N�e.
Cet interview est d'abord parue une premi�re fois � l'�poque dans le quotidien Lib�ration avant d'�tre republi�e dans Paris-Match � l'occasion de la mort d'Arletty en ao�t 1992.

Un sinc�re remerciement � Henry-Jean Servat pour m'avoir permis de reproduire cette interview.

Le site internet de Henry-Jean Servat : www.henry-jean-servat.com.
Le site internet de Paris-Match : www.parismatch.com.
La page Wikipedia sur Paris-Match.

- Ce que vous n'avez jamais lu sur H�tel du Nord, son film mythique - CARNE "Sur le papier, la sc�ne d'"Atmosph�re" est ridicule"
ARLETTY "Pas du tout, elle est magique"

Atmosph�re ! Atmosph�re ! Est-ce que j'ai une gueule d'atmosph�re ?Marcel Carn� rencontrait souvent celle qu'il avait fait entrer dans la l�gende en lui faisant prononcer cette r�plique, et qu'il n'a jamais appel�e qu'Arlette, son interpr�te d'� H�tel du Nord�. Cinquante ans apr�s, pour le 90� anniversaire d'Arletty, � Paris Match � les avait r�unis. Le cin�aste et l'actrice, qui ne se sont jamais tutoy�s, ont instantan�ment retrouv� leur complicit� merveilleuse. � Ensuite, dit aujourd'hui Carn�, je ne l'ai plus revue que de temps en temps. La derni�re fois, c'�tait il y a un mois. Elle a pos� ses mains sur mes joues, comme d'habitude. Mais elle ne m'a pas reconnu, et j'ai compris que, pour elle, la fin approchait.
Voici, en exclusivit�, ce dialogue nature. In�dit.

Marcel Carn�. Arlette, je vous ai rencontr�e en ao�t 1934, pendant le tournage de "Pension Mimosas". J'�tais assistant de Jacques Feyder.
Arletty. Oh ! Je ne faisais que passer. Cela ne nous rajeunit pas, l'un et l'autre !

Marcel Carn�. Je me souvenais de vous au point de dire � Jeanson : "J'ai vu, sur un plateau, une fille..." Excusez�moi, Arlette, d'avoir parl� de vous comme �a...
Arletty. Je vous en prie, Marcel !
Marcel Carn�. ...Une fille �patante.
Arletty. Vous parliez de m'avoir vue au cin�ma. mais cela faisait je ne sais combien d'ann�es que je jouais au th��tre.
Marcel Carn�. Je n'allais pas voir les pi�ces de Rip o� vous jouiez. Mais, d�s que j'ai parl� de vous � Jeanson, il m'a dit qu'il vous avait, lui, souvent applaudie au th��tre, et qu'il vous connaissait bien.
Arletty. Oui, Jeanson, je le connaissais tr�s bien. Mais je ne faisais pas de cin�ma, ou du moins n'avais-je tourn� que des films pas tr�s importants. Je n'�tais pas une vedette.

Marcel Carn�. Vous savez, on peut voir une tr�s courte sc�ne au th��tre ou au cin�ma et dire si quelqu'un fera ou non une carri�re.
Arletty. �a, c'est tout � fait vrai. En une sc�ne, vous pouvez �tre tr�s bon, ou alors vraiment tr�s mauvais.

Marcel Carn�. Nous vous avons donc demand�e pour "H�tel du Nord", et obtenu votre accord.
Arletty. J'admirais "Dr�le de drame" et surtout "Quai des brumes", que je venais juste de voir. A cette �poque, je jouais au th��tre chez Henri Bernstein. Nous parlions de vos films tous les deux. J'�tais �merveill�e, et lui aussi admirait beaucoup le "Quai". Il venait m'en parler jusque dans ma loge !
Marcel Carn�. Plus tard, il a fait jouer Gabin dans une pi�ce qui n'�tait pas tr�s bonne.
Arletty. Elle s'appelait "La soif", et je dois dire qu'on restait dessus ! Mais, dans "H�tel du Nord", Annabella avait la vedette au g�n�rique. Elle �tait la femme de Tyrone Power et venait sp�cialement de Hollywood. C'�tait elle, la star !
Marcel Carn�. Pourtant, avec Jouvet, vous vous �tiez tous les deux bien pris au jeu.
Arletty. Il s'appelait comment, d�j�, l�-dedans, Jouvet ?
Marcel Carn�. Monsieur Edmond.

