Josepha Joteyko : la première femme chef de travaux à l’ULB. (original) (raw)

Józefa Franciszka Joteyko, dite aussi Joséphine ou Josepha naît en 1866 dans l’actuelle Ukraine, au sein d’une famille aisée de propriétaires terriens polonais. Les bases de son éducation lui sont délivrées à domicile, car à cette époque la Pologne est sous administration russe et les cours se donnent dans cette langue, ce qui heurte la sensibilité familiale. Arrivée au terme de sa formation secondaire, elle parvient à convaincre ses parents de la laisser poursuivre des études supérieures. Ce choix personnel signifie qu’il lui faut partir à l’étranger car les études universitaires, dont l’accès est strictement contingenté, sont interdites aux femmes. Ce sera la Suisse, et particulièrement Genève, où elle retrouve un oncle maternel. A l’Université, elle va étudier les sciences naturelles, de 1886 à 1888, et obtenir son baccalauréat. (1)

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Josepha Joteyko jeune, date non précisée - Licence Créative Commons

Durant ce séjour, la jeune Josepha Joteyko prend son autonomie et assume un changement d’apparence et de mode de vie : vêtements sobres et cheveux coupés court, elle porte des lunettes et fume sans se cacher, ce qui détonne à cette époque pour une jeune fille issue de la bonne société. Elle partage sa vie avec Michalina Stefanowska, son ainée de 10 ans, qui est à la fois sa compagne et sa collaboratrice. A la mort de son père, Josepha Joteyko perd une partie des ressources qui jusque-là lui permettaient de vivre confortablement. En 1890, Josepha et Michalina déménagent à Paris. Là-bas, Michalina Stephanowska travaille à son doctorat en physiologie, tandis que Josepha Joteyko poursuit sa formation en Faculté de Médecine où elle obtient le titre de docteur en 1896 avec un travail consacré à la fatigue musculaire.

A son tour elle s’intéresse à la recherche dans le domaine de la physiologie. Pendant un temps cependant, elle s’établit à son compte dans un cabinet privé mais découvre rapidement que l’exercice de la médecine libérale ne lui convient pas. Elle est alors âgée de 32 ans.

Josepha Joteyko à la soutenance de sa thèse de Doctorat - Licence Creative Commons

Une occasion se présente lorsque son amie décroche un poste temporaire à l’Institut de Physiologie que Solvay a fait construire à Bruxelles. A cette époque, de nombreux étudiants issus des pays de l’Est viennent à Bruxelles suivre une formation universitaire qui reste inaccessible chez eux en raison de discriminations liées au sexe et à la religion. C’est ainsi que l’on compte un nombre significatif de jeunes femmes issues de ces pays à Bruxelles.

Josepha Joteyko à Bruxelles - Collection des Archives de l'ULB

Josepha Joteyko décide de suivre le même chemin. Arrivée à Bruxelles, elle se lance avec enthousiasme dans les travaux entrepris à l’Institut. De conception moderne, particulièrement bien équipé conformément aux souhaits de son mécène, Ernest Solvay, l’Institut attire au parc Léopold des scientifiques qui viennent s’installer dans la capitale prospère de la Belgique.

Si l’endroit est accueillant et procure à ses usagers d’excellentes conditions pour mener à bien leurs recherches, il ne fournit aucun emploi fixe. Afin de subvenir à ses besoins, Josepha Joteyko enseigne, dès 1898, la psychologie expérimentale à la Faculté des Sciences de l’ULB au sein du laboratoire Kasimir.

Elle y développe une recherche autour de la psychophysiologie. En 1903, soit cinq ans après son arrivée, elle est nommée chef de travaux et accède à la direction du laboratoire. C‘est la première fois dans l’histoire des sciences qu’une femme accède à ce genre de responsabilité dans le monde académique international.

En parallèle, elle participe aux travaux de l’institut Solvay dans le laboratoire d’énergétique et à l’Institut de Sociologie. Elle y développe une recherche sur la fatigue et l’énergie physique et mentale dont le but, conformément aux idées exprimées par Ernest Solvay, est de contribuer à optimiser la productivité dans l’industrie et dans la société sur des bases qui se veulent scientifiques. Les projets de réforme sont élaborés en fonction des connaissances de l’époque qui explorent de nouvelles disciplines et dessinent le contour de nouveaux champs du savoir.

Bâtiment financé par Solvay au parc Léopold - Collection des Archives de l'ULB

Un ami de Solvay, le professeur Hector Denis, remarque Josepha Joteyko et la prend sous sa protection. Hector Denis est un homme influent. Il est à la fois docteur en Droit et docteur en Sciences de l’ULB, dont il est devenu le recteur de 1892 à 1894. Dans le domaine des idées, Hector Denis est un disciple de Condorcet, d’Auguste Comte et de Proudhon. Positiviste convaincu, il croit au progrès de l’humanité par la voie de la réforme de la société en s’appuyant sur une approche fondée sur des idées scientifiques. A ce titre, il est actif au sein du Parti Ouvrier Belge. Hector Denis est aussi un ardent défenseur de l’enseignement public et de la cause des femmes aux côtés de Marie Popelin et d’Henri La Fontaine. Il fonde en 1897 l’Institut des Sciences sociales financé par Solvay. Il en sera un des trois directeurs avec Guillaume Degreef et Emile Vandervelde. Dans ce cadre, il participe aux sessions de travail qui se tiennent juste à côté de la rue des Sols, dans l’hôtel Ravenstein et ce jusqu’en 1902, année où le mécène Solvay modifie son projet qu’il réorganise pour en faire l’Institut de Sociologie dirigé cette fois par Émile Waxweiler. (2)

Hector Denis (1842-1913) - Collection des Archives de l'ULB

Hector Denis est un adepte d’une approche quantitative des sciences sociales. Il est aussi un membre assidu du Conseil supérieur du Travail depuis sa création ainsi que du parlement belge.

Il a rapidement décelé les qualités de Josepha Joteyko tant dans sa production scientifique en tant que chercheuse, que dans ses capacités organisationnelles. C’est pourquoi il cherche à la stabiliser dans une position rémunératrice qui lui permette de continuer ses travaux. En effet, dans ces années-là, Josepha Joteyko travaille avec acharnement : elle publie études et articles en grand nombre et démontre parallèlement un sens relationnel de l’autopromotion dans ses entreprises.

En 1903 elle participe à Bruxelles au Congrès International d’Hygiène et de Démographie avec une contribution sur la question de la fatigue. Avec d’autres participants renommés, elle se situe à l’avant-garde de la réflexion qui débouchera bien plus tard sur des mesures de réformes dans le champ social. (3)

A l’âge de 40 ans, elle dispose en 1906 d’un curriculum vitae impressionnant qui comprend plus de 100 publications ainsi que divers prix et fonctions honorifiques, dont la présidence de la Société Belge de Neurologie en 1905, la présidence du premier Congrès belge de psychiatrie et enfin le premier poste de membre correspondant attribué à une femme à l’Académie royale de médecine de Belgique. (4)

Son apport personnel se situe également dans une approche matérialiste de la psychologie, et dans des études quantitatives et mathématiques de plusieurs domaines dans le champ de la physiologie humaine. Ses travaux sont lus et intégrés dans l’enseignement en Europe, mais aussi aux États-Unis comme elle aime à le rappeler. Cette influence perdurera longtemps après son séjour à Bruxelles.

En 1906, Michalina Stefanowska qui ne brûle pas de la même ambition que Josepha Joteyko décide de retourner s’établir en Pologne où elle devient la directrice d’une école secondaire pour filles.

La dernière contribution scientifique du couple de médecins est un ouvrage intitulé "Psychologie de la douleur", publié en 1909.

Caricature d'Hector Denis en couverture du magazine "Pourquoi Pas ?"- Collection des Archives de l'ULB

Hector Denis de son côté cherche une solution durable pour retenir Josepha Joteyko car il craint que cette dernière ne quitte la Belgique.

Il parvient à ce qu’elle présente sa candidature comme enseignante à l’École normale du Hainaut. Elle y est nommée et va travailler dans cet emploi stable afin de donner des cours de psychologie expérimentale aux futurs enseignants de Mons et Charleroi. (5)

Une fois de plus, Josepha Joteyko va démontrer à ce poste des capacités d’adaptation et de travail remarquables. Au départ, elle était peu versée dans la pédagogie et l’éducation, préférant la recherche fondamentale. Ce changement professionnel, qui accompagne dans sa vie privée la rupture avec Michalina Stefanowska, lui permet de se reconvertir, en élargissant ses centres d’intérêt sans pour autant renier ses premières recherches. Elle reste simultanément active à Bruxelles où elle enseigne la physiologie expérimentale.