Arletty. Quand vous pensez que j'ai tourn� dix jours ! Dix jours de ma vie, pas davantage !
Marcel Carn�. Pas possible ! J'aurais pens� plus, vu le nombre de sc�nes.
Arletty. Je n'en ai pas tellement, des sc�nes, dans "H�tel du Nord". Il y a celles de la chambre, le grand d�ner de premi�re communion...
Marcel Carn�. Vous �tes quand m�me dans sept ou huit d�cors au moins.
Arletty. Mais est-ce que je suis dans la rue de Marseille ?
Marcel Carn�. Ah ! non, l�, vous n'y �tes pas.
Arletty. [Riant.] O� je suis s�re d'�tre, c'est sur la passerelle de l'�cluse, au-dessus du canal Saint-Martin ! Tchimoukof, qui s'appelait en r�alit� Lou Bonin, avait fait ma robe. Avec une fermeture � glissi�re. Un zip qui �tait g�nial. J'avais des chaussures de Berrugia, avec une bride sur la cheville, un sac Schiapcomme une bo�te de chocolats et une minuscule fourrure. Je me souviens aussi, dans le genre beau costume, de ma combinaison noire lorsque j'�tais devant la fen�tre.
Marcel Carn�. Pendant le tournage, j'ai fait une chose que vous ne savez certainement pas, Arlette, et que vous allez apprendre maintenant. Je me suis dit que je tenais l� deux acteurs qui venaient du th��tre, vous et Jouvet, et que si je vous faisais tourner plan par plan vous seriez peut-�tre d�sar�onn�s. Vous vous souvenez, vous �tes dans la chambre...
Arletty. Ah ! oui, c'est la sc�ne o� je m'"inhalate" !
Marcel Carn�. Elle devait �tre "fil�e" comme au th��tre, mais de mani�re extr�mement pr�cise, et vous n'y arriviez jamais. Je vous ai alors dit � l'un et l'autre : "Regardez-moi, je vais vous faire la sc�ne." Vous m'avez vu et vous l'avez faite. D'une fa�on parfaite. J'�tais vraiment ravi, et nous avons inaugur� ainsi seize ann�es de travail ensemble.

Arletty. �a fait un bail ! C'�tait bien, en effet, mais il faut dire que les op�rateurs aussi �taient merveilleux. Dr�les. C'�taient des titis d'un tr�s grand talent. Il y avait, sur ce film, Armand Thirard et Louis N�e. Ils vous demandaient constamment, en me montrant : "Je la coupe � la chagatte ?" Et, plus tard, j'ai beaucoup travaill� avec Roger Hubert, qui �tait aussi d'un tr�s grand talent.
Marcel Carn�. Avec Aurenche et Jeanson, quand nous avons commenc� � �crire l'adaptation du roman d'Eug�ne Dabit, "H�tel du Nord", vous �tiez d�j� engag�e dans la distribution. Mais il vous est tout de suite apparu que certains personnages, typiques, �taient tr�s anecdotiques, comme les locataires de l'h�tel : une prostitu�e et son souteneur. Ils plaisaient �norm�ment au producteur, qui m'a dit: "Il faut d�velopper ces deux r�les."
Arletty. Oh ! oui, �a plaisait beaucoup au producteur. Pensez, une pute et son mac !
Marcel Carn�. Jeanson a tout de suite �t� d'accord pour d�velopper le r�le de Madame Raymonde. Votre r�le. Il disait : "Moi, Annabella, je m'en fous !"
Arletty. Il disait vraiment �a, Henri?
Marcel Carn�. Oui. Je dois reconna�tre qu'il a surtout travaill� votre personnage et celui de Monsieur Edmond, et qu'il a beaucoup n�glig� les autres. Ce qui n'�tait pas juste. Les deux autres h�ros, Ren�e (Annabella) et Pierre (Jean-Pierre Aumont), �taient donc faibles.
Arletty. Faibles ! Comme r�les ! Marcel Carn�. Bien s�r. Je r�p�tais constamment � Jeanson : "Tu as �t� engag� pour Annabella, pas pour Arletty, m�me si nous l'aimons tous les deux. Si Annabella s'aper�oit que son personnage est un peu sacrifi�, qu'est-ce qui se passera?" Mais il ne s'est rien pass�. Si elle s'est rendu compte que vous lui "voliez" le film, elle n'a absolument rien dit.
Arletty. Elle �tait vraiment tr�s sympathique. Nous ne nous connaissions pas, mais nous nous sommes bien entendues. C'�tait quelqu'un d'extr�mement intelligent.

Marcel Carn�. Vous savez, Arlette. quand Jeanson m'a apport� la sc�ne, la fameuse sc�ne d'"atmosph�re", j'ai longuement h�sit�: J'ai envisag� de la supprimer !
Arletty. Je comprends. Jeanson avait vu � l'avance les intonations que pourraient avoir les acteurs...
Marcel Carn�. Mais sur le papier, je vous assure qu'elle �tait ridicule.
Arletty. Je peux le comprendre.
Marcel Carn�. C'est une sc�ne "fabriqu�e", qui est sauv�e par l'intonation que vous avez, vous et Jouvet. On me regarde en coin quand je dis cela, mais je m'obstine � la trouver peu naturelle.
Arletty. Cette sc�ne est magique ! Chaque fois que je la revois, elle ne me para�t pas d�mod�e, pas plus que le film.
Marcel Carn�. C'est votre lyrisme, Arlette, votre intelligence, � vous et � Jouvet, qui font tout passer. Vous aviez peu r�p�t�...
Arletty. Tr�s peu. C'est foutu, si vous r�p�tez trop. Personne ne riait de ces trucs-l� sur le plateau. A la sortie du film, j'ai jur� que je ne redirais jamais cette r�plique c�l�bre. Et je m'y suis tenue. Je ne l'ai fait qu'une fois, pour l'anniversaire de la mort de Jouvet � l'Od�on. Mais l�, c'�tait comme pour une oeuvre, enfin presque. Et apr�s, figurez-vous qu'il y a eu des types pour me le reprocher et me demander de la redire ! Je ne l'ai jamais refait.