Le reste de ses efforts porte désormais sur l’étude des enfants et elle devient l’ardente propagandiste d’une nouvelle discipline : la pédologie qui consiste en l'étude de la physiologie et de la psychologie des enfants.

En tant qu’organisatrice hors pair, elle va s’investir dans l’institutionnalisation de cette spécialisation naissante. Elle fonde en 1908 une publication scientifique, la Revue Psychologique, qui se consacre à la psychologie et au développement de l’enfant, revue qu’elle dirigera jusqu’en 1913. (6)

C’est à cette époque également qu’elle se lie avec Varia Kipiani, une jeune scientifique d’origine géorgienne, secrétaire de rédaction de la Revue Psychologique. Elles publient plusieurs contributions originales pour défendre de manière à la fois militante mais aussi documentée, fidèle à leur approche scientifique habituelle, la cause du végétarisme dont elles sont adeptes. (7)

https://www.todocoleccion.net/fotografia-antigua-tarjeta-postal/fotografia-dra-ioteyko-su-discipula-varia-kipiani-c-1910~x135315318
Photo - carte postale de Josepha Joteyko (assise) et Varia Kipiani vers 1910. - Collection privée.

Josepha Joteyko est en contact avec tout ceux qui comptent comme penseurs dans le domaine de la pédagogie, et notamment Ovide Decroly qu’elle a côtoyé dans le Bruxelles bouillonnant de la Belle Epoque, milieu intellectuel internationaliste par excellence (8) où entre Université Libre et Université Nouvelle, se croisent les tenants du libéralisme progressiste et les partisans du jeune socialisme naissant. (9)

Decroly et Joteyko ont chacun développé une pensée orientée vers la recherche d’une pédagogie à la fois rationnelle et moderne (10) qui souhaite se distinguer et se détacher du passé considéré dans ce domaine comme entaché d’une approche et de méthodes aussi dogmatiques que non scientifiques. (11) Il faut noter cependant au regard de l’histoire de la discipline, que dans son approche, Josepha Joteyko intègre sans sourciller la craniométrie ou la physiognomonie, au titre de sciences auxiliaires, car contribuant à l’évaluation des aptitudes des enfants selon son point de vue. (12)

Dès 1909, elle met également en place à Bruxelles un cours d’été pour les enseignants : le séminaire de pédologie. Elle organise ensuite le premier Congrès International de Pédologie qui aura lieu à Bruxelles en 1911 et réunira quelques 500 délégués représentants 20 pays différents. Enfin en 1912, elle fonde une structure d’enseignement indépendante qu’elle baptise la Faculté Internationale de Pédologie qui ne survivra pas à la Première Guerre mondiale. Varia Kipiani y seconde Josepha Joteyko comme assistante au laboratoire de pédologie.

Grâce à son dynamisme et à son réseau de relations, Josepha Joteyko parvient à attirer à la fois les subsides de financement de généreux mécènes et les experts en psychologie qui viennent à Bruxelles dispenser leurs enseignements ou qui acceptent de recevoir dans leurs institutions respectives les étudiants qu’elle leur envoie.

Il n’en reste pas moins que cette initiative privée, de petite taille, demeure en lisière du monde académique institué. De plus, sa population, constituée pour moitié d’étudiants polonais, trahit la position marginale de Josepha Joteyko en Belgique. Elle compte aussi pas mal de détracteurs parmi le monde académique masculin qui voient d’un mauvais œil le dynamisme de cette femme hors norme venant les bousculer dans leur domaine de compétence. Il est vrai aussi qu’elle publie et republie souvent autour des mêmes travaux de recherche, y compris dans la revue qu’elle dirige.

Un homme tel que Georges Dwelshauvers qui avait par sa thèse en Philosophie et Lettres secoué l’ULB en 1890, refuse que Josepha Joteyko lui succède comme chroniqueur dans une revue culturelle : il exprime des idées peu amènes sur sa collègue dont il défendra pourtant ensuite les projets scientifiques bien que tout sépare ces deux intellectuels. De même, elle est tenue en piètre estime aussi par l’entourage politique de l’échevin de l’Instruction Publique de la ville de Bruxelles : on lui reproche d’être une intrigante. (13)

![](https://web.archive.org/web/20190624071140im_/https://3.bp.blogspot.com/-XqVvvkPFZV4/W8WLzjPWpnI/AAAAAAAACyo/Xp4GSk3qxLI1IxpBKPR2tYnVQaxXhhXrgCLcBGAs/s640/Joteyko.jpg "Dr Josepha Joteyko - sans date - Archives de l'éditeur scientifique polonais "Wydawnictwo Naukowe PWN"")
Josepha Joteyko dans la force de l'âge - Collection privée

Les souvenirs du Dr Armand Colard, témoignage d’un ancien étudiant au début du XXe siècle et publié en 1956 dans le bulletin de l’Union des Anciens Etudiants, nous présentent un portrait haut en couleur. Josepha Joteyko est décrite comme « replète comme une Mamouchka, myope comme une taupe.» Ses années de séjour à Bruxelles ont vu sa physionomie changer. Elle était « l’image de la candeur naïve. Proie facile désignée à la turbulence estudiantine et au manque de pitié commun à notre âge ». Elle enseigne au Palais Grandvelle où son « débit incertain d’étrangère, truffé de malapropismes rendait plus obscure encore l’expression d’une pensée qui nous semblait confuse » (14) Dans le cadre de ce cours facultatif en psychologie appliquée, elle avait bien du mal à affronter « les rires et les quolibets qui fusaient à chaque instant ». Tandis que son assistante « Mademoiselle Stephanowska trépignait d’impatience et de fureur mal contenue». (15) Ce portrait résume les réticences dont Josepha Joteyko a fait l’objet : femme, étrangère, scientifique matérialiste.

Après ses études sur la fatigue et sur la douleur qui l’occupent de 1898 à 1906, elle s’intéresse ensuite à la pédagogie pour les raisons évoquées plus haut. Dans les deux cas son entreprise cherche à dégager un modèle mathématique en partant de la collecte de données empiriques, la mesure à l’aide d’appareils scientifiques et l’enregistrement par des prises de vue photographiques afin d’aboutir à l’analyse des résultats au moyen de graphiques et tableaux qui synthétisent les données.

Clairement, à cette époque marquée par le positivisme et le scientisme, on est confronté à une approche épistémologique matérialiste qui tend à appliquer aux jeunes sciences sociales en formation, la méthodologie de sciences biologiques. Josepha Joteyko développe une pensée critique sur le système scolaire (16) ou elle défend des positions marquées par un déterminisme biologique modéré, tandis que d’autres à la même époque défendront des positions nettement plus critiquables car tenant de l’eugénisme social. (17)

Spécialisée dans ses études sur la mesure de la fatigue, elle participe également aux enquêtes coordonnées par Émile Waxweiler au sein de l’Institut de Sociologie consacrées aux ouvriers et aux conditions du travail mécanisé. Dans l’idée qui anime les participants à ce genre d’enquête de terrain, il est important de procéder à de nombreuses mesures afin d’aboutir à « une vision objective et rationnelle » basée sur la science car c’est à ce prix que l’on parviendra à déterminer les politiques optimales dans l’organisation du travail.

Les problèmes sociaux traversés par le monde industriel trouvent ainsi à ses yeux leurs origines dans des questions psychologiques, au sens où à l’époque Josepha Joteyko conçoit sa propre discipline, une psychologie étroitement liée à la médecine comme un sous-domaine de la physiologie. Les tensions qui caractérisent la belle époque expriment tant des antagonismes politiques au point de vue social (local, national, mais aussi international) que des antagonismes scientifiques au sein d’un monde académique divisé. (18)

De ce point de vue, elle s’inscrit pleinement dans les idées en pointe de son temps dont l’énergétisme, si cher à Ernest Solvay. Il s’agit d’une approche progressiste et réformiste (certains critiques soulignent aussi le paternalisme de la démarche) qui a pour ambition de remodeler la société sur des bases « scientifiques ».

C’est ce qu’elle expose dans son ouvrage intitulé « La science du travail et son organisation » dans lequel elle adopte une position critique du taylorisme. Le temps de travail doit pouvoir varier d’un domaine à l’autre en fonction de la nature spécifique de chaque profession et la limitation de ce temps de travail doit résulter d’une approche mesurée et rationnelle, se fonder sur une approche scientifique. Enfin, ceci la conduit à rejeter la standardisation excessive des tâches visant à simplifier et à réduire le coût de chaque étape de production. Pour Josepha Joteyko, l’être humain n’est pas réductible à une machine aussi sophistiquée soit-elle. Dans son approche, elle entend tenir compte des variations de motivation et des aptitudes individuelles. On se situe là aux prémices de ce qui deviendra ensuite un modèle dominant : le développement et la généralisation des tests psychotechniques ainsi que la psychologie du travail.