Marcel Carn�. Vous savez que la r�plique d'"atmosph�re" n'est pas dans le bouquin ?
Arletty. Oh ! Le plus beau compliment, je crois que c'est Pierre Mac Orlan qui vous l'a fait en vous disant que vous aviez tout chang�, Marcel, mais qu'on retrouvait l'esprit du livre. Le succ�s d'"H�tel du Nord" ne m'a pas du tout incit�e � faire moins de th��tre et davantage de cin�ma. Le th��tre, c'est vraiment mon m�tier, et je n'ai jamais voulu l'abandonner. A moins de tomber sur des trucs comme �a, qui furent l'exception. Aussit�t apr�s "H�tel du Nord", par exemple, nous avons fait ensemble "Le jour se l�ve".

Marcel Carn�. "Le jour se l�ve" vous montrait, Arlette, sous un angle totalement nouveau, et je trouve tr�s �tonnant qu'avec la carri�re th��trale que vous aviez derri�re vous ayez pu atteindre � un si total d�pouillement. Pr�vert et moi avions pens� � vous d�s le d�but. Le film devait d'abord s'appeler "Rue des vertus"...
Arletty. C'est joli, ce titre-l�.
Marcel Carn�. Vous savez que, dans "Le jour se l�ve", une sc�ne a �t� coup�e au montage. C'est lorsque Gabin rentre chez lui et vous voit nue sous la douche. J'�tais d'ailleurs tr�s ennuy� d'avoir � vous demander de la tourner...
Arletty. Cela ne s'�tait pas tellement fait, alors, ces choses-l�!
Marcel Carn�. �a ne s'�tait jamais fait.
Arletty. �a ne me g�nait pas du tout.
Marcel Carn�. Vous m'avez seulement demand� de veiller � ce qu'il n'y ait pas de photographes. Quand Gabin entrait, vous le regardiez en riant et en vous tournant vers lui. Je vous avais mis dans la main une �ponge...
Arletty. Une grosse �ponge ! Elle �tait m�me �norme, cette �ponge !
Marcel Carn�. C'�tait joli.
Arletty. Ah oui, c'�tait artistique, cette chose-l�!
Marcel Carn�. Eh bien, Vichy a fait couper le plan et il n'a jamais �t� r�tabli.
Arletty. Alors, il est perdu, ce machin-l�?
Marcel Carn�. S�rement.
Arletty. Oh ! Il ne doit pas �tre perdu pour tout le monde !

Marcel Carn�. Apr�s, nous avons encore fait ensemble "Les visiteurs du soir", "Les enfants du paradis" et "L'air de Paris", et plusieurs autres projets ont capot�. Quand j'ai tourn� "Du mouron pour les petits oiseaux", en 1962, j'avais fait �crire pour vous le r�le d'une concierge, vive et p�tillante. Et puis, il y a eu cet horrible accident, et vous avez pens� que vous ne pourriez pas faire le film. J'ai demand� des am�nagements, en disant que vous r�p�teriez dans le noir et que vous auriez une doublure pour toutes les s�quences en lumi�re. Mais, au dernier moment, Arlette, vous n'avez pas voulu. Je n'ai jamais bien su pourquoi...
Arletty. Marcel, c'est parce que je vous respectais trop pour vous faire �a. Je sais parfaitement qu'un film qui n'est pas r�p�t� dans de bonnes conditions risque d'�tre un fiasco. Je n'ai pas voulu vous imposer ce que, tr�s gentiment et avec beaucoup de tendresse, vous m'aviez propos�. Soyez certain que, si j'ai refus� votre proposition, je n'en �tais pas tr�s heureuse.

Marcel Carn�. Nous ne nous voyons plus tr�s souvent, mais nous nous t�l�phonons et, lorsque nous sommes l'un face � l'autre, nous constatons que nous n'avons pas trop chang�. Nous sommes rest�s de bons petits enfants du Bon Dieu.
Arletty. Des indulgences, Marcel, vont vous �tre remises pour l'�ternit� !
Marcel Carn�. Elle est lointaine, pour nous, l'�ternit�...

propos recueillis par HENRY-JEAN SERVAT

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