Josepha Joteyko est fermement attachée au caractère interdisciplinaire et aux idées progressistes en vigueur dans l’orbite du milieu universitaire bruxellois de l’époque (19). Féministe convaincue, elle défend le principe d’une plus juste place pour la femme dans la société, que ce soit dans le monde du travail, de l’éducation ou dans la sphère privée. A ce sujet, elle défend avec fermeté le célibat au féminin comme une nécessité émancipatrice.

Si elle partage une vision idéalisée de l’univers du travail, et témoigne d’une sympathie sincère bien que naïve, disent certains, envers les aspirations des associations ouvrières du temps, elle n’en conserve pas moins un sentiment de supériorité élitiste dû à son parcours académique. Elle est convaincue, avec Hector Denis, qu’un encadrement et une limitation des heures de travail conduira non à une baisse de la productivité, mais à une augmentation de celle-ci par une gestion plus efficiente de l’énergie humaine. (20)

Josepha Joteyko va aussi adopter, dans la partie de son œuvre consacrée à l’éducation, une méthodologie expérimentale et quantitative comparable à ses premiers travaux. L’approche sera la même : mesurer, standardiser, quantifier, présenter les résultats en graphiques et tableaux de manière à optimiser les méthodes.

Lorsque survient la Première Guerre mondiale, Josepha Joteyko se retrouve dans une position précaire et délicate. Elle quitte Bruxelles en 1915 pour s’installer à Paris en compagnie de son amie Maria Gzegorzewska. Dans la capitale française, elle poursuit ses travaux de recherche. Son activité scientifique constante lui vaut d’être appelée en 1916 à assumer une charge d’enseignement au prestigieux Collège de France. Elle est la première femme à recevoir cet honneur qui rétrospectivement, apparaît comme le couronnement d’une vie entièrement consacrée à la recherche et à l’enseignement. Elle assure également en 1918 une charge d’enseignement en pédologie et psychologie expérimentale à l’Université de Lyon.

Maria Gzegorzewska - Collection Archives de Pédagogie Spécialisée Polonaise - Licence Creative Commons

Les accords de paix signés à Versailles en 1919 voient la Pologne renaître de ses cendres en retrouvant l’indépendance de son territoire. Josepha Joteyko décide alors de retourner dans sa patrie afin d’apporter sa contribution à son redéploiement. Elle enseigne la physiologie à la Faculté de Médecine de Varsovie et participe également à la formation des enseignants du primaire en s’appuyant sur les acquis de son expérience belge. Ce faisant, elle participe au renouveau des méthodes dans son pays tout comme son amie qui fut aussi son étudiante, Maria Gzegorzewska. Cette dernière est considérée en Pologne comme la pionnière dans le domaine de « l’éducation spécialisée », à l’instar de son homologue belge Decroly. Il convient de noter cependant que le choix de Maria de se spécialiser dans ce domaine au faible prestige académique revient à s’investir dans un champ disciplinaire où la concurrence masculine était inexistante, bref à prendre la place « appropriée pour une femme », celle dont personne n’aurait voulu… (21)

C’est avec une énergie débordante et son caractère entier que Josepha Joteyko continue de son côté à travailler et à publier, désormais essentiellement en langue polonaise pour soutenir la diffusion de ses idées. Atteinte d’une maladie du foie, elle décède en 1928 à l’âge de 62 ans.

La tombe de Josepha Joteyko surmontée d'un obélisque au cimetière de Varsovie - Licence Creative Commons

Josepha Joteyko laisse une œuvre considérable marquée par l’enthousiasme des pionniers confrontés à l’exploration de nouveaux champs disciplinaires. La Première Guerre mondiale et la période qui suivit ont vu évoluer les disciplines vers d’autres directions et bien plus de complexité que ses premiers écrits auraient pu le laisser supposer. Ainsi, le conflit sonne le glas de la pédologie en tant que discipline, bien que le monde académique accueille ensuite en son sein la pédagogie en conservant les acquis de la méthode expérimentale, mais sans Josepha Joteyko.

L’importance de Josepha Joteyko et son influence scientifique restent à tenir en compte pour qui s’intéresse au bouillonnement des idées à Bruxelles au tournant du XXe siècle. Son empreinte sur des questions et des méthodes mathématiques au prestige académique fort, entièrement dominées par des hommes, est un sujet d’étude pour une approche de l’histoire des sciences intégrant la question du genre.

Enfin, il demeure l’idée sincère qui traverse toute son œuvre : une profonde aspiration à contribuer au progrès de l’humanité par la conquête de la liberté que seule pouvait garantir à ses yeux l’usage des mesures et de la méthodologie importés du domaine des sciences biologiques dans le domaine des sciences humaines. Dans ces deux champs, en tant que femme, libre et indépendante, elle a plus que prouvé ses compétences tout au long de sa carrière. (22)

Pour en savoir plus :

(1) Eliane Gubin et Valérie Piette, Emma, Louise Marie : l’Université de Bruxelles et l’émancipation des femmes. Bruxelles, ULB, 2009, pp.106-108.

(4) Kaat Wils, Le génie s’abritant sous un crâne féminin ? la carrière belge de la physiologiste et pédologue Iosefa Ioteyko. In – Jacqueline Carroy et Al. Les femmes dans les sciences de l’homme. Paris, 2005, pp. 49-67. et particulièrement ici page 52.

(5) Eliane Gubin et Valérie Piette, Op. Cit., p.107.

(7) Kaat Wils, Op. Cit., p. 56.

(9) Kaat wills et Anne Rasmussen, Op. Cit., p. 1284.

(10) Kaat Wils, Op. Cit., p. 49.

(11) Kaat Wils, Op. Cit., p. 51.

(12) Kaat Wils, Op. Cit., p.54.

(14) Armand Colard, Vie universitaire d'hier...et même d'avant-hier : La Science du travail que j'ai connue en 1907 : portrait. in – Bulletin de l’ Union des Anciens Etudiants de l'ULB (UAE), Bruxelles, n°236, janvier 1956, pp. 8-9, et particulièrement ici p.8.

(15) Idem, p.9.

(16) Raf de Bond, Op. Cit., p.35.

(17) Ilana Löwy, "Measure, Instruments, Methods, and resluts" Jozefa Joteyko on Social Reforms and Physiological Measures. in - Gerard Jorland, Annick Opinel, George Weisz, Body Counts: Medical Quantification in Historical and Sociological Perspectives - Perspectives historiques et sociologiques sur la quantification médicale, McGill-Queen's Press - Montréal et Londres, 2005, pp.145-172, et plus particulièrement ici page 160.

(18) Daniel Laqua et Al., Op. cit., p. 20.

(19) Kaat Wills et Anne Rasmussen, Op. Cit., p. 1291.

(20) Raf De Bond, Op. Cit., p.34.

(21) Illana Löwy, Op. Cit., p. 161.

(22) Idem, p. 163.

Voir également sur Joteyko et des personnalités proches:

Sylvain De Coster, Joteyko (Jozefa), in- Biographie Nationale, Académie Royale des Sciences des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, tome XXXV. col. 479-484.

Josepha Joteyko, Rapport quinquennal (1898-1903) sur les travaux du laboratoire psychologique Kasimir (Université de Bruxelles) In -Annales et Bulletin de la Société royale des sciences médicales et naturelles de Bruxelles, 1903, n°5,pp. 1-20.

Josepha Joteyko, Rapport sur les travaux du laboratoire de psychologie Kasimir. Rapport d’activités quinquennal sur les travaux du laboratoire de Psycho-Physioklogie. Bruxelles, 1903-1908. Collection Archives de l’ULB.

Hector Denis, L’alimentation et la force. Bruxelles, 1887.

Hector Denis, De la limitation des heures de travail des mines. In - RP, II, Bruxelles 1909, pp.37-53.

César de Paepe, l’hygiène des habitants. De l’excès de travail et de l’insuffisance de l’alimentation de la classe ouvrière. Gand, 1913.

Josepha Joteyko, Entrainement et fatigue d’un point de vue militaire. Bruxelles, 1905.

Josepha Joteyko, L'Energétisme psychique: leçon d'ouverture du Cours de Psychologie Expérimentale donnée le 4 décembre 1905 au Laboratoire de psycho-physiologie de l'Université de Bruxelles. Liège, 1906.

Josepha Joteyko, Importance de l'expérimentation dans l'étude des phénoménes psychiques: applications à l'éducation. Huy, 1906.

Josepha Joteyko et Varia Kipiani, Enquête scientifique sur les végétariens de Bruxelles: leur résistance à la fatigue étudiée à l'ergographie: la durée de leurs réactions nerveuses: considérations énergétiques et sociales. Bruxelles, 1907.

Josepha Joteyko, Le mouvement pédologique. Liège, 1908.

Josepha Joteyko, La productivité et la durée du travail. Bruxelles, Institut de Sociologie, 1922.

Wojciech Szot, _Józefa Joteyko, elle n'a pas fondé de famill_e. Publié en ligne le 28-11-2011, URL : http://homiki.pl/index.php/2011/11/jzefa-joteyko-nie-zaoya-rodziny/ (en langue polonaise).

A propos du contexte scientifique de l'époque et de l'histoire des personnes et des idées :

Anne Van Haecht, L'enseignement rénové, de l'origine à l'éclipse, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1985. Pages 98-99.

Marc Depaepe, Le premier (et dernier) congrès international de pédologie à Bruxelles en 1911. In – Bulletin de la Société Alfred Binet et Théodore Simon, 1987, vol. 87, pp.28-54.

Marc Depaepe, La pédologie comme base d’un monde meilleur. J. Joteyko et la science de l’enfant au début du XXe siècle. In – Yveline Fumat (éd.) Les enjeux éducatifs. Émergence-performance-récurrence. Montpellier, 1990, pp.211-235.

François Vatin, Les « sciences du travail » : une tentative de résolution positiviste de la question sociale (1890-1914). In – Bulletin de psychologie, 2008/4, Numéro 496, pp. 331 à 340.

Renata Siemienska, Women in Academe in Poland: Winners Among Losers, In - Higher Education in Europe, 2000, n°25:2, pp. 163-172.

Jean-Francois Crombois, Energétisme et productivisme. La pensée morale, sociale et politique d’Ernest Solvay. In – Andrée Despy-Meyer et Al. (ed.) Ernest Solvay et son temps. Bruxelles, 1997, pp.209-220.

Andrée Despy-Meyer, Didier Devriese, Ernest Solvay et son temps. Bruxelles, Archives de l'ULB, 1997. Et plus particulièrement le chapitre intitulé : Ernest Solvay et Paul Héger. De la théorie à la pratique de la physiologie, pp.195-208.

Yveline Fumat, La socialisation des filles au XIXe siècle. In- Revue française de pédagogie, volume 52, 1980. pp. 36-46.

La manifestation Hector Denis, in – Revue de l’ULB, 1913, pp.156-164.

Tomasz Fetzki, Les sources francophones de l'éducation spécialisée en Pologne dans le contexte du bicentenaire de la naissance d'Édouard Séguin. In - Psychologie clinique, 2013, N° 1, pp. 122-139.

Michel Coddens, La Belgique et la psychanalyse. Un rendez-vous manqué ? , in - L'en-je lacanien, 2012/2 (n° 19), p. 141-180.

Eliane Gubin, 1846-1878 : Une Belgique libérale et bourgeoise. In – Esprit Libre, ULB, Septembre 2005, n°33.

Isabelle Stengers, La pensée d’Ernest Solvay et la science de son temps. In – Andrée Despy-Meyer et Didier Devriese (éd.), Ernest Solvay et son temps. Bruxelles, Archives de l’ULB, 1997, pp.149-164.

Kaat Wils, De omweg van de wetenschap: het positivisme en de Belgische en Nederlandse cultuur, 1845-1914. Amsterdam University Press, 2005.

Notice biographique Maria GRZEGORZEWSKA dans les archives de l'UNESCO.

Fanny Lardot, Le laboratoire de pédagogie et de psychologie d'Angleur, vers un enseignement émancipateur pour tous ? in – Analyse, revue de l’IHOES, n°102, 17/12/2012, pp.

Sylvain Wagnon et Marcelle Le Boucher-Clarinval, _Ovide Decroly et Alfred Binet : deux itinéraires aux racines de la pédagogie expérimentale et des sciences de l’Éducatio_n, In - Recherches & éducations, n°5, 2011, pp.111-126